Dans le sable, on ne s’enfonce pas. Ce n’est pas comme l’eau salée et
froide. Tout le monde est content parce que j’avance dedans sans avoir
pied, en répétant leurs gestes. Je n’ai pas eu besoin d’apprendre.
C’est comme les chats. Les chats n’aiment pas l’eau. Ils peuvent nager
longtemps avant de se noyer. Les vagues non plus, ça ne me gêne pas, je
roule dedans sans me débattre en fermant les narines — ils ne savent
pas faire — ou je passe de l’autre côté. Ils ont longtemps essayé de me
parler, de me sourire pour me faire sourire. Il a fallu que je dise
quelque chose, à force, qu’ils ne s’inquiètent pas. J’ai dit Tagar. Ils
se sont inquiétés quand même. Le reste, ça va, propreté, usage de la
cuiller, du couteau, de la fourchette, je n’ai jamais joué avec la
nourriture. Tout ce qu’ils disent, je saisis sans comprendre, leurs
mots, je les connais. Ça se déverse tout dans le même étang. Ça les
excite, ils ont besoin : je suis là, vous êtes là. Les chiens c’est
plus simple, ils se reniflent le derrière. Ils n’ont pas compris, à la
maison, que c’est mon maître mot, Tagar. Ce qu’ils disent, il n’y a
rien. Ils paient une dame pour me parler, et me faire parler. Je lui
dis Tagar. Elle observe les intonations, le phrasé. Il y a mille façons
de le dire et plus. Elle me propose des jeux, des casse-tête, des
assemblages. Je vois tout de suite. Je les fais et les défais. Je la
bats aux dames et aux échecs, au jeu de go, à d’autres. On a fait venir
des qui savent. Ils méditent leurs coups à l’avance. Moi, je ne médite
rien, je vois des figures et des réseaux, chaque coup propose une autre
configuration. C’est comme les casse-tête. J’assemble et désassemble.
On a voulu me présenter à des compétitions, j’ai hurlé Tagar, Tagar, en
secouant la tête. Je ne vais pas rester des journées entières assis
devant des gens assis. Pas besoin de faire souffrir les bêtes pour les
voir. Ni d’ennuyer les personnes pour les comprendre. Il suffit de
regarder. Des fauves qui suent la peur diffuse. Ils essaient de
s’amadouer avec leurs masques et leurs mots.
J’aime bien nager sur le
sable. Le crawl c’est fatiguant comme le papillon dauphin (il est plus
facile d’onduler sous l’eau que dessus) Le dos, ça va, mais ça n’avance
pas vite. Pas besoin d’enfoncer le bras dans le sable, on bouge les
pieds autrement. Je préfère la brasse. Gaspacho, notre petite tortue,
elle a compris. au lieu de jeter ses bras en avant, un bon coup de
coude, elle pousse ses pattes arrières, et avance. Je vais beaucoup
plus vite. Maman n’aime pas. Elle préfère que je marche. Quand on
marche sur le sable, le pied s’enfonce un peu. Sur le dur, je peux
marcher des heures, et d’un bon pas. Ça les oblige à trottiner, ils
crient ; je ralentis.
Je suis arrivée à
ma taille et à mes formes à dix ans, d’après leur comput. Petits seins,
petites fesses, les hanches du sexe. Ça leur plaît de me voir
feuilleter des livres et des dictionnaires. Je ne lis pas, j’observe.
C’est comme une falaise de mots. Les failles sont moins béantes que
chez les gens, je ne vois pas la mienne. Jamais malade. J’ai des
organes qui savent faire, je le sens quand on les attaque. Je siffle
dedans. Ça décampe. Mes cellules se tiennent à carreau. La chaudière
est nette, ça m’amusait de voir la nourriture qui se transforme, le
substantiel et les déchets qu’on évacue. Il y a eu un jour quelque
chose de pas net dans un plat. Pas de quoi les tuer. Ils ont été
malades. Moi rien. On savait quoi faire dedans.
J’ai rarement sifflé
d’une façon à ce qu’on puisse entendre. Un gros chien qui voulait me
mordre à la montagne, il gardait un troupeau de moutons avec un âne. Il
n’a pas aimé quand je me suis approchée, en marchant comme je sais
faire, il a sauté, j’ai sifflé juste pour lui, du suraigu au très
grave, pas trop fort, il s’est tordu par terre un petit moment en
glapissant, et m’a laissé passer. Les moutons n’ont rien entendu. L’âne
non plus. Mes parents ont attendu qu’il se remette sur ses pattes, et
regarde si les moutons étaient toujours là.
J’aime marcher, on me
laisse sortir depuis le chien. Un seul incident, de jeunes excités ont
voulu se saisir de moi pour m’emmener dans une cave. J’ai sifflé quand
j’ai vu qu’un bras me serrait à la taille, par derrière. Ça s’est mis à
gigoter par terre, avec du sang qui coulait des oreilles. J’avais senti
quelque chose de pas propre. Ils voulaient s’amuser. Je comprends que
l’on veuille rire, à condition que tout le monde ait envie de rire. Je
n’aime pas quand mon grand frère veut s’amuser aux dépens de quelqu’un.
Une sale connivence, ça sent le lynchage mesuré.
Papa a demandé à Papy de
m’examiner sous toutes les coutures. Il ne comprenait pas que rien ne
cloche. Je n’ai même pas mal quand j’ai du sang entre les jambes. Je
mets un tampon. Ma petite sœur appelle ça les ragnagnas. Elle a mal à
la tête quand ça lui arrive, et mal au ventre à ce qu’elle dit. Elle me
demande si j’aime les garçons. Tagar. Et les filles ? Tagar. Je sais ce
qu’elle veut dire. Elle attend d’entrer dans la foire au sexe et au
sentiment, la romance, les coups fourrés. Tagar. Papy n’a pas compris
les inquiétudes de papa. Il m’a trouvé une santé de fer. J’ai dit
Tagar. Il a réfléchi une seconde, et il a dit : Le fer ça rouille. Au
moins un qui écoute. Il a trouvé son maître mot deux ans avant sa mort.
Nous avons eu une longue discussion. Nous disions chacun le nôtre (il y
a des milliers de façons de le dire) en nous ménageant de longs espaces
de silence entre. C’était avant que papa et maman entamaient leur
descente au tombeau, ma sœur avait huit petits-enfants, notre planète
huit milliards d’habitants inégalement répartis. Plus de violence. Je
sens quand on me vise de loin avec un fusil à lunettes, mon sifflement
touche ma cible de plein fouet, sans déranger les gens autour. Il
réduit les cervelles en bouillie. Idem pour les excités armés d’une
hache, d’un couteau ou d’une arme de poing. Ce n’est plus pour des
raisons religieuses ou d’autres, les sociétés retombent régulièrement
dans une inertie douce ou pesante, que d’aucuns ont de plus en plus de
mal à endurer. Nous sommes trop. Les plages sont noircies en certaines
saisons. Je préfère l’arrière-saison. Gaspacho est devenue trois fois
plus grande avant de ne plus bouger. Elle aimait bien quand je lui
disais Tagar, tout doucement, à voix basse tout près de sa tête, elle
la sortait et la balançait pour se bercer. On a aussi appelé Gaspacho
la suivante, elle était aussi petite que la première au début, je l’ai
vue grandir, je ne l’ai pas vue mourir.
J’ai toujours aimé les
objets et les animaux, ils me le rendent. Le chien qui voulait mordre,
c’était un accident, je me suis retenue, il faisait son travail. Ce
n’est pas pour les gens dangereux. Quand mes parents ont eu de quoi, un
héritage, je crois, je leur ai dessiné une maison. Il suffit de
regarder autour et d’en tenir compte. c’est plus facile qu’un
casse-tête. Je leur ai dessiné le dedans: portes pièces, circulation
d’air, tuyaux, fils électriques, isolation végétale, panneaux solaires
sur le toit, éolienne. Je me suis occupée moi-même de l’huisserie et du
cache protégeant le compteur et les fusibles, pratiquement un pour
chaque équipement et chaque prise. C’était du temps de la première
tortue. Elle n’avait pas encore grandi. L’architecte s’est occupé du
gros œuvre, mais s’est abstenu de dire que c’était sorti de son crâne.
Il aurait aimé. Il était honnête. Un grand sous-sol pour mon atelier,
j’aime travailler le bois, je fais les meubles. J’ai pris plaisir à
construire un enclos pour Gaspacho assez vaste, moitié dedans, sous la
fenêtre de mon atelier, moitié dehors, assez de terre pour qu’elle
puisse s’enterrer, un abri en bois, assez loin des parois, sur lequel
elle aime à grimper. Ma sœur disait elle se régale, comme quand elle
voit des vaches qui ruminent dans un pré, en montagne, ou des dauphins
qui sautent. Je suis comme la tortue ; les gens passent, je demeure. Je
comprends les systèmes. Je remets d’aplomb leurs réservoirs d’images et
d’histoires. Quand ils m’amènent à l’Océan ou à la montagne, je
ne bronze pas, je ne deviens pas toute rouge, ma peau a toujours su se
défendre. On se confie à moi, parce que je ne sais dire que Tagar. J’ai
un autre sifflement, imperceptible, qui les apaise, comme les chiens
qu’on caresse et les nourrissons qu’on berce. Je lis tous les jours.
Ils croient que j’aime à tourner les pages. J’ai mes auteurs et mes
traités. Quand je dis Tagar, maintenant, c’est pour les encourager ou
les rassurer. Ça fait longtemps que Papy n’est plus. Je suis la seule à
m’en souvenir. Tous ceux qui pouvaient se rappeler sont morts. Quand on
essuie les années il faut se faire une raison. La temps devient
immobile à force. Je peux parler d’eux au présent.
Je sais écrire, je
n’écris pas. Sauf dans les magasins, et pour signer. Pas besoin de
m’accompagner pour le carte bancaire. Les proches savent, et les
intimes, les autres me croient muette, je ne dis rien. Une injustice
peut-être, papa, maman et Papy m’ont laissé plus que de quoi. Avec ce
plus, j’ai plus encore. Je parcours les fluctuations. La bourse, c’est
comme un volet qui claque, ils ne veulent pas réparer. Je ne dépanne
personne. Ils ont eu autant que moi. Je fais les courses pour eux, la
cuisine parfois, ils ont de quoi manger et recevoir. Le fanatisme des
achats. J’aime trop les objets pour les accumuler, les meubles que je
leur fais devraient suffire. Suffit de me demander. Je ne sais pas ce
qu’ils veulent.
Ravie qu’ils m’aient
demandé de restaurer une ruine à la mer, une grande ferme que les
propriétaires ne savaient pas entretenir. Je la leur ai payée, telle
que, je suis allée sur place avec Gaspacho deux. Belle gageure, une
maison labyrinthe à deux niveaux, plusieurs escaliers, extérieur
innocent, plus de pièces qu’avant, mon atelier dans la maison, en sous
sol. On m’a livré ce qu’il fallait. Je m’y suis mise. Deux grandes
pièces en bas, quatre chambres, salles d’eau, cuisine, une salle puits
de lumière avec des ouvertures au plafond, quatre chambres en haut avec
balcon. Juste de quoi installer un lit, de quoi pendre les vêtements,
un bureau. Électricité partout aux normes du temps. Des raccourcis
innombrables quand on connaît le plan. Sinon, un enchevêtrement de
couloirs étroits. Multiplication des placards, vitrés pour les livres,
opaques pour le reste. Plaques photo- voltaïques en haut du toit. Le
tout à l’épreuve des ouragans, protégé par un filet transparent, qui
accentue les effets du soleil en hiver, et l’atténue en été, sauf pour
les plaques. Circulation d’air frais ou chaud sans recourir à une
machine. Ça leur prendra deux jours pour apprendre à s’orienter. Pas de
plan. Un potager pour les légumes. Plein de chausse-trapes que j’arme
quand je vais faire un tour, par exemple ou nager sur le sable. Il y a
neuf milliards d’habitants sur la terre. Plus de nervosité dans l’air.
Rien qui vaille la peine dans la ferme, meubles mis à part, pas signés,
et matériel informatique maquillé rustique mis à part. On m’imaginait
architecte, pondeuse de brevets, je ne travaille que pour moi et eux.
Je me trouve bien, près de la mer.
Les enfants ne
m’appellent plus Tagar, mais l’immortelle. J’ai lu Borgès, c’est faux…
heureusement : l’être, c’est insignifiant. Je ne ferai pas plus de deux
tortues. Je vois grossir la vague, derrière les dunes que la mer soit
calme ou pas. Une panthère noire échappée d’un cirque s’est réfugiée
dans la pinède. Elle s’est hérissée en me voyant, grondant à peine,
montrant les dents. J’ai sifflé lentement pour la calmer, on a dû me
voir, nous photographier au pire ; elle n’a pas bougé quand les autres
sont apparus avec leurs fusils à balles soporifiques, et leur filet. Je
suis partie, elle les a attendus sans bouger, rêvant à je ne sais quoi.
Ces idiots l’on quand même endormie de loin, avant de s’approcher. Elle
ne s’y reconnaissait pas dans la pinède. Moi à peine, quand je regarde
autour.
Je vois le ventre de la
vague qui se creuse, avec les reflets, le ciel en transparence vers le
sommet, le friselis d’écume qui se dessine en haut, elle se refermera
doucement sur moi. Et l’on ne retrouvera que mon corps.
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