Les jours sont gris. Le soleil tombe à plat. Je vois
les couleurs, je sens la chaleur. Je lézarde à l’occasion, du sable et
des corps luisants, l’odeur sucrée se dégage des filtres solaires. Les
peaux accrochent le sable. Il a fallu apprendre à nager. L’exercice
physique ne me dérange pas. Premiers coups de pédale, ils attendaient
des cris.
Tout le monde a ri quand je me suis mis à enseigner la
rhétorique à l’université. L’enfance grouille d’arguments, les
instructions des parents, les explications, les promesses, quand ils
sont maladroits. Partage de tâches. Je ne maugrée pas, je fais. J’ai
toujours eu horreur des marchandages quels qu’ils soient. Sauté des
classes, parce que mes camarades m’agaçaient autant que nos maîtres.
Les élans me font sourire, il y a une rhétorique des gestes, des
attitudes. On ne me trouve pas spontané, la spontanéité n’est qu’une
magouille comme les autres.
Tu n’aimes personne. Si… j’y ai été de deux enfants : leur
mère en avait soupé de la romance. Elle trouvait en moi un imposteur
discret. Je ne voulais séduire personne, je ne cherchais pas à créer
des atmosphères pour coucher. Misérables roueries, sèves adolescentes
jusqu’aux portes de la tombe.
Pourquoi ce que les rhéteurs appellent l’action : la mise
en gestes et en bouche d’un discours, la cadence, les enchaînements, le
timbre de la voix, éprouve-t-on le besoin de l’utiliser à la ville ?
Ceux qui ne savent pas sont infatigables. Ceux qui savent, ça va trop
vite, bruissements de feuilles, ton pressant de ceux qui
veulent
mobiliser, il en est qui balaient de la voix toutes les réticences, et
s’emploient régulièrement à saisir le pompon du manège (je n’arrive pas
à me défaire des images). J’analyse les orateurs anciens, l’acharnement
du prosélyte, les entourloupes du politique, les étapes d’un
raisonnement mathématique — axiomes que l’on avoue ou qui restent
implicites — il y a des passerelles dont se repaissent les sciences
humaines.
L’art de convaincre est une foire d’empoigne. Je suis plus
contemplatif que remuant. Ça bougeait dans tous les sens, dans mon
enfance, et mes parents le trouvaient bon. Moi pas, ils s’en
inquiétaient. Le grand frère était taquin, et susceptible. L’art de
faire perdre son temps à l’entourage. Répète un peu voir. Je ne sentais
pas l’utilité de répéter un peu voir. J’ai demandé poliment à mes
parents d’être séparé de mon tortionnaire. Comme tu y vas. C’est lui
qui y va. Découvrais la rhétorique du tac au tac. Inquiets de mon
sang-froid. Inutile de rapporter ce qu’il me faisait au jour le jour.
Il avait atteint son quota. Si on ne peut plus rigoler. Il y a des gens
qui rigolent tout seuls. Pour un gosse de huit ans, ce n’est pas mal.
Une bonne argumentation doit se concentrer en une seule phrase. Je ne
pleurnichais pas, je ne réclamais pas. Je parlais d’un ton posé.
L’impression d’avoir affaire à un adulte sans complaisance. Je
survolais mes matières. J’écrivais en écartant toute joliesse. Mes
maîtres croyaient que je me passionnais pour la rhétorique. Un vieux
joyeux drille, assez drôle à ses heures était bien moins sévère : — On
ne parle bien que de ce qu’on n’aime pas.
Je n’use pas de la terminologie. Je la laisse à mes
étudiants. Derrière les mots, il y a les faits. Je connais, même chez
les plus grands, cette tendance à remplacer les faits par des mots.
J’ai commis un petit ouvrage sur les méchants procédés des économistes.
Faire d’une dupe un acteur économique, c’est une performance Assez de
ressorts cachés pour que chacun y trouve son mécompte (repérer le jeu
de mots) : surproduction, disettes, partage ou pas, on est aussi avide
que l’on peut, et quand on peut… rêve éveillé. Il y a une donnée qui
manque. Nous. J’ai pris plaisir à relever les axiomes inutiles, les
enchaînements discutables, les sophismes, les manipulations
mathématiques fondées sur de fausses évidences. Succès, espèces. Je me
suis penché, devant mes élèves sur les scories (repérer l’image presque
convenue, un dictionnaire de langue propose une citation de Baudelaire
: les écrivains non artistes les multiplient, et elles souillent leurs
intentions). Je ne puis éviter moi-même cette complaisance.
J’essaie de
l’endiguer. L’argument et son enveloppe. La musique des mots peut faire
avaler n’importe quelle pilule. Il faut réduire autant que possible les
équivoques. Rude exercice pour ma femme, qui m’a pourtant épousé pour
mon refus de tout pathos. Et surtout pour mes enfants, passé l’âge du
repérage sommaire, du oui, non, j’aime, je n’aime pas. Les serments
sont exclus de la maison, notre parole y suffit. Je n’ai jamais pris
d’engagement sauf signés, ce qui n’engage pas à grand chose. On sait ce
que valent les traités de paix. Mes enfants me retournent
malicieusement la formule, et j’applaudis. Il ne leur reste plus qu’à
expliquer le contre-ordre. Ils ont trop tôt compris comment ça
fonctionne. Trop souriant pour qu’on me prenne pour un tortionnaire.
J’étais allé jusqu’à présenter les bonnes manières à table comme un
jeu. D’aucuns me disent que je gâche leur enfance. Voire. Ce n’est pas
déplaisant de se laisser un peu moins abuser que les autres. Mon épouse
avait émis l’idée qu’il est des choses qui peuvent attendre, comme la
sexualité. À quoi j’avais attendu, que pour la sexualité, les gamins
préfèrent ne pas trop attendre. Ils sont plus éveillés qu’on ne
voudrait. Au moins autant que le voudrait M. Freud.
J’ai fait en sorte que mon épouse ne se fasse pas
d’illusions sur moi. Je ne m’en fais pas sur elle. Quelques imposteurs
ont dû travailler à son éducation. Il est difficile de se laisser aller
quand on voit les ficelles. Tout le monde est sensé connaître les
règles d’un jeu sans règles ; certains les connaissent mieux que
d’autres : cela vaut mieux que de s’imposer par son statut, sa
position, et sa force. Composer, c’est composer avec soi-même. Faut
prendre les choses en amont. Diplômes en poche, renforcer sa position.
La marmaille a vite compris. On ne peut sonder les reins et les cœurs
sans scalpel, il faut apprendre à observer. Assurer le minimum syndical
aux moments de fraternité : banquets, réunions syndicales, toutes les
manifestations convenues. Ma façade est avenante. Rire aux saillies. Tu
devrais te contenter de l‘avoir dans le cul, ton balai. Une
démonstration de belle rhétorique suffit à désarmer les sarcasmes, et
empêcher aimablement la récidive. J’ai suffisamment étudié les tours et
les façons de l’animal social. L’on m’a fait regarder les importants
qui discourent sur les plateaux, gestes de «commercial», arguments de
camelots, slogans nécessaires, les publics antiques seraient déçus —
leurs orateurs connaissaient l’art et la manière et s’adressaient à des
gens qui passaient le plus clair de leur temps dehors, se rassemblaient
au forum ou à l’agora. Démosthène, Cicéron, Danton, il faut de
l’envergure pour parler aux foules réunies qui ne disposaient pas de
nos grigris audio-visuels, souvent analphabètes. On allait assister aux
prêches de Bossuet, comme aux bruyantes manifestations d’un chanteur
populaire. Une cathédrale, ç’a une autre gueule que l’Olympia ou un
chapiteau de cirque. C’est autre chose que de parler sans micro sur une
estrade en plein air. L’éloquence naît dans la rue. L’argumentaire de
nos politiques est trop maigre, les slogans sont plus sommaires que
frappants. Le rhétorique que j’enseigne est celle qui se forge dans le
vif, et n’est pas apprise dans les livres. Aristote affadit l’art en le
codifiant, il faut savoir oublier les manuels sur les estrades, bien
peu en sont capables. Je n’offre alors qu’un aperçu de mes cours. Le
lexique de la rhétorique est distribué à mes étudiants. L’animal social
s’attache naturellement, dès son enfance, à convaincre son prochain, à
l’intriguer, à l’amuser. Les scènes de ménage seraient plus drôles si
l’on savait faire autre chose que rabâcher. Chacun se replie sur son
cahier de doléances, comme un gamin sur son doudou. À croire qu’un long
commerce nous fait retomber en enfance.
Tu devrais parler comme ça plus souvent. Commencez par
relever mes procédés que j’ai assimilés. Si vous voulez vous exercer,
faites-le sur le tas, relevez le niveau, oubliez vos ficelles. C’est ce
que je propose à mes étudiants, s’ils veulent vraiment comprendre la
terminologie. N’oubliez pas ce que Diderot dit du comédien dans son Paradoxe. Il ne faut pas ressentir
les émotions, mais les rendre.
Chacun son caractère : Démosthène appelait Phocion la hache de ses
discours. Le mien est terminé, passons à autre chose. Ils revenaient
sur terre, je ne l’avais pas quittée. C’est l’inconvénient de ces
démonstrations, il faut remonter par paliers pour retrouver un air plus
sain.
Mes enfants respirent chez moi cet air plus
sain, mais se renfoncent dehors dans le bourbier de la communication.
Dan un monde où la force étouffe les mots (Danton en a lâché
quelques-uns, au pied de la guillotine, couverts par des roulements de
tambour : on craignait que la foule vînt arracher les bois de justice
et que les bourreaux participassent à la fête . On sait comment les
nazis étaient prêts à écouter les arguments de leurs interlocuteurs —
l’éloquence d’Hitler, il y a les gestes, les cadences, le contenu est
pauvre, on dirait des discours d’un orateur de brasserie ; Démade avant
notre ère employait des arguments aussi discutables « Si Alexandre
était mort, on sentirait d’ici l’odeur de son cadavre.» mais avait
assez de consistance pour que certains contemporains le trouvent
supérieur à Démosthène : preuve qu’un bon marin vaut mieux qu’un
méchant peintre). Les dictateurs ne savent parler qu’à une assistance
acquise. Ces gens-là, comme les voyous de la zone et des assemblées ne
savent convaincre qu’en empêchant les autres de parler. Mauvaise école,
trop d’adeptes. Mon fils et ma fille ont jugé assez tôt utile de suivre
des leçons de boxe française et d’aïkido. Comme disaient leurs
condisciples, il faut avoir les moyens de sa politique. À eux deux, ils
ont montré dans les cours de récréation ce qu’on peut faire contre les
phénomènes de meute en agissant de concert. Mais ils ne triomphaient
jamais, et s’efforçaient de ne blesser personne plus qu’il ne fallait.
On pouvait commencer à parler. C’est de cette façon que j’envisage
l’éloquence, pas un coup de trop. Le tribun se nourrit de ses propres
déchets, comme font parfois les chiens. Je leur reproche un sophisme
qu’ils servent aux plus agressifs : trois milliards d’années
d’hominisation, cinquante mille à élaborer le langage articulé, pour en
venir aux poings… Ils s’adressent à des niais, je leur ai demandé de
démonter laconiquement la machine. C’est ma fille qui a trouvé la
formule la plus concise : « La bombe atomique a été mise au point par
des gens qui le dominaient parfaitement. » Il faut voir comment
Périclès a justifié la dévastation d’une île alliée qui refusait de
payer son tribut à la Cité censée la protéger des Perses. On peut
admirer l’utilité de ce tribut en admirant les ruines du Parthénon.
Je ne suis qu’un mécanicien : je démonte des moteurs qui
portent de grands noms. La littérature grecque et latine donne des
exemples édifiants de ce que peut imaginer un prêcheur initiant des
fidèles qui ne devaient pas être au fait de tant de subtilités
théologiques. Il est vrai qu’elles étaient noyées dans un discours
fervent à la gloire du Seigneur. Cela a donné de grands orateurs.
Tout ce qui peut permettre de comprendre est bienvenu. Les
orateurs n’ont pas besoin de notice. Aristote classe les procédés comme
il a classé les espèces vivantes, et les constitutions. Il fait
sûrement avancer la science comme Linné et d’autres, mais guère le
schmilblick.
Je fais de la vivisection sur un corps mort, pour en tirer
la vraie substance. Instinct naturel sans doute : chacun doit prendre à
se défendre, de l’enfant qui raisonne, à nos maîtres qui nous font
patienter. Dans la masse surnagent ceux qui savent, et se sont
entraînés. C’est, sinon, une simple façon de marquer son territoire.
Mon fils offre ses exercices pratiques dans les tribunaux.
Voix bien placée, peu de gestes, discours dense, les arguments des
autres se fissurent à mesure.
Quant à ma fille…
Elle a fait brillamment son entrée à l’ENA.
Je l’ai froidement félicitée.
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