...la Grande Scie...
Un texte de Michel Vibert
C'est un hameau, un petit hameau qui domine légèrement la vallée. Il
fait chaud, Madeleine et Pierre, en tenue d'été, sont installés dans un
jardin, occupés à débiter du bois – déjà – pour l'hiver.
Ils se coltinent avec une scie – une machine à couper le
bois. La scie rugit, pétarade avec son moteur Bernard . Elle fait un bruit
d'enfer dans ce lieu si reposant qui se prêterait mieux à une sonate de
Mozart ou aux violons de Vivaldi ! Me revient alors en écho de ma
lointaine enfance ce son aigu d'une scie musicale dans les mains d'un
clown forcément triste, entendu au grand cirque installé dans ma ville
natale.
La rencontre proposée ici entre le métal et le bois donne
un son plutôt furieux, presque wagnérien, à cette entreprise. La scie a
comme des dents de requin et se fout pas mal de la musique qu'elle
fait, elle accomplit son office.
Les morceaux de bois coupés, débités, valsent pourtant
harmonieusement, obéissant aux quatre mains habiles et aux lois de la
machine. Les mains sont à l'ouvrage, les gestes bien synchronisés et
l'on devine chez eux, en ce jardin l'habitude, et l'expérience pour
maitriser ce petit monstre rugissant.
Le soleil est ardent et donne bien quelques sueurs ! Il en est
ainsi pour les travaux d'été à la campagne et dans les champs de
culture.
Ce bois est donc promis pour réchauffer l'hiver d'autres
mains. Les mains de Jeanne, autre habitante du hameau et il me vient
pour elle ce passage du poème de Rimbaud, Les Mains de Jeanne-Marie :
Ce sont
des ployeuses d'échines,
Des mains
qui ne font jamais mal
Plus
fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval
!
Ici, je n'ai pas vraiment conscience de
ce qui va suivre ( l'écriture ! ). Étant plutôt là dans la
contemplation, tout de même saisi par l'image de ce couple au travail –
encore bien loin de l'angélus. D'autant que les rondins vont être
rangés, empilés et feront un joli tas en attendant les premiers froids.
Il sera toujours temps d'éponger la sueur des fronts, d'étancher
quelque soif et de calmer une petite faim.
***
Bien après, de l'automne à l'hiver et jusqu'au
printemps suivant, où le peu d'ensoleillement occupait toutes les
bouches et les conversations, je souscrivais comme à l'habitude à des
pensées amères que nourrissait cette mélancolie doucement et
nerveusement appréciée... dans mon hameau parisien ! Ainsi vont les
saisons... et c'est encore Rimbaud qui me vient :
Ô saisons, ô châteaux
Quelle âme est sans défaut ?
Mais cheminait en moi et jusqu'à mon retour dans ce hameau
la trace vive de cette image et chemin faisant, surgissait sans trop
d'étonnement, comme une réminiscence, un souvenir plus construit,
peut-être que celui de la scie musicale tenue par le clown ! Allez
savoir...
J'étais seul dans l'atelier d'un oncle maternel, menuisier
dans un petit village de l'Ouest. C'était un dimanche, nous venions de
la ville et je m'étais discrètement éclipsé de la réunion de famille.
Seul parmi des centaines et des centaines de copeaux, de
grappes, de pelures arrachées au bois, jonchant le sol et
tourbillonnantes comme la queue d'un petit cochon. Je marchais sur des
millions de petits grains de bois qu'on appelle la sciure aussi douce au toucher
qu'une petite neige fraîche.
L'atelier me semblait immense, peuplé d'énormes machines,
des scies avec des larges courroies, des rabots et, de-ci de-là
quelques mètres de menuisier, jaunes, pliés, dépliés, en figures
géométriques. Je me souvenais de ces instants, rangés ou refoulés dans
la mémoire, de rumines, de joie et de fascination – Ô ces belles
plages de l'enfance – où la solitude vous sied à merveille, au pied et
à l'œil quand vous êtes un moment dans le meilleur des mondes alors
qu'à deux pas, la famille élargie s'ébroue ou bien s'échine... C'est
selon !
Était-ce en hiver ? Était-ce en été ? Je ne m'en souvenais
plus. Et cela n'avait pas d'importance.
Ainsi passent les saisons.
Ces liens, ces réminiscences, ces rencontres impromptues
qui se jouent au présent, ces opportunités que nous saisissons, ces
albums d'images contenus dans la petite boîte noire de nos naufrages
aussi... et qui peuvent ressurgir et passer à la machine pour
appréhender un futur proche ou lointain, ces images que nous essayons
de transformer en énergie dans nos émotions créatrices, cette poésie
jamais absente jusque dans la contrainte.
***
Enfin, la beauté du hameau, son silence étourdissant, la
maison de Moïse, en face, un peu plus haut, éclairée dès la nuit
tombée, qui lui donne un air de conte de fée. Ces forêts épaisses qui
causent quelques peurs, la nuit surtout... comme des peurs enfantines.
Le hameau, Jeanne, la seule habitante pendant le grand
hiver, ce bois qui chauffe et réchauffe, la machine au repos, rangée
dans le hangar.
Oui, il y a bien 'Ici
bas sous le soleil, un temps pour chaque chose' selon les
paroles de l'Ecclésiaste.
Juin - Juillet 2013
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