Camilo CASTELO BRANCO
Les Amours fatales
(Amor de perdição)
Traduction de R. C. BIBERFELD
PREMIÈRE PARTIE
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Baltasar se jeta furieusement sur Simão...
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Note du traducteur
Camilo Castelo Branco a toujours été
fâché d'avoir commis un classique
qui faisait de l'ombre au reste de son œuvre, pourtant si riche, et
remarquable. Il n'a cessé de soutenir qu'il lui préférait de loin l'Histoire d'un Homme Riche
écrite elle aussi tandis qu'il était incarcéré à la prison de la
Relação de Porto.
Peut-être
aurait-il été encore plus agacé de voir son titre Amor de Perdição (soit
en français Amour
de Perdition) devenir par
mes soins Amours Fatales.
D'autres traducteurs se seront montrés plus respectueux.
L'auteur s'explique assez clairement, dans son
introduction, sur le personnage principal, un oncle à lui mort dans la
fleur de l'âge juste après sa bien-aimée, pour qu'il soit nécessaire
d'ajouter quoi que ce soit.
Il serait sûrement vain d'établir un parallèle
entre les amants, séparés et enfermés chacun de son côté du roman, et
le sort du couple formé par l'auteur et la femme qu'il aimait, Ana
Placido, enfermée, elle aussi, durant un an, dans un autre
établissement. Personne n'est mort, et Camilo n'a pas reçu les soins
d'une Mariana — l'un des personnages les plus attachants du roman.
De plus, Don Pedro V n'est pas venu, question
d'époque, visiter dans sa cellule Simão Botelho qui n'avait pas eu le
temps de devenir un écrivain assez célèbre pour qu'un roi se déplaçât.
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INTRODUCTION
En feuilletant les livres des anciens
procès-verbaux du greffe de la
prison de la Relação
de Porto, j'ai lu dans les registres d'écrou de
1803 à 1805, à la page 232, ce qui suit :
Simão António Botelho, qui déclare s'appeler
ainsi, être célibataire, et étudiant à l'Université de Coïmbra,
originaire de la ville de Lisbonne, et s'être trouvé dans la ville de
Viséu au moment de son arrestation, âgé de 18 ans, fils de Domingos
José Correia Botelho et de Dona Rita Preciosa Caldeirão Castelo Branco
; taille moyenne, visage rond, yeux bruns, cheveux et barbe noirs, vêtu
d'une veste de molleton bleu, d'un gilet de futaine coloré et d'un
pantalon de coutil blanc et noir. J'ai rédigé ce procès-verbal, que j'ai signé :
Filippe Moreira Dias
Sur la marge à gauche de ce procès-verbal, on a
écrit : Est
parti en Inde le 17 mars 1807.
Je ne présumerais pas trop de la sensibilité du
lecteur, en croyant que la déportation d'un jeune homme de dix-huit ans
lui fera de la peine.
Dix-huit ans ! L'aurore écarlate et dorée du matin
de la vie ! Les grâces du cœur qui ne rêve pas encore aux fruits et
s'embaume tout entier du parfum des fleurs ! Dix-huit ans ! L'amour à
cet âge ! Quand on s'éloigne du sein de la famille, des bras de sa
mère, des baisers de ses sœurs, pour les caresses plus douces de la
vierge qui s'épanouit auprès de soi comme la fleur de la même saison,
en exhalant les mêmes arômes, et au même moment de la vie ! Dix-huit
ans... Et déporté loin de sa patrie, de son amour et de sa famille !
Plus jamais le ciel du Portugal, ni sa mère, sans espoir de
réhabilitation, sans aucune dignité, sans aucun ami !... C'est triste !
Il a aimé, il s'est perdu et il est mort en aimant.
Voilà l'histoire. Et une telle histoire,
pourra-t-elle l'écouter les yeux secs, la femme, la créature la mieux
faite pour les douceurs de la pitié, celle qui parfois porte en elle un
reflet céleste de la divine miséri corde ?! Celle-là, ma lectrice, la
charitable amie de tous les malheureux, ne pleurerait-elle pas si on
lui disait que le pauvre garçon avait perdu son honneur, tout espoir de
réhabilitation, patrie, liberté, sœur, mère, sa vie, tout, pour l'amour
de la première femme qui l'éveilla de son sommeil peuplé de désirs
innocents ?
Elle pleurerait, elle pleurerait ! Je trouverais
alors les mots pour lui dire le douloureux tressaillement qu'on produit
en moi ces lignes, que j'ai rédigées avec un soin tout spécial, et lues
avec un sentiment d'amertume et de respect, et de haine en même temps.
Oui, de haine... Vous aurez tout loisir de voir si cette haine est
pardonnable ou si je n'aurais pas mieux fait de renoncer d'avance à
rapporter une histoire qui peut inspirer contre moi le dégoût des juges
impassibles du cœur, et de la répugnance pour les maximes que j'aurais
ciselées contre la fausse vertu des hommes qui se transforment en
barbares au nom de leur honneur.
CHAPITRE I
Domingos José Correia Botelho de Mesquita e
Meneses, fidalgo de haut
lignage et l'un des plus anciens seigneurs de Vila Real de
Trás-os-Montes, était, en 1779, juge de district à Cascais et s'était
la même année marié avec une dame de la Cour, Dona Rita Teresa
Margarida Preciosa de Veiga Caldeirão Castelo Branco, fille d'un
capitaine de cavalerie, petite-fille d'un autre, António Azevedo
Castelo Branco Pereira da Silva, aussi remarquable pour son grade que
pour un livre précieux, à cette époque, sur l'Art de la Guerre.
Le provincial diplômé avait passé dix ans à
soupirer, sans aucun succès. Pour se faire aimer de la belle dame de
compagnie de Dona Maria Iere, il ne pouvait compter sur ses attraits
physiques : Domingos Botelho était extrêmement laid. Pour se faire
admettre comme un parti sortable par une fille cadette, il lui manquait
les biens de la fortune : ses avoirs n'excédaient pas trente mille cruzados
en propriétés dans le Douro. Il ne se recommandait pas non
plus par les qualités de l'esprit : il avait une intelligence fort
limitée, ce qui lui avait valu, de la part de ses condisciples à
l'université le sobriquet de Brocas,
par lequel on désigne encore à
présent ses successeurs de Vila Real. Qu'on l'en fasse dériver d'une
façon pertinente ou pas, le qualificatif Brocas vient de broa. Les
étudiants avaient voulu suggérer que la balourdise de leur condisciple
venait de la quantité de pain de maïs qu'il avait digérée dans sa
province.
Domingos Botelho devait avoir un talent
quelconque, et il l'avait ; c'était un excellent flûtiste ; ce fut la
première flûte de son temps ; et il gagna sa vie à Coïmbra en jouant de
la flûte les deux années où son père interrompit ses mensualités, parce
que les revenus de sa propriété ne suffisaient pas à tirer d'affaire un
autre fils qui avait à répondre d'un meurtre(1)
.
Domingos Botelho avait fini ses études en 1767, et
était allé à Lisbonne occuper le poste de lecteur au Tribunal Suprême
de la Cour, un apprentissage banal pour ceux qui souhaitaient faire
carrière dans la magistrature. Le père du diplômé, Fernão Botelho,
avait déjà reçu un bon accueil à Lisbonne, notamment du duc d'Aveiro,
dont l'estime mit sa tête en péril lors de l'attentat contre le roi en
1758. Le provincial sortit des cachots de la Junqueira, lavé de cette
tache infamante, et même estimé du comte de Oeiras pour l'avoir aidé à
prouver la primauté de sa généalogie sur celle des Pintos Coelhos, du
Bonjardim de Porto : un procès ridicule, mais qui fit grand bruit,
intenté parce que le fidalgo de Porto avait refusé sa fille au fils de
Sebastião José de Carvalho.
Les talents grâce auxquels le flûtiste diplômé
parvint à se ménager l'estime de Dona Maria Iere et de Pedro III, je ne
les connais pas. La tradition veut que le bonhomme faisait rire la
reine par ses facéties et, à l'occasion, par les grimaces dont il
tirait le meilleur de son esprit. Le fait est que Domingos Botelho
fréquentait la Cour et recevait, de la cassette de la souveraine, une
grasse pension qui autorisa l'aspirant juge de district à s'oublier
lui-même, ainsi que son avenir et le Ministre de la Justice qui, à
force de sollicitations, l'avait de sa propre main confirmé dans la
charge de juge de district de Cascais.
On a déjà dit qu'il se hasarda à des amours de
cour, sans faire des poèmes comme Luís de Camões ou Bernardim Ribeiro,
mais en soupirant dans sa prose provinciale, et en captant la
bienveillance de la Reine pour fléchir la dureté de la dame. Il devait
être enfin heureux, le Docteur
Pustules – c'est sous ce nom qu'on le
connaissait à la Cour – pour ne pas troubler le différend qui met aux
prises le talent avec le bonheur. Domingos Botelho se maria avec Dona
Rita Preciosa. Rita était une beauté qui, à cinquante ans, pouvait se
flatter d'en être encore une. Elle n'avait pas d'autre dot, si ce n'est
pas une dot qu'une série d'aïeux, les uns évêques d'autres généraux et
parmi ceux-ci, celui qui était mort frit dans un chaudron de
je ne sais quelle contrée mauresque, une gloire, en vérité, un peu
ardente, mais d'un tel prix que les descendants du général frit
signèrent Caldeirão.
La dame de cour ne fut pas heureuse avec son mari.
Elle languissait de la Cour, des pompes des chambres royales, et des
amours répondant à sa personne et à ses goûts, qu'elle avait
immolés à ce caprice de la Reine. Cette vie affligeante ne les empêcha
pourtant point de se perpétuer en deux garçons et trois filles. Manuel
était l'aîné, Simão le second ; des filles, Maria était l'aînée, la
puînée Ana, et la cadette avait le nom de sa mère, et quelques traces
de sa beauté.
Le juge de district de Cascais, qui sollicitait un
poste plus élevé dans la hiérarchie, résidait à Lisbonne dans la
paroisse d'Ajuda en 1784. C'est cette année-là que naquit Simão,
l'avant-dernier de leurs enfants. Il obtint, toujours porté par la
fortune, sa mutation pour Vila Real, son ambition suprême.
La noblesse du bourg attendait son compatriote à
une lieue de Vila Real. Chaque famille avait sa litière avec le blason
de sa maison. Celle des Correias de Mesquita était apparemment la plus
démodée, et les livrées de ses domestiques étaient les plus râpées et
les plus mitées qui figuraient dans cette escorte.
En avisant ce cortège de litières, Dona Rita
ajusta à son œil droit son lorgnon cerclé d'or et dit :
– Oh, Meneses, qu'est-ce que cela ?
– Ce sont nos amis et nos parents qui viennent
nous attendre.
– En quel siècle nous trouvons-nous dans ces
montagnes ? rétorqua la dame de Cour.
– En quel siècle ?! C'est le XVIIIe aussi bien ici
qu'à Lisbonne.
– Ah oui ? J'ai cru que le temps s'était arrêté
ici au XIIe siècle...
Le mari jugea qu'il devait rire de ce trait qui
n'avait pas été bien flatteur à son encontre.
Fernão Botelho, le père du juge de district, se
détacha du cortège pour tendre la main à sa bru, qui descendait de sa
litière, et la conduire chez eux. Avant de voir le visage de son
beau-père, Dona Rita considéra, de son œil congrûment équipé, ses
boucles en acier, le filet retenant ses cheveux sur la nuque. Elle
disait par la suite que les fidalgos de Vila Real étaient bien moins
propres que les charbonniers de Lisbonne. Avant de grimper dans
l'ancestrale litière de son mari, elle demanda, avec la gravité la plus
feinte, s'il n'y avait aucun danger à s'aventurer dans cette antiquité.
Fernão assura à sa bru que la litière n'avait pas encore cent ans, et
que les mulets n'en avaient pas plus de trente.
La façon hautaine dont elle accueillit les
compliments de la noblesse (une vieille noblesse qui était arrivée en
ces lieux à l'époque de Don Dinis, le fondateur du bourg) fit au plus
jeune du cortège, il était encore vivant il y a douze ans, un tel effet
qu'il me dit, à moi : Nous
savions qu'elle était dame de compagnie de
Dona Maria Iere ; mais, à sa morgue à notre égard, nous avons cru
qu'elle était la Reine en personne. Les cloches du pays
sonnèrent le
carillon quand le cortège apparut à Notre Dame d'Almuneda. Dona Rita
dit à son mari qu'une telle réception avec toutes ces cloches était la
plus étourdissante et la moins chère qu'on pût imaginer.
Ils mirent pied à terre à la porte de la vieille
demeure de Fernão Botelho. La dame de compagnie à la Cour jeta un coup
d'œil sur la façade de l'édifice et se dit : «C'est un joli séjour pour
quelqu'un qui a été élevé à Mafra et à Sintra, dans la Bemposta et à
Queluz.»
Au bout de quelques jours, Dona Rita dit à son
mari qu'elle avait peur d'être dévorée par les rats ; que cette maison
était un repaire de bêtes féroces ; que les toits menaçaient de
s'écrouler ; que les murs ne résisteraient pas à l'hiver ; que les
règles de la bonne entente conjugale ne forçaient pas à mourir de froid
une épouse délicate et accoutumée aux coussins du palais des rois.
Domingos Botelho céda à son épouse chérie, et se lança dans la
construction d'un petit palais. Ses ressources étaient à peine
suffisantes pour les fondations : il écrivit à la Reine, et obtint un
généreux subside grâce auquel il acheva sa maison. Les balcons des
fenêtres furent le dernier cadeau que fit la royale veuve à sa dame.
Nous sommes portés à croire que ce don est un témoignage inédit
jusqu'ici de la démence de sa Majesté Dona Maria Iere.
Domingos Botelho avait fait graver ses armes sur
un bloc de pierre ; Mais Dona Rita avait insisté pour que sur l'écu
l'on écartelât également les siennes ; il était cependant trop tard,
parce que le sculpteur avait déjà livré son œuvre, que le magistrat ne
pouvait supporter une seconde dépense, et qu'il ne voulait pas peiner
son père, fier de son blason. Il en résulta que la maison resta sans
armes, et que Dona Rita l'emporta(2)
.
Le juge de district possédait là-bas une illustre
parentèle. La morgue de la fidalga se rabaissa jusqu'aux grands de la
province, ou plutôt, elle jugea bon de les élever jusqu'à elle. Dona
Rita avait une cour de cousins, dont les uns se contentaient d'être des
cousins, et les autres enviaient le sort du mari. Le plus audacieux
n'osait pas la regarder en face, quand elle l'observait avec son
lorgnon, affichant une telle hauteur et un tel air de raillerie, qu'on
n'userait pas d'une image insolite en disant que le lorgnon de Rita
Preciosa était le gardien le plus vigilant de sa vertu.
Domingos Botelho se défiait de l'efficacité de ses
propres mérites pour combler parfaitement le cœur de sa femme. La
jalousie le tourmentait ; mais il étouffait ses soupirs de crainte que
Rita s'estimât offensée par ces soupçons. Et elle aurait eu raison d'en
être froissée. La petite fille du général frit dans un chaudron
sarrasin se moquait de ses cousins qui, par amour pour elle,
ébouriffaient et poudraient leurs chevelures, avec une disgracieuse
recherche, et faisaient beaucoup de bruit en lançant leurs genets au
galop sur les chaussées, afin de faire croire que les piqueurs de la
province n'ignoraient pas les grâces hippiques du marquis de Marialva.
Le juge de district n'en était cependant pas
convaincu. L'intrigant qui lui mettait l'esprit dans un tel émoi,
c'était son miroir. Il se voyait sincèrement laid, et s'apercevait que
Rita était de plus en plus épanouie, et lasse de leur commerce intime.
Aucun exemple, dans l'Histoire ancienne, aucun exemple ne lui venait à
l'esprit d'un amour sans rupture entre un époux difforme et une belle
épouse. Un seul torturait sa mémoire et, bien qu'il relevât de la
fable, il l'accablait, il s'agissait du mariage de Vénus et de Vulcain.
Il lui souvenait du filet que le forgeron boiteux avait fabriqué pour
attraper les dieux adultérins, et il n'en revenait pas de la patience
de ce mari. Il se disait qu'une fois relevé le voile de la perfidie, il
ne se plaindrait pas à Jupiter et qu'il n'armerait pas une souricière à
ses cousins. À côté du tromblon de Luis Botelho qui avait étendu à
terre le lieutenant, il y avait une rangée de tromblons dans l'usage
desquels le juge de district montrait une intelligence bien plus
profonde que celle dont il avait fait preuve dans la compréhension du Digeste
et des Ordonnances du
Royaume.
Cette existence pleine de soubresauts dura six
ans, à moins que ce ne soit plus. Le juge de district avait fait appel
à ses amis pour sa mutation, et il obtint plus qu'il n'attendait : il
fut nommé à la tête de la juridiction de Lamego. Rita Preciosa laissa
des regrets à Vila Real, et un souvenir durable de sa morgue, de sa
beauté, et des grâces de son esprit. Son mari laissa lui aussi des
anecdotes que l'on répète encore. J'en raconterai juste deux pour ne
pas vous ennuyer. Un cultivateur lui avait envoyé un beau jour une
génisse qu'il voulait lui offrir, et il avait envoyé avec elle la vache
pour que sa fille ne se sentît pas perdue. Domingos Botelho fit
installer dans son magasin la génisse et la vache, en disant que qui
donnait la fille donnait la mère. On lui envoya, à une autre occasion,
des pâtés dans un luxueux plateau d'argent. Le juge de district
distribua les pâtés à ses enfants, et ordonna que l'on gardât le
plateau, disant qu'il considérerait comme une moquerie qu'on lui offrît
des sucreries qui valaient dix sous, les pâtés, de toute évidence,
n'étaient là que pour agrémenter le plateau. C'est pourquoi,
aujourd'hui encore, quand survient à Vila Real un cas identique, et que
quelqu'un garde à la fois le contenant et le contenu, les gens du pays
disent : «Il est comme le docteur Brocas,
celui-là.»
La tradition ne m'offre aucune autre occasion de
m'attarder à des détails sur la vie du directeur de juridiction. Je
sais juste que Dona Rita s'ennuyait dans le district et menaçait de
s'en aller à Lisbonne avec ses cinq enfants, s'il ne quittait pas cette
région ingrate. Il semble que la noblesse de Lamego qui ne cessait de
se targuer d'une ancienneté remontant à l'Acclamation d'Almacave, ne
tint aucun compte de l'amour propre de la dame de la Cour, et passa au
crible certaines branches pourries du tronc des Botelhos Correia de
Mesquita, en dépréciant les saines du fait qu'il avait gagné deux ans
durant sa vie en jouant de la flûte.
En 1801, nous trouvons Domingos José Correia
Botelho de Mesquita corregidor à Viseu.
L'aîné des garçons, Manuel, a vingt-deux ans, et
il est en deuxième année de droit. Simão qui en a quinze fait ses
humanités à Coïmbra. Leur mère se plaît à la compagnie de ses trois
filles et son cœur ne vit que par elles.
L'aîné se plaignit, dans une lettre à son père, de
ne plus pouvoir vivre avec son frère, car il craignait ses humeurs
sanguinaires. Il raconte qu'il risque à chaque pas de perdre sa vie,
parce que Simão utilise pour acheter des pistolets l'argent destiné aux
livres, fréquente les trublions les plus notoires de l'Académie et
court les rues la nuit en insultant les habitants et en les provoquant
par ses huées. Le corregidor admire la bravoure de son fils, et dit à
sa mère consternée que le garçon représente une image fidèle, et
possède le tempérament de son bisaïeul Paulo Botelho Correia, le plus
vaillant fidalgo qu’ait produit le Trás-os-Montes.
De plus en plus atterré par les algarades de
Simão, Manuel quitte Coïmbra avant les vacances, va se plaindre à Viseu
et demander à son père de lui proposer un autre destin. Dona Rita veut
que son fils soit cadet de cavalerie. Manuel Botelho part de Viseu pour
Bragança, et justifie de quatre quartiers dans le but de se faire
admettre comme cadet.
Cependant, Simão retourne à Viseu après avoir
passé ses examens avec succès. Le père s’émerveille du talent de son
fils, et ferme les yeux sur son extravagance car il apprécie le talent.
Il lui demande de s’expliquer sur sa mauvaise entente avec Manuel, et
Simão lui répond que son frère veut le forcer à mener une vie
monastique.
À quinze ans, Simão en paraît vingt. Il est d’une
nature robuste ; c’est un bel homme, avec les traits de sa mère, et il
est bâti comme elle ; mais d’un caractère tout à fait opposé au sien.
C’est dans la plèbe de Viseu qu’il choisit ses amis et ses compagnons.
Lorsque Dona Rita lui reproche ses choix indignes, Simão se gausse des
généalogies, et surtout du général Caldeirão, qui est mort frit. Cela
suffit pour que sa mère le prît en grippe. Le corregidor voyait les
choses par les yeux de sa femme, il partagea son dégoût et son aversion
pour son fils. Ses sœurs le craignaient, mise à part Rita, la cadette,
avec qui il s’amusait à des jeux puérils, et à qui il obéissait quand
elle lui demandait en le cajolant d’une manière enfantine, de ne pas
fréquenter des ouvriers.
Les vacances tiraient à leur fin quand le
corregidor éprouva une vive contrariété. Un de ses domestiques avait
emmené boire ses mulets et, par mégarde ou exprès, il les laissa briser
quelques vaisseaux que l’on avait posé sur la margelle de la fontaine
en attendant son tour. Les propriétaires des vaisseaux se liguèrent
contre le domestique et le rouèrent de coups. Simão passait à ce
moment-là ; armé d’une planche arrachée à la ridelle d’un chariot, il
cassa beaucoup de têtes, et conclut plaisamment ce tragique spectacle
en brisant toutes les cruches. La populace indemne s’enfuit épouvantée,
personne n’osait s’en prendre au fils du corregidor ; mais les blessés
formèrent un cortège qui s’en fut crier justice à la porte du
magistrat.
Domingos Botelho beuglait contre son fils et
donnait à l’officier de justice l’ordre de l’appréhender, suivant ses
instructions. Dona Rita, pas moins irritée, mais irritée comme une
mère, envoya, par des moyens détournés, de l’argent à son fils afin
qu’il s’enfuît sans tarder à Coïmbra pour y attendre le pardon de son
père.
Quand il apprit cet expédient de sa femme, le
corregidor feignit d’en être fâché, et promit de le faire arrêter à
Coïmbra. Mais comme Dona Rita le traitait de brute vindicative et de
juge stupide s’agissant de fredaines, le magistrat dérida
l’artificielle sérénité de son front, et convint tacitement qu’il était
une brute et un juge stupide.
CHAPITRE II
Simão ramena à Coïmbra, de Viseu, l’arrogante
conviction qu’il était un
brave. Il se rappelait les détails fort à son avantage de la défaite
qu’il avait infligée à trente porteurs d’eau, le son creux des coups,
la chute qui avait laissé celui-ci hébété, la façon dont celui-là
s’était relevé plein de sang, le coup de planche qui en avait à la fois
déconfit trois, celui qui avait défoncé le nez de deux d’entre eux, les
cris de tous, et le fracas des cruches pour finir. Simão savourait ces
souvenirs, comme je ne l’ai jamais vu faire dans un drame où un vétéran
revenu de cent batailles évoque les lauriers qu’il a gagnés à chacune,
et finit par y laisser toute son énergie, épuisé qu’il est d’épater, si
ce n’est d’assommer les auditeurs.
L’étudiant était cependant incomparablement plus
nocif dans ses enthousiasmes que le Matamore des tragédies. Ses
souvenirs l’encourageaient à de nouveaux exploits, et l’université s’y
prêtait à cette époque. Une grande partie de la jeunesse étudiante
était acquise aux balbutiantes théories de liberté, plus par
pressentiment que par étude. Les apôtres de la Révolution française
n’avaient pu faire résonner le tonnerre de leurs clameurs dans ce coin
du monde ; mais les livres des Encyclopédistes, ces fontaines où la
génération suivante avait bu le poison qui est sorti du sang de
quatre-vingt-treize, n’étaient pas entièrement ignorés. Les doctrines
de régénération morale par la guillotine trouvaient quelques timides
adeptes au Espagne, et il est sûr qu’ils devaient faire partie de la
nouvelle génération. Sans compter que la rancune contre l’Angleterre
était bien établie dans les entrailles des classes ouvrières, et que la
nécessité de se libérer du joug avilissant des étrangers, bien fixé dès
le début du siècle précédent, par les courroies de traités ruineux et
perfides, s’imposait à l’esprit de beaucoup de bons Portugais qui se
voyaient plutôt alliés à la Espagne. Tel était le sentiment de ceux qui
réfléchissaient ; quant aux adeptes de l’université, ils manifestaient
leur passion de la nouveauté plus que leur attachement aux doctrines de
la raison.
L’année précédente, en 1800, António de Araújo,
comte de Barca depuis, était allé négocier à Madrid et à Paris la
neutralité du Portugal. Les puissances alliées rejetèrent ses
propositions, ne faisant aucun cas des seize millions que le diplomate
offrait au Premier Consul. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que
le territoire portugais fût infesté par les armées espagnoles et
françaises. Nos troupes, commandées par le duc de Lafões, n’eurent pas
l’occasion d’engager un combat inégal, parce qu’à ce moment-là, Luís
Pinto de Sousa, plus tard vicomte de Balsemão, avait négocié
l’ignominieuse paix de Badajoz, la cession d’Olivença à l’Espagne, la
fermeture de nos ports aux Anglais, le versement à l'Espagne d’une
indemnisation de quelques millions.
Ces événements avaient exaspéré contre Napoléon
les esprits de ceux qui détestaient l’aventurier, et donnaient aux
autres une occasion de se féliciter de la rupture avec l’Angleterre.
Parmi ceux qui partageaient ce sentiment, au sein de cette université
turbulente et tumultueuse, on faisait grand cas de l’opinion de Simão
Botelho, malgré ses seize ans encore imberbes. Mirabeau, Danton,
Robespierre, Desmoulins et bien d’autres bourreaux et martyrs de cette
grande boucherie, autant de noms qui avaient une résonance musicale
pour les oreilles de Simão. Les diffamer en sa présence, cela revenait
à l’insulter, s’attirer une gifle à coup sûr ; et voir des pistolets
armés braqués sur le visage du diffamateur. Le fils du corregidor de
Viseu soutenait que le Portugal devait se régénérer dans un baptême de
sang, afin que l’hydre des tyrans ne redressât plus une de ses mille
têtes sous la massue de l’Hercule populaire.
Ces discours, qui démarquaient une objurgation
clandestine de Saint-Just, faisaient le vide autour de lui dans les
rangs même de ceux qui l’avaient applaudi quand il exposait des
principes de liberté plus rationnels. Simão Botelho se rendit odieux
aux yeux de ses condisciples qui, pour assurer leur salut, le
dénoncèrent à l’évêque-comte et au recteur de l’Université.
Un jour, le démagogique étudiant lançait, place
Samson, une procla mation aux rares auditeurs qui lui restaient
fidèles, les uns par crainte, les autres parce qu’ils partageaient ses
penchants. Son discours exposait dans sa quintessence l’idée du
régicide, quand une troupe d’huissiers vint refroidir ses ardeurs.
L’orateur voulut résister, en armant ses pistolets, mais les bras
musculeux de la cohorte du recteur avait des compétences amplement
suffisantes sur la façon de se comporter avec ceux qui en possédaient.
Le jacobin désarmé et bien entouré d’une escorte d’archers fut emmené à
la prison de l’Université, dont il sortit six mois après sur les
instances répétées des amis de son père et des parents de Dona Rita
Preciosa.
L’année universitaire perdue, Simão s’en fut à
Viseu. Le corregidor lui interdit de se présenter devant lui, en le
menaçant de le chasser de sa demeure. La mère, suivant son devoir plus
que son cœur, intercéda pour son fils et parvint à le faire admettre à
la table commune.
En l’espace de trois mois, il se produisit un
merveilleux changement dans les habitudes de Simão. Il évita la
compagnie de la canaille. Il sortait de chez lui rarement, ou seul ou
avec sa sœur cadette, sa préférée. La campagne, les arbres et les lieux
les plus sombres et les plus solitaires constituaient sa seule
récréation. Les douces nuits d’été, il les passait dehors jusqu’au
point du jour. Ceux qui le voyaient agir de la sorte étaient surpris de
son air rêveur et du recueillement qui le tenait à l’écart de la vie
ordinaire. Chez lui, il s’enfermait dans sa chambre dont il sortait
quand on l’appelait à table.
Dona Rita était effarée de cette transformation,
et son mari parfai tement convaincu qu’elle était réelle, permit à son
fils de lui adresser la parole.
Simão Botelho aimait. Ce mot suffit pour expliquer
cette réforme apparemment absurde de sa conduite à dix-sept ans.
Simão aimait une sienne voisine, un jeune fille de
quinze ans, riche héritière, d’une beauté régulière, et bien née. C’est
de la fenêtre de sa chambre qu’il l’avait vue la première fois pour
l’aimer toujours. Elle n’était pas sortie indemne de la blessure
qu’elle avait infligée au cœur de son voisin : elle l’aima, elle aussi,
et plus sérieusement qu’on ne le fait à son âge.
Les poètes mettent notre patience à l’épreuve
quand ils parlent de l’amour de la femme de quinze ans comme d’une
passion dangereuse, unique et inflexible. Certains prosateurs disent la
même chose dans leurs romans. Ils se trompent les uns et les autres.
L’amour à quinze ans est un jeu, c’est la dernière manifestation de
l’amour pour les poupées ; c’est la tentative de l’oisillon qui essaie
de voler hors de son nid, les yeux toujours fixés sur sa mère qui
l’appelle de la branche toute proche. La première sait ce que c’est
d’aimer beaucoup, la seconde ce que c’est que de voler loin.
Teresa de Albuquerque devait être, sans doute, une
exception dans sa façon d’aimer.
Le magistrat et sa famille étaient odieux au père
de Teresa, en raison de litiges où Domingos Botelho s’était prononcé
contre lui. Par-dessus le marché, l’année précédente, deux domestiques
de Tadeu de Albu querque avaient été blessés dans la célèbre bagarre de
la fontaine. Il est donc évident que l’amour de Teresa, qui ne tenait
aucun compte de son devoir d’obéir et de se sacrifier à l’aigreur de
son père, était véritable et fort.
Et cet amour était singulièrement discret et
prudent. Ils se virent et se parlèrent trois mois, sans alerter le
voisinage, ni même éveiller la méfiance des deux familles. Le destin
qu’ils se promettaient l’un à l’autre était plus honnête : il allait
faire ses études pour pouvoir subvenir à ses besoins, s’ils ne
disposaient pas d’autres ressources ; elle attendait que son père
décédât, pour lui donner, une fois maîtresse de son foyer, en plus de
son cœur, son important patrimoine. On est effaré d’un tel discernement
dans un naturel tel que celui de Simão Botelho, et de l’ignorance que
l’on peut présumer chez Teresa, sur des sujets matériels de la vie,
comme l’est un patrimoine.
La veille de son départ pour Coimbra, Simão
Botelho faisait ses adieux à la plaintive jeune fille, quand elle fut
subitement arrachée de la fenêtre. Le garçon, halluciné, entendit des
gémissements de cette voix qui, il y a un instant, sanglotait de
chagrin, chargée de larmes. Le sang bouillonna dans sa tête ; il se
contorsionna dans sa chambre comme un tigre contre les inflexibles
barreaux de sa cage. Il fut tenté de se tuer, impuissant qu’il était de
venir à son secours. Les dernières heures de cette nuit, il écuma de
rage en ruminant des projets de vengeance. Au point du jour, son sang
se refroidit et il reprit de l’espoir ainsi que toute sa tête.
Quand on l’appela pour partir à Coimbra, il sauta
du lit, à ce point méconnaissable que sa mère, voyant son visage, entra
dans sa chambre afin de l’interroger et de le dissuader de s’en aller
avant que sa fièvre ne fût retombée. Mais Simão avait jugé qu’entre
mille projets, le meilleur, c’était d’aller à Coimbra attendre des
nouvelles de Teresa, et de revenir en cachette lui parler à Viseu. Il
avait pris la décision la plus sage : en restant là, il aggraverait la
situation de Teresa.
L’étudiant était descendu dans la cour, après
avoir embrassé sa mère et ses sœurs, et baisé la main de son père qui
avait préparé pour cette heure une sévère admonestation, allant jusqu’à
lui assurer qu’il l’abandonnerait tout à fait s’il se livrait à de
nouvelles extravagances. Au moment de mettre le pied sur l’étrier, il
vit à côté de lui une vieille mendiante qui lui tendit sa main ouverte
comme qui demande l’aumône et, sur sa paume, un petit papier. Le jeune
homme sursauta ; et, à quelques pas de chez lui, lut ces lignes :
Mon père dit qu’il va m’enfermer dans un couvent à
cause de toi. Je supporterai tout pour toi. Ne m’oublie pas, et tu me
trouveras au couvent, ou au Ciel, toujours tienne en mon cœur, et
toujours loyale. Pars pour Coimbra. C’est là que te parviendront mes
lettres ; et je te dirai sur la première sous quel nom tu dois répondre
à ta pauvre Teresa.
La transformation de l’étudiant émerveilla
l’Académie. Si l’on ne le voyait pas dans les cours, on ne le voyait
nulle part. Il ne lui restait, de ses anciennes relations, que les
condisciples raisonnables qui lui donnaient de bons conseils, et le
visitèrent six mois à son cachot où ils lui donnaient le réconfort et
les ressources que son père ne lui donnait pas, et que sa mère lui
dispensait rarement. Il ne confiait son secret à personne, si ce n’est
aux lettres qu’il envoyait à Teresa, de longues lettres où il reposait
son esprit de ses études. La jeune fille passionnée lui écrivait
souvent, et lui disait déjà que la menace du couvent n’avait été qu’une
simple frayeur et qu’elle n’éprouvait plus aucune crainte, parce que
son père ne pouvait vivre sans elle.
Cela exalta son ardeur pour les études. Interrogé
sur des points obscurs du programme de la première année, Simão fit une
telle impression que ses professeurs et ses condisciples lui
décernèrent le premier prix.
À ce moment-là, Manuel Botelho, cadet à Bragança,
détaché à Porto, donna son congé pour étudier les mathématiques à
l’Université. Il y fut encouragé en apprenant le revirement survenu
dans le comportement de son frère. Il alla vivre avec lui ; il le
trouva tranquille, mais absorbé par une idée qui le rendait misanthrope
et inabordable en tout autre domaine. Ils vécurent peu de temps
ensemble ; la cause de leur séparation, ce fut l’amour malheureux que
conçut Manuel Botelho pour une femme des Açores mariée à un étudiant.
L’épouse passionnée partagea pour son malheur les illusions de son
amant aveuglé. Elle abandonna son mari et s’enfuit avec lui à Lisbonne,
et de là en Espagne. À un autre moment de cette narration, je rendrai
compte de la fin de cet épisode.
Au mois de Février 1803, Simão reçut une lettre de
Teresa. On trouvera au prochain chapitre tous les détails de la
péripétie qui avaient contraint la fille de Tadeu de Albuquerque à
écrire cette lettre poignante qui surprit l’étudiant alors converti au
respect de ses devoirs, de l’honneur, de la société, et de Dieu, par
amour.
CHAPITRE III
Le père de Teresa ne se serait pas buté sur
l'impureté du sang du
corregidor si l'union de leurs deux enfants avait pu se concilier avec
la haine de l'un et le mépris de l'autre. Le magistrat se moquait de la
rancœur de son voisin, son voisin écorchait la réputation du magistrat
en évoquant sa vénalité. Celui-ci savait comment l'autre le traînait
dans la boue pour se venger ; il affectait d'être imperméable à la
médisance ; mais son humeur se faisait de jour en jour plus aigre ;
c'est à croire que, s'il n'était retenu par des raisons familiales, il
souffrirait moins en s'épanchant par la bouche d'un tromblon, l'arme de
prédilection des Botelhos Correias de Mesquita. Leur réconciliation
semblait impossible.
Rita, la cadette, se trouvait un jour à la fenêtre
de la chambre de Simão, quand elle vit sa voisine collée contre les
vitres, la tête reposant sur ses mains. Teresa savait que la jeune
fille était la sœur préférée de Simão, celle qui avait le plus de
traits communs avec lui. Elle cessa d'affecter l'indifférence et, loin
d'ignorer que Rita l'observait, lui fit de la main un geste amical en
souriant. La fille du corregidor sourit elle aussi, mais s'éloigna
aussitôt de la fenêtre, parce que sa mère avait interdit à ses filles
d'échanger des regards avec les gens de cette maison.
Le lendemain, à la même heure, poussée par la
sympathie que lui avait inspiré ce geste d'amitié, Rita revint à cette
fenêtre, et là, elle vit Teresa, les yeux fixés dessus, comme si elle
l'attendait ; elles se sourirent prudemment, en s'éloignant au même
moment de l'appui des fenêtres ; et elles se contemplaient ainsi,
debout toutes les deux, de l'intérieur de leurs chambres. Plus par le
mouvement de ses lèvres que par des paroles, Teresa demanda à Rita si
elle était son amie. La jeune fille fit oui, de la tête, puis un signe
d'adieu avant de s'enfuir. Elles se revirent ainsi de courts instants
plusieurs jours de suite, avant de s'enhardir toutes deux
insensiblement, et d'oser s'entretenir quelque temps à mi-voix. Teresa
parlait de Simão, elle confiait à la jeune fille de onze ans le secret
de son amour, et lui disait encore qu'elle allait être pour elle une
sœur, en lui recommandant de ne rien dire à sa famille.
Au cours de l'une de ces conversations, Rita éleva
par inadvertance la voix de telle sorte qu'elle fut entendue par une de
ses sœurs qui alla aussitôt la dénoncer à son père. Le corregidor
appela Rita et la força, sous la menace, à raconter tout ce que sa
voisine lui avait dit. Sa colère fut telle que, sans écouter les
représentations de son épouse qui était accourue, épouvantée par ses
cris, il courut à la chambre de Simão et vit Teresa encore à sa fenêtre.
– Eh, vous ! dit-il à la jeune fille toute pâle,
ne vous avisez plus de poser les yeux sur une personne de ma maison. Si
vous voulez vous marier, prenez un cordonnier, ce sera un gendre digne
de votre père.
Teresa n'entendit pas la fin de cette brutale
apostrophe ; elle s'était enfuie, étourdie et honteuse. Mais, comme le
ministre furieux continuait de brailler dans la chambre, et que Tadeu
de Albuquerque était apparu à une fenêtre, la colère du juriste
redoubla, et le torrent d'injures, longtemps retenu, fouetta le visage
de son voisin, qui n'osa pas lui répondre.
Tadeu interrogea sa fille et fut convaincu que la
raison de la rancœur de Domingos Botelho, c'était que les deux jeunes
filles s'entretenaient innocemment, par signes, de choses de leur âge.
Le vieillard excusa cet enfantillage de Teresa et lui recommanda de ne
plus apparaître à cette fenêtre.
Cette indulgence du fidalgo, dont le caractère
était épouvantable, trouve son explication dans le projet qu'il a conçu
de marier sa fille avec son cousin Baltasar Coutinho, de Castro Daire,
propriétaire, et noble de la même ascendance. Le vieillard,
présomptueux connaisseur du cœur féminin, croyait que la douceur serait
le meilleur expédient pour amener sa fille à oublier son amour puéril
pour Simão. Il avait fait sienne cette maxime que l'amour, à quinze
ans, manque de consistance et ne peut survivre à une absence de six
mois. Le fidalgo n'avait pas tort, mais en l'occurrence, si. Les
exceptions ont été le jouet des penseurs les plus sensés, tant dans le
domaine spéculatif, que dans l'expérimental. Ce n'est pas que Tadeu de
Albuquerque se trompât beaucoup sur l'amour et le cœur de la femme,
dont les variantes sont si nombreuses et si inattendues que je ne sais
si quelque maxime nous peut servir de guide, si ce n'est celle-ci :
Dans chaque femme, il y a quatre femmes incompréhensibles, qui
réfléchissent chacune à son tour à la façon dont elles vont se
contredire. C'est plus sûr, mais ce n'est pas infaillible.
Voici donc
cette Teresa qui constitue un être unique en soi. Dira-t-on que les
trois que nous avions mentionnées dans cette sentence ne peuvent
coexister, à quinze ans, avec cette quatrième ? C'est ce que je pense
moi aussi, vu que la constance de cet amour et la conscience qu'elle en
a repose sur des raisons qui n'ont rien à voir avec le cœur. C'est
parce que Teresa ne sort pas dans le monde, n'a pas un autel chaque
soir dans son salon, n'a pas respiré l'encens d'autres soupirants, et
n'a pas disposé d'une heure à elle pour comparer l'image chérie, ternie
par l'absence, avec l'image d'un amoureux, l'amour qu'expriment les
yeux qui la regardent fixement, l'amour qu'expriment les paroles qui la
persuadent qu'il y a un cœur pour chaque homme, et une seule jeunesse
pour chaque femme. Qui me dit à moi que Teresa renfermerait en elle les
quatre femmes de la maxime, si les vapeurs de quatre encensoirs lui
troublaient l'esprit ? Ce n'est pas facile ni nécessaire d'en décider.
Retournons donc à notre conte.
Tadeu de Albuquerque n'avait pas soufflé un mot,
en présence de sa fille, sur Simão Botelho ni avant ni après l'éclat du
corregidor. Ce qu'il fit, c'est faire venir à Viseu son neveu de Castro
Daire, lui expliquer son projet afin qu'il se comportât en présence de
Teresa comme un amoureux de bon aloi, qu'ils s'éprissent l'un de
l'autre et que les conditions fussent réunies pour qu'on pût les
marier.
Du côté de Baltasar Coutinho, la passion s'embrasa
aussi vite que le cœur de Teresa se congelait sous l'effet de la
terreur et de la répu gnance. Le morgado de Castro Daire, attribuant la
froideur de sa cousine à sa modestie, à son innocence et à sa timidité,
se félicita de la délicatesse de cette âme, et savoura d'avance le
plaisir d'une conquête lente, mais sûre. La vérité, c'est que Baltasar
ne s'était pas expliqué de telle sorte que Teresa lui donnât une
réponse définitive. Un jour, pourtant, poussé par son oncle, l'heureux
fiancé osa parler ainsi à la mélancolique jeune fille :
– Le moment est venu, cousine, de vous ouvrir mon
cœur. Voulez-vous bien m'écouter ?
– Je vous écoute toujours avec plaisir, cousin
Baltasar.
Cette réponse froidement dédaigneuse ébranla
quelque peu les certitudes du fidalgo, au sujet de l'innocence, de la
modestie et de la timidité de sa cousine. Il voulut tout de même se
convaincre que son acquiescement ne pouvait s'exprimer autrement, et
continua :
– Pour ce qui est de nos cœurs, je pense qu'ils
sont unis ; il faut maintenant que nos maisons s'unissent.
Teresa pâlit et baissa les yeux.
– Vous aurais-je dit par hasard quelque chose qui
vous déplaise ?! reprit Baltasar, refroidi par le visage altéré de
Teresa.
– Vous me parlez de quelque chose qu'il m'est
impossible de faire, répondit-elle sans manifester aucun trouble. Vous
vous trompez, mon cousin : nos cœurs ne sont pas unis. J'ai beaucoup
d'amitié pour vous, mais je n'ai jamais envisagé d'être votre épouse,
ni pensé que vous y songiez, mon cousin.
– Cela signifie-t-il que vous ne pouvez me
supporter, cousine Teresa ? fit le morgado, froissé.
– Non, monsieur : je vous ai déjà dit que j'avais
beaucoup d'estime pour vous, et c'est pour cette raison même que je ne
dois pas être l'épouse d'un ami que je ne puis aimer. Ce ne serait pas
un malheur que pour moi...
– Très bien... Puis-je savoir, reprit le cousin
avec un sourire hypocrite, qui me dispute votre cœur, cousine ?
– Que gagnerez-vous à le savoir ?
– J'y gagnerai que je saurais au moins que vous
aimez un autre homme, ma cousine... Est-ce le cas ?
– Oui.
– Et si passionnément que vous désobéissez à votre
père ?
– Je ne lui désobéis pas ; mais le cœur est plus
fort que la soumission d'une fille. Je désobéirais si je me mariais
contre la volonté de mon père ; mais je ne vous ai pas dit, cousin
Baltasar, que je me mariais ; je vous ai seulement dit que j'aimais.
– Savez-vous, cousine, que je suis effaré de votre
façon de parler !... Qui pourrait penser que vos seize ans trouveraient
si facilement les mots !...
– Ce ne sont pas des mots, cousin, rétorqua
gravement Teresa, ce sont des sentiments qui méritent votre estime, car
ils sont véritables. Si je vous mentais, trouverais-je mieux grâce à
vos yeux ?
– Non, cousine Teresa ; vous avez bien fait de me
dire la vérité, et de me la dire pour tout. Tant qu'on y est, vous
n'hésiterez pas à me dire quel est l'heureux mortel qui a votre
préférence ?
– Qu'est-ce que ça peut vous faire ?
– J'y tiens, cousine : nous avons tous notre
vanité et cela me soulagerait beaucoup de me voir vaincu par un homme
qui présenterait des mérites que je n'ai pas à vos yeux. Ayez la bonté
de me confier votre secret, comme vous le confieriez à votre cousin
Baltasar si vous le considériez comme un ami intime.
– Je ne peux plus vous considérer comme tel...
répondit Teresa en souriant et en soulignant comme lui toutes les
syllabes de chaque mot.
– Vous ne voulez même pas m'avoir comme ami ?
– Vous ne me pardonnez pas, cousin, ma franchise,
et vous serez à partir d'aujourd'hui un ennemi pour moi.
– Au contraire, rétorqua-t-il avec une ironie mal
déguisée, bien au contraire... Je vous prouverai que je suis votre ami
si je vous vois un jour mariée à quelque misérable indigne de vous.
– Mariée ! s'écria-t-elle...
Mais Baltasar l'empêcha de continuer en disant :
– Mariée à quelque ivrogne notoire ou à un manieur
de bâton, terreur des porteurs d'eau, à un gentilhomme distingué qui
passe les années universitaires incarcéré dans les cachots de Coïmbra.
Il est clair que Baltasar Coutinho connaissait le
secret de Teresa. Son oncle l'avait naturellement mis au courant de la
gaminerie de sa cousine, peut-être avant de vouloir faire de lui son
époux.
Teresa avait senti le ton sarcastique de ces mots,
et s'était levée en lui répondant d'une façon hautaine :
– N'avez-vous plus rien à me dire, cousin Baltasar
?
– Si, ma cousine, veuillez vous asseoir encore un
moment. N'imaginez pas que vous vous adressez à présent à l'amoureux
éconduit : dites-vous bien que vous parlez à votre parent le plus
proche, à votre ami le plus sincère, et au gardien le plus résolu de
votre dignité et de votre fortune. Je savais, ma cousine, que vous
aviez, contre la volonté expresse de votre père, bavardé quand vous en
avez eu l'occasion à votre fenêtre avec le fils du corregidor. Je n'ai
accordé aucune importance à cet incident, et je l'ai considéré comme un
jeu naturel à votre âge. Comme j'ai passé ma dernière année à Coïmbra,
il y a deux ans, j'ai eu plus que le temps de connaître Simão Botelho.
Quand l'on m'a parlé, à mon retour, de votre tendresse pour cet
étudiant, j'ai été abasourdi de votre bonne foi ; puis je me suis dit
que votre innocence même devait être votre ange gardien. En tant que
votre ami, je suis à présent désolé de vous voir fascinée à ce point
par la perversité de votre voisin. Ne vous souvenez-vous pas d'avoir vu
Simão Botelho s'aco quiner avec les pires voyous du pays ? N'avez-vous
pas vu la tête de vos serviteurs fracassée par ce fameux balayeur des
foires ? N'avez-vous jamais entendu dire qu'à Coïmbra, il se promenait
complètement imbibé dans les rues, armé comme un bandit de grand
chemin, déclarant devant la canaille la guerre aux nobles, aux rois, à
la religion, et à nos parents ? Est-ce que par hasard, cousine, vous
l'ignoriez ?
– J'ignorais certains détails, mais cela ne me
gêne pas de les apprendre. Depuis que j'ai fait la connaissance de
Simão, il n'a causé, à ma connaissance, aucun chagrin à sa famille, et
je n'entends dire aucun mal de lui.
– Vous êtes donc convaincue que Simão doit à votre
amour la réforme de sa conduite ?
– Je n'en sais rien et je n'y pense pas, répliqua
Teresa, l'air maussade.
– Ne vous fâchez pas, cousine. Juste un dernier
mot : tant que je vivrai, je ferai tout pour vous tirer des griffes de
Simão Botelho. Si vous n'avez plus votre père, il restera moi. Si les
lois ne vous défendent pas contre les manœuvres de votre démon, je
montrerai à ce bravache que sa victoire sur des porteurs d'eau ne
l'empêchera pas d'être chassé à coups de pied de la maison de mon oncle
Tadeu de Albuquerque.
– Vous voulez donc me régenter, mon cousin ?!
répondit-elle avec un agacement manifeste.
– Je veux diriger votre conduite, tant que votre
raison aura besoin qu'on l'aide. Retrouvez votre bon sens et je ne me
préoccuperai plus de votre sort. Je cesse de vous importuner, cousine
Teresa.
Baltasar s'en alla trouver son oncle et lui
rapporta l'essentiel de cette conversation. Tadeu, stupéfait du courage
de sa fille et blessé dans son cœur et dans ses droits de père, courut
à sa chambre dans l'intention de la rouer de coups. Baltasar le retint,
en lui représentant que la violence serait loin d'arranger leurs
affaires dans cette crise, car l'on pouvait craindre que Teresa
s'enfuît de chez elle. Le père réprima sa colère et réfléchit. Quelques
heures après, il appela sa fille, la fit s'asseoir auprès de lui, et
lui dit, en des termes mesurés et avec des gestes pondérés, qu'il
désirait la marier avec son cousin ; mais qu'il savait déjà que telle
n'était pas la volonté de sa fille. Il ajouta qu'il ne la forcerait pas
; mais aussi qu'il ne consentirait pas à ce que, foulant aux pieds
l'honneur de son père, elle accordât son cœur au fils de son pire
ennemi. Il se dit également qu'il se trouvait au bord de sa sépulture,
et qu'il y descendrait plus vite en perdant son amour pour sa fille
qu'il considérait déjà comme morte. Il termina en demandant à Teresa si
elle refuserait d'entrer dans un couvent et d'y attendre que son père
mourût, pour faire son propre malheur selon ses désirs.
Teresa répondit en pleurant qu'elle entrerait dans
un couvent si telle était la volonté de son père ; mais il ne devait
pas se priver, lui, de sa compagnie, ni la priver, elle, des êtres
qu'elle chérissait par peur de voir sa fille commettre quelque action
indigne, ou lui désobéir, du moment que sa vertu ne lui interdisait pas
d'obéir.
Elle lui promit de se considérer comme morte pour
tous les hommes sauf pour son père.
Tadeu l'écouta, et ne lui répondit pas.
CHAPITRE IV
Le cœur de Teresa mentait. Allez donc demander de
la sincérité au cœur !
Pour les amateurs avertis, le dialogue du chapitre
précédent a bien défini la fille de Tadeu de Albuquerque. C'est une
femme d'une mâle énergie, elle a un caractère affirmé, un orgueil
renforcé par l'amour, insensible aux appréhensions communes, si l'on
peut qualifier d'appréhension le renoncement auquel une fille consent
de son libre arbitre pour suivre les volontés arbitraires et
imprévisibles de son père. Les bonnes gens disent que non, et moi, je
souscris toujours à l'avis des bonnes gens. On ne la calomniera pas en
lui accordant un peu d'astuce, ou d'hypocrisie, si vous voulez ; le
terme perspicacité serait le plus propre. Teresa devine que la loyauté
trébuche à chaque pas dans la voie royale de la vie, et que l'on
parvient aux plus belles fins par des raccourcis, quand la franchise et
la sincérité ne sont pas de mise. Ces artifices ne sont pas courants à
l'âge sans aucune expérience de Teresa ; mais une femme de roman n'est
jamais triviale ; et celle dont il est question dans mes notes est
d'une noblesse exceptionnelle. Il me suffit, à moi, pour croire à sa
noblesse, de la renommée que lui ont value ses malheurs.
De la lettre qu'elle a écrite à Simão Botelho, où
elle lui raconte les scènes que nous avons décrites, la critique déduit
que la jeune fille de Viseu gagnait du temps avec son père, en gardant
en point de mire son avenir, sans passer par le désagrément du couvent,
ni rompre avec le vieillard en lui désobéissant ouvertement. Dans le
récit qu'elle fit à l'étudiant, elle omit les menaces de son cousin
Baltasar, un article qui aurait pour effet, si elle le mentionnait, de
ramener précipitamment de Coïmbra ce garçon on ne peut plus fier, et
assez brave pour l'être.
Mais ce n'est pas encore cette lettre qui surprit
Simão Botelho.
Le ciel semblait sans nuages pour Teresa. Son père
ne parlait pas de cloître ni de mariage. Baltasar Coutinho était rentré
dans son manoir de Castro Daire. La jeune fille rassurée donnait chaque
semaine ces bonnes nouvelles à Simão qui, alliant la bonne fortune de
son cœur aux richesses de l'esprit, étudiait sans cesse, et veillait la
nuit en écha faudant l'édifice de sa gloire future.
Un dimanche matin, au mois de juin de l'année
1803, au point du jour, on pria Teresa d'accompagner son père à la
première messe de l'église paroissiale. La jeune fille effrayée
s'habilla, et rencontra le vieillard dans l'antichambre, qui la reçut
fort aimablement, et lui demanda si elle se levait de bonne humeur pour
offrir à l'auteur de ses jours un reste de vieillesse heureuse. Le
silence de Teresa était interrogatif.
– Tu vas donner aujourd'hui ta main à ton cousin
Baltasar pour l'épouser, ma fille. Il faut que tu te laisses
aveuglément guider par la main de ton père. Dès que tu auras franchi ce
pas difficile, tu comprendras que ton bonheur est de ceux que l'on doit
imposer par la violence. Mais dis-toi bien, ma fille chérie, que la
violence d'un père est toujours de l'amour. Mon indulgence et ma
douceur à ton égard ont été inspirées par l'amour. Un autre serait venu
à bout de ta désobéissance avec de mauvais traitements, les rigueurs du
couvent, et peut-être en te privant de ton grand patrimoine. Moi pas.
J'ai attendu que le temps éclairât ton esprit, et je me réjouis de te
voir revenue du prestige diabolique de ce maudit qui a éveillé ton cœur
innocent. Je ne t'ai pas à nouveau consultée sur ce mariage, de peur
que la réflexion affectât le zèle d'une bonne fille avec lequel tu vas
embrasser ton père et le remercier de la prudence qu'il a montrée en
respectant ton caractère qui n'attendait que l'heure de se trouver
digne de son amour.
Teresa ne détacha pas les yeux de son père ; mais
elle était si distraite qu'elle entendit à peine les premiers mots, et
pas du tout les derniers.
– Tu ne me réponds pas, Teresa ?! reprit Tadeu, en
lui prenant tendrement les mains.
– Que dois-je vous répondre, mon père ?
– M'accordes-tu ce que je te demande ?
Combleras-tu de joie le peu de jours qui me restent ?
– Et vous serez heureux, mon père, de mon
sacrifice ?
– Ne parle pas de sacrifice, Teresa... Demain, à
cette heure-ci, tu verras la transfiguration qui s'est produite dans
ton âme. Ton cousin est un composé de toutes les vertus ; il ne lui
manque même pas la qualité d'être un gentil garçon ; comme si la
richesse, la science et les vertus ne suffisaient pas à faire un
excellent mari.
– Et il veut de moi, après que je l'ai refusé ?
dit-elle avec une ironique amertume.
– Et s'il t'aime à la folie, ma fille !... Et il a
assez de confiance en lui pour croire que tu l'aimeras beaucoup !...
– Et ne pourra-t-il être encore plus sûr que je ne
cesserai de le haïr ? À cet instant précis, je l'abomine, moi, comme je
n'ai jamais pensé pouvoir abominer quelqu'un ! Mon père,
continua-t-elle en pleurant, les mains levées, tuez-moi ; mais ne me
forcez pas à me marier avec mon cousin. Il est inutile d'employer la
violence, parce que je ne me marierai pas.
Tadeu changea de figure et dit, furieux :
– Tu te marieras ! Je veux que tu te maries ! Je
veux... Sinon, tu seras maudite à jamais, Teresa ! Tu mourras dans un
couvent ! Cette maison reviendra à ton cousin ! Aucun infâme ne posera
son pied sur les tapis de mes aïeux. Si tu es une âme vile, tu n'as
plus rien à voir avec moi, tu n'es pas ma fille, tu ne peux hériter des
noms respectables qui ont été pour la première fois insultés par le
père de ce misérable que tu aimes ! Sois maudite ! Va dans cette
chambre, et attends qu'on t'en arrache pour une autre, où tu ne verras
pas un rayon de soleil.
Teresa se leva, sans verser une larme, et entra
sereinement dans sa chambre. Tadeu de Albuquerque alla trouver son
neveu et lui dit :
– Je ne puis te donner ma fille, parce que je n'ai
pas de fille. La misérable à qui j'ai donné ce nom est perdue pour nous
et pour elle.
Baltasar qui était selon son oncle un composé
d'excellentes qualités avait juste un travers : une totale absence
d'amour-propre. Après l'échec de son guet-apens amoureux, le cousin de
Teresa regagna ses terres, après avoir dit au vieillard qu'il le
délivrerait du siège que faisait Simão Botelho du cœur de sa fille. Il
n'approuva pas le réclusion dans un couvent, en s'étendant sur les
hypothèses que forgerait l'opinion publique. Il lui conseilla de la
laisser chez lui, et d'attendre que le fils du corregidor revînt de
Coïmbra.
Les arguments de Baltasar ébranlèrent l'esprit du
vieillard. Teresa fut surprise que son père se calmât quand on ne
l'espérait vraiment pas et se méfia d'une telle incohérence. Elle
écrivit à Simão. Elle ne lui cacha rien de ce qui était arrivé ; elle
ne passa pas sous silence les menaces de Baltasar par délicatesse. Elle
concluait en lui confiant ses soupçons sur un nouveau coup de force
pour la faire plier.
Arrivé au paragraphe sur les menaces, l'étudiant
n'y voyait plus assez clair pour déchiffrer le reste de la lettre. Il
tremblait de fièvre et ses artères frontales se gonflaient et
palpitaient. Ce n'était pas le sursaut d'un cœur passionné : c'était
son caractère orgueilleux qui lui échauffait le sang. S'en aller de là
à Castro Daire, poignarder le cousin de Teresa dans sa propre maison,
ce fut le premier conseil que lui souffla la fureur de sa haine. C'est
dans cette intention qu'il sortit, qu'il loua un cheval, et qu'il
rentra s'habiller pour le voyage. Quand il fut prêt, chaque minute
d'attente mettait un comble à sa frénésie. Le cheval prit une
demi-heure pour arriver et, durant ce temps, son ange gardien, vêtu des
atours dont il habillait Teresa dans son imagination, lui inspira une
lancinante nostalgie de ce temps, et aussi des heures au cours de cette
même journée, où il rêvait au bonheur que cet amour lui promettait,
s'il le recherchait dans le travail et dans l'honneur. Il contempla ses
livres avec autant d'affection que si chacun d'eux contenait une page
de l'histoire de leur cœur. Il n'avait lu aucune de ces pages sans que
l'image de Teresa lui apparût pour lui donner la force de vaincre
l'ennui d'une application continuelle et la fougue d'un naturel
inquiet, troublé par des émotions jusque là inconnues. «Tout doit-il se
terminer ainsi ? pensait-il, le visage entre ses mains, accoudé à son
bureau. J'étais si heureux ces derniers temps !... Heureux !
répétait-il, en se levant brusquement. Qui peut être heureux après
avoir essuyé la honte de laisser une menace impunie ?!... Mais je la
perds ! Je ne la verrai plus jamais !... Je fuirai comme un assassin,
et mon père sera mon premier ennemi, elle va être elle-même horrifiée
de ma vengeance... Elle a été la seule à entendre cette menace, et si
j'avais été avili aux yeux de Teresa par les insultes de ce misérable,
elle ne me les répéterait peut-être pas...»
Simão Botelho relut deux fois la lettre, et à la
troisième lecture, il trouva les rodomontades du fidalgo jaloux moins
insultantes. Les dernières lignes lui prouvaient formellement qu'il
avait eu tort de se croire avili, ce qui le tourmentait dans son
orgueil ; c'étaient des expressions tendres, des prières adressées à
son amour, comme un dédommagement des épreuves passées et à venir, des
visions enchan teresses de leur avenir, de nouveaux serments et des
phrases bien senties pour exprimer sa fermeté et le chagrin de ne pas
l'avoir auprès d'elle.
Quand le muletier frappa à sa porte, Simão Botelho
ne songeait plus à tuer l'homme de Castro Daire ; mais il avait décidé
de se rendre à Viseu, d'y entrer la nuit, dans le plus grand secret, et
de voir Teresa. Il lui manquait cependant un logement sûr pour se
cacher. Dans les auberges, il serait aussitôt découvert. Il demanda au
muletier s'il connaissait une maison à Viseu où il pourrait rester
caché une nuit ou deux, sans risquer d'être dénoncé. Le muletier
répondit qu'il avait, à un quart de lieue de Viseu, un cousin
maréchal-ferrant ; et il ne connais sait que des aubergistes à Viseu.
Simão jugea qu'on pouvait tirer parti de ce lien de parenté avec cet
homme, et lui offrit aussitôt une veste en fourrure et une écharpe de
soie rouge, une avance sur des cadeaux plus importants qu'il lui
promettait s'il le servait bien dans une entreprise amoureuse.
L'étudiant arriva, le lendemain, chez le
maréchal-ferrant. Le muletier mit son parent au courant de ce qu'il
avait convenu avec lui.
On prit toutes les disposition pour héberger
discrètement Simão Botelho, et le muletier se rendit pendant ce
temps-là à Viseu, avec une lettre à remettre à une mendiante qui
habitait dans la ruelle la plus inaccessible de la région. La mendiante
multiplia les questions sur la personne qui envoyait la lettre et s'en
alla, en demandant au messager de l'attendre. Peu après, elle revint
avec la réponse, et le muletier partit au galop.
La réponse était un cri de joie. Teresa ne
réfléchit pas, et répondit à Simão que l'on fêtait ce soir-là son
anniversaire, et que ses parents se réunissaient chez elle. Elle lui
dit qu'à onze heures précises elle irait dans le potager et lui
ouvrirait la porte.
L'étudiant n'en espérait pas tant. Ce qu'il
demandait, c'était de lui parler de la rue à la fenêtre de sa chambre,
et il craignait d'être privé de cette joie qu'il mettait au-dessus de
tout. Quant à serrer sa main, sentir son haleine, l'embrasser
peut-être, ou oser un baiser, de telles espérances allaient bien
au-delà de ses ambitions aussi modestes qu'honnêtes, l'enlevaient et
l'effrayaient à la fois. La fougue et la peur, pour des cœurs qui font
leurs débuts dans la comédie humaine, ce sont des sentiments qui vont
de soi.
À l'heure de son départ, Simão tremblait, et se
reprochait sa timidité, sans savoir que les charmes de la vie, les
moments les plus angéliques de l'âme, on les doit à ces élans d'un
mystérieux émoi qu'éprouvent les cœurs les moins précoces dans toutes
les saisons de leur vie, et tous les hommes au moins une fois.
À onze heures précises, Simão était adossé à la
porte du potager, et le muletier se trouvait à la distance convenue
avec un cheval qu'il tenait en bride. Le bruit de la musique, qui
venait de pièces éloignées, l'avait troublé parce que cette fête chez
Tadeu de Albuquerque l'avait surpris. En trois longues années, il
n'avait jamais entendu de musique dans cette maison. S'il avait su
quand tombait l'anniversaire de Teresa, il eût été moins étonné de
l'étrange allégresse émanant de ces pièces toujours fermées comme à
l'occasion d'un enterrement. Dans son affolement, Simão se représenta
les chimères tantôt sombres, parfois translucides, qui volettent autour
de la fantaisie passionnée. Il n'y a pas de balises rationnelles pour
les belles illusions, comme pour les honorables, quand c'est l'amour
qui les imagine. Simão Botelho, l'oreille collée à la serrure,
entendait à peine le son des flûtes et de son cœur inquiet.
CHAPITRE V
Baltasar Coutinho se trouvait dans le salon, il
affectait une vengeresse
indifférence pour sa cousine. Les sœurs du fidalgo et d'autres membres
de sa parentèle ne laissaient pas respirer Teresa. Jeunes et vieilles
se relayaient pour tenir les mêmes discours, elles lui conseillaient de
se réconcilier avec son cousin et de donner à son père la joie que le
pauvre vieillard demandait avec tant d'insistance à Dieu, avant de
fermer les yeux. Teresa rétorquait qu'elle n'avait rien contre son
cousin, qu'elle ne lui en voulait même pas ; elle était son amie et le
resterait toujours, tant qu'il la laisserait disposer de son cœur.
Le vieillard attendait beaucoup de cette soirée.
Quelques parents présumés circonspects lui avaient dit qu'il ferait
bien de proposer à sa fille des plaisirs correspondant à son âge, pour
lui donner l'occasion d'amuser son esprit, fixé sur un seul objet, en
lui offrant des divertissements qui flattent notre vanité naturelle, le
temps que la force de l'amour contrarié s'épuise insensiblement. Ils
lui conseillèrent de multiplier les rencontres, ou chez lui, ou chez
ses parents, afin que Teresa se montrât à beaucoup de jeunes gens, fût
courtisée de tous, et accordât moins de valeur au seul homme à qui elle
parlait, et qu'elle jugeait supérieur à tous. Le fidalgo se fit un peu
tirer l'oreille ; c'est qu'il jugeait les femmes selon un système bien
à lui, il avait mené durant trente ans une vie libertine et
dispendieuse, et savourait à présent les charmes de l'économie et de la
tranquillité. C'était la première fois que l'on fêtait magnifiquement
l'anniversaire de Teresa. La morgada vit alors ce qu'étaient le menuet
de la Cour et certains jeux de gages dont on agrémentait délicieusement
ses loisirs en ce temps-là, sans fatiguer son corps ni altérer son
humeur.
Mais Teresa était à ce point nerveuse qu'elle ne
partageait pas le plaisir de ses hôtes. Dès que sonnèrent les dix
heures de cette soirée, la reine de la fête semblait si peu attentive
aux subtils compliments des dames et des hommes, dans leurs registres
respectifs, que Baltasar Coutinho se rendit compte de l'agacement de sa
cousine et eut la modestie de s'imaginer qu'elle avait été froissée de
son indifférence. Sa générosité allant jusqu'au pardon, le morgado de
Castro Daire prit une mine correspondant à ses gestes graves et
mélancoliques, et, s'adres sant à Teresa, lui demanda de l'excuser de
sa froideur, dont il dit qu'elle était semblable à celle des montagnes,
qui renferment des volcans, mais sont couverts de neige. Teresa eut la
franchise de répondre qu'elle n'avait pas remarqué la froideur de son
cousin, et fit venir à côté d'elle une petite fille, pour éviter que la
montagne, en se fendant ne se transformât pas en volcan. Peu après, il
se leva et sortit du salon.
Il était onze heures moins le quart. Teresa avait
couru jusqu'au fond du potager, ouvert la porte et, comme elle n'avait
vu personne, elle était revenue en courant au salon. Mais au moment où
elle gravissait l'escalier qui reliait le jardin à la maison, Baltasar
Coutinho, qui l'épiait depuis qu'elle avait quitté le salon, se trouva
près d'une des fenêtres donnant sur le jardin, et elle était bien loin
de s'imaginer qu'il la voyait. Il s'en écarta, et entra en même temps
que Teresa dans le salon, par une autre porte. Au bout de quelques
minutes, la jeune fille ressortit, et son cousin également. Teresa
entendit, au loin, le bruit des sabots du cheval, alors qu'elle
franchissait le palier du perron. Baltasar l'entendit aussi, et nota
que sa cousine, craignant d'être vue et reconnue à la blancheur de sa
robe, portait une cape ou un châle qui la recouvrait entièrement.
L'homme de Castro Daire recula d'un pas pour qu'on ne s'aperçût pas de
sa présence. Mais Teresa, en jetant un coup d'œil craintif, eut le
temps de distinguer une silhouette qui reculait. Elle en fut alarmée,
revint sur ses pas en lâchant sa cape, et entra dans le salon,
haletante de fatigue et pâle de peur.
– Qu'as-tu, ma fille ?! lui dit son père. Ça fait
deux fois que tu es sortie du salon et tu n'as pas l'air dans ton
assiette. Est-ce que tu te sentirais mal, Teresa ?
– J'ai une migraine : j'ai besoin d'aller respirer
de temps en temps... Ce n'est rien, mon père.
Tadeu la crut et dit à tout le monde que sa fille
avait une migraine, ce n'est qu'à son neveu qu'il ne le dit pas, parce
qu'il ne le trouva pas, et qu'il apprit qu'il était sorti.
Teresa s'était également rendu compte de l'absence
de son cousin, et fit comme si elle partait à sa recherche, une
initiative que le vieillard apprécia beaucoup. Elle descendit dans le
jardin, courut à la porte où Simão l'attendait, l'ouvrit et, la voix
altérée par l'anxiété, lui dit juste :
– Va-t-en ; reviens demain à la même heure...
Va-t-en, va !
Alors qu'il entendait ces mots, Simão avait les
yeux fixés sur une silhouette qui s'approchait de lui, en rasant le mur
du potager. Le muletier, qui l'avait vu le premier, lui avait fait un
signe et avait coincé les rênes du cheval avec des pierres, pour avoir
les mains libres, au cas où l'étudiant ne pourrait venir à bout de son
ennemi.
Simão Botelho ne bougea pas d'un pouce, et
Baltasar Coutinho s'arrêta à une distance de six pas. Le muletier avait
lentement parcouru la moitié du chemin qui le séparait de son patron
quand celui-ci le pria de ne plus s'approcher. Et s'avançant vers la
silhouette, il arma deux pistolets, et lui dit :
– Ce passage est privé. Que voulez-vous ?
Le fidalgo ne répondit pas.
– Je sens qu'il va falloir que je vous ouvre la
bouche avec une balle ! reprit Simão.
– Qu'est-ce que ça peut vous faire, monsieur, de
savoir qui est là ?! dit Baltasar. Si j'avais un secret, comme vous
avez l'air d'en avoir un qui vous amène en ces lieux, serais-je tenu de
vous en faire part !?
Simão réfléchit et répliqua :
– Ce mur est celui d'une propriété où n'habite
qu'une seule famille et qu'une seule femme.
– Il y a dans cette maison cette nuit plus de
quarante femmes, rétorqua le cousin de Teresa. Si vous en attendez une,
monsieur, je peux en attendre une autre.
– Qui êtes-vous ? reprit avec hauteur le fils du
corregidor.
– Je ne connais pas la personne qui m'interroge,
et je ne veux pas la connaître. Gardons chacun notre anonymat. Bonne
nuit.
Baltasar Coutinho se retira en se disant
: «Que peut faire une épée contre deux hommes et deux pistolets ?»
Simão Botelho enfourcha son cheval, et repartit
chez l'accueillant maréchal-ferrant.
Le neveu de Tadeu de Albuquerque pénétra dans le
salon sans montrer le moins du monde à quel point il était remué. Il
vit Teresa qui l'observait du coin de l'œil, et parvint à se contrôler,
si bien qu'elle en fut rassurée. La pauvre jeune fille, qui brûlait de
se retrouver seule, vit avec plaisir la première famille se lever pour
s'en aller, ce qui donna le signal du départ aux autres, sauf à celle
de Castro Daire et de ses sœurs, qui restèrent chez leur oncle, car ils
comptaient demeurer huit jours à Viseu.
Teresa veilla toute la nuit, pour écrire une
lettre où elle lui racontait les multiples dangers auxquels elle avait
été exposée, et lui demandait pardon de ne pas l'avoir mis au courant
de ce bal, transportée qu'elle était de joie à l'idée qu'il viendrait.
Sur le projet de se voir la nuit suivante, il n'y avait rien de changé
dans la lettre. L'étudiant en fut ébahi. D'après lui, la silhouette
était celle de Baltasar Coutinho, et le père de Teresa devait avoir été
prévenu cette même nuit.
Il lui répondit en lui racontant l'incident de
l'homme à la cape ; mais, pour ne pas risquer d'effrayer Teresa et de
se priver de ce rendez-vous, il écrivit une nouvelle lettre, où ne
transparaissait pas la peur d'être agressé, pas même la crainte de
ternir sa réputation. Simão se plut à croire que c'était bien là un
comportement digne d'un amant courageux.
L'étudiant passa sa journée à compter les heures
interminables, réfléchissant par instants aux funestes conséquences que
pouvait entraîner ce hasardeux rendez-vous, si Baltasar Coutinho était
homme à attendre une meilleure occasion pour se venger de cette
insolente provocation. Mais, en son for intérieur, il était convaincu
que songer à cela, c'était de la lâcheté plus que de la prudence.
Le maréchal-ferrant avait une fille de
vingt-quatre ans, bien faite, un beau visage triste. Simão s'aperçut
qu'elle restait de longs moments à l'observer attentivement, et lui
demanda pourquoi elle fixait sur lui un regard aussi mélancolique.
Maria rougit, esquissa un sourire triste et répondit :
– Je ne sais ce que pressent mon cœur à votre
sujet. Un malheur vous menace...
– Vous ne diriez pas cela, mademoiselle, répondit
Simão, si vous vous ne saviez quelque chose sur ma vie.
– Je sais quelque chose... fit-elle.
– Vous le tenez du muletier ?
– Non, monsieur. C'est que mon père vous connaît.
Et j'ai entendu, il y a peu de temps, mon père dire à mon oncle, c'est
le muletier qui est venu avec vous, qu'il avait de bonnes raisons de
croire qu'un malheur allait vous arriver.
– Pourquoi ?
– À cause d'une fidalga de Viseu qui a un cousin à
Castro Daire.
Simão fut surpris de voir ainsi publier son secret
et allait demander des éclaircissements sur ce qu'il croyait être un
sujet confidentiel entre ces deux familles, quand le maréchal-ferrant
entra dans la pièce où cet entretien venait de se dérouler. Dès qu'elle
avait entendu le pas de son père, la jeune fille était lestement sortie
par une autre porte.
– Si vous permettez, dit maître João...
Sur quoi, il ferma les deux portes de l'intérieur,
et s'assit sur un coffre.
– Eh bien, monsieur, reprit-il en redescendant les
manches retroussées de sa chemise, et en éprouvant quelque peine à les
serrer autour de ses poignets épais, comme un qui connaît l'étiquette
sur les manches, vous m'excuserez de me présenter ainsi, en manches de
chemise, mais je n'ai pu mettre les mains sur ma veste.
– Vous êtes très bien comme ça, monsieur João,
s'empressa de dire l'étudiant.
– C'est que, monsieur, j'ai une dette de
reconnaissance envers votre père, et il ne m'a pas rendu qu'un petit
service. Un jour, il y a eu ici tout un chambard, rapport à la ruade du
mulet d'un éleveur de mules à une jument que j'étais en train de
ferrer, et il s'est arrangé pour lui casser le jarret juste là, sauf
votre respect.
João da Cruz montra sur sa jambe l'endroit où l'os
de la jument avait été fracturé, et continua :
– Je tenais mon marteau à la main, là, et ç'a été
plus fort que moi, j'en ai collé un coup sur le crâne du mulet qui est
tombé raide. Le muletier de Carção, qui était un crâneur, s'est pris un
tromblon qu'il se coltinait dans son barda et l'a déchargé sur moi sans
crier gare : «Âme damnée, lui ai-je dit, tu ne vois pas que ton mulet
m'a estropié cette jument qui a coûté vingt pièces à son maître, et que
je vais être obligé de la payer, et tu tires sur moi parce que j'ai
fait tomber ton mulet dans les pommes ? »
– Et vous avez été touché ? dit Simão.
– Oui, mais vous verrez qu'il ne m'a pas tué ; ça
m'a atteint ici au bras gauche, deux plombs sur quatre. Et moi, du
coup, je rentre, je vais au chevet de mon lit, je prends ma carabine et
je la lui décharge en pleine poitrine. Le muletier est tombé comme une
grive, sans piper. On m' a arrêté et je me suis retrouvé à Viseu, et
cela faisait trois ans que j'y étais, l'année que votre père a pris son
poste de corregidor. Il y avait beaucoup de gens qui cherchaient à me
perdre, et tout le monde me disait que j'allais gigoter au bout d'une
corde. Il y avait là, dans ma cellule, un détenu qui purgeait sa peine
avec moi, et il m'a dit que monsieur le corregidor avait une grande
dévotion pour les Sept Douleurs de Notre Dame. Un jour qu'il passait en
allant à la messe avec sa famille, je lui ai dit : «Monsieur le
Corregidor, je vous demande par les Sept Douleurs de la Très Sainte
Marie, de me faire comparaître en votre présence pour m'expliquer sur
mes actes.» Votre père a appelé l'officier de justice et lui a donné
l'ordre de prendre mon nom. Le lendemain j'ai été convoqué devant
monsieur le corregidor, et je lui ai tout raconté, en lui montrant
aussi mes cicatrices au bras. Votre père m'a écouté et m'a dit : «Tu
peux t'en aller, je vais faire mon possible.» Le fait est, mon cher
fidalgo, que j'ai été mis hors de cause, alors que beaucoup de gens
disaient à ma porte que j'allais être pendu. Dites-moi, s'il vous
plaît, si je ne dois pas coller mon visage où votre père pose ses pieds.
– Vous avez, monsieur João, une bonne raison de
lui être recon naissant, il n'y a aucun doute.
– Si vous vouliez me faire maintenant l'honneur
d'écouter la suite... Avant d'être maréchal-ferrant, j'ai été
domestique en livrée chez le fidalgo de Castro Daire, qui est monsieur
Baltasar. Vous le connaissez ? Ça, pour le connaître !...
– Je le connais de nom.
– C'est lui qui m'a avancé dix pièces d'or pour
m'établir, mais je les lui ai rendues, Dieu merci. Il m'a fait venir à
Viseu, il y a six mois à peu près, pour me dire qu'il était prêt à me
donner trente pièces si je lui rendais un service : – Tout ce que vous
voudrez, fidalgo. – Et voilà qu'il me dit qu'il voulait que j'expédie
un homme. Ça m'a fait vraiment un coup, parce qu'à vrai dire, un homme
qui en tue un autre dans le feu de l'action n'est pas un tueur
professionnel, je trouve, pas vrai ?
– C'est sûr... répondit Simão qui devinait la fin
de l'histoire. Qui était l'homme qu'il voulait voir mort ?
– C'était vous... Ça alors ! dit le
maréchal-ferrant, effaré. Vous n'avez même pas changé de couleur !
– Je ne change jamais de couleur, monsieur João,
dit l'étudiant.
– Je n'en reviens pas !
– Et vous n'avez pas accepté ce contrat, à ce que
je vois, fit Simão.
– Non, monsieur. Et là, quand il m'a dit de qui il
était question, ce que j'avais envie de faire, c'est de lui cogner le
crâne à un coin de rue.
– Et il vous a dit pour quelle raison il voulait
me faire tuer ?
– Non, mon cher fidalgo ; je vous raconte : quand
j'ai appris, la semaine suivante, que monsieur Baltasar (qu'il crève !)
était parti de Viseu, je suis allé parler à monsieur le Corregidor, et
je lui ai raconté exactement ce qui s'était passé. Monsieur le
Corregidor a réfléchi un moment, et il m'a dit, vous me pardonnerez si
je vous rapporte telles quelles les paroles de votre père.
– Allez-y.
– Votre père a commencé par se frotter le nez,
puis il m'a dit : «Si Simão, mon vaurien de fils, avait de l'honneur,
il ne regarderait pas la cousine de cet assassin. Il peut toujours
croire, ce coquin, que je laisserai mon fils s'unir à une fille de
Tadeu de Albuquerque !...» Il a encore dit d'autres choses dont je ne
me souviens pas ; mais je me suis trouvé au courant de tout. Voilà ce
qui s'est passé. Là-dessus, je vous vois arriver ici, et la nuit
dernière, vous êtes allé à Viseu. Vous me pardonnerez ma familiarité :
mais vous êtes allé parler à la jeune fille en question, et moi, je
vous ai suivi, en cas, mais comme vous étiez avec mon beau-frère, j'ai
été rassuré. Il m'a raconté la rencontre que vous avez faite à la porte
du potager de la jeune fille. Si vous y retournez, monsieur Simão, il
faut vous attendre à quelque chose de pire. Je sais bien que vous
n'êtes pas peureux : mais personne n'est à l'abri d'une traîtrise. Si
vous voulez que j'y aille aussi, je suis à vos ordres ; et la carabine
qui a dépêché le muletier est encore là, elle peut faire feu sous
l'eau, comme dit l'autre. Mais si vous me permettez de vous donner mon
opinion, le mieux c'est de ne pas se fourrer dans ces micmacs. Si vous
voulez vous marier avec elle, allez demander à son père la permission ;
et pour le reste, laissez-moi faire : la seule chose qui compte, c'est
qu'elle le veuille, et moi, en un clin d'œil, je la jette sur une
jument, et pas n'importe laquelle, que j'ai ici, et son père n'a plus
qu'à rester ici avec le cousin à regarder passer les navires.
– Merci mon ami, dit Simão, j'aurai recours à vos
bons services si besoin est. Ce soir, je vais aller à Viseu, comme j'y
ai été hier soir. S'il y a un accroc, nous aviserons. Je compte sur
vous, et croyez que vous avez en moi un ami.
Maître João da Cruz ne répondit pas. Il sortit
pour examiner minutieusement la platine de sa carabine et s'entendre
avec son beau-frère sur les précautions à prendre, tout en déchargeant
son arme, et en la rechargeant avec des balles spéciales, qu'il
appelait des amandes
pour les crâneurs.
Sur ces entrefaites, Mariana, la fille du
maréchal-ferrant, entra dans la pièce et dit tendrement à Simão Botelho
:
– Alors, êtes-vous toujours décidé à y aller ?
– Oui, pourquoi n'irais-je pas ?
– Eh bien, que Notre Dame vous accompagne,
fit-elle, en ressortant aussitôt pour cacher ses larmes.
CHAPITRE VI
Ce soir-là, à dix heures et demie, trois
silhouettes convergeaient vers
l'endroit, peu fréquenté, sur lequel donnait la porte du potager de
Tadeu de Albuquerque. Ils demeurèrent là quelques minutes discutant et
gesticulant. Parmi les trois silhouettes, il y en avait une dont les
paroles étaient écoutées en silence, sans qu'on y répondît. Elle disait
à l'une des autres :
– Il vaut mieux que tu ne te tiennes pas près de
cette porte. Si l'on trouve le cadavre ici, les soupçons tomberont sur
mon oncle et moi. Écartez-vous les uns des autres, et tendez l'oreille
au bruit des sabots. Pressez ensuite le pas jusqu'à ce que vous le
rejoigniez, de sorte que les coups de feu soient tirés loin d'ici.
– Mais... fit l'une des trois silhouettes, s'il
est venu hier à cheval, cela ne veut pas dire qu'il ne viendra pas
aujourd'hui à pied.
– C'est vrai ! admit l'autre.
– S'il vient à pied, je vous ferai signe pour que
vous le suiviez jusqu'à ce que vous soyez en bonne position pour tirer
sur lui, mais loin d'ici, vous comprenez ? dit Baltasar Coutinho.
– Oui, monsieur, mais s'il vient de chez son père,
et rentre sans nous laisser assez de temps ?
– Je suis sûr qu'il n'est pas chez son père, je
vous l'ai déjà dit. Assez parlé. Allez vous cacher derrière l'église,
et ne vous endormez pas.
Le groupe se dispersa, et Baltasar resta quelques
instants adossé au mur. Le troisième quart sonna après dix heures.
L'homme de Castro Daire colla son oreille à la porte et recula
précipitamment en entendant le bruit des feuilles mortes que foulait
Teresa.
À peine Baltasar était-il disparu, en rasant les
murs, une silhouette apparut de l'autre côté, d'un homme qui marchait
rapidement. Il ne s'arrêta pas : il s'en fut droit à tous les endroits
où une ombre pouvait ressembler à celle d'un homme. Il fit le tour de
l'église qui se trouvait à deux cents pas de là. Il vit deux autres
silhouettes à la hauteur d'un recoin par où l'on rejoignait le
sanctuaire, et sur lequel tombaient les ombres de la tour. Il les fixa
en passant, et jugea leur présence suspecte ; il ne les reconnut pas,
mais, dès qu'il eut disparu, les deux hommes échangèrent quelques mots :
– C'est João da Cruz, le maréchal-ferrant, à moins
que ce ne soit le diable !...
– Qu'est-ce qu'il peut faire par ici à cette heure
?
– Va-t-en savoir !
– Tu ne crains qu'il se mêle de ça ?
– Et quoi encore ? S'il s'en mêlait, il serait de
notre côté. Tu ne sais pas qu'il a servi chez notre patron ?
– Et je sais aussi qu'il a ouvert sa boutique avec
l'argent de monsieur Baltasar.
– Et alors ? Quelle raison aurais-tu d'avoir peur ?
– Aucune, mais je sais aussi que c'est le
corregidor qui l'a sauvé du gibet...
– Quel rapport ? Le corregidor s'en moque, et il
ne sait pas que son fils est ici...
– Ça se peut ; mais ça ne me plaît pas trop... Cet
homme, c'est le diable déchaîné...
– Il peut être ce qu'il veut... les balles, il se
les prend tout comme un autre.
La discussion se poursuivit, ils envisagèrent
différentes possibilités. Dans tout ce qu'ils dirent, une certitude
ressortait : la silhouette était celle de João, le maréchal-ferrant.
Celui-ci avait avancé d'à peu près trois cents pas
quand les domes tiques de Baltasar entendirent le bruit des montures.
Au moment où ils sortaient de leur cachette, João
da Cruz sortait pour intercepter le cavalier. Simão arma ses pistolets,
et le muletier sa carabine.
– Vous n'avez rien à craindre de ma part, dit le
maréchal-ferrant, mais sachez, monsieur, que vous auriez pu déjà être
tombé de votre cheval avec quatre balles dans la poitrine.
Le muletier reconnut son beau-frère et dit :
– C'est toi, João ?
– Oui, je suis arrivé avant toi.
Simão tendit la main au maréchal-ferrant et dit,
ému :
– Donnez-moi votre main, je veux sentir dans la
mienne celle d'un honnête homme.
– C'est dans les occasions qu'on reconnaît les
hommes, rétorqua le maréchal-ferrant. Allons-y... Ce n'est pas le
moment de papoter. On vous a tendu un guet-apens.
– Vraiment ? dit Simão.
– Il y a derrière l'église deux hommes que je n'ai
pu reconnaître, mais je ne jurerais pas que ce n'étaient pas des
domestiques de monsieur Baltasar. Descendez de cheval, ça va chauffer.
Je vous ai dit de ne pas venir ; mais vous êtes venu, il n'y a plus
qu'à y aller carrément.
– Je ne tremble pas, vous voyez, maître João, dit
le fils du corregidor.
– Je sais bien que non ; mais, face à l'ennemi,
nous verrons.
Simão avait mis pied à terre. Le maréchal-ferrant
saisit la bride du cheval, recula dans la rue de quelques pas, et alla
l'attacher à l'anneau fixé au mur d'une auberge.
Il revint et demanda à Simão de les suivre, lui et
son beau-frère, à une distance de vingt pas ; et, s'il les voyait
s'arrêter près du potager d'Albuquerque, de ne pas avancer au-delà de
l'endroit où il les aurait vus.
L'étudiant voulut protester contre un plan à ses
yeux humiliant dans la mesure où les deux hommes s'efforçaient de le
protéger ; mais le maréchal-ferrant n'admit aucune objection.
– Faites ce que je vous dis, fidalgo, lança-t-il
sur un ton sans réplique.
João da Cruz et son beau-frère, examinèrent tous
les coins de rue, arrivèrent en face du potager de Teresa, et virent
une silhouette disparaître à l'angle d'un mur.
– Avançons vers eux, dit le maréchal-ferrant ; ils
sont déjà passés sur le parvis de l'église ; pendant ce temps, le jeune
homme arrivera à la porte du potager et entrera ; ensuite, nous
reviendrons le couvrir quand il sortira.
Pour exécuter ce plan, ils pressèrent le pas, et
Simão Botelho avança vers la porte, avec ses pistolets armés.
Devant le jardin qui longeait le mur de Teresa, il
y avait un tas de pierraille escarpé, qui s'élargissait ensuite pour
laisser la place à une allée sombre.
Quand le bruit des sabots du cheval s'arrêta, les
deux domestiques de Baltasar se rappelèrent les ordres de leur patron
au cas où Simão arriverait à pied. Ils cherchèrent un endroit commode
pour guetter sa sortie et pénétrèrent dans l'allée quand l'étudiant
arrivait à la porte du potager.
– C'est dans la poche, dit l'un d'eux.
– S'il ne reste pas à l'intérieur... répondit
l'autre en le voyant entrer, et la porte se refermer.
– Mais il y a deux hommes qui arrivent là-bas, fit
le plus craintif, en regardant l'autre entrée de l'allée.
– Et ils viennent droit sur nous... Arme donc ta
carabine.
– Le mieux, c'est de nous retirer. Nous attendons
l'autre, pas ceux-là. Allons-nous en d'ici.
Cela dit, il n'attendit pas d'avoir convaincu son
compagnon ; il dévala la pente de la pierraille. Le plus intrépide
montra lui aussi la prudence de tous les assassins appointés ; il
suivit le peureux et lui donna raison quand il entendit derrière lui
les pas précipités de ses poursuivants. Leur patron surgit devant au
moment où ils tournaient à l'angle du potager, et leur dit :
– Que fuyez-vous, espèces de lâches ?
Les hommes s'arrêtèrent, confus, en armant leurs
tromblons.
João da Cruz et le muletier apparurent, et
Baltasar s'avança vers eux en braillant :
– Halte là !
Le maréchal-ferrant dit à son beau-frère :
– Parle-lui, toi ; je ne veux pas qu'il me
reconnaisse.
– Qui nous demande de nous arrêter ? fit le
muletier.
– Trois carabines, répondit Baltasar.
– Essaie de les occuper pour donner à l'étudiant
le temps de sortir, dit João da Cruz à l'oreille du muletier.
– Voilà. Nous sommes arrêtés, répliqua le
domestique de Simão. Que nous voulez-vous ?
– Je veux savoir ce que vous faites à cet endroit.
– Et vous, que faites-vous par ici ?
– Je n'accepte pas les questions, dit l'homme de
Castro Daire, hasardant quelques pas hésitants. Je veux savoir qui vous
êtes.
Maître João glissa à l'oreille de son beau-frère :
– Dis que s'il avance encore d'un pas, tu lui fais
la peau.
Le muletier répéta la phrase, et Baltasar s'arrêta.
Un de ses domestiques le prit à part pour lui dire
que celui des deux qui ne parlait pas semblait être João da Cruz. Le
morgado se posa des questions, et voulut en avoir le cœur net ; mais le
maréchal-ferrant avait entendu les paroles du domestique, et dit à son
beau-frère :
– Viens, ils me connaissent.
Sur ce, il tourna le dos au groupe, et marcha le
long du potager de Tadeu de Albuquerque. Les domestiques de Baltasar,
tout fiers de cette retraite, comme s'il s'agissait d'une déroute
indiscutable, pressèrent le pas, sur les talons des supposés fuyards.
Le morgado leur dit encore de ne pas les suivre, mais eux, après avoir
manifesté leur lâcheté, voulaient à présent prendre leur revanche, en
courant derrière l'ennemi avec autant d'ardeur qu'ils avaient fui avant.
Simão Botelho avait entendu des pas légers, et
poussé par les craintes de Teresa, avait ouvert la porte du potager,
sans savoir qui étaient ceux dont il avait entendu les pas. João da
Cruz, alors que les poursuivants étaient déjà visibles, demanda au fils
du corregidor, sur un ton badin, s'il était prêt pour le mariage, il
n'y avait pas assez de tissu pour les manches.
Simão comprit le danger, serra convulsivement la
main de Teresa, et se retira. Il voulait identifier les deux
silhouettes immobiles à quelque distance, mais João da Cruz, sur le ton
impérieux d'un homme qui exige l'obéissance, dit au fils du corregidor :
– Retournez d'où vous venez, et ne regardez pas en
arrière.
Simão marcha jusqu'à son cheval, monta dessus et
attendit ses deux inévitables gardiens qui le suivaient d'un pas lent.
Ils avaient été surpris par la brusque disparition des domestiques de
Baltasar, et craignaient un guet-apens à l'extérieur de la ville. Le
maréchal-ferrant connaissait le raccourci qui pouvait amener ceux qui
tendraient l'embuscade sur leur chemin, et confia ses craintes à Simão,
en lui disant de piquer des deux, à toutes brides, que lui et son
beau-frère le rejoindraient. L'étudiant fut froissé de ces
admonestations, et les pria de ne pas se faire une aussi piètre idée de
lui. Il tira délibérément les rênes pour ne pas forcer les autres à
presser le pas.
– Allez à votre allure, dit maître João, nous nous
séparons ici.
Et ils gravirent une rampe dans une oliveraie,
pour redescendre sous le couvert de buissons de genêts, se coulant dans
les zigzags d'un mur parallèle à la route.
– Le raccourci conduit là-bas, là où la montagne
fait un coude, dit le maréchal-ferrant à son beau-frère, ils vont
passer par là, ou ils sont déjà passés. La route débouche exactement
sur le ravin au pied de cette petite colline. C'est là que nos hommes
vont tirer sous le couvert des chênes-lièges. Dépêchons-nous.
Et tantôt, presque à découvert, tantôt courbés à l'ombre des
bosquets, ils arrivèrent à un fossé d'où ils entendirent les pas des
hommes qui traversaient le petit pont qui enjambait une rigole.
– Nous n'arriverons pas à temps, dit João da Cruz,
inquiet. Ces gens vont lui tirer dessus, parce que son cheval se trouve
trop en arrière.
Et ils couraient déjà sans craindre d'être vus,
parce que les autres avaient dépassé la colline au pied de laquelle
passait la route.
– Ces hommes vont lui tirer dessus... dit le
maréchal-ferrant.
– Nous lui crierons d'ici de ne pas avancer plus
loin.
– Il est trop tard... Qu'ils le tuent ou pas,
quand ils reviendront, ils sont à nous.
Ils avaient déjà passé le petit pont et
gravissaient la pente, quand ils entendirent deux coups de feu.
– En avant ! s'exclama João da Cruz. Ils ne vont
pas prendre la route, s'ils ont tué le fidalgo.
Ils étaient arrivés sur un terrain plus plat,
épuisés et anxieux, avec leurs carabines armées. Les domestiques de
Baltasar, contrairement aux prévisions du maréchal-ferrant, revenaient
par le même raccourci, ils supposaient que les compagnons de Simão
marchaient devant en inspectant les endroits propices à une embuscade,
ou s'étaient attardés.
– Les voilà ! dit le muletier.
– Nous sommes bien ici, répondit le
maréchal-ferrant, en s'asseyant au pied d'un tertre. Assieds-toi aussi,
je ne me vois pas courir derrière eux.
Les assassins virent deux silhouettes se dresser à
dix pas devant eux, et changèrent de direction, l'un d'eux escalada les
gradins d'une vigne, l'autre se jeta dans une ronceraie.
– Tire sur celui de gauche ! dit João da Cruz.
Les explosions furent simultanées. Le
maréchal-ferrant fit mouche et tua son homme. Les plombs du muletier se
perdirent dans une chênaie où l'autre s'était caché.
À ce moment-là, Simão se montrait au sommet de
l'éminence d'où l'on avait tiré sur lui, et courait vers l'endroit où
il avait entendu les seconds coups de feu.
– C'est vous, fidalgo ? hurla le maréchal-ferrant.
– Oui.
– Ils ne vous ont pas tué ?
– Je crois que non, répondit Simão.
– Ce butor a laissé filer le merle, reprit João da
Cruz, mais le mien se trouve là-bas en train de gigoter dans la vigne.
Je veux voir au moins sa tronche.
Le maréchal-ferrant descendit trois gradins de la
vigne, se pencha sur le cadavre et dit :
– Si j'avais eu deux carabines, âme damnée, tu ne
descendrais pas tout seul en Enfer.
– Allez, viens ! dit le muletier. Laisse là ce
diable, monsieur l'étudiant est blessé à l'épaule. Dépêchons-nous, il
perd son sang.
– J'ai vu deux têtes qui me guettaient au-dessus
d'un ravin, et j'ai pensé que c'était vous, dit Simão, tandis que le
maréchal-ferrant, en manifestant la même dextérité qu'un habile
chirurgien, bandait son bras blessé avec des mouchoirs. J'ai arrêté mon
cheval, et j'ai dit : «Holà, que se passe-t-il ?» Comme on ne m'a pas
répondu, je me suis empressé de démonter, mais j'avais encore un pied à
l'étrier quand ils ont fait feu. J'ai voulu plonger dans le ravin, mais
je n'ai pu me faufiler entre les broussailles. J'ai fait un grand tour
pour trouver un moyen de remonter, et c'est alors que je me suis aperçu
que j'étais blessé.
– Ce n'est qu'une éraflure, dit João da Cruz. Ne
vous en faites pas, je m'y connais fidalgo. J'ai soigné des tas de
blessures.
– Sur des ânes, maître João ? dit le blessé.
– Et des chrétiens aussi, monsieur. Vous savez, il
y a eu au Portugal un roi qui ne voulait pas d'autre médecin qu'un
vétérinaire de l'armée. Je vous montrerai mon corps couvert d'un réseau
de coups de couteau, et je ne suis jamais allé voir un chirurgien. Avec
du cérat et du vinaigre, je suis capable d'aller ressusciter cette âme
damnée qui est restée là-bas aux aguets, l'oreille collée au sol.
Là-dessus, on entendit un léger bruit de feuilles
dans les broussailles à l'endroit où avait plongé le compagnon du mort.
Comme un limier à l'odorat aiguisé, João da Cruz
dressa l'oreille et grogna :
– Vous allez voir que ce n'est pas fini !...
L'autre ne serait-il pas par hasard encore là, en train de claquer des
dents ?
Le bruit continua et, aussitôt, un vol d'oiseaux
jaillit du feuillage en piaillant.
– Notre homme est là, reprit le maréchal-ferrant,
faites-moi donc passer un pistolet, monsieur Simão !
Maître João se mit à courir et, à ce moment-là, il
y eut un grand bruit dans les buissons de cytises et de bruyère.
– Il casse du bois comme un sanglier ! s'exclama
le maréchal-ferrant. Oh, mon beau-frère, bats-moi ces broussailles avec
quelques gros cailloux ; je veux voir sortir ce cochon de ces buissons
!...
De l'autre côté de la friche, il y avait un
terrain plat, cultivé. Après avoir fait le tour de la haie, Simão était
parvenu à sauter dans le champ, en franchissant la pierre d'une rigole.
– Faites attention, maître João ; n'allez pas me
tirer dessus brailla Simão au maréchal-ferrant.
– Vous êtes déjà là, fidalgo ?! Le cercle est
refermé. Moi, je vais faire le furet. Si celui-ci nous échappe, on ne
peut plus croire en rien dan ce monde.
Ils ne se trompaient pas. En se jetant, désemparé,
dans ce hallier, le domestique de Baltasar Coutinho s'était déboîté le
genou et il était tombé, étourdi. Le muletier ne s'était pas assuré des
effets de son coup de feu, parce qu'il avait tiré au jugé, et il
trouvait naturel que le domestique ne bougeât pas. Quand il revint à
lui après sa chute, l'homme se traîna jusqu'à un fourré d'arbres
sauvages, où les oiseaux passaient la nuit. Comme les merles avaient
sifflé en s'envolant, le domestique de Baltasar recula vers les
broussailles, espérant s'en tirer ainsi ; mais le muletier lançait
d'énormes cailloux dans toutes les directions, et certains atteignaient
plus sûrement leur but que les balles de son tromblon. João
da Cruz tira de la poche de sa veste une petite serpe avec laquelle il
attaqua le massif de jeunes chênes et de genêts enchevêtrés autour de
sa cachette. Mais il se fatigua vite en voyant le piètre résultat de
ses efforts, et dit au muletier :
– Faut battre ton briquet, va chercher un peu de
chaume sec, nous allons mettre le feu à ces broussailles, ce gredin
finira rôti à point.
Quand l'homme qu'on poursuivait entendit cela, il
prit son courage à deux mains, et s'enfuit en se frayant un chemin dans
les fourrés, il sauta le mur de l'enclos qui entourait le champ
d'éteules où le muletier arrachait les chaumes et Simão attendait le
dénouement de cette chasse à courre. Le muletier et l'étudiant se
précipitèrent tous les deux sur lui. Se sentant sur le point d'être
rattrapé, le fugitif se mit à genoux ; levant les mains vers eux, il
leur demandait pardon et disait que son maître l'avait forcé à
participer à cette désastreuse tentative. La crosse du tromblon du
muletier se dirigeait droit sur sa poitrine, quand Simão lui retint le
bras :
– On ne frappe pas ainsi un homme à genoux ! dit
le jeune homme. Lève-toi, mon gars.
– Je ne peux pas, monsieur. J'ai une jambe cassée,
et je suis estropié à vie.
Là-dessus, le maréchal-ferrant survint, qui
s'exclama :
– Comment ? Ce coquin est encore vivant ?!
Et il courut vers lui avec sa serpe.
– Ne tuez pas cet homme, monsieur João ! dit le
fils du corregidor.
– Je ne devrais pas le tuer ! Voilà une fort bonne
idée ! Ainsi donc, vous voulez me payer du gibet le service que je vous
ai rendu en vous accompagnant, dites ?
– Du gibet ? fit Simão.
– De quoi d'autre ? Vous voulez que cet homme
reste ici, pour aller raconter son histoire ? C'est comme ça que vous
voyez les choses? Vous, vous êtes le fils d'un ministre, vous ne
risquez rien ; mais moi, qui ne suis qu'un maréchal-ferrant, autant
dire que j'ai déjà la corde autour du cou. Ça ne me va pas du tout !
Laissez-moi ici avec cet homme...
– Ne le tuez pas, monsieur João ; je vous demande
de le laisser partir. Un seul témoignage ne peut nous faire aucun mal.
– Quoi ? se récria le maréchal-ferrant. Vous avez
fait des études, monsieur, vous devez savoir beaucoup de choses, mais
pour ce qui est de la justice, vous ne savez rien, et vous me
pardonnerez mon audace. L'un dans l'autre, un témoin visuel, et quatre
qui en auront entendu parler, avec le fidalgo de Castro Daire pour
tirer les ficelles, c'est la corde assurée comme deux et deux font
quatre.
– Je ne parlerai pas. Laissez-moi la vie sauve ;
je ne remettrai plus les pieds à Castro Daire.
– Laissez-le ici, João da Cruz... Allons-nous en...
– Là ! fit le maréchal-ferrant. Appelez-moi João
da Cruz... pour que ce coquin soit bien sûr que je suis João da Cruz...
Je ne vois pas en effet les raisons qui peuvent vous pousser à vouloir
laisser en vie une âme damnée qui a tiré sur vous pour vous tuer.
– Vous avez raison, bien sûr, mais je ne suis pas
capable de châtier des misérables qui ne me résistent pas.
– Et s'il vous avait tué, vous le châtieriez ?
Répondez à cela, monsieur.
– Allons-nous en, reprit Simão, laissons-là
ce misérable.
Maître João resta quelques instants pensif, en se
grattant la tête, et grogna, contrarié:
– Allons-y... Qui épargne son ennemi, meurt de ses
mains.
Il avaient déjà quitté le terrain plat et sauté la
clôture, ils descendaient vers la route, quand le maréchal-ferrant
s'écria :
– Ma carabine est restée appuyée à la haie...
Continuez, je vous rejoins tout de suite.
Le muletier menait le cheval qui avait
pacifiquement tondu l'herbe des murs qui longeaient la route lorsque
Simão entendit des cris. Il devina exactement ce que c'était.
– João est là-bas, en train de faire justice, dit
le muletier. Laissez-le faire, patron, c'est un homme qui sait ce qu'il
fait.
João da Cruz apparut peu après, il finissait de
nettoyer avec des fougères sa serpette pleine de sang.
– Vous êtes cruel, monsieur João, dit l'étudiant.
– Je ne suis pas cruel, dit le maréchal-ferrant,
vous vous trompez sur mon compte ; c'est que, comme dit le dicton,
mourir pour mourir, mieux vaut que ce soit mon père, qui est plus
vieux. Cela revient au même d'en tuer un que deux. Une fois la main à
la pâte, autant pétrir trois boisseaux qu'un seul. Il faut achever ce
qu'on a commencé, ou alors, il vaut mieux ne pas s'y mettre. J'ai
maintenant la conscience tranquille. Que la justice trouve des preuves
si elle veut ; mais ce ne sera pas avec ce qu'iront raconter ces
deux-là, dont j'ai fait cadeau au Diable.
Simão éprouva un moment d'horreur pour l'homicide,
et du remords pour s'être lié à un tel homme.
CHAPITRE VII
La blessure de Simão Botelho était trop délicate
pour ne pas résister au
traitement du maréchal-ferrant, tout plein d'apho rismes de
vétérinaires. La balle avait pris la zone musculaire du bras gauche à
revers, mais un vaisseau important avait été rompu ; les compresses ne
suffisaient plus à étancher son sang. Quelques heures après avoir été
blessé, l'étudiant se coucha avec la fièvre et se laissa soigner par le
maréchal-ferrant. Le muletier partit pour Coïmbra, il était chargé de
répéter partout que Simão Botelho était resté à Porto.
Plus que la douleur et la crainte de l'amputation,
ce qui le tourmentait le plus, c'était le désir d'avoir des nouvelles
de Teresa. João da Cruz était toujours occupé à faire des rondes pour
prévenir des procédures criminelles fondées sur des présomptions. Les
gens qui avaient fait leur marché en ville racontaient tous qu'on avait
trouvé les cadavres de deux hommes, et l'on disait que c'étaient des
domestiques d'un fidalgo de Castro Daire. Mais personne n'avait entendu
qui que ce soit imputer les assassinats à quelqu'un de particulier.
Ce soir-là, Simão reçut de Teresa la lettre
suivante :
Dieu veuille que tu sois arrivé sans encombre chez
ces braves gens. Je ne sais ce qui se passe, mais il y a quelque chose
de mystérieux que je n'arrive pas à comprendre. Mon père s'est enfermé
toute la matinée avec mon cousin, et moi, il ne me laisse pas sortir de
ma chambre. Il m'a fait enlever mon encrier, mais j'en avais
heureusement prévu un autre. Notre Dame a voulu que la mendiante vînt
demander l'aumône sous la fenêtre de ma chambre ; sinon je n'avais
aucun moyen de lui faire comprendre qu'elle devait attendre que je lui
donne cette lettre. Je ne sais ce qu'elle m'a dit. Elle m'a parlé de
domestiques morts ; mais je n'ai pu bien saisir... Ta sœur Rita me fait
signe derrière les vitres de ta chambre...
Ta sœur vient de me dire qu'on avait trouvé les
cadavres de deux valets de mon cousin près de la route. Je sais tout
maintenant. J'ai été sur le point de lui dire que tu étais là ; mais on
ne m'en a pas laissé le temps. Mon père passe toutes les heures dans le
couloir, en poussant de très gros soupirs.
Ô mon Simão chéri, comment t'en es-tu sorti ?
Serais-tu blessé ? Est-ce que j'aurais été la cause de ta mort ?
Tiens-moi au courant. Je ne demande plus à Dieu
que de veiller sur ta vie. Éloigne-toi d'ici ; va à Coïmbra, et attends
qu'avec le temps notre situation s'améliore. Accorde ta confiance à
cette malheureuse, elle est digne de ton affection... Voici la
mendiante : je ne veux pas la retenir plus longtemps... Je lui ai
demandé si l'on parlait de toi, et elle a répondu que non. Plaise à
Dieu que ce soit vrai.
Simão s'efforça dans sa réponse de rassurer
Teresa. Il parlait en passant si peu de sa blessure qu'autant dire
qu'il n'avait même pas besoin de soins. Il promettait qu'il partirait
pour Coïmbra dès qu'il pourrait le faire sans craindre qu'on la fît
souffrir en son absence. Il l'encourageait à l'appeler, aussitôt que
les menaces de réclusion dans un couvent risqueraient d'être mises à
exécution.
Entre-temps, Baltasar Coutinho, convoqué par les
autorités judiciaires pour éclaircir certains points dans l'enquête en
cours, répondit que les deux hommes morts étaient en effet ses
domestiques, qu'ils avaient pris avec eux, lui et sa famille. Il ajouta
qu'ils n'avaient à sa connaissance aucun ennemi à Viseu et qu'à
première vue il n'avait aucune raison de soupçonner qui que ce soit.
Les gens qui habitaient près de l'endroit où l'on
avait trouvé les cadavres témoignaient qu'ils avaient juste entendu en
pleine nuit deux coups de feu simultanés, puis un autre peu après. Un
seul témoin donnait une précision qui ne pouvait pas éclairer la
justice, à savoir que les broussailles près de cet endroit avaient
perdu quelques branches. L'affaire demeurait si obscure que la justice
ne pouvait plus entamer la moindre démarche.
Tadeu de Albuquerque était complice de cet
attentat contre la vie de Simão Botelho. C'est lui qui l'avait suggéré
quand son neveu lui avait révélé la raison des absences répétées de
Teresa la nuit du bal. Le vieillard avait autant intérêt que le morgado
à effacer tout indice qui permettrait de les impliquer dans ces deux
morts mystérieuses. Les domestiques ne valaient pas la peine qu'on
entamât la réputation de leurs maîtres. De preuves contre Simão
Botelho, ils ne pouvaient en produire aucune. Ils le supposaient alors
sur la route de Coïmbra, ou réfugié chez son père. Il leur restait
encore l'espoir qu'il eût été blessé, et s'en fût allé mourir loin de
l'endroit où on l'avait attaqué.
Quant à Teresa, Tadeu de Albuquerque décida de
l'enfermer dans un couvent de Porto, et il choisit Monchique dont la
prieure était sa proche parente. Il écrivit à l'abbesse de préparer ses
appartements, et au procureur de négocier les dispenses ecclésiastiques
pour son entrée. Redoutant cependant quelque incident durant le laps de
temps nécessaire pour l'obtention de ces dispenses, le vieillard
résolut de l'interner provisoirement dans un couvent de Viseu.
Teresa venait de lire et de glisser contre son
sein la réponse de Simão Botelho, que la mendiante lui avait fait
passer à la tombée du jour en l'accrochant à une ficelle, quand son
père entra dans sa chambre et lui demanda de s'habiller. La jeune fille
obéit et prit une cape et un foulard.
– Prenez une tenue conforme à votre rang :
rappelez-vous que vous portez encore mon nom, dit sévèrement le
vieillard.
– J'ai pensé que cela ne valait pas la peine de se
mettre en frais pour sortir la nuit... dit Teresa.
– Et savez-vous où vous allez, mademoiselle ?
– Non... mon père.
– Alors, habillez-vous au lieu de me dicter votre
loi.
– Veuillez cependant, mon père, m'écouter un
instant.
– Parlez.
– Si vous envisagez de me contraindre à épouser
mon cousin...
– Eh bien ?
– Soyez sûr que je ne l'épouserai pas ; je mourrai
et je serai contente de mourir, mais je ne me marierai pas.
– Et il ne le veut pas lui non plus. Vous n'êtes
pas digne de Baltasar Coutinho. Un homme de mon sang ne prend pas pour
épouse une femme qui parle la nuit à ses amants dans les potagers.
Habillez-vous vite, vous partez directement pour le couvent.
– Tout de suite, mon père. C'est le sort que je
vous ai à maintes reprises demandé de me donner.
– Je n'admets aucune réflexion. Dépêchez-vous de
vous présenter devant moi toute habillée. Vos cousines vous attendent
pour vous accompagner.
Quand elle se vit seule, Teresa fondit en larmes
et voulut écrire à Simão. Qui allait lui remettre sa lettre à cette
heure ? Elle se tourna vers le tableau de la Vierge dont elle avait
fait la confidente de son amour. Elle lui demanda à genoux de la
protéger et de donner à Simão la force de résister à ce coup et de
maintenir sa constance dans la succession d'épreuves qui l'attendait.
Puis elle s'habilla, en serrant contre son sein un paquet contenant un
encrier, du papier, et la liasse de lettres de Simão. En sortant de sa
chambre, elle jeta un regard chargé de larmes sur le tableau de la
Vierge, et, quand elle rejoignit son père, elle lui demanda la
permission d'emporter avec elle cette image pieuse.
– On vous la fera parvenir, répondit-il. Si vous
aviez autant de pudeur que de dévotion, vous seriez plus heureuse que
vous allez l'être.
Une de ses cousines, et des sœurs de Baltasar, la
prit à part pour lui glisser à l'oreille :
– Tu aurais encore un moyen de mettre un terme à
toute cette pagaille dans la maison... Cela dépend de toi.
– Quel moyen ?! demanda Teresa, en affectant la
gravité.
– Dis à ton père que tu ne vois plus aucun
obstacle à ton mariage avec notre frère Baltasar.
– Mon cousin Baltasar ne veut plus de moi,
répliqua-t-elle en souriant.
– Qui te l'a dit, Teresinha ?
– Mon père.
– Laisse dire ton père, l'amour qu'il a pour toi
lui fait perdre la tête. Veux-tu que je lui parle ?
– Pourquoi ?
– Pour mettre un terme à nos angoisses, à nous
tous.
– Tu plaisantes, cousine, répondit Teresa. Je
serai ta belle-sœur quand je n'aurai plus de cœur. Ton frère a la
certitude que j'aime un autre homme. Je voulais vivre pour lui ; mais,
si vous voulez que je meure pour lui, je bénirai tous mes bourreaux. Tu
peux le dire au cousin Baltasar, et dis-le lui avant de l'oublier.
– Alors, on y va ?! dit le vieillard.
– Je suis prête, mon père.
Le portail du couvent s'ouvrit. Teresa entra sans
verser une larme. Elle baisa la main de son père qui n'osa la lui
refuser en présence des religieuses. Elle embrassa ses cousines en
faisant mine de se réjouir ; et, quand la porte se referma, elle
s'écria, au grand étonnement des moniales :
- Je suis plus libre que jamais. La liberté du cœur tient
lieu de tout.
Les religieuses se regardèrent comme si elles
tenaient le mot cœur pour une hérésie, un blasphème proféré dans la
maison du Seigneur.
– Que dites-vous, mademoiselle ?! demanda la
prieure, en la fixant par-dessus ses lunettes, et en prenant son
mouchoir d'Alcobaça dont elle se servait pour distiller son tabac à
priser.
– J'ai dit que je me sentais très bien ici, Madame.
– Ne dites pas madame,
fit la sœur économe.
– Que dois-je donc dire ?
– Dites notre Mère supérieure.
– Eh bien, notre Mère supérieure, j'ai dit que je
me sentais très bien ici.
– L'on n'entre pas dans ces maisons consacrées à
Dieu pour se sentir bien, rétorqua notre Mère supérieure.
– Non ?! dit Teresa, sincèrement ébahie.
– On entre ici, mademoiselle, pour mortifier son
esprit, et laisser à l'extérieur les passions mondaines. Bon ! Voici
notre Mère chargée d'instruire les novices, à qui il revient de vous
guider et de vous conduire.
Teresa ne répondit pas : elle fit un geste
respectueux à l'intention de la maîtresse des novices, et prit le
chemin que la religieuse lui indiquait.
Notre Mère entra dans ses appartements et dit à
Teresa qu'elle était son hôtesse tant qu'elle y resterait ; et elle
ajouta qu'elle ne savait si son père choisirait ce couvent ou un autre.
– Qu'est-ce que cela fait que ce soit l'un ou
l'autre ? dit Teresa.
– Cela dépend. Votre père peut désirer que vous
fassiez votre profession dans un ordre riche, comme celui des
bénédictines et celui des bernardines.
– Mes vœux ! s'écria Teresa. Je ne veux être
religieuse ni ici, ni ailleurs.
– Vous serez, madame, ce que votre père voudra que
vous soyez.
– Religieuse ?! Ça, personne ne peut m'y forcer !
protesta Teresa.
– C'est exact, rétorqua la prieure, mais comme il
vous reste un an de noviciat, vous avez du temps de reste pour vous
habituer à cette vie, et vous verrez qu'il n'en est pas de plus
paisible pour le corps, ni de plus salubre pour l'âme.
– Mais vous m'avez dit, notre Mère, répondit
Teresa en souriant comme si l'ironie lui fût habituelle, que personne
n'entre dans ces maisons pour se sentir bien.
– C'est une façon de parler, ma fille. Nous avons
toutes nos mortifications : l'obligation de chœur et celle d'accomplir
certains travaux, autant de contraintes que notre esprit n'est pas
toujours disposé à supporter. Il faut le prendre en compte. Mais à côté
de ce qui se passe dans le monde, le couvent est un paradis. Il n'y a
pas ici de passions, ni de soucis qui nous empêchent de dormir et nous
font perdre l'appétit, Dieu merci ! Nous vivons ensemble comme Dieu
avec les anges. Ce que veut chacune d'entre nous, nous le voulons
toutes. Pour ce qui est des mauvaises langues, vous n'en trouverez pas
ici, des intrigantes et des commérages non plus. Enfin, Dieu s'occupera
de nous si nous y mettons du nôtre. Je vais à la cuisine chercher votre
souper et je reviens tout de suite. Je vous laisse avec la Mère
organiste, qui est une colombe, et la maîtresse des novices, qui saura
vous dire mieux que moi ce qu'est la vertu dans ces maisons consacrées.
À peine la prieure eût-elle tourné le dos,
l'organiste dit à la maîtresse :
– Quelle hypocrite !
– Et quelle stupidité ! renchérit l'autre. Ne vous
fiez pas à cette sainte-nitouche, mademoiselle, et voyez si votre père
ne vous propose pas une autre compagnie le temps que vous serez ici. La
prieure est la pire intrigante de ce couvent. Depuis qu'elle a passé le
cap de la soixantaine, elle parle des passions du monde comme quelqu'un
qui les connaît sur le bout des doigts. Tant qu'elle a été jeune, c'est
elle qui a fait le plus de scandales dans cette maison ; quand elle a
vieilli, ç'a été la plus ridicule parce qu'elle voulait aimer et être
aimée ; maintenant qu'elle est décrépite, cet épouvantail ne cesse de
se donner des missions et de soigner des indigestions.
Malgré son chagrin, Teresa ne put s'empêcher de
pouffer, elle se souvenait de la
vie comparable à celle de Dieu avec
les anges, que menaient là ces épouses du Seigneur,
d'après ce que
disait la Mère supérieure.
Peu après, la prieure rentra avec le souper, et
les deux moniales sortirent.
– Que vous semble des deux religieuses qui sont
restées avec vous ? dit-elle à Teresa.
– Elles m'ont fait une excellente impression.
La vieille allongea ses lèvres diaprées par les
dégoulinants méandres du tabac à priser et glapit :
– Hum !... Il faut faire avec ce qu'on a !... Ce
ne sont quand même pas des pires ; mais si elles étaient meilleures, on
n'y perdrait rien... Ce n'est pas tout ça, ma petite ; vous avez là
deux cuisses de poulet et un bouillon, les anges en mangeraient.
– Je ne mange rien, madame, dit Teresa.
– Il ne manquerait plus que ça ! Vous ne mangez
rien ?! Eh bien, vous mangerez. Personne ne tient sans manger. Les
passions... Que le cornu les emporte ! Ce sont les femmes qui se font
berner, et eux, ils n'ont rien à perdre !... Pour ce qui est de moi,
grâce à Dieu, jusqu'à présent, je ne sais pas ce que sont les passions
; mais avec cinquante-cinq ans de couvent derrière soi, on acquiert
beaucoup d'expérience à force de voir les autres écervelées se ronger
les sangs. Et pour ne pas chercher plus loin, ces deux-là, qui sortent
d'ici, ont payé un lourd tribut à la sottise, que Dieu me pardonne, si
je fais un péché. L'organiste a déjà la quarantaine bien sonnée, et
elle va encore au parloir se perdre en minauderies. Quant à l'autre,
elle est peut-être la maîtresse des novices parce que personne ne
voulait l'être, mais si je ne la gardais pas à l'œil, elle me
pourrirait les gamines.
Ce discours édifiant et charitable fut interrompu
par la Mère économe, qui venait, en se curant les dents, demander à la
prieure le petit verre de vin stomachique auquel elle avait droit
chaque soir.
– J'étais en train de dire à cette demoiselle
quelles espèces étaient l'organiste et la maîtresse, dit la Mère
supérieure.
– Oh ! L'on ne prête qu'aux riches ! Elles sont
allées toutes les deux dans la cellule de la Sœur tourière. À cette
heure-ci vous êtes accom modée comme il faut par ces langues qui ne
passent rien à personne.
– Veux-tu aller voir si tu entends quelque chose,
ma douce ? dit la prieure.
Contente de cette mission, l’économe se dirigea
insensiblement vers les dortoirs jusqu'à une porte à laquelle elle
s'arrêta, qui laissait passer le son de rires stridents.
Pendant ce temps-là, la Mère supérieure disait à
Teresa :
– Cette économe n'est pas une mauvaise fille. Elle
n'a qu'un seul défaut : elle biberonne ; et puis, il n'y a personne qui
la supporte. Elle touche une belle pension, mais dépense tout en vin,
et il lui arrive d'entrer dans le chœur en zigzaguant que c'en est une
pitié. Elle n'a pas d'autre défaut ; c'est une âme nette, fidèle en
amitié. Il est vrai que parfois... (ici, la prieure se leva pour
écouter ce qui se passait du côté des dortoirs et ferma la porte de
l'intérieur) il est vrai que parfois, quand elle a un coup dans le nez,
elle prend la mouche et découvre les défauts de ses amies. Elle a déjà
sorti sur moi une calomnie, comme quoi quand je sortais prendre l'air,
je n'allais pas prendre que l'air, et que je faisais alors ce que les
autres font. Si ce n'est pas honteux ! Que les autres parlent, pourquoi
pas ? Mais elle qui traîne toujours des bons à rien de soupirants qui
boivent avec elle à la grille, là, ça passe mal ; mais enfin, personne
n'est parfait !... Ce serait une brave fille... s'il n'y avait ce damné
vice...
Comme à ce moment précis elle arrivait au niveau
du chœur, la vénérable prieure but son second verre de vin stomachique
et demanda à Teresa de l'attendre un quart d'heure : elle se rendait au
chœur, et ne s'attarderait guère. Elle était partie quand l’économe
entra alors que Teresa avait enfoui son visage dans se mains, et se
disait : «Un couvent, ça ? Mon Dieu ! C'est ça qu'on appelle un couvent
?!...»
– Vous êtes seule ? demanda l’économe.
– Oui, madame.
– Cette mal élevée s'en va donc en plantant là son
hôtesse ? On voit bien que c'est la fille d'un ferblantier !... Elle
avait pourtant le temps d'apprendre le monde, elle y a traîné assez
pour en être rassasiée... Je devais me rendre au chœur... Mais je n'y
vais pas pour vous tenir compagnie, ma petite.
– Allez-y, madame, allez-y ; je me trouve très
bien toute seule, dit Teresa, dans l'espoir de pouvoir soulager son
chagrin en versant des larmes.
– Ah ça, non !... Vous seriez glacée de peur, ici
; mais la prieure ne va pas tarder. Si elle trouve un prétexte pour
s'échapper du chœur, elle ne s'y éternise pas. J'aurais mis la main au
feu qu'elle était en train de dire du mal de moi.
– Non, madame ; au contraire...
– Dites-moi donc la vérité, ma fille ! Je sais que
cette vieille chouette ne dit du bien de personne. Pour elle, toutes
les sœurs sont des libertines et des ivrognes.
– Elle n'a rien dit de tout cela, madame ; elle ne
m'a rien dit sur aucune religieuse.
– Et si elle a dit quelque chose, laissez-la dire.
Le vin, elle ne le boit pas, elle le tête ; c'est une éponge vivante.
Pour ce qui est du libertinage, j'aimerais bien toucher autant de
milliers de cruzados
qu'elle a eu d'amants ! Vous pouvez vous faire une
petite idée, made moiselle !...
L’économe but un verre du vin de la prieure et
continua :
– Vous pouvez vous faire une petite idée ! Elle
est très vieille, aussi vieille que la cathédrale. Quand j'ai pris le
voile, elle était déjà aussi vieille que maintenant, à peu de choses
près. Or je suis nonne depuis vingt-six ans. Calculez combien d'arobes
de tabac elle a accumulé dans ces narines ! Eh bien, que vous me
croyiez ou non, je lui ai connu plus d'une douzaine de sigisbées, sans
parler du Père aumônier qui lui renouvelle encore sa cave, à nos frais
bien entendu. Elle ne cesse de dilapider les revenus de notre
institution. Moi, qui suis l’économe, je sais bien ce qu'elle vole.
Cela me fait énormément de peine de vous voir placée chez cette
hypocrite. Ne vous laissez pas prendre à ses mensonges, mon ange. Je
sais que votre père lui a laissé des recommandations, et lui a demandé
de ne pas vous laisser écrire, ni recevoir du courrier. Mais je vous le
dis, ma fille, si vous voulez écrire, je vous donne un encrier, du
papier, du pain à cacheter, et ma chambre, si vous voulez y aller pour
écrire. Si vous avez quelqu’un, il peut vous écrire, dites-lui
d’envoyer les lettres à mon nom ; je m’appelle Dionísia de l’Immaculée
Conception.
– Merci beaucoup, madame, dit Teresa, encouragée
par cette offre. Ah, si je pouvais envoyer un message à une pauvre qui
habite rue…
– Tout ce que vous voudrez, mademoiselle. Je le
lui enverrai dès qu’il fera jour. Soyez tranquille. Ne vous fiez à
personne d’autre qu’à moi. Faites attention : la maîtresse des novices
et l’organiste sont deux faux jetons. Ne vous fiez pas à elles les yeux
fermés, car, si vous leur accordez votre confiance, c’en est fait de
vous. Voici notre limace… Parlons d’autre chose.
– Il n’est rien, absolument rien de plus agréable
que la vie au couvent quand on a la chance d’avoir une prieure comme la
nôtre… Ah, c’est toi, ma belle ? Regarde si nous disons du mal de toi !
– Je sais que tu ne dis jamais du mal de moi, dit
la prieure en faisant un clin d’œil à Teresa. Cette demoiselle est là
pour dire que je lui parlais de tes plus estimables qualités…
– Eh bien, ce que j'ai dit de toi, répondit sœur
Dionísia de l’Immaculée Conception, tu n’as pas besoin de le demander,
parce que, par bonheur, tu as entendu ce que je disais. Ah, si l’on
pouvait en dire autant des autres qui déshonorent notre maison, et ne
font que monter des intrigues, que c’en est un péché.
– Alors, tu ne vas pas au chœur, Nini ? fit la
prieure.
– Il se fait déjà tard… Tu m’absous de cette
faute, n’est-ce pas ?
– Je t’absous, je t’absous, mais, pour ta
pénitence, tu boiras un petit verre…
– De stomachique ?
– Ça va de soi.
Dionísia accomplit sa pénitence et partit pour, à
ce qu’elle disait, laisser à la religieuse son heure de prière.
Nous ne prolongerons pas la description de cette
vie évangélique et exemplaire au couvent où Tadeu de Albuquerque avait
envoyé sa fille respirer l’air limpide des anges, tandis que l’on
mettait pour elle au point le creuset le plus propre à dépurer les
sédiments du vice au couvent de Monchique.
Le cœur de Teresa se remplit d’amertume et de
dégoût durant ces deux heures de vie conventuelle. Elle ignorait qu’il
existait au monde de telles choses. Elle avait entendu parler des
monastères comme d’un refuge de la vertu, de l’innocence et des
espérances immortelles. Elle avait lu quelques lettres de sa tante, la
prieure de Monchique, et s’était fait, grâce à elles, une idée de ce
que devait être une sainte. Au sujet de ces mêmes dominicaines, chez
qui elle se trouvait, elle avait entendu les vieilles fidalgas dévotes
de Viseu évoquer des vertus, des merveilles de charité et même des
miracles. Une bien triste désillusion, et un irrésistible désir, en
même temps, de sortir de là !…
Le lit de Teresa se trouvait dans la cellule même
de la prieure, dans une alcôve séparée, avec des rideaux de mousseline.
Quand la religieuse lui dit qu’elle pouvait se
coucher, si elle voulait, elle lui demanda si elle pouvait
écrire à son père. La nonne répondit qu’elle le ferait le lendemain,
bien que monsieur de Albuquerque eût donné des instructions précises
pour empêcher sa fille d’écrire ; en tout cas, ajouta-t-elle, elle ne
le lui interdirait pas, si elle avait un encrier et du papier dans sa
cellule.
Teresa se coucha, et la prieure s’agenouilla
devant un oratoire, récitant à mi-voix son rosaire. Si le murmure de la
prière avait incom modé son hôtesse, elle n’aurait pas eu beaucoup de
raisons de se plaindre, car la dévote nonne, au second Pater noster,
dodelinait de la tête au point de ne pouvoir arriver au premier ave
Maria. Elle se leva, pencha la tête pour saluer les images
du sanctuaire, alla se coucher et se mit à ronfler.
Teresa écarta délicatement les rideaux de sa chambre, et tira
de sous son habit l’encrier à vis et du papier.
La lampe de l’oratoire jetait un faible rayon sur
la chaise où Teresa avait posé ses vêtements. Elle descendit de son
lit, s’agenouilla au pied de la chaise, et écrivit à Simão, en lui
rapportant le détail des événe ments de cette journée. La lettre se
terminait ainsi :
Ne crains rien pour moi, Simão. Toutes ces
épreuves me semblent légères en comparaison de ce que tu as enduré pour
moi. L’infortune n’ébranle pas ma résolution, et ne doit pas te
détourner de tes projets. Ce sont quelques jours de tempête, rien de
plus. Toute nouvelle décision de mon père, je te la communiquerai
aussitôt, si je le peux et quand je le pourrai. Tu dois attribuer
l’absence de nouvelles de ma part à l’impossibilité de t’en donner.
Aime-moi malheureuse comme je suis, parce qu’il semble que les
malheureux sont ceux qui ont le plus besoin d’amour et de réconfort. Je
vais voir si je peux oublier, en dormant. Comme tout cela est triste,
mon cher ami !… Adieu.
CHAPITRE VIII
Quand elle vit son père panser la plaie au bras de
Simão, Mariana, la
fille de João da Cruz, perdit connaissance. Le maréchal-ferrant rit
bruyamment de la faiblesse de la jeune fille et l'étudiant trouva
surprenante l'émotion d'une femme habituée à soigner les blessures dont
son père revenait auréolé de toutes les foires et de toutes les fêtes.
– Il n'y a pas un an, on m'a fait trois trous dans
la tête, quand je suis allé voir Notre Dame des Remèdes à Lamego, et
c'est elle qui m'a tondu et râpé le crâne avec un couteau, dit le
maréchal-ferrant. À ce que je vois, votre sang, fidalgo, a tourné celui
de la gamine !... Nous voilà bien avancés ! J'ai ma vie à moi ; et je
comptais sur elle pour servir d'infirmière à mon malade... Le feras-tu
ou non, ma petite ? dit-il à sa fille quand elle ouvrit les yeux,
visiblement honteuse de sa faiblesse.
– Je serai ravie de le faire, si vous le voulez
bien, mon père.
– S'il te faut donc aller coudre au balcon, ma
petite, installe-toi ici, au chevet de monsieur Simão. Donne-lui
souvent des bouillons, et soigne-lui sa blessure ; du vinaigre et
encore du vinaigre tant qu'elle restera toute bleue comme ça.
Parle-lui, ne le laisse pas battre la campagne, ni écrire beaucoup, ce
n'est pas bon quand on n'a pas toute sa tête. Et vous, ne faites pas
tant de manières, et ne me dites pas à Mariana «Mademoiselle
ceci, mademoiselle cela.» Avec elle, c'est : «Donne-moi du bouillon, ma
fille, lave-moi le bras, fais-moi donc des compresses.» Et pas de
chichis. Elle est ici comme votre bonne, parce que je lui ai déjà dit
que, sans votre père, il y a longtemps qu'elle demanderait l'aumône, et
pire encore. Il est vrai que je pouvais lui laisser, il y a dix ans, un
petit magot que j'ai gagné là-bas à suer sur mon enclume, en dehors de
quelque quatre-cent mille réis
que j'ai hérités de ma mère, Dieu la
garde ; mais vous savez bien que si j'avais été pendu, ou si j'avais
passé la barre du fleuve la justice serait venue et aurait embarqué le
tout pour les dépens.
– Si vous avez une petite maison tout à fait
convenable, fit Simão, vous pouvez, dans la mesure où elle y
consent, marier votre fille dans une famille de cultivateurs.
– Encore faudrait-il qu'elle le veuille. Ce ne
sont pas les maris qui manquent ; même le sous-lieutenant de la maison
de l'Église serait d'accord, pourvu que je lui fasse donation de tout,
c'est peu, mais il y en a pour quatre mille bons cruzados ; le fait
est
que la gamine n'a pas voulu se marier et moi, à dire vrai, je suis seul
et je n'ai qu'elle, et je ne tiens pas à me priver de cette compagnie,
pour laquelle je travaille comme un maure. Sans elle, fidalgo, j'aurais
fait beaucoup de bêtises ! Quand je me rends aux foires et aux fêtes,
si je l'amène avec moi, je ne donne ni ne reçois de coups ; si j'y vais
seul, c'est sûr qu'il se passera quelque chose. La petite est vite
capable de voir quand les vapeurs me montent à la tête, elle me tire
par la veste, et sait comment s'y prendre pour m'éloigner de la
kermesse. Si quelqu'un m'appelle pour boire encore une chopine elle ne
me laisse pas y aller, et ça me fait rire la façon dont elle me mène
par le bout du nez ; elle me demande par l'âme de sa mère de ne pas y
aller. Et moi, quand elle me demande ça par l'âme de ma sainte femme,
je ne sais plus où j'en suis.
Mariana écoutait son père en cachant son visage
derrière son tablier de lin immaculé. Simão savourait la simplicité de
ce cadre, rustique, mais d'un sublime naturel.
On appela João pour un cheval à ferrer, et il prit
congé en ces termes :
– J'ai dit, petite. Je te confie notre malade ;
traite-le comme il le mérite et comme si c'était ton frère ou ton mari.
Le visage de Mariana devint cramoisi quand ce
dernier mot sortit, aussi naturellement que les autres, de la bouche de
son père.
La jeune fille resta appuyée à la porte de
l'alcôve de Simão.
– C'est une vraie catastrophe qui vous est tombée
dessus, Mariana ! dit l'étudiant. On a fait de vous l'infirmière d'un
malade et l'on vous a privé peut-être d'aller coudre à votre balcon, et
de parler avec les personnes qui passent...
– Qu'est-ce que ça peut me faire ? répondit-elle
en secouant son tablier, et baissant sa ceinture à la hauteur de sa
taille, avec une grâce juvénile.
– Asseyez-vous, Mariana ; votre père vous a dit de
vous asseoir... Allez chercher votre ouvrage et donnez-moi donc une
feuille de papier et un crayon qui se trouvent dans ma serviette.
– Mais mon père m'a dit aussi de ne pas vous
laisser écrire, répondit-elle en souriant.
– Un bout de mot, ça ne peut faire de mal. J'écris
juste quelques lignes.
– N'allez pas agir à la légère, reprit-elle en lui
donnant le papier et le crayon. Faites attention : une lettre pourrait
se perdre, et tout se découvrir.
– Tout quoi, Mariana ? Êtes-vous au courant de
quelque chose ?
– Il aurait fallu que je sois bien naïve... Ne
vous ai-je pas dit que j'étais déjà au courant de votre affection pour
une jeune fidalga de la ville ?
– Vous l'avez dit. Mais quel rapport ?
– Il s'est passé ce que je craignais. Vous vous
trouvez ici blessé, et tout le monde parle de certains hommes dont
on retrouvé les cadavres.
– Qu'ai-je à voir avec ces hommes dont on a
retrouvé les cadavres ?
– Pourquoi faites-vous comme si vous tombiez des
nues !? Comme si je ne savais pas que ces hommes étaient des
domestiques du cousin de cette fameuse dame. On dirait que vous vous
méfiez de moi, et que vous voulez garder un secret dont j'aimerais bien
que tout le monde l'ignore pour que vous n'ayez pas, mon père et vous,
monsieur Simão, de plus graves ennuis...
– Vous avez raison, Mariana ; je n'aurais pas dû
vous cacher la mauvaise rencontre que nous avons faite.
– Et Dieu veuille que ce soit la dernière !...
J'ai tellement demandé à Notre Seigneur du Chemin de Croix de vous
délivrer de cette passion !... J'ai bien l'impression, moi, qui le pire
est devant vous...
– Non, mon enfant, cela s'arrête ici ; je pars
pour Coïmbra dès que je serai rétabli, et la demoiselle de la ville
reste chez elle.
– Si cela se passe ainsi, j'ai déjà promis deux
livres de cierges à Notre Seigneur du Chemin de Croix mais mon cœur ne
m'a pas dit que vous ferez, monsieur, ce que vous dites.
– Je vous suis très reconnaissant pour le bien que
vous me souhaitez, dit Simão, ému. Je ne sais ce que j'ai fait pour
mériter votre amitié.
– Il me suffit de voir ce que votre père a fait
pour le mien, dit-elle en essuyant ses larmes. Que serais-je devenue,
si je l'avais perdu, et qu'il ait été conduit au gibet, comme tout le
monde le disait !... J'étais encore toute petite quand il était au
cachot. Je devais avoir treize ans ; mais j'étais décidée à me jeter au
puits s'il était condamné à mort. Si on le déportait, je partais avec
lui, j'irais mourir là où il allait mourir. Il n'y a pas de jour où je
ne demande à Dieu de donner à votre père autant de joies qu'il y a
d'étoiles au ciel. Je suis allé exprès en ville pour baiser les pieds
de votre chère mère, et j'ai vu vos sœurs, et l'une d'elles, la
cadette, m'a donné une jupe en soie que je garde encore comme une
relique. Ensuite, chaque fois que j'allais à la foire, je faisais un
grand détour pour voir si j'arriverais à trouver Dona Ritinha à sa
fenêtre ; et je vous ai vu souvent, monsieur Simão. Et peut-être ne
savez-vous pas que je buvais à la fontaine, il y a deux ou trois ans,
quand vous avez flanqué une raclée à ces domestiques, il y avait un tel
tapage, on aurait cru la fin du monde. Je suis venue le raconter à mon
père, et il est tombé par terre tellement il se tordait... Après, je ne
vous ai plus vu, monsieur Simão, si ce n'est le jour où vous êtes
arrivé avec mon oncle de Coïmbra ; mais je savais déjà que vous veniez
pour cette malheureuse affaire, parce que j'ai eu un rêve où je voyais
beaucoup de sang, et je pleurais parce que je voyais une personne qui
m'était très chère tomber dans un trou très profond.
– Ce sont là des rêves, Mariana !...
– Ce sont des rêves en effet ; mais je n'ai jamais
rien rêvé qui ne se produisît. Quand mon père a tué le muletier,
j'avais rêvé que je le voyais tirer sur un autre homme ; avant la mort
de ma mère, je me suis réveillée en train de la pleurer, et elle a
encore vécu deux mois... Les gens de la ville se moquent des rêves,
mais Dieu sait ce que c'est... Voici mon père... Christ en Croix !
Pourvu que ce ne soit pas une mauvaise nouvelle !...
João da Cruz entra avec une lettre que lui avait
remise la pauvre habituelle. Tandis que Simão lisait la lettre écrite
au couvent, Mariana fixa ses grands yeux bleus sur le visage de
l'étudiant et, à chaque contraction de son front, elle sentait son cœur
qui se serrait. Elle ne put surmonter son angoisse, et demanda :
– De mauvaises nouvelles ?
– Tu es bien familière, ma fille, dit João da Cruz.
– Non, pas du tout, fit l'étudiant. Ce n'est pas
une mauvaise nouvelle, Mariana. Monsieur João, permettez-moi de voir en
votre fille une amie, ce sont les malheureux qui savent juger les amis.
– C'est vrai ; mais je n'oserais pas, moi,
demander ce que dit la lettre.
– Et je ne le lui ai pas demandé, mon père ; c'est
qu'il m'a semblé que monsieur Simão était préoccupé pendant qu'il la
lisait.
– Et vous ne vous êtes pas trompée, répondit le
malade, en se tournant vers le maréchal-ferrant. Teresa a été traînée
par son père au couvent.
– Il fallait s'y attendre avec un tel coquin ! dit
le maréchal-ferrant, faisant instinctivement avec ses bras le geste de
quelqu'un qui serre entre ses mains une gorge.
À ce moment-là, un observateur perspicace verrait
luire dans les yeux de Mariana un éclair d'innocente gaieté.
Simão s'assit, et se mit à écrire sur une chaise
que spontanément Mariana avait rapprochée en disant :
– Pendant que vous écrivez, je vais jeter un coup
d'œil au bouillon qui est sur le feu.
Il faut absolument t'arracher de là, disait la
lettre de Simão. Ce couvent doit avoir une issue. Cherche-la, et
dis-moi la nuit et l'heure où je dois t'attendre. Si tu ne peux
t'échapper, ces portes s'ouvriront sous les coups de ma colère. Si l'on
te transfère de là dans un couvent plus lointain, préviens-moi ; j'irai
seul ou accompagné, t'enlever sur la route. Il est indispensable que tu
reprennes courage pour ne pas être effrayée par les excès de ma
passion. Tu es à moi ! Je ne sais à quoi me sert la vie, si ce n'est à
la sacrifier pour te sauver. Je crois en toi, Teresa, je crois en toi.
Tu me seras fidèle dans la vie et dans la mort. Ne te résigne pas à
souffrir ; montre-toi héroïque dans cette lutte. La soumission est une
ignominie quand le pouvoir paternel est un outrage. Écris-moi à
n'importe quelle heure, dès que tu le pourras. Je suis presque rétabli.
Dis-moi un mot, appelle-moi, et je sentirai que le sang que j'ai perdu
ne diminue pas les forces de mon cœur.
Simão demanda sa serviette, y prit des pièces
d'argent, les donna au maréchal-ferrant, et lui demanda de les remettre
à la pauvre avec la lettre.
Puis il relut à loisir celle de Teresa, en se
rappelant la façon dont il avait répondu.
Maître João s'en fut à la cuisine et dit à Mariana
:
– Il y a une chose qui me tracasse, ma fille.
– Quoi, mon père ?
– Notre malade n'a pas d'argent.
– Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? Et comment
le savez-vous ?
– Il m'a demandé sa serviette pour y prendre de
l'argent, et elle était aussi lourde qu'une vessie de porc pleine de
vent. Ça me tourne les sangs ! Je voulais lui proposer de l'argent, et
je ne sais comment faire...
– J'y songerai, mon père, dit Mariana,
pensive.
– C'est ça, penses-y de ton côté. Tu as
de meilleures idées que moi.
– Si vous ne voulez pas toucher à vos
quatre cents mil réis, j'ai cet argent qui me vient de mes veaux ; il y
en a pour onze pièces d'or moins un quart.
– C'est ça, nous en parlerons : pense à la façon
de les lui faire accepter sans remords.
Les remords, dans le langage peu châtié de maître
João, c'était synonyme de scrupules,
ou de répugnance.
Mariana apporta le bouillon à Simão qui le
repoussa, apparemment absorbé dans une profonde rêverie.
– Vous ne me prenez donc pas ce petit
bouillon ? dit-elle tristement.
– Je ne peux pas, je n'en ai pas envie ; ce sera
plus tard. Laissez-moi seul un moment ; allez-y ; ne perdez pas votre
temps auprès d'un malade ennuyeux.
– Vous ne voulez pas de moi ici ? Je
m'en vais, et je reviendrai quand vous m'appellerez.
Mariana avait prononcé cette phrase, les
yeux chargés de larmes.
Simão remarqua ces larmes ; et songea un instant
au dévouement de le jeune fille ; mais il ne lui dit pas un seul mot.
Et il se mit à réfléchir sur son épineuse
situation. Il devait lui venir de ces affligeantes idées que les
romanciers attribuent rarement à leurs héros. Les auteurs tiennent que
la matière est triviale et plébéienne. Le style ne s'accorde pas
volontiers aux basses réalités. Balzac parle beaucoup d'argent ; mais
il s'agit de millions. Je ne connais point de galant, dans les
cinquante livres que j'ai de lui, qui réfléchisse, lors d'un entracte
de sa tragédie, à la façon de se procurer de quoi payer son tailleur,
ou de se dépêtrer des filets que lui tend à tous les coins de rue un
usurier du bureau du juge de paix, où il est assailli par un capital à
rembourser avec un intérêt de quatre-vingts pour cent. Voilà un sujet
que les maîtres du roman évitent toujours. Ils savent bien que
l'intérêt du lecteur se fige à mesure que le héros se resserre aux
dimensions de ces petits coqs d'estaminet que le lecteur en fonds évite
instinc tivement, ainsi que les autres parce qu'ils n'ont rien à faire
de lui. C'est un comportement bassement prosaïque. Ce n'est pas joli de
laisser son héros se montrer vulgaire au point de penser au manque
d'argent, juste après avoir écrit à sa bien-aimée une lettre comme
celle de Simão Botelho. Qui la lirait, dirait que ce garçon disposait
de relais dans plusieurs postes sur les routes de notre pays, des
chariots et des attelages de mules à suffisance pour conduire à Paris,
à Venise ou au Japon la belle fugitive ! Les routes en ce temps-là
devaient être bonnes pour ça ; mais je ne suis pas sûr qu'il y ait eu
des routes qui menassent au Japon. Maintenant, je crois qu'il y en a,
parce qu'on me dit qu'il y a de tout.
Je vous ai donc fait savoir, lecteurs, par la
bouche de maître João, que le fils du corregidor n'avait pas d'argent.
Je vous dis à présent que c'est à l'argent qu'il songeait quand Mariana
lui rapporta le bouillon dont il n'avait pas voulu.
À mon sens, on devrait lui prêter ces pensées :
Comment paierait-il l'hospitalité de João da Cruz ?
Comment exprimerait-il sa reconnaissance pour les
veilles de Mariana ?
Si Teresa s'enfuyait comment s'y prendrait-il pour
assurer leur subsistance à tous les deux ?
Or Simão Botelho était parti de Coïmbra avec sa
mensualité, qui n'était pas importante, et avait été presque toute
absorbée par la location de sa monture et le généreux pourboire au
muletier à qui il devait d'avoir fait connaissance avec le serviable
maréchal-ferrant.
Ce qui lui restait de l'argent, il l'avait donné à
la porteuse de la lettre de ce jour-là. Une vilaine situation !
Il songea à écrire à sa mère. Qu'allait-il lui
dire ? Comment lui expliquerait-il qu'il habitait dans cette maison ?
Ne donnerait-il pas alors des indices sur la mort mystérieuse de deux
domestiques de Baltasar Coutinho ?
D'autant plus qu'il se rendait parfaitement compte
que sa mère ne l'aimait pas, et, à supposer qu'elle lui envoyât un peu
d'argent, cela suffirait juste à payer son voyage jusqu'à Coïmbra. Une
effroyable situation !
Lorsqu'il fut bien las de réfléchir, la providence
des malheureux lui accorda un profond sommeil.
Mariana était entrée sur la pointe des pieds dans
la pièce et, en l'entendant respirer régulièrement, elle se hasarda à
pénétrer dans l'alcôve. Elle lui lança un mouchoir de mousseline sur le
visage, autour duquel bourdonnait un essaim de mouches. Elle vit la
serviette sur une banquette qui agrémentait la chambre, la prit, et
sortit à pas de loup. Elle ouvrit la serviette, vit des papiers qu'elle
ne put déchiffrer et dans l'un des compartiments, deux pièces de six vinténs.
Elle alla replacer la serviette à sa place et prit à un cintre
les pantalons, le gilet, et la veste à l'espagnole de son hôte. Elle
examina le contenu de ses poches et ne trouva pas un sou.
Elle se retira dans un coin obscur de la pièce, et
se plongea dans ses réflexions. La généreuse jeune fille demeura ainsi
une demi-heure à chercher désespérément une solution. Puis elle se leva
d'un coup, et eut un long entretien avec son père. João da Cruz
l'écouta, émit des objections, mais il ne pouvait rien contre les
arguments de sa fille, et finit par dire :
– Je ferai ce que tu dis, Mariana. Donne-moi donc
ton argent, je ne vais pas soulever la pierre du foyer pour puiser dans
la caisse des quatre cent mille réis.
Peu importe qu'il s'agisse de mon
argent ou du tien, tout le mien est à toi.
Mariana s'empressa d'aller ouvrir un coffret dont
elle tira une bourse de lin pleine de pièces en argent, de chaînettes,
de bagues, et de pendants. Elle serra son or dans une petite boîte et
remit la bourse à son père.
João da Cruz harnacha sa jument et partit. Mariana
alla retrouver le malade dans sa chambre.
Elle réveilla Simão :
– Vous ne savez pas ? s'exclama-t-elle avec un
mélange d'allégresse et d'affolement parfaitement simulé.
– Quoi, Mariana ?
– Votre mère sait que vous êtes ici.
– Elle le sait ?! Mais c'est impossible ! Qui
pourrait le lui dire ?
– Je ne sais pas ; ce que je sais, c'est qu'elle a
fait venir mon père.
– Je n'arrive pas à le croire !... Et elle ne m'a
pas écrit ?
– Non, monsieur !... J'y pense maintenant :
peut-être a-t-elle su que vous avez été ici, et croit-elle que vous n'y
êtes plus ; et c'est pour cela qu'elle ne vous a pas écrit... N'est-ce
pas possible ?
– Pourquoi pas... Mais qui le lui dirait ? Si cela
se sait, alors on peut nourrir des soupçons sur la mort de ces hommes.
– Peut-être pas ; et même si l'on a des soupçons,
il n'y a pas de témoins. Mon père a dit qu'il ne s'en faisait pas du
tout. Advienne que pourra. Ce n'est pas le moment d'y penser... Je vais
vous chercher votre petit bouillon, hein ?
– Allez-y si vous voulez, Mariana. Le ciel m'a
accordé avec vous l'amitié d'une sœur.
La jeune fille ne trouva pas dans son âme joyeuse
des mots pour répondre à la douceur qu'exprimait le visage du jeune
homme.
Le petit bouillon
arriva – un diminutif qu'admet
la rhétorique d'un langage tendre, mais contre laquelle protestait le
bol blanc, profond et large, à côté du grand plat avec une demi-poule
blonde tant elle était grasse.
– Ça en fait de la nourriture ! s'exclama Simão en
souriant.
– Mangez ce que vous pourrez, dit-elle en
rougissant ! Je sais bien que les messieurs de la ville ne mangent pas
dans des bols aussi grands, mais je n'en avais pas de plus petit ; vous
n'avez aucune raison de faire la fine bouche, ce bol n'a jamais servi,
je suis allée le chercher au magasin, j'ai pensé que vous n'avez pas
voulu manger hier parce que vous hésitiez à vous servir de l'autre.
– Non, Maria. Ne soyez pas injuste : je n'ai pas
mangé hier pour la même raison que je ne mange pas aujourd'hui : je
n'en avais pas envie, et je n'en ai pas envie.
– Mangez alors parce que je vous le demande...
Pardonnez ma hardiesse... Dites-vous que c'est votre sœur qui vous le
demande... Vous venez juste de me dire...
– Que le ciel m'accordait avec vous l'amitié d'une
sœur...
– C'est ça...
Simão jugea ce sacrifice aussi nécessaire pour se
maintenir en vie que pour rassurer l'affectueuse Mariana. L'idée lui
traversa l'esprit, sans aucune ombre de vanité, qu'il était aimé de
cette douce créature. Il se disait qu'il serait cruel de montrer qu'il
s'apercevait de ce sentiment, du moment qu'il n'avait ni le cœur d'y
répondre, ni celui de lui mentir. Toutefois, loin d'en être désolé, il
se sentait flatté par les veilles de l'aimable jeune fille. Personne ne
ressent le poids de l'amour qu'on inspire sans le partager. Dans les
plus profonds chagrins, aux dernières heures du cœur et de la vie, il
est doux de se sentir aimé quand l'on ne peut trouver dans l'amour de
quoi nous distraire de nos peines, ni rattacher le dernier fil qui se
rompt. Orgueil ou insatiabilité du cœur humain, quoi qu'il en soit,
c'est dans l'amour qu'on nous donne que nous mesurons ce que nous
valons en notre for intérieur.
L'amour de Mariana ne déplaisait donc pas à
l'amoureux passionné de Teresa. Ce sera jugé comme une faute par le
sévère tribunal de mes lectrices ; mais, si vous me permettez d'avoir
une opinion, la faute de Simão réside dans la faiblesse de la nature
qui étale toute sa magnificence dans le ciel, sur la mer et sur la
terre, et toute son inco hérence, ses absurdités et ses vices dans
l'homme, qui s'étant proclamé roi de la Création, vit et
meurt dans cette assurance dynastique.
CHAPITRE IX
João da Cruz était resté deux heures hors de chez
lui. Il arriva quand
la curiosité de l'étudiant confinait déjà à la douleur.
– Votre père aurait-il été arrêté ? avait-il dit à
Mariana.
– Mon cœur ne me l'a pas dit et mon cœur ne me
trompe jamais, répondit-elle.
Et Simão avait répliqué :
– Et que vous dit votre cœur sur moi, Mariana ?
Mes épreuves se termineront-elles ici ?
– Je vais vous dire la vérité, monsieur Simão...
Non, je préfère me taire...
– Dites-la moi, je vous le demande, parce que je
fais confiance au bon ange qui s'exprime dans votre âme. Dites-la moi.
– Puisque vous y tenez... Mon cœur me dit que vos
épreuves ne font que commencer...
Simão l'écouta attentivement et ne répondit pas.
Son esprit fut assombri par cette idée épouvantable et insultante pour
cette naïve jeune fille : – Songerait-elle à me détourner de Teresa
pour se faire aimer ?
C'est à cela qu'il pensait quand le
maréchal-ferrant arriva.
– Me voici de retour, dit-il, l'air joyeux. Votre
mère m'a fait appeler...
– Je sais... Et comment a-t-elle appris que
j'étais ici ?
– Elle savait que vous étiez là, fidalgo, mais
elle croyait que vous étiez déjà reparti pour Coïmbra. Je ne sais pas
qui le lui a dit, et je ne le lui ai pas demandé, parce qu'on ne pose
pas de questions à une personne respectable. Elle disait qu'elle savait
pour quelle raison vous étiez venu vous cacher. Elle s'en est prise un
peu à moi, mais j'ai fait ce que j'ai pu pour la calmer, et tout va
bien. Elle m'a demandé ce que vous faisiez ici après l'entrée de la
fidalga au couvent. Je lui ai dit que vous étiez tombé malade, suite à
une chute de cheval. Elle m'a demandé aussi si vous aviez de l'argent ;
et je lui ai dit que je ne savais pas. Elle m'a planté là pour aller à
l'intérieur et revenir presque aussitôt avec un paquet que je dois vous
remettre. Le voici tel quel ; je ne sais pas combien il y a dedans.
– Et elle ne m'a pas écrit ?
– Elle a dit qu'elle ne pouvait s'approcher du
bureau, parce que monsieur le Corregidor était là, répondit maître João
sans aucune hésitation, et elle vous a également recommandé de ne lui
écrire que de Coïmbra : si votre père savait que vous êtes ici, il n'y
aurait plus rien à faire chez vous. C'est tout.
– Et elle ne vous a pas parlé des domestiques de
Baltasar ?
– Pas un mot !... Plus personne en ville ne
parlait non plus de ça en ville aujourd'hui.
– Et que vous a-t-elle dit de mademoiselle Teresa ?
– Rien, si ce n'est qu'elle était entrée au
couvent. Permettez-moi maintenant d'aller couvrir ma jument, elle
dégouline de sueur. Oh, ma fille, apporte-moi la couverture.
Tandis que Simão comptait onze pièces trois
quarts, émerveillé de cette surprenante libéralité, Mariana embrassait
son père dans le hangar attenant à la maison, en s'écriant :
– Vous avez fort bien tourné ce mensonge.
– Eh, petite ! celle qui a menti, c'est toi !
C'est toi qui as mis ça au point dans ta petite tête ! Mais ç'a été
fort bien troussé, pas vrai ? Il nous a avalé ça comme des dragées !
Bon, tu t'es retrouvée sans tes veaux, mais le moment viendra où il te
donnera des bœufs pour tes veaux.
– Je n'ai pas agi par intérêt, mon père,
lança-t-elle, froissée.
– Un vrai miracle ! Je le sais bien ; mais comme
dit le dicton : qui sème, récolte.
Mariana demeura pensive ; elle se disait : –
Heureusement qu'il ne peut penser de moi ce que pense mon père. Dieu
sait que je n'ai pas été le moins du monde intéressée en agissant ainsi.
Simão appela le maréchal-ferrant et lui dit :
– Mon cher João, si je n'avais pas d'argent,
j'accepterais sans hésitation vos services, et je crois que vous me les
rendriez sans espérer y gagner quoi que ce soit ; mais, comme j'ai reçu
cette somme, vous me permettrez de vous en donner une partie pour ma
nourriture. Des raisons de vous être reconnaissant, et des dettes que
l'on ne peut payer, il m'en reste amplement assez pour ne pas vous
oublier, vous et votre excellente fille. Prenez cet argent.
– Les comptes, on les fait à la fin, dit le
maréchal-ferrant, en retirant sa main. Et personne ne nous entendra si
Dieu le veut. Si j'ai besoin d'argent, je viendrai vous trouver. Pour
l'instant, le poulailler est encore plein de poules, et l'on cuit du
pain toutes les semaines.
Simão insista :
– Prenez-le ; servez-vous en comme vous le voulez.
– Chez moi, personne d'autre que moi ne dicte sa
loi, répondit maître João en feignant d'être agacé. Gardez donc votre
argent, fidalgo, et n'en parlons plus si vous voulez que notre affaire
soit menée à bien. Il n'y a pas à revenir là-dessus.
Les cinq jours suivants, Simão reçut régulièrement
des lettres de Teresa, les unes résignées et rassurantes, les autre
écrites sous le coup d'une nostalgie exacerbée. Dans l'une, elle disait :
Mon père doit savoir que tu es là et tant que tu
es là, il est sûr qu'il ne me tirera pas du couvent. Il serait bon que
tu partes pour Coïmbra, et que nous laissions à mon père le temps
d'oublier les derniers événements. Sinon, mon époux, il ne me rendra
pas ma liberté, et je ne sais comment je pourrai m'échapper de cet
enfer. Tu ne peux concevoir ce qu'est un couvent ! Si je devais
sacrifier mon cœur à Dieu, il me faudrait chercher une atmosphère moins
viciée que celle-ci. Je crois que l'on peut prier et rester vertueuse
partout ailleurs que dans ce couvent.
Dans une autre lettre, elle s'exprimait ainsi :
Ne m'abandonne pas, Simão ; ne va pas à Coïmbra.
Je crains que mon père ne veuille me faire passer de ce couvent à un
autre, plus rigoureux. Une religieuse m'a dit que je ne resterais pas
ici ; une autre m'a positivement affirmé que mon père multiplie les
démarches pour me faire entrer dans un monastère de Porto. Ce qui
m'effraie le plus, sans m'ébranler, c'est que je connais l'intention de
mon père de m'obliger à prononcer mes vœux. J'ai beau imaginer des
éclats et des accès de tyrannie, je n'en vois aucun qui soit capable de
m'arracher ces vœux. Je ne puis les prononcer sans avoir accompli mon
noviciat, qui dure un an, et confirmé mes intentions à trois reprises ;
et je répondrai chaque fois non.
Ah ! Si je pouvais m'échapper d'ici
!.. Je me suis hier rendue dans le parc, et j'y ai vu une porte cochère
qui donne sur la route. J'ai appris que cette porte s'ouvre pour
laisser entrer des chariots de bois ; mais elle ne se rouvrira pas
jusqu'au début de l'hiver. Si je ne puis le faire avant, mon Simão, je
m'enfuirai à ce moment-là.
Les démarches de Tadeu de Albuquerque furent vite
couronnées de succès. La supérieure de Monchique, une religieuse dotée
des plus grandes vertus, croyant que la fille de son cousin se retirait
au couvent poussée par l'ardeur de sa dévotion et son amour pour Dieu,
lui prépara ses appartements et se félicita d'avoir une nièce qui
nourrît d'aussi pieuses résolutions. Teresa ne reçut pas sa lettre de
félicitations parce que celle-ci était tombée entre les mains de son
père. Elle contenait des réflexions de nature à la dissuader si quelque
chagrin passager l'incitait à aller imprudemment chercher refuge là où
les passions peuvent le mieux s'exacerber.
Après avoir pris toutes les précautions, Tadeu de
Albuquerque fit savoir à sa fille que sa tante de Monchique voulait la
garder quelque temps auprès d'elle, et que le voyage se ferait à l'aube
du jour suivant.
Quand Teresa apprit cette surprenante nouvelle,
elle avait déjà envoyé la lettre de ce jour-là à Simão. Comme elle
était sur les charbons ardents, elle décida de feindre un malaise, et
ses émotions l'avaient rendue si fébrile, qu'elle n'avait pas besoin de
faire semblant. Le vieillard ne voulait pas tenir compte de son état ;
mais le médecin du monastère réagit contre l'inhumanité de ce père et
de la prieure qui approuvait de tels procédés. Teresa voulut écrire à
Simão cette nuit-là ; mais la domestique de la prieure conformément aux
ordres de sa méfiante maîtresse, ne quitta pas le chevet de la malade.
L'on devait cet espionnage au fait que l’économe, à un moment où elle
éprouvait quelque peine à digérer ce fameux vin stomachique, avait dit
que Teresa passait ses nuits à prier en silence et qu'elle entretenait
une correspondance avec un ange du Ciel par le truchement d'une
mendiante. Certaines religieuses avaient aperçu dans la cour du couvent
la mendiante qui attendait l'aumône de Teresa ; mais elles crurent
qu'il s'agissait là d'une bonne œuvre de Teresa. Les remarques
ironiques de l’économe furent commentées, et l'on pria la mendiante de
s'éloigner de l'entrée. Quand elle apprit cette mesure, Teresa eut une
crise d'angoisse ; elle courut à une fenêtre, appela la pauvre, et lui
jeta dans la cour un billet contenant ces paroles : Il est impossible
d'échanger des lettres. Je vais être tirée de ce couvent pour être mise
dans un autre. Attends de mes nouvelles à Coïmbra. La
prieure en fut
vite informée, et le jardinier, sur ses ordres, partit sur les traces
de la pauvresse. Il la poursuivit au-delà des portes, la roua de coups,
lui arracha le billet, puis retourna au couvent le présenter à Tadeu de
Albuquerque. La mendiante ne revint pas sur ses pas ; elle poursuivit
son chemin jusqu'à la maison du maréchal-ferrant et raconta à Simão ce
qui s'était passé.
Simão sauta de son lit et appela João da Cruz.
Sous le coup d'un tel choc, il voulait entendre une voix, pouvoir
donner le nom d'ami à un homme qui lui tendît une main capable de
serrer la poignée d'un poignard. Le maréchal-ferrant écouta son
histoire et donna son avis : «Attendre jusqu'à ce qu'on y voie clair.»
Simão repoussa la froide prudence de son confident, et dit qu'il allait
aussitôt partir pour Viseu.
Mariana était là ; elle avait entendu les
confidences de Simão, et trouvé que son père avait raison. Mais en
voyant l'impatience de leur hôte, elle demanda l'autorisation de parler
sans qu'on l'en eût priée, et dit :
– Si vous voulez, monsieur Simão, je vais en ville
et je demande à voir la Brito au couvent ; c'est une fille que je
connais, au service d'une nonne, et je lui donne une lettre de vous,
qu'elle remettra à la fidalga.
– C'est possible, Mariana ? s'exclama Simão, prêt
à embrasser la jeune fille.
– Dans ce cas, dit le maréchal-ferrant, ce qu'on
peut faire, on le fera. Va t'habiller, petite, je m'en vais bâter la
jument.
Simão s'assit pour écrire. Les idées qui lui
venaient étaient si embrouillées qu'il ne parvenait pas à trouver le
meilleur plan d'action pour faire face à cette situation. Après avoir
longtemps hésité, il dit à Teresa de s'enfuir le lendemain à l'heure où
la porte serait ouverte, ou de contraindre la portière à la lui ouvrir.
Il lui disait d'indiquer à quelle heure il devait l'attendre le
lendemain avec des montures pour l'aider à s'évader. En dernier
recours, il assurait qu'il allait attaquer le monastère avec des hommes
armés, ou l'incendier pour que les portes s'ouvrent. Le programme était
celui qui correspondait le mieux à l'état d'esprit de l'étudiant. Cette
pauvre tête était en feu ! Une fois la lettre refermée, il se mit à
faire des zigzags comme s'il obéissait à des impulsions soudaines. Il
se plantait les ongles sur le crâne, et s'arrachait les cheveux. Il se
cognait aux murs comme un aveugle, et s'asseyait un instant pour se
relever avec une rage renouvelée. Il saisissait machinalement ses
pistolets, et agitait ses bras à une vitesse vertigineuse. Il ouvrait
la lettre pour la relire, puis était à deux doigts de la déchirer, en
se disant qu'elle arriverait trop tard ou ne lui parviendrait pas en
mains propres. Mariana entra tandis qu'il se débattait entre des
projets contradictoires, et Simão devait être vraiment plongé dans ses
délires pour ne pas voir ses larmes.
Comme tu souffrais, noble cœur d'une femme pure !
Si ce que tu as fait pour ce garçon, il le doit à ta reconnaissance
envers l'homme qui a sauvé la vie de ton père, quelle rare vertu que la
tienne ! Si tu l'aimes, si pour apaiser ses souffrances, tu écartes les
obstacles du chemin qu'il prendra pour t'échapper à jamais, quel nom
donnerai-je à ton héroïsme ?! Quel ange a prédestiné ton cœur à cet
obscur sacrifice, qui relève de la sainteté ?!
– Je suis prête, dit Mariana.
– Voici la lettre, ma bonne amie. Faites de votre
mieux pour qu'elle ne reste pas sans réponse, dit Simão, en lui
remettant, en même temps que la lettre, de l'argent dans une grosse
enveloppe.
– Cet argent, c'est aussi pour cette demoiselle ?
dit-elle.
– Non, c'est pour vous, Mariana. Achetez-vous une
bague.
Mariana prit la lettre et lui tourna aussitôt le
dos, pour qu'il ne vît pas son geste de dépit, sinon de mépris.
L'étudiant n'osa pas insister en la voyant se
hâter de descendre au potager où le maréchal-ferrant bridait la jument.
– Ne te sers pas trop de la cravache avec elle,
dit João da Cruz à Mariana qui, d'un bond, se trouva assise sur le bât
recouvert d'une couverture écarlate.
– Tu es jaune comme un coing, s'exclama-t-il, en
s'apercevant de la pâleur de sa fille, qu'est-ce que tu as ?
– Rien. Qu'est-ce que j'aurais ?! Donne-moi la
cravache, père
La jument partit au galop et le maréchal-ferrant,
en se reconnaissant dans sa fille et la jument, tenait ce soliloque,
que Simão entendit :
– Tu vaux mieux, petite, que toutes les fidalgas
qu'il y a à Viseu ! Je ne donnerais pas ma jument pour la mieux fardée
; et si le Miramolin du Maroc venait me demander ma fille, le diable
m'emporte si je la lui donnais ! Ça, ce sont des femmes, il n'y a pas à
revenir là-dessus.
CHAPITRE X
Mariana mit pied à terre en face du monastère, et
se dirigea vers
l'entrée où elle demanda à voir son amie Brito.
– Une enfant bien appétissante ! dit le Père
chapelain qui se tenait contre l'étroite porte latérale, et parlait
avec la prieure du salut des âmes et de quelques tonnelets de vin du
Pinhão qu'il avait reçu ce jour-là, et dont il avait mis en bouteilles
la valeur d'un barricot pour tonifier l'estomac de la religieuse.
– Une enfant bien appétissante ! reprit-il, un œil
sur elle et l'autre sur la porte où la jalouse prieure se mordait les
lèvres.
– Laissez là cette fille, et dites-moi
quand la domestique pourra aller chercher le vin.
– Quand vous voudrez, chère prieure. Mais
regardez-moi ces yeux, cette allure, et je ne parle pas du reste, chez
cette jeune fille !...
– Je vous ferai observer, Père João, répliqua la
nonne, que je n'ai pas que ça à faire.
Et elle se retira, froissée, la mâchoire
supérieure dégoulinant de larmes... et de tabac.
– D'où venez-vous ? dit le Père chapelain avec
douceur.
– De mon village, répondit Mariana.
– Ça, je le vois. Mais de quel village êtes-vous ?
– Je ne suis pas à confesse.
– Mais vous pourriez vous confesser à moi, qui
suis curé.
– Je le vois bien.
– Quel sale caractère que le vôtre !...
– C'est ainsi que le vous le voyez.
– Qui voulez-vous voir, ici, au couvent ?
– J'ai déjà dit qui je veux voir, à l'intérieur.
– Mariana ! c'est toi ? Approche !
La jeune fille salua le Père chapelain par une
petite inclination de la tête, et se dirigea vers le parloir d'où
venait cette voix.
– Je voudrais te parler en particulier, Joaquina,
dit Mariana.
– Je vais voir si je peux disposer d'une grille :
attends-moi ici.
Le prêtre avait quitté la cour et Mariana, en
attendant, examina l'une après l'autre les fenêtres du monastère. À
l'une d'entre elles, derrière le grillage de fer, elle vit une dame qui
n'était pas habillée en nonne.
– Serait-ce elle ? demanda Mariana à son cœur qui
palpitait. Si j'étais aimée comme elle !...
– Monte ces petites marches, Mariana, et pousse la
première porte du couloir, j'arrive, dit Joaquina.
Mariana fit quelques pas, regarda de nouveau la
fenêtre où elle avait vu la dame en habits ordinaires et répéta :
– Si j'étais aimée comme elle !...
À peine se fut-elle approchée des grilles, elle
dit à son amie :
– Dis Joaquina, qui est cette jeune fille, blanche
comme du lait, qui se tenait juste là-bas à une fenêtre ?
– Ce doit être une novice, il y en a deux ici, de
très belles.
– Mais elle ne portait aucun vêtement de nonne.
– Ah ! Je vois : c'est Dona Teresinha de
Albuquerque.
– Je ne me suis donc pas trompée, dit Mariana,
pensive.
– Tu la connais donc ?
– Non ; mais c'est pour elle que je suis venue ici
te parler.
– Eh bien, de quoi s'agit-il ?! Qu'as-tu à voir
avec la fidalga ?
– En ce qui me concerne rien ; mais je connais une
personne qui l'aime beaucoup.
– Le fils du corregidor.
– Lui-même.
– Mais il se trouve à Coïmbra, celui-là.
– Je ne sais s'il y est ou non. Veux-tu me rendre
un service ?
– Si je peux...
– Tu le peux. Je voudrais lui parler.
– Diantre ! Ça, je ne sais si ce sera possible,
parce que les sœurs ne la quittent pas de l'œil, et qu'elle s'en va
demain.
– Où va-t-elle ?
– Dans un autre couvent, je ne sais pas si c'en
est un de Lisbonne ou de Porto. Les malles sont déjà prêtes, et elle se
sent mourir à l'idée de s'en aller. Que lui veux-tu, toi?
– Je ne puis te le dire parce que je ne le sais
pas. Je voulais lui remettre un mot... Arrange-toi pour qu'elle vienne,
je te donnerai de l'indienne pour un vêtement.
– Tu es bien riche, Mariana !... fit Joaquina. Je
ne veux pas de ton indienne, ma fille. Si je peux lui dire de venir
sans que personne m'entende, je le lui dis. C'est le moment : on a
sonné pour nous appeler au chœur... Laisse-moi y aller...
Joaquina se sortit bien de cette mission
difficile. Teresa était seule, plongée dans ses pensées, les yeux fixés
sur l'endroit où elle avait vu Mariana.
– Voulez-vous, s'il vous plaît, venir avec moi
juste un moment ? dit la domestique.
Teresa la suivit, et pénétra dans la cellule où se
trouvait la grille, et Joaquina ferma la porte en disant :
– Faites aussi vite que vous pourrez, frappez de
l'intérieur pour que je vous ouvre la porte. Si l'on vous demande, je
dirai que vous êtes au belvédère.
La voix de Mariana tremblait, quand Dona Teresa
lui demanda qui elle était.
– Je suis celle qui doit vous remettre ce pli,
mademoiselle.
– Il est de Simão ! s'exclama Teresa.
– Oui, mademoiselle.
– Je ne puis lui écrire, on m'a volé mon encrier,
et il n'y a personne qui m'en prête un. Dites-lui que je pars à l'aube
pour le monastère de Monchique à Porto. Qu'il ne s'inquiète pas, parce
que je reste, moi, toujours la même. Qu'il ne vienne pas ici, ce serait
inutile et très dangereux. Qu'il aille me voir à Porto, je trouverai un
moyen de lui parler. Dites-le lui, vous voulez bien ?
– Oui, mademoiselle.
– N'oubliez pas, c'est important. Pas question de
se présenter ici. Il m'est impossible de m'enfuir, et je serai très
entourée. Il y aura mon cousin Baltasar, mes cousines, mon père, et je
ne sais combien de domestiques pour les bagages et les litières !
M'enlever sur la route, c'est une folie dont les résultats seraient
désastreux. Vous lui direz tout cela, n'est-ce pas ?
Joaquina dit, derrière la porte :
– Attention, mademoiselle, madame la prieure vous
cherche à l'intérieur.
– Au revoir, au revoir, dit Teresa, alarmée.
Acceptez donc ce souvenir comme une expression de ma reconnaissance.
Et elle enleva de son doigt une bague, qu'elle
tendit à Mariana.
– Je n'en veux pas, mademoiselle.
– Pourquoi n'en voulez-vous pas ?
– Parce que je ne vous ai rendu aucun service. Si
je dois recevoir un salaire, ce sera de la personne qui m'a envoyée
ici. Que Dieu vous garde, mademoiselle, et veuille que vous soyez
heureuse.
Teresa sortit, et Joaquina entra dans le petit
parloir.
– Tu t'en vas tout de suite, Mariana ?
– Je n'ai pas le temps, je m'en vais ; je viendrai
te parler un autre jour et nous aurons une longue conversation. Au
revoir, Joaquina.
– Alors, tu ne veux pas me raconter ce qui se
passe ? L'amour de la fidalga se trouve près d'ici ? Raconte, je ne
dirai rien, ma fille !...
– Une autre fois, une autre fois ; merci, Joaquina.
En revenant en toute hâte, Mariana se répétait la
commission de la fidalga ; et elle n'interrompait cet exercice de
mémoire que pour penser aux traits de la bien-aimée de son hôte et
confier, comme en secret, à son cœur : «Il ne lui suffisait pas d'être
noble et riche ; elle est en plus la plus belle de toutes celles que
j'ai vues !» Et le cœur de la pauvre fille pleurait, accablé par ce que
lui disait sa conscience.
Par une fente du guichet de sa chambre, Simão
surveillait la route dans toute son étendue, ou guettait les bruits de
sabots.
Quand il aperçut Mariana, il descendit au potager,
au mépris du danger ; il ne sentait plus sa blessure, qui avait pris un
aspect encore plus inquiétant ce jour-là, le huitième depuis le coup de
feu.
La fille du maréchal-ferrant s'acquitta de sa
commission, sans y changer un seul mot. Simão l'avait écoutée
placidement jusqu'au moment où elle dit que le cousin Baltasar
accompagnait Teresa à Porto.
– Le cousin Baltasar !... murmura-t-il avec un
sourire sinistre. Ce cousin Baltasar ne cesse de creuser sa tombe et la
mienne !
– La sienne, fidalgo ! s'exclama João da Cruz. Il
peut bien mourir, lui, et que trente millions de diables l'emportent !
Mais vous resterez vivant tant que je m'appellerai João. Laissez-la
partir à Porto, elle ne risque rien au couvent. D'heure en heure, Dieu
travaille pour nous. Allez à Coïmbra, restez-y quelque temps et en un
tour de main, quand le vieux ne sera plus sur ses gardes, la fidalguinha
l'entortille, et elle est à vous aussi sûr que cette
lumière nous éclaire.
– Je la verrai avant de partir pour Coïmbra, dit
Simão.
– Rappelez-vous, elle m'a bien recommandé
d'insister pour que vous n'y alliez pas, fit Mariana.
– À cause du cousin ? rétorqua l'étudiant,
ironique.
– D'après moi, oui, et peut-être parce que cela ne
sert à rien que vous y alliez, répondit timidement la jeune fille.
– Ça, si vous y tenez, brailla maître João, la
femme, on va s'emparer d'elle sur la route. Il n'y a plus rien à dire.
– Mon père, n'allez pas attirer sur ce jeune homme
encore plus d'ennuis ! dit Mariana.
– Ne craignez rien, ma petite, lança Simão : c'est
moi qui ne veux attirer des ennuis sur personne. Je ferai tout seul
face à mon malheur, aussi grand soit-il.
Avec une gravité qui donnait de loin en loin une
certaine noblesse à son visage, João da Cruz dit :
– Vous ne connaissez rien au monde, monsieur
Simão. Ne vous précipitez pas la tête la première dans les tracas,
quand on se trouve plongé dedans, comme dit l'autre, ils ne vous
laissent plus souffler. Je suis un homme de la campagne ; mais je suis
à vrai dire tout à fait d'accord avec celui qui disait que les maladies
de ses ânes avaient fait de lui un vétérinaire. Les passions... Que le
Diable les emporte avec ceux qui en font leurs choux gras. Un homme ne
doit pas risquer sa peau pour une femme, même si c'est la fille d'un
roi. Il y a autant de femmes que de catastrophes ; c'est comme les
grenouilles dans une mare, quand l'une plonge, il en apparaît quatre à
la surface. Un homme riche et noble peut en trouver une n'importe où
avec un minois qui lui plaira, et une dot rondelette. Laissez-la partir
avec Dieu ou le Diable : si elle doit être à vous, elle vous
tombera toute rôtie, peu importe que l'on avance ou que l'on recule ;
c'est un dicton de anciens. Ce n'est pas que j'aie peur, attention,
fidalgo. Dites-vous bien que João da Cruz sait ce que c'est que de
laisser d'un coup deux hommes en train de regarder les étoiles, mais
qu'il ne sait pas ce que c'est que la peur. Si vous voulez prendre la
route et enlever cette personne à son père, à son cousin, et à un
régiment, s'il le faut, j'enfourche ma jument, et dans trois heures je
suis de retour avec quatre hommes, qui sont de vrais dragons.
Simão fixait ses yeux flamboyants sur ceux du
maréchal-ferrant, et Mariana avait crié, en joignant les mains sur son
sein :
– Ne lui donnez pas de tels conseils, mon père !...
– Tais-toi donc, petite !... dit Maître João. Va
enlever le bât à la jument, mets-lui une couverture, donne-lui du foin.
Tu n'as rien à faire ici.
– Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Mariana, dit
Simão à la jeune fille, qui se retirait, froissée. Je ne suis pas
certains conseils de votre père. Je l'écoute avec plaisir, parce que je
sais qu'il me veut du bien ; mais je ferai ce que me dicteront
l'honneur et mon cœur.
À la tombée de la nuit, comme s'il était seul,
Simão écrivit une longue lettre dont nous extrayons les passages
suivants :
Je te considère comme perdue, Teresa. Le soleil de
demain, il se peut que je ne le voie pas. Tout autour de moi a une
couleur de mort. Il me semble que le froid de ma tombe pénètre mon sang
et mes os.
Je ne peux être ce que tu voulais que je sois. Ma
passion ne se résigne pas au malheur. Tu étais ma vie : j'avais la
certitude que les obstacles ne me priveraient pas de toi. Il n'y a que
la crainte de te perdre qui me tue. Ce qui me reste du passé, c'est le
courage d'aller chercher une mort digne de toi et de moi. Si tu as la
force d'endurer une longue agonie, moi, je ne la supporte pas.
Je pourrais vivre avec une passion malheureuse ;
mais cette haine sans vengeance est un enfer. Je vendrai cher ma vie,
très cher. Tu resteras sans moi, Teresa ; mais il n'y aura pas d'infâme
pour te harceler après ma mort. Je suis jaloux de toutes tes heures. Tu
éprouveras bien des regrets en pensant à ton époux au Ciel, et tu ne
détourneras pas de moi les yeux de ton âme pour voir près de toi le
misérable qui a tué tant de nos belles espérances qui auraient pu se
réaliser.
Tu verras cette lettre quand je me trouverai dans
l'autre monde, et que j'attendrai les prières de tes larmes. Les
prières ! Je suis surpris de cette étincelle de lumière qui m'illumine
dans mes ténèbres !... Tu me donneras, avec l'amour, la religion,
Teresa. Je crois encore, cette lumière ne s'éteint pas, qui vient de
toi ; mais la divine providence m'a abandonné.
Souviens-toi de moi. Vis afin de montrer au monde,
par ta loyauté à une ombre, la raison pour laquelle tu m'as entraîné
dans un abîme. Tu connaîtras cette gloire d'entendre la voix du monde
qui te dira que tu étais digne de moi.
À l'heure où tu liras cette lettre...
Ses larmes, puis la présence de Mariana ne lui
permirent pas de continuer. Elle venait mettre la table pour le souper,
et elle dit d'une voix sourde, en dépliant sa nappe, comme si elle ne
s'adressait qu'à elle-même :
– C'est la dernière fois, monsieur Simão, que je
mets chez moi la table pour vous.
– Pourquoi dites-vous cela, Mariana ?
– Parce que mon cœur me le dit.
Cette fois, l'étudiant réfléchit
superstitieusement aux diamants que recelait le cœur de la jeune fille
et, dans un silence méditatif, il lui reconnut le don de prédire
l'avenir.
Quand elle revint avec la poule dans un plat, la
fille de João da Cruz pleurait.
– Vous pleurez parce que vous me plaignez, Mariana
?
– Je pleure parce que j'ai l'impression que je ne
vous reverrai plus ; ou, si je vous vois, ce sera dans de telles
conditions que je préfère mourir plutôt que de vous voir alors.
– Ce ne sera peut-être pas le cas, mon
amie.
– Ne voulez-vous pas faire pour moi une chose que
je vous demanderai ?
– Nous verrons ce que vous me demandez, ma fille.
– Ne sortez pas cette nuit, ni demain.
– Vous demandez l'impossible, Mariana. Je sortirai
parce que je me tuerais si je ne sortais pas.
– Pardonnez-moi alors mon audace. Que Dieu vous
protège.
La jeune fille s'en fut parler à son père des
intentions de l'étudiant. Maître João alla aussitôt le trouver, pour
combattre son idée de sortir, en insistant sur les dangers que lui
faisait courir sa blessure. Puis, comme il ne parvenait pas à le
dissuader, il résolut de l'accompagner. Simão le remercia de sa
proposition, mais la rejeta fermement. Le maréchal-ferrant ne renonçait
pas à ses projets ; il préparait déjà sa carabine et donnait une double
ration à sa jument pour parer à toute éventualité – selon son
expression – quand l'étudiant lui dit qu'il avait réfléchi et résolu de
ne pas aller à Viseu, et de suivre Teresa à Porto, après la fin de sa
convalescence. João da Cruz n'eut aucune peine à le croire ; mais
Mariana, toujours attentive à ce que son cœur lui disait, douta de ce
revirement, et demanda à son père de surveiller le fidalgo.
À onze heures du soir, l'étudiant se leva et
tendit l'oreille, pour s'assurer que rien ne bougeait dans la maison :
il n'entendit pas le moindre bruit, à part les frottements de la jument
contre sa mangeoire. Il renouvela la poudre de ses deux pistolets. Il
écrivit un billet adressé à João da Cruz, qu'il joignit à la lettre
qu'il avait écrite à Teresa. Il ouvrit les battants de la fenêtre de sa
chambre, passa de là à un balcon en bois d'où il pourrait sauter sur la
route sans courir de risque. Il sauta et n'avait fait que quelques pas
quand la lucarne à côté de la porte du balcon s'ouvrit, et la voix de
Mariana lui dit :
– Adieu donc, monsieur Simão. Je demanderai à
Notre Dame de vous accompagner.
L'étudiant s'arrêta et entendit une voix
intérieure qui lui disait : «Ton ange gardien te parle par la bouche de
cette femme, qui n'a pour intelligence que celle de son cœur, éclairé
par son amour.»
– Embrassez votre père pour moi, Mariana, lui dit
Simão, et adieu... à tout à l'heure, ou...
– Au Jugement Dernier... fit-elle.
– Le destin en décidera... Qu'il en soit comme il
plaira au Ciel.
Simão avait disparu dans les ténèbres quand
Mariana alluma la lampe de son oratoire et se mit à prier, à genoux,
avec la ferveur de ses larmes.
Il était une heure ; Simão se trouvait en face du
couvent dont il scrutait les fenêtres une à une. Il n'aperçut à aucune
le moindre éclat de lumière ; la seule qu'il y avait, c'était celle du
Saint Sacrement qui filtrait, terne et pâle du vitrail, à une étroite
fenêtre du temple. Il s'assit sur les marches de l'église, et entendit
de là, immobile, sonner quatre heures. Parmi les mille visions qui
apparaissaient à son esprit tourmenté, celle qui revenait le plus
souvent, c'était celle de Mariana, suppliante, les mains jointes ; mais
il croyait en même temps entendre les gémissements de Teresa, tenaillée
par les regrets, qui demandait au Ciel de la sauver de ses bourreaux.
Le visage de Tadeu de Albuquerque traînant sa fille dans un couvent
n'enflammait pas sa soif de vengeance ; mais, chaque fois que l'image
odieuse lui traversait l'esprit de Baltasar Coutinho, les mains de
l'étudiant assuraient instincti vement leur prise sur ses pistolets.
À quatre heures un quart, la nature s'éveilla,
lançant dans l'air ses hymnes et ses cris de joie. Les petits oiseaux
chantaient à l'entour du monastère leurs mélodies interrompues par le
solennel carillon des ave
Maria dans la tour. L'horizon, d'écarlate,
était devenu blanchâtre. La pourpre de l'aurore, comme une énorme
flamme, s'était décomposée en particules de lumière qui ondulaient sur
le versant des montagnes, et s'étalaient dans les plaines et les
champs, comme si l'ange du Seigneur, obéissant à la volonté de Dieu,
déroulait sous les yeux de sa créature les merveilles d'un nouveau jour
d'été.
Et aucune de ces splendeurs du Ciel et de la Terre
ne transportait le regard du jeune poète !
À quatre heures et demie, Simão entendit le
cliquetis des litières qui se déplaçaient dans cette direction. Il
changea de place, enfilant une rue étroite, en face du couvent.
Les litières vides s'arrêtèrent devant le portail,
et tout de suite après, trois dames apparurent, en costume de voyage,
qui devaient être les sœurs de Baltasar, accompagnées de deux laquais
tenant les mules en bride. Les dames allèrent s'asseoir sur les bancs
de pierre flanquant le portail. Puis celui-ci s'ouvrit, en grinçant sur
ses gonds, et les trois dames entrèrent.
Peu de temps après, Simão vit Tadeu de Albuquerque
arriver devant le portail, appuyé au bras de Baltasar Coutinho. Le
vieillard laissait voir beaucoup de lassitude, il semblait près de
défaillir. L'homme de Castro Daire, le visage plein d'assurance, et
prétentieusement vêtu à la castillane, gesticulait avec l'aplomb de qui
expose ses raisons, irréfutables, et console les autres en riant de
leurs douleurs.
– Trêve de lamentations, mon oncle ! disait-il. Ce
serait un malheur de la voir mariée ! Je vous promets de vous la rendre
guérie avant un an. Un an au couvent, c'est un excellent vomitif pour
le cœur. Il n'y a rien de tel pour laver du vice qui s'y entartre le
cœur des jeunes filles à qui l'on a tout passé. Si vous l'aviez
obligée, mon oncle, dès son enfance, à vous obéir aveuglément, elle
vous serait soumise, et ne se croirait pas autorisée à choisir un mari.
– Elle était fille unique, Baltasar, disait le
vieillard en sanglotant.
– Raison de plus, répliqua son neveu. Si vous en
aviez une autre, la perte vous serait moins sensible et sa
désobéissance moins funeste. Vous garderiez votre patrimoine pour votre
fille préférée, quoiqu'une autorisation royale vous fût nécessaire pour
déshériter l'aînée. Dans ce cas-ci, je ne vois pas d'autre remède qu'un
cautère appliqué à l'ulcère ; avec des emplâtres, on n'arrivera à rien.
Le portail se rouvrit, trois dames sortirent puis,
après elles, Teresa.
Tadeu essuya ses larmes, et fit quelques pas pour
saluer sa fille, qui ne leva pas les yeux du sol.
– Teresa... dit le vieillard.
– Me voici, monsieur, répondit sa fille sans le
regarder.
– Il est encore temps, reprit Albuquerque.
– Temps de quoi ?!
– De te conduire comme une bonne fille.
– Ma conscience ne me reproche pas de ne pas
l'être.
– Tu y tiens ?!... Veux-tu revenir à la maison et
oublier ce maudit qui fait notre malheur à tous ?
– Non, mon père. Mon destin, c'est le couvent.
L'oublier, pas question, même au prix de ma vie. Je serai une fille
désobéissante, mais menteuse, ça jamais.
Teresa regarda autour d'elle, vit Baltasar et
sursauta en s'exclamant :
– Encore vous, ici !
– C'est à moi que vous parlez, cousine Teresa ?
dit Baltasar gaiement.
– Parfaitement ! Ne m'épargnerez-vous
pas, même ici, votre odieuse présence ?
– Je suis un des domestiques qui vous
accompagnent, ma cousine. J'en avais deux, il y a quelques jours, qui
étaient dignes de vous accompagner, mais il y a un assassin qui me les
a tués. Puisqu'ils ne sont plus là, c'est moi qui me mets à votre
service.
– Vous pouvez m'épargner ces attentions, lâcha
Teresa, d'un ton véhément.
– C'est moi qui ne me dispense pas de me mettre à
votre service, en l'absence de mes deux fidèles domestiques qu'un
scélérat m'a tués.
– Il ne pouvait en être autrement, lui
répondit-elle ironiquement. Les lâches se cachent derrière leurs
domestiques qui se laissent tuer.
– Je n'en ai pas fini avec lui... ma
chère cousine, rétorqua le morgado.
Ces répliques furent rapidement échangées, tandis
que Tadeu de Albuquerque saluait la prieure et les autres religieuses.
Les quatre dames, suivies de Baltasar, étaient sorties de la cour du
couvent, et tombèrent nez à nez sur Simão Botelho, appuyé au coin de la
rue en face.
Teresa le vit, devina avant les autres que c'était
lui, et s'écria :
– Simão !
Le fils du corregidor ne bougea pas.
Baltasar, effaré de cette rencontre, fixa ses yeux
sur lui, il n'arrivait pas encore à y croire.
– Il fallait s'attendre à ce que cet infâme vienne ici !
s'exclama l'homme de Castro Daire.
Simão s'avança de quelques pas et dit placidement :
– Infâme...
moi ? pourquoi ?
– Infâme, et infâme assassin ! répliqua Baltasar.
Ôtez-vous tout de suite de mon chemin.
– Un vrai crétin, que cet homme ! dit l'étudiant.
Ce n'est pas à vous que je m'adresse, monsieur... Mademoiselle, dit-il
à Teresa d'une voix émue et avec un visage qui n'était altéré que par
les mouvements de son cœur, endurez vos épreuves avec cette résignation
dont je vous donne l'exemple. Portez votre croix sans maudire la
violence qu'on vous fait, et il se peut qu'au milieu de votre calvaire,
la divine Providence redouble vos forces.
– Que dit ce coquin ? s'exclama Tadeu.
– Il vient vous insulter ici, mon oncle ! répondit
Baltasar. Il a la hardiesse de se présenter devant votre fille pour la
conforter dans sa perversité ! C'en est trop ! Attention ! Je m'en vais
vous mettre en bouillie ici, espèce de gueux.
– Le gueux, c'est le misérable qui me menace sans
oser faire un pas vers moi, rétorqua le fils du corregidor.
– Je ne l'ai pas fait, s'exclama Baltasar hors de
lui, parce que je me rends compte que je me rabaisserais en te
corrigeant devant les domestiques de mon oncle, dont tu pourrais
supposer qu'ils sont là pour me défendre, canaille !
– S'il en est ainsi, répondit Simão en souriant,
j'espère ne jamais vous rencontrer face à face, monsieur. Je vous tiens
pour si lâche, tellement dépourvu de dignité que je vous ferai fouetter
par le premier coquin venu.
Baltasar se jeta furieusement sur Simão. Il
parvint à lui serrer la gorge avec ses mains, mais ses doigts perdirent
vite de leur vigueur. Quand les dames arrivèrent pour s'interposer,
Baltasar avait le haut du crâne ouvert par une balle qui lui était
entrée dans le front. Il vacilla une seconde et s'écroula, sans
connaissance, aux pieds de Teresa.
Tadeu de Albuquerque poussait de grands cris. Les
cochers et les domestiques entourèrent Simão qui gardait le doigt sur
la gâchette de l'autre pistolet. S'encourageant les uns les autres,
poussés par les cris du vieillard, ils allaient se jeter sur l'homicide
au risque de leur vie, quand un homme, le visage couvert par un
mouchoir, accourut de la rue en face, et se plaça à côté de Simão avec
son tromblon armé. Les hommes s'arrêtèrent net.
– Fuyez : la jument se trouve au bout de la rue,
dit le maréchal-ferrant à son hôte.
– Je ne m'enfuis pas... Sauvez-vous et vite,
répondit Simão.
– Fuyez les gens s'attroupent et les soldats ne
vont pas tarder à arriver.
– Je vous ai déjà dit que je ne m'enfuis pas,
répliqua l'amant de Teresa, le yeux fixés sur elle, qui était tombée
évanouie sur les marche de l'église.
– Vous êtes perdu ! reprit João da Cruz.
– Je l'étais déjà. Allez-vous en, mon ami, je vous
le demande pour votre fille. Dites-vous que vous pouvez m'être utile,
fuyez...
Toutes les fenêtres et toutes les portes
s'ouvrirent quand le maréchal-ferrant s'enfuit à toute vitesse jusqu'à
sa jument qui partit au galop.
L'une des personne habitant près du monastère, qui
en raison de ses fonctions sortit avant les autres dans la rue, était
le commissaire principal.
– Arrêtez-le, arrêtez-le, c'est un meurtrier
criait Tadeu de Albuquerque.
– Qui dois-j arrêter ?! demanda le commissaire
principal.
– Moi, répondit le fils du corregidor.
– Votre Seigneurie ! dit le commissaire, effaré ;
il s'approcha et ajouta à mi-voix : «Venez, je vous laisserai vous
enfuir.»
– Je ne m'enfuis pas, reprit Simão. Je suis à la
disposition de la justice. Voici mes armes
Et il remit ses armes.
Quand Tadeu de Albuqueque fut revenu de sa
stupeur, il fit installer sa fille dans l'une des litières et donna
l'ordre à deux domestiques de la conduire à Porto.
Les sœurs de Baltasar suivirent le cadavre de leur
frère jusque chez leur oncle.
Le portail se rouvrit, trois dames sortirent puis, après elles, Teresa.
NOTES DE L"'AUTEUR
(1) J'ai entendu, il y a vingt ans, d'un
contemporain des faits, l'histoire de l'homicide, qu'il racontait en
ces termes : « Ça s'est passé le Jeudi Saint. Marcos Botelho, frère de
Domingos, s'expliquait pendant les cérémonies avec une dame qu'il
courtisait et c'était une dame infidèle. À un autre endroit de
l'église, se trouvait, les yeux et le cœur pointés sur la même femme,
un sous-lieutenant d'infanterie. Marcos réfréna sa jalousie jusqu'à la
fin de l'office de la Passion. À la sortie de l'office, il a dévisagé
le militaire et l'a provoqué. Le sous-lieutenant a dégainé son épée, et
le fidalgo la sienne. Ils ont alors tiré longtemps des armes sans
dommage ni sang versé. Des amis à tous les deux étaient parvenus à les
calmer, quand Luís Botelho, un autre frère de Marcos, déchargea sa
carabine sur la poitrine du sous-lieutenant, et l'abattit, là, au début
de la rue du Jogo de Bola . Le meurtrier a été absous par
grâce royale. »
(2)
C'est l'hôtel particulier de la "rue da Piedade" qui
appartient aujourd'hui à monsieur Gerardo Monteiro. (Note de
la 1e édition)
la suite »»
Texte et dessins de R. Biberfeld - 2010
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