I
AFFRES SUDORIFÈRES
Par un jour très froid de janvier 1847, vers neuf
heures du matin, un Brésilien fort en vue et des plus gras de
la ville éternelle, M. Hermenegildo Fialho Barrosas, appuyé au comptoir
de l'orfèvrerie des sieurs Mourões, rua das Flores, suait. Les gouttes
de sueur perlaient sur le front brun de Fialho Barrosas, comme si la
tête poreuse de ce particulier filtrait, grâce à un procédé
hydraulique, la retenue de sérum bloquée dans la remarquable bedaine
d'icelui.
C'était la respectable sueur de la mortification ;
les glandes s'épongent par le front quand les larmes jaillissent de
leur puits et que les yeux ne suffisent plus à les étancher. C'était
enfin la souffrance qui allume les feux de l'enfer en janvier et tire
d'un homme adipeux et glacial des flammes semblables à celles que
l'Etna dégorge sur la neige de ses sommets.
Examinons ce qui se passe à l'intérieur de ce
corps, et dégonflons les joues du style.
Hermenegildo avait reçu, à huit heures du matin, à
son bureau de consignations et d'escompte, rua das Congostas, un billet
de l'orfèvre Mourão, l'invitant à se présenter dans cet établissement,
dès qu'il le pourrait, pour une affaire urgente.
Le substantif affaire
l'ébranla. L'adjectif
urgente le secoua.
Il mit son chapeau, fit souffrir le martyre à ses
pieds imperméables en les enfilant dans du caoutchouc, s'enveloppa le
visage dans son cache-nez, prit son parapluie sous le bras et
entreprit, le souffle court, de gravir la côte de la place S. Domingos,
en marmonnant intérieurement :
Une affaire urgente !... Qu'est-ce que
ça peut-être que cette diable d'affaire urgente avec l'orfèvre !?...
— Et alors ? de quoi s'agit-il ? demanda Barrosas
essoufflé avant de s'asseoir sur sa chaise qui gémit.
Et les Morões lui dirent plus ou moins ceci : il
leur avait acheté, lui, le Brésilien, six ans avant, une parure de
brillants comprenant un collier, des pendants d'oreille, une broche et
un bracelet pour 6 500 000 réis, afin de l'offrir à sa fiancée, d'après
ce qu'il avait déclaré, lui, l'acheteur. Au bout d’environ sept mois,
une femme inconnue était entrée dans leur boutique, et leur avait vendu
un brillant desserti pour 250 000 réis. Six mois après, ils en avaient
acheté à la même femme un autre d'une valeur et d'un aloi identiques.
Passé le même temps, un autre leur avait été proposé et vendu. Un an
après, un orfèvre de leurs voisins avait négocié avec eux un brillant
de cent livres qui, selon leurs souvenirs, avait été vendu chez eux ;
mais ils avaient eu beau solliciter leur mémoire, ils ne s'étaient pas
rappelés à qui.
Un peu plus d'un an s'était encore écoulé quand un
autre orfèvre leur avait vendu un autre brillant au même prix, qu'il
avait, disait-il, acheté à un joaillier espagnol. Ils restaient
convaincus, nonobstant, que les deux dernières pierres leur avaient
déjà appartenu ; sans toutefois soupçonner un vol. Mais comme il
s'était trouvé que, huit jours avant, une femme qui avait l'air d'une
domestique, la même que celle était déjà venue auparavant, leur avait
apporté un bracelet pour sertir de fausses pierres dans les montures
d'autres déjà desserties, ils s'étaient méfiés, et avaient aussitôt
pensé à un vol. Le bracelet resta chez eux, et ils se rendirent vite
compte qu'il venait de leur boutique, d'où le soupçon que les brillants
achetés leur avaient appartenu. Ils disposaient encore des deux plus
gros, désassortis. Il les ajustèrent à la monture dans laquelle ils
s'emboîtaient parfaitement. Leurs souvenirs étaient de plus en plus
précis, et ils tombèrent d'accord pour juger que le bracelet faisait
partie des bijoux de fiançailles achetés par M. Barrosas six ans avant.
Et, par acquit de conscience, ils décidèrent de retenir la femme quand
elle viendrait chercher le bracelet, assurés que, si c'était le bijou
de M. Fialho, un vol aurait été commis en effet, car il était
improbable qu'une personne notoirement riche fît vendre des brillants
et mettre de nouvelles pierres au bracelet de son épouse...
Le Brésilien les interrompit :
— Laissez-moi voir ; montrez-moi ça !
Ils le lui montrent.
C'était le bracelet d'Ângela.
Un jus épais et gommeux se mit alors à bouillonner
sur le front du bonhomme.
— Il appartient à ma femme, je crois ! bafouilla
M. Fialho encore indécis. Et la bonne, qu'en est-il?
— Elle est au poste de police parce qu'elle a
essayé de s'enfuir. Si vous le désirez, Monsieur, un sergent ira la
chercher.
— Ça vaut mieux, je ne peux pas bouger... Ça me
fait comme si je brûlais à l'intérieur ! Donnez-moi un verre d'eau,
s'il vous plaît... C'est comme en enfer, et pas ailleurs !...
poursuivit M. Barrosas, en se frappant le front avec ses poignets. Ma
femme ne vendrait pas les brillants ! C'est impossible ! Les vendre,
pourquoi ? Pourquoi, pouvez-vous me le dire, messieurs ?
— Il est possible que nous nous trompions, observa
l'un des honorables orfèvres, mais il est aussi nécessaire pour vous
que pour nous, Monsieur, de tirer cela au clair. Si nous nous sommes
trompés, nous en serons fort heureux et rassurés. Nos soupçons ne sont
offensants pour personne, sauf pour la domestique. Et puis, nous
accomplissons un devoir.
— Vous faites très bien, acquiesça le Brésilien,
mais mon épouse ne vendrait pas de brillants... La bonne les
aurait-elle volés ?... Ça se peut, mais... À quoi elle ressemble?
— Petite, grosse, plutôt mûre, bien habillée.
— Le signalement lui correspond... Elle a une
verrue sur le nez, comme ça, de la taille d'un petit pois ?
— Je n'ai pas remarqué.
— Et une coquetterie comme ça dans l'oeil ?
— Il me semble que oui... Elle ne va pas tarder.
— Et puis, Messieurs, reprit le Brésilien en
changeant de mine et d'une voix mieux posée, si les brillants sont à
moi, qu'est-ce qui va se passer ?
— Ce qui va se passer ?!...
— Je peux tirer un trait dessus, hein ?
— Ça, c'est un autre problème.
— Quel problème ? Je trouve qu'il n'y a aucun
problème... Si vous avez acheté un objet volé...
— Si le vol est prouvé, nous irons récupérer la
somme correspondant aux deux derniers brillants que nous achetés chez
l'orfèvre qui nous les a vendus ; quant à ceux que nous avons achetés à
une personne inconnue, quoiqu'ils ne se trouvent plus chez nous, nous
en rembourserons la valeur si vous y tenez ; mais il serait juste et
honnête, M. Fialho, que vous ne vous retourniez pas contre ceux qui
vous ont mis en garde pour qu'on ne vous vole plus d'autres bijoux.
Dans le cas contraire, il ne nous resterait plus qu'à nous reprocher un
zèle qui nous porte préjudice.
La bonne arriva sur ces entrefaites avec le maire
et le sergent.
— C'est bien elle ! La voilà, notre voleuse !
brailla le Brésilien. Alors, comme ça, tu as volé le bracelet de ta
patronne ?!... Allez, parle ! Tu ne réponds pas ?
La bonne baissa la tête, et ferma la bouche
hermétiquement comme si elle redoutait qu'une parole lui échappât.
— Qu'as-tu à dire Vitorina ? beugla son maître. Où
as-tu mis l'argent de mes brillants ? Dis-moi où est l'argent, je ne te
ferai pas mettre en prison... Tu avoues ou pas ? Regardez-moi cette
voleuse qui ne réagit pas plus qu'une souche ! Vous avez déjà vu ça ?
Fais attention, je vais te crever la paillasse, ma petite ! Tu vas
parler ? As-tu volé les brillants?... C'est à ne pas croire ! Pas même
un mot ! Il n'y a plus qu'à la remettre à la justice ! Au cachot,
jusqu'à ce qu'elle dise où est mon argent !
Les assistants, effarés du silence de la bonne, et
soupçonnant peut-être quelque mystère qui la mettrait hors de cause, la
pressaient de répondre.
— La peur lui aura fait perdre la parole, suggéra
le sergent.
Il la prit par les épaules et la secoua pour lui
délier la langue :
— Vous ne pouvez pas parler, ma fille ?
Qu'avez-vous fait de l'argent des brillants ?
— Je l'ai dépensé... répondit-elle en sanglotant.
— Ah ! Elle a déjà avoué ? lança Hermenegildo.
Qu'elle aille en prison, je retourne chez moi de ce pas voir s'il
manque encore autre chose. Elle va être déportée.
CHAPITRE II
1 600 000 réis !
Angela était à sa fenêtre, rua do Bispo, quand son
mari parut à l'angle de la Praça Nova. Elle le reconnut aussitôt à son
embonpoint. Elle s'éloigna de la fenêtre et se dit, effrayée :
— Il s'est passé quelque chose ! Mon cœur me le
disait bien... Mon mari ne vient jamais à la maison à cette heure ! Et
Vitorina qui n'arrive pas !... Qu'est-ce qui a pu se passer !...
Le halètement de Fialho en train de grimper les
escaliers couvrait le fracas de ses pieds sur les marches qui
craquaient.
— Ângela ! Ângela ! criait-il.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Je t'informe que tu as été volée ! brailla le
sphéroïde.
— Volée ? bégaya l'épouse.
— Oui ! Volée, toi ! Voici ton bracelet sans ses
brillants. Tu le reconnais ? Regarde la voleuse que ça donne, ta
domestique préférée ! Un conto six cent cinquante mille réis de
pierres... envolés ! Et toi, tu ne t'en es pas aperçue, femme ! Tu as
vu ?
Le bracelet tremblait dans les mains crispées
d'Ângela.
Le mari poursuivait :
— Et voilà le travail ! Elle a enlevé les vraies
pierres, et le bracelet se trouvait en dépôt chez les Mourões pour y
sertir des fausses. La voleuse est au poste et, de là, elle part pour
la prison où elle va mourir ; mais mon conto six cent mille réis, on
n'en reverra pas la couleur.
Ângela avait fondu en larmes.
— Ne pleure pas, ma petite ! lança M. Barrosas.
Dis-toi qu'il n'y a pas là de quoi ébranler notre fortune.
— Ô mon Dieu ! balbutia la dame, les mains sur son
visage.
— Ne te mets pas dans cet état, je vais t'acheter
un autre bracelet, femme... Laisse-moi régler l'affaire de la bonne ;
celle-là, ou je ne m'appelle pas Hermenegildo, ou elle va mourir au
cachot.
— Quel malheur, Jésus, quel malheur ! hurla-t-elle
en contenant ses larmes à grand peine.
— Mais c'est qu'elle remet ça ! Reprends-toi,
Ângela ! Je t'ai déjà dit que je vais te donner un autre bracelet. Je
suis très riche, Dieu merci ! Quant à cette voleuse de domestique, elle
ne s'en tirera pas comme ça !
Ângela reprit courage, leva la tête, sécha ses
larmes et dit sereinement :
— Ne fais pas arrêter la bonne, elle est innocente !
— Quoi ?!
— Vitorina n'a pas volé les brillants.
— Qui diable les a volés, alors ?
— Je lui ai demandé de les vendre.
— Toi ?! Pourquoi ? Qu'as-tu fait de l'argent que
tu en as tiré ? s'exclama la mari en sautant en arrière, tout en
répandant de nouveaux flots de sueur angoissée. Tu mens, Ângela ! Tu
dis ça pour faire libérer la bonne, ce n'est pas vrai ?
— Ce qui est vrai, c'est que Vitorina est
innocente. Prends-t-en à moi, si tu veux : les brillants ont été vendus
sur mon ordre, répondit-elle avec une admirable sérénité.
— Qu'as-tu donc fait de l'argent ? hulula Fialho,
soutenant entre ses mains l'essoufflement de son abdomen.
— Je l'ai dépensé.
— À quoi ? N'avais-tu pas ce dont tu avais besoin ?!
— Si ; mais... j'ai dépensé l'argent...
— Avec qui ? Avec qui ? reprit-il. Avec qui, mille
diables, as-tu dépensé un conto six cents...
— Ce n'a pas été pour des dépenses qui nous
déshonorent, ni moi, ni toi...
— Dis-moi alors pour quoi c'était...
— Je ne peux pas.
— Tu ne peux pas ? Tonnerre !... Comme ça, tu ne
peux pas ? Qui est-ce qui peut, alors ?
— Je ne peux pas.
— Je vais éclater ! Tu ne me la feras pas, femme !
Je ne vois pas à quoi ça rime, ce que tu dis. Fais attention ! Avec qui
as-tu dépensé un conto six-cent...
— Tue-moi, je te pardonne ma mort, répondit-elle
tranquillement. Je mourrai sans honte ni remords. Les bijoux de ma mère
valent quatre ou cinq contos de réis. Considère que tu es remboursé de
ce que je t'ai volé ; tu les as là.
— Il ne s'agit pas de ça, ce n'est pas une
question d'argent, répondit fièrement le mari ; ce qu'il faut
éclaircir, c'est à qui tu as donné cette somme.
— À quelqu'un qui en avait besoin pour ne pas
tomber dans la misère.
— Elle est bonne celle-là ! Tu as donc fait une
aumône d’un million six cent cinquante mille réis.
— Oui.
— Mais à qui ? À qui ? Dix millions de...
— Je ne peux rien te dire, Hermenegildo... La
bonne est innocente. Ne la fais pas emprisonner.
— Elle restera en prison jusqu'à ce qu'elle dise à
qui elle a donné l'argent.
— Elle mourra sans le dire.
— Eh bien, elle va mourir... vociféra Barrosas en
sautant à pieds joints sur le plancher. Et toi... tu ne perds rien pour
attendre...
— Tue-moi, cela ne me fait aucune peine
de quitter ce monde... murmura calmement, quoique le visage ruisselant
de larmes, la dame, toute pâle.
Hermenegildo fit rouler sa fulminante personne
jusqu'en bas des escaliers. Une fois dans le bureau du maire, il prit à
part l'édile à qui il raconta la scène avec sa femme, et il lui suggéra
d'arracher à la bonne son secret.
— Il est de mon devoir d'accepter les déclarations
que la bonne a faites de son plein gré, dit le maire. Je ne puis
essayer de l'intimider ni chercher à percer les secrets de votre vie
domestique, Monsieur. Si votre épouse dit que la bonne est innocente,
les aveux de l'accusée ne suffisent pas à annuler le témoignage de sa
patronne ; il est de plus fort naturel que les brillants aient été
vendus avec le consentement de votre épouse; elle se serait autrement
aperçue de leur absence depuis longtemps. En fin de compte, je suis
obligé d'interroger la patronne et la bonne en présence l'une de
l'autre.
— C'est cette humiliation que je veux éviter,
rétorqua brutalement le Brésilien.
— L'interrogatoire restera confidentiel ; il n'y
aura pas de témoins pour parler de cette inévitable démarche
judiciaire, répondit l'édile. Si votre épouse affirme d'une façon
convaincante: La bonne
a obéi à mes ordres, il est certain que la
domestique ne peut être inculpée, vu qu'elle a obéi à sa patronne ; le
détournement des biens communs par l'épouse n'est pas un vol et la
complicité de la bonne n'est pas répréhensible. Si votre épouse a été
abusée par un aigrefin, mon devoir consiste à suivre le fil de
l'intrigue ; mais ce que je ne puis faire, c'est l'interroger sur des
secrets de sa vie intime, c'est de votre ressort, Monsieur, et cela
relève d'une procédure tout à fait différente...
Le Brésilien, furieux, ne le laissa pas achever :
— Alors... Enfin de compte, vous me dites,
Monsieur...
— Que je vais convoquer votre épouse.
— Eh bien, convoquez-la, hurla-t-il. Cette affaire
va être éclaircie... Je me moque des humiliations comme du diable ! Je
suis un homme de bien, M. le Maire !
— Qui en doute ?
— On ne me fait pas avaler n'importe quoi !
— Et vous avez bien raison...
— Mon argent, je veux savoir ce qu'il est devenu...
— Ce genre de recherches est délicat, M. Fialho,
fit remarquer l'édile. Et il me semblerait raisonnable et prudent
qu'elles s'effectuent dans le secret de votre ménage.
— Mais elle ne me le dit pas !
— Si elle ne vous le dit pas, elle le dira encore
moins au juge et à moi.
— Elle dit qu'elle a fait des aumônes pour un
million six cent cinquante mille réis ! Vous y croyez, vous ?
— Oui... pourquoi pas ? Si elle partageait cette
grosse somme entre tous les misérables de Porto, cela ferait d'après
moi moins d'un pinto pour chaque pauvre.
— Que la bonne dise alors à qui elle remettait ces
aumônes. Me permettez-vous, Monsieur, de le lui demander ?
Oui Monsieur, répondit le maire et,
après avoir actionné une sonnerie, il dit à l'huissier :
— Qu'on fasse entrer cette femme, seule.
Vitorina entra.
— Répondez donc à votre patron, dit l'édile à la
détenue.
Hermenegildo se moucha, s'agita sur sa chaise à
deux reprises, râpa deux fois le plancher avec ses vastes semelles, et
entama son interrogatoire de la sorte :
— Qui a volé les brillants ?
— Moi, Monsieur.
— Tu mens ! Les brillants, c'est ta maîtresse qui
t'a demandé de les vendre.
Vitorina frissonna, fixa le maire, et bégaya
quelques mots indistincts. L'édile intervint :
— Est-ce votre maîtresse qui vous a demandé de
vendre les brillants ?
— Non, Monsieur... C'est moi qui... les ai volés.
Et les larmes ruisselaient d'abondance sur ses
joues.
Cette femme est innocente, se dit l'enquêteur.
— Tu mens, effrontée, tonna M. Fialho, balançant
les catapultes de ses bras sous les yeux de la domestique.
— Menons cette affaire avec plus de modération,
Monsieur Barrosas, fit le maire pour le calmer. Eh bien, dites-moi, ma
fille, est-ce bien vous qui avez vendu les brillants ?
Vitorina prit son temps avant de répondre :
— Oui, Monsieur, c'est moi.
— À qui ?
La réponse se faisait encore attendre.
— À qui les avez-vous vendus ? Aux
orfèvres Mourões ? reprit le fonc¬tionnaire.
— Oui, Monsieur.
— Tous ?
— Oui, Monsieur.
— Vous mentez. Les Mourões ont acheté trois
pierres à une femme, et il s'agissait probablement de vous, et deux à
un voisin. Comment accordez-vous ce fait avéré à votre mensonge ?
La femme n'en pouvait plus de sangloter.
— Dites-nous la vérité : vous n'avez pas volé les
brillants ; vous les avez vendus sur l'ordre de votre maîtresse.
— Non Monsieur, répliqua la bonne, avec véhémence.
— Ne me démentez pas : votre maîtresse va bientôt
être interrogée en votre présence ; et elle a déjà dit à M. Fialho que
vous n'avez pas volé le bracelet.
Le Brésilien se mit de la partie :
— Ce que je veux, c'est savoir à qui ta maîtresse
donnait l'argent.
— Voilà précisément ce que je ne veux pas savoir,
précisa le maire en le reprenant, tant que votre épouse ne se plaindra
pas d'avoir été fraudu¬leusement abusée. Je vous ai déjà dit que cette
instance judiciaire n'est pas un confessionnal et ne possède aucune
compétence sur le caractère moral des relations domestiques entre
conjoints, tant qu'ils ne se plaignent pas dans les formes. Ce qui
relève de la mienne, c'est de savoir à quel titre je vais déférer cette
femme à la justice. Elle persiste à dire qu'elle a volé les brillants ;
votre épouse déclare qu'elle l'a priée de les vendre. Mon opinion est
faite, mais...
Le plaignant ne le laissa pas achever :
— Quelle est donc votre opinion, M. le Maire
?
— C'est la vôtre M. Fialho.
— La mienne ?
— Oui, vous me dites que c'est votre femme qui a
fait vendre ces pierres par cette femme ou par une autre ; je dis la
même chose.
— Mais qui va me dire à moi le chemin qu'a pris
mon argent ? Un conto soixante ...
— Votre épouse, si elle y consent.
— Mais cette femme le sait.
— Vous le savez, femme ? demanda l'édile en
souriant.
— Quoi, Monsieur ?
— Vous savez ce que ce Monsieur veut savoir ?
— Sais-tu à qui ta maîtresse donnait l'argent des
brillants ? demanda le maître en braillant d'une façon épouvantable.
— Quel brillants ?
— Les brillants qu'elle te demandait de vendre.
— Elle ne m'a jamais demandé de vendre quoi que ce
soit.
— Alors, c'est toi qui les a vendus ?
— Oui, Monsieur.
Hermenegildo posa l'un de ses bras sur l'autre,
appuyés tous les deux transversalement sur son estomac, et se mit à les
remuer de sorte qu'ils tiraient des sons graves des cavernes
subjacentes.
— Avez-vous déjà vu une telle impudence ?
criait-il. Dites-moi s'il n'y a pas là de quoi rendre un homme fou !
Et, en se levant avec une prodigieuse rapidité, il
s'exclama :
— Je vais consulter mes amis sur ce que je dois
faire ; faites ce que vous avez à faire, Monsieur. L'affaire est très
sérieuse. Je sortirai la tête haute de cette intrigue. Je suis un homme
de bien. Qui voudra savoir qui est Hermenegildo Fialho Barrosas, qu'il
le demande sur la place de Porto.
— Je sais que vous êtes un honorable capitaliste,
M. Fialho. Qui conteste vos admirables qualités ?
— Vous me semblez, Monsieur, avoir des
complaisances pour les criminels ! rétorqua le richard, donnant une
claque à une mouche sur son front.
— Qui sont les criminels ici ?
— Je ne sais pas ! Je n'entends rien à ce bazar !
— Votre épouse dit qu'elle a fait vendre les
brillants. Voulez-vous qu'elle soit envoyée chez le juge criminel et
considérée comme une voleuse ? rétorqua l'édile, froissé.
— Ce n'est pas ça que je veux ! Je veux savoir qui
a touché l'argent.
— Je ne puis vous donner de clartés là-dessus.
— L'argent, c'est moi qui l'ai dépensé, répéta
Vitorina.
— C'est ce que nous allons voir.
Cela dit, le fonctionnaire actionna de nouveau la
sonnerie, demandant à l'huissier d'intimer à D. Ângela l'ordre de se
présenter dans son bureau.
— Qu'est-ce qu'elle vient faire ici ?! s'exclama
Vitorina, au supplice. Ma maîtresse n'a rien à faire dans ce bâtiment.
— Arrangez-vous entre vous, dit le Brésilien, et
il partit à la recherche de ses amis.
CHAPITRE III
Portraits sur le vif
Les amis de M. Fialho se trouvaient à cette
heure-là réunis, rua dos Clérigos, à la porte de l'irréprochable
capitaliste.
Hermenegildo les fit monter au salon du premier
étage de cet obligeant ami des Brésiliens, et leur tint ce langage :
— Mes vieux amis ! M. Atanásio José da Silva,
Pantaleão Mendes Guimarães, et Joaquim António Bernardo !...
Interrompons cette apostrophe pour ébaucher dans
leurs principaux traits les caractéristiques morales de ces
particuliers auxquels on faisait appel afin d'étudier ensemble et
d'arbitrer une affaire d'honneur.
M. Atanásio a quarante-huit ans, c'est un
capitaliste, marié, associé de M. Fialho, son compagnon de beuverie,
bon voisin, citoyen pacifique, rien à redire sur ses mœurs. Mais le
peuple murmure qu'ayant pris son épouse en flagrant délit lors d'une
tournée philharmonique dans de retentissantes sphères en compagnie d'un
caissier, il avait si durement et si minutieu¬sement battu la mesure
sur le caissier en se servant d'une bâcle comme d'une baguette, que le
garçon expulsé à grands coups de pied revint dans sa terre natale où il
expira huit jours après, en confiant son secret à sa famille.
L'épouse s'enferma dans sa chambre et après avoir
vu, au bout de quinze jours, sa porte enfoncée, elle fit son acte de
contrition afin de mourir chrétiennement ; elle allait expirer
d'épouvante, quand son mari lui ouvrit les bras et dit : Je te pardonne
; mais si tu remets ça, je te réduis en miettes. À partir
de ce jour,
la conduite de cette dame réduit les Fulvias, et les Marcelas à ne plus
passer que pour de plates exagérations historiques. Une pécheresse qui
la croise, c'est un spectacle qui l'écœure et la rend malade. Quand ses
filles l'écoutent disserter sur des vertus, elles ont l'impression que
leur mère est une femme de la Bible.
En matière de probité commerciale, Atanásio José
da Silva est contrebandier : il y eut un temps où il allait chaque mois
à l'auberge de la Ponta-de-Pedra, dans trois voitures de promenade,
avec sa famille et les familles des deux présents amis, récupérer des
coupons de soie, des toiles de Cambrai, des dentelles et des corrois
anglais. Conformément à la justice et aux attrapes qui ont cours à
Porto, la firme d'Atanásio est des plus réputées sur la place et, quand
les gazettes écrivent Atanásio
José da Silva, ils ajoutent devant son
nom les adjectifs honorable
et probe ;
et s'il advient qu'il aille
prendre les eaux, ou à la plage avec sa femme c’est en tant
qu’honorable capitaliste
avec sa vertueuse épouse.
Pantaleão Mendes Guimarães, quarante-cinq ans,
capitaliste, armateur, ancien négrier, à présent recruteur d'émigrants.
Il y a douze ans, une somptueuse coquette nommée Francisca Ruiva a
instillé les philtres de Cupidon dans les graisses de sa poitrine et
grillé les lardons de son âme. Pantaleão a ramené du bordel pour la
déposer sur les tapis de sa maison la Ruiva qui regrettait son lundum
plaintif, lui a confié la gestion de sa dépense, et l'a épousée plus
tard, dans le but de donner un vernis social à la boue qu'il avait
ramassée au bouge. Et, en cette année 1847, D. Francisca Mendes a déjà
obtenu la satisfaction de se voir calomnieusement traitée d'épouse
vertueuse dans les gazettes.
Joaquim António Bernardo, négociant en gros de
draps blancs, quarante-et-un ans, un crétin d'une extrême perversité,
ancien traîne-savate qui a passé doucement sa jeunesse à subtiliser du
sucre brut dans les caisses entreposées sur le Terreiro do Paço,
actuellement Frère de la Misericórdia à Porto, et trésorier de cet
établissement, s'est marié avec la fille la plus dépravée qu'ait
produit la Maia, et l'a couverte de velours et de satins pour la
promener sur les places de Porto avec la satisfaction d'un vaniteux qui
exhibe son éléphant bizarrement harnaché. Quand cette Laïs des fripes
passe, la poitrine à l'air, elle dégage les fétides exhalaisons de ses
sécrétions cutanées.
Son boudoir n'a cependant rien à envier à celui de
Lesbie, c'est un réservoir de délices où la Maiata, Circé
digne des
sangliers qui la fouissent, a gagné un renom qui suffirait à faire la
gloire de trois roulures. Cette dame s'est déjà vu, dans un périodique
où l'on faisait le compte-rendu d'un bal, qualifier d' illustre et
distinguée. Ces deux épithètes lui convenaient, si l'on ne
précisait
pas les substantifs. On ne la traitait pas de vertueuse, car l'échotier
a craint que ce terme ne semblât ironique et ne lui fermât les portes
du bal suivant.
Voici ébauchés, en gros, les particularités des
trois amis d'Hermenegildo Fialho Barrosas.
Laissons-lui la parole.
CHAPITRE IV
Tribunal d'honneur
— Messieurs et chers amis, poursuivit Fialho, vous
allez savoir
pourquoi je vous ai réunis.
— Vous avez l'air dans tous vos états, M.
Hermenegildo ! fit Pantaleão, consterné.
— Si j'en ai l'air ! C'est une affaire d'honneur
et qui va me conduire à la tombe !
— Ne dites pas n'importe quoi ! lança Joaquim
Bernardo. À quoi servent les amis, alors ? Nous sommes à votre
disposition, physiquement et moralement, pour tout ce dont vous aurez
besoin.
— Mes amis ! répondit le mari d'Ângela, vous
n'avez jamais entendu parler de quelque chose d'aussi extraordinaire
que ce qui m'arrive chez moi...
— Comment ça ? dit le mari de Francisca Ruiva.
— Une affaire de femmes !... Des saletés de femmes
!... Et l'on trouve encore des gens pour se marier !... expliqua
Fialho, entrecoupant ses paroles de soupirs qui montaient de son
estomac, avec les rots de la morue rôtie qu'il avait mangée à son
déjeuner.
— De femmes ?! Ça alors !... dit
Atanásio da Silva, effaré.
— Y aurait-il une canaillerie là-dessous ? demanda
Pantaleão.
— Écoutez : ma femme a vendu cinq brillants du
bracelet que je lui ai donné pour notre mariage, et elle ne dit pas ce
qu'elle a fait du conto et des six cent cinquante mille réis sonnants
qu'elle a touchés pour les brillants. Voilà ce que j'ai à dire.
Les trois consultants se levèrent en même temps,
croisèrent leurs mains sur leurs respectives vertèbres sacrées, et se
mirent à marcher de long en large chacun de son côté.
Le premier à s'arrêter ce fut le mari de la
Maiata, qui l'entreprit de la sorte :
— M'exprimant en tant que personne physique et
morale, mon cher Hermenegildo, puisqu'elle a vendu les brillants et
disposé de l'argent, votre femme doit dire ce qu'elle en a fait de gré
ou de force. Si j'étais à votre place, je prendrais un gourdin et je
lui dirais : Eh bien,
ma mie, vous me dites ce que vous avez fait de
l'argent, ou c'en est fait de vous !
— Mon cher ami, protesta Pantaleão, je n'approuve
pas ce système. Si vous voulez bien me pardonner, examinons l'affaire
méthodiquement. Mon cher Fialho, doutez-vous de votre femme ?
— Moi ?
— Oui. Avez-vous l'impression qu'elle est devenue
folle, et qu'elle vous a joué un vilain tour ?
— Qu'est-ce que j'en sais, mon vieux !... Je vois
ce que je vois !... Ah ! J'oubliais : elle dit qu'elle a donné l'argent
aux pauvres.
— Ben voyons ! On ne me fera pas gober ça ! dit
Pantaleão, et il se tapait sur le menton en riant comme un Galicien.
Aux pauvres !
— Moi non plus, je ne l'avale pas ! confirma le
Frère de la Misericórdia. Qu'elle donne le nom des pauvres ! Oui ! Nous
voulons savoir qui sont ces pauvres. En tant que personne physique et
morale, je soutiens que, si elle ne le dit pas, le crime est
prouvé.
— Parfaitement ! acquiesça Atanásio. Moi, si l'on
s'était payé ma tête comme ça, l'affaire était réglée, vous comprenez ?
— Ce ne sont pas des manières ! objecta Pantaleão
Mandes Guimarães. Mon cher Fialho, tirez cette affaire au clair en
prenant votre temps.
Le mari d'Ângela se rebiffa :
— Il n'y a rien à tirer au clair. Je vous ai juste
dit ceci : elle a dépensé l'argent et ne me dit pas à quoi.
— Alors, le couvent ! proposa le prudent
Guimarães. C'est ce que fait un homme honorablement connu. À vous de
dire ce que vous en pensez, mes amis.
— Moi, opina Joaquim José Bernardo en épluchant
les rebords de ses narines infectes, en tant que personne physique et
morale, j'abonde dans ce sens, vu qu'il est préférable de ne pas faire
de scandale. Vous lui faites parvenir au couvent de quoi boire et
manger, et vous ne voulez plus rien savoir d'elle.
— Et si votre femme vous intente une action en
justice ? fit observer Atanásio.
— Une action en justice ? Allons donc !...
rétorqua Joaquim Bernardo. Une action en justice ?
— Oui ; admettons qu'elle demande la moitié de
votre fortune et la dot de trente contos dont vous l'avez dotée, mon
cher Fialho ?
— Notre ami Fialho ne possède rien, rétorqua
triomphalement le conseiller. Tout ce qu'il a est à nous, il suffit
d'une reconnaissance de dettes. Vous avez une procuration de cette
femme ?
— Oui.
— Payez-la donc avec un chiffon, en tant que
personne physique et...
Fialho l'interrompit :
— D'après ce que j'entends, vous êtes convaincus
que ma femme se conduit mal...
— Parfaitement ! confirma Pantaleão. Il n'y a pas
à tortiller ! Vous en doutez encore ?!
— Moi, comme je n'ai rien soupçonné ni rien vu...
— Vous auriez pu voir quelque chose... répliqua le
trésorier de la Misericórdia.
— Et vous avez entendu parler de ma femme ?
demanda Fialho.
— Ça, pour ce qui est de parler, on parle de
toutes répondit le mari de la Maiata. Ma femme n'y a pas échappé, si
j'en crois certaines rumeurs qui sont parvenues à mes oreilles ; mais
avec moi, on est tombé sur un bec, je sais à qui j'ai affaire...
Pantaleão et Atanásio échangèrent des regards
entendus, et Hermenegildo ne fut pas en reste, avec son expérience de
polisson avisé.
— C'est vrai, renchérit le mari de Francisca
Ruiva. Si l'on prête l'oreille à la canaille, on ne sait plus où l'on
en est. Un homme traîne toujours quelque casserole. Mais, sur le
chapitre de l'honneur, je me sens si sûr de moi, que je défie la plus
fine mouche de dire quoi que ce soit sur ma femme.
Cette fois, le regard de Joaquim croisa celui d'Atanásio,
tandis que Fialho se disait : Tu
es bien parti avec la vertu de ta
femme.
— Mes amis, dit à son tour Atanásio, On vit ici
dans un pays plein de calomnies et de trahisons. L'envie se venge de
nous en s'en prenant à ce que notre âme possède de plus sacré. Moi, tel
que vous me voyez...
Le truculent meurtrier du caissier allait faire
l'éloge de sa moitié quand Barrosas manifesta son impatience en levant
la voix.
— Alors, que décidons-nous, Messieurs ?
— Ce que nous décidons ?! demanda Atanásio.
— Oui ! Vous jacassez sur des choses qui n'ont
rien à voir avec notre affaire. Qu'est-ce que cela me fait que les
femmes soient ceci ou cela ? Si elles sont bonnes et vertueuses,
rendez-en grâce à Dieu, et réfléchissez plutôt à la façon de régler ce
problème.
— Il n'y a aucune raison de se mettre dans cet
état, mon cher Fialho, rétorqua Pantaleão doucement. On en est venu là
parce que vous nous avez demandé si nous avions entendu parler de votre
femme.
— Avez-vous donc entendu quelque chose ? fit
l'époux d'Ângela qui était sorti de ses gonds.
— Moi pas ! affirmèrent-ils tous les trois d'une
seule voix. Mais vous savez bien, ajouta Joaquim António, faisant
preuve du plus grand discernement, que personne ne nous dirait rien, à
nous, parce que l'on sait, M. Fialho, que nous sommes comme cul et
chemise.
— Oui, acquiesça Pantaleão. Il se peut qu'il y ait
quelque chose, mais à ce que je sais, ce n'est pas à son détriment.
— Mais selon vous, l'argent n'a pas servi à des
aumônes, insista le mari, contrarié.
— Eh bien, moi... murmura Joaquim.
— À vrai dire, dit un autre.
— Ça fait beaucoup d'aumônes, conclut le
troisième.
— N'empêche que le maire a dit que c'était
possible !... fit observer Fialho, en éclatant d'un rire contraint.
— Le maire est un âne ! estima laconiquement
Pantaleão.
— Et pas seulement un âne ! ajouta Atanásio.
— Vous dites donc, reprit le Brésilien, que je
dois envoyer tout de suite ma femme au couvent ?
— Cela va sans dire... confirma le mari de
Francisca Ruiva.
— Il faut offrir cet exemple de moralité publique
! confirma le mari de la Maiata.
— Et trouver qui vous a mangé les brillants pour
lui faire passer le goût du pain ! ajouta l'assassin du caissier.
— Et comment voyez-vous tout ça ? reprit,
perplexe, celui qui consultait les honorables juges de sa dignité. Je
ne veux plus la voir, à partir de maintenant.
— Cela nous semble également aller de soi...
convint l'un des trois.
— Il faut donc, mes amis, que vous vous chargiez
de lui dire de se retirer dans un couvent.
— Je ne refuse pas de me mettre à votre
disposition, M. Fialho, dans tout ce qui pourra vous être utile, dit
Atanásio magnanimement. Les amis se reconnaissent en de telles
occasions, vous comprenez ? Vous voulez donc que nous allions dire à
votre femme qu'il faut entrer tout de suite dans un couvent.
— Si elle ne dit pas à qui elle a donné l'argent,
en nommant les pauvres un par un, dit Hermenegildo en posant cette
condition.
Atanásio approuva :
— Vous avez raison ! Si l'argent est parti dans
des aumônes, ce n'est plus du tout la même chose, à mon avis.
— C'est exact, reconnut le trésorier de la
Misericórdia. Mais il ne faut absolument pas qu'elle recommence à faire
bêtement des aumônes aussi importantes... Moi, mes chers et distingués
amis, même si elle me donnait le nom des pauvres, je l'aurais à l'oeil
!... Enfin, on s'en tiendra là... Mon cher Fialho, remettez-vous en à
nous, et attendez-nous ici.
Les messagers partirent, le mari anxieux fut
confié aux bons soins du maître de maison.
CHAPITRE V
Considérations plastiques
Angela descendait déjà les escaliers pour se
rendre au bâtiment administratif, quand il lui fut intimé de
comparaître en justice. C'était à vingt-six ans la première fois de sa
vie qu'elle voyait en face d'elle un officier de justice, dont la mine
sombre et la voix caverneuse l'épouvanta. Le sbire marchait à côté
d'elle, donnant à cette action une solennité policière qui frappa
d'étonnement les boutiquiers des environs. Beaucoup envoyèrent leurs
commis sur les traces de la femme toute pâle de Fialho et se perdirent
en conjectures sur les raisons pour lesquelles leur voisine avait été
appréhendée.
Dès qu'il vit Ângela, le maire se leva, prit une
attitude respectueuse, et renonça au style qu'adopte d'ordinaire cette
classe de fonctionnaire dont le regard est toujours fulminant et dont
les plis du front sévère soulignent l'aspect renfrogné de la justice
qui
les anime et les enlaidit.
La beauté d'Ângela peut expliquer l'inhabituelle
urbanité du magistrat. Le comportement d'un maire de quartier dans
l'exercice de ses fonctions, il n'existe aucun traité qui le polisse et
l'adoucisse autant que des yeux doux qui imposent le respect et l'amour
quand ils ne cherchent qu'à susciter la commisération.
Si elle n'était pas d'une étourdissante beauté,
l'épouse d'Hermenegildo Fialho pouvait être considérée comme une des
plus charmantes épouses de Brésiliens, lesquels Brésiliens étaient en
ce temps-là les usufruitiers plus ou moins exclusifs des bourgeoises de
Porto qui venaient d'ailleurs.
Ângela n'était pas de Porto comme on le rappellera
en temps voulu, mais, par la saine roseur de sa musculature et la
rondeur de ses formes, elle illustrait ce genre de beauté solide et
conforme aux canons patriarcaux qui exaltait et distinguait, par dessus
toutes, les dames de la Cité Éternelle, il y a quinze ans, comme avant.
Et je profiterai de cette occasion pour exprimer, dans un style
mélancolique, ma nostalgie quand je songe à cette robuste race de
femmes presque éteinte, dès à présent représentée par leurs filles
exténuées dans l'atmosphère impure des collèges, et amaigries par une
alimentation française qui a anémié l'opulence du sang dont elles
avaient hérité.
Ces yeux se sont embués, il y a quelques jours,
quand, après une absence de quelque années loin du confluent des
familles de Porto, je suis retourné aux plages de la Fóz, où j'ai eu du
mal à reconnaître les belles dames de ma jeunesse. Sans les flatter,
elles suscitaient encore les glorieuses réminis¬cences des splendeurs
de leur ancienne beauté, mis à part l'obstacle des tissus mous et
surabondants qui rembourraient leurs épaules et leurs hanches ; ce qui
faisait au demeurant peine à voir, c'étaient les filles de ces mères
saines. Comme de britanniques échalas, laissant deviner leur maigreur à
la façon dont leurs vêtements adhéraient à leurs os décharnés, les
filles de ces adipeuses beautés de 1850 épouvantent l'âme la plus
fervemment dévouée à l'idéal : la pâleur et les os n'ont aucun rapport
avec le prisme par lequel les poètes entrevoient d'ordinaire les
éblouissantes réalités du Ciel.
En dehors des autres raisons de ce déplorable
étiolement de la nouvelle génération, j'insiste sur celles que j'ai
déjà avancées : le collège et l'alimentation. Le collège, où l'esprit
soumis au lent supplice de la géographie, de l'histoire et de la
grammaire, perd sa sève originelle, et se reconstitue aux dépens du
corps ; de sorte que les idées s'épanouissent à mesure que les muscles
se dégradent : un problème fondamental de physiologie, qui doit être
étudié par les auteurs de manuels. Quant à l'alimentation, l'on connaît
fort bien la dangereuse évolution de l'art culinaire à Porto, au cours
de ces vingt dernières années. La cuisine est devenue l'antichambre de
la tombe. Les intoxications dues aux condiments excèdent largement la
mortalité imputable au vert-de-gris, au phosphore des allumettes et à
l'acide prussique.
Or il faut savoir que les mères de ces jeunes
filles n'ont appris de la lecture et de l'écriture, que ce qui est
nécessaire pour entretenir une correspondance honnête et parcimonieuse
avec des personnes avec qui l'on peut envisager de fonder une famille
et de procréer. Elles ne consumaient rien de leur esprit, qui pût faire
défaut au corps. La nature fleurissait et donnait ses fruits sans
entrave. Il se peut qu'une telle femme ait ignoré la forme du globe et
la situation géographique de l'Abyssinie. En revanche, la roseur des
joues et l'albâtre des épaules semblaient ne plus demander que des
ailes pour rivaliser de beauté avec certains anges qui vous enchantent
entre les feuillages et les festons dorés des cathédrales. Une
raisonnable ignorance et une alimentation solide expliquent la
robustesse de cette redoutable pléïade de chérubins qui ravissaient à
Porto les regards des étrangers. Un homme de Lisbonne qui entrait au
théâtre de S. João, se souvenait du S. Carlos comme qui se rappelle
avoir vu ces âmes blanches et livides comparables aux formidables
visions du Florentin ; de même que les visages carmin des filles du
Nord reproduisaient les coloris les plus vivaces des pinceaux flamands.
Eh bien, sachez qu'elle va s'évanouir et
disparaître de la terre de Portugal, cette race de femmes que nos
enfants ne verront plus. Je ne déplore pas cette disparition
pour la seule raison que je me sens emporté par le courant dans lequel
dérivent les grâces plastiques de mon temps ; un tel égoïsme n'a pas sa
place dans mon âme. Je plains par-dessus tout le sort de nos
petits-enfants s'ils ont assez d'esprit pour ne pas se contenter de
l'amour de purs esprits. D'ici cinquante ans, à ce train-là, si la
femme continue à s'affiner de la sorte, la conservation de l'espèce me
semble bien compromise. À mon avis, la fin du monde s'annonce dans la
minceur, la sécheresse et l'absence de chair chez les femmes. Une
génération viendra où la femme et l'homme ne se feront pas face pour se
désirer et s'aimer, mais pour discuter de l'égalité entre un esprit et
un autre esprit, entre un os et un autre os. Une fois le genre humain
parvenu à ces extrémités, c'en est fait de ce globe qui me semble être
le plus ordinaire de tous.
Ce n'était toutefois point le cas lorsqu'il
existait des femmes comme celle du Brésilien Hermenegildo Fialho
Barrosas.
Grande et vigoureuse, les cheveux bruns, un front
large et bien dessiné ; des sourcils noirs ; des paupières battues par
la douce fatigue d'un sommeil irrésistible ; des joues si roses qu'elle
ne peuvent être hâlées, mais qu'un amateur exigeant du beau aimerait
moins carminées, des lèvres bien arquées suivant la ligne de la petite
bouche, qui reste petite quand le rire découvre l'émail des dents ; un
long cou, qui s'assouplit en des ondulations de jaspe et dans les
arrondis des épaules, et d'autres ondulations que le chantre de l'Île
des Amours savait joliment décrire en cueillant dans les vergers ses
gracieuses analogies : voilà ce qu'était Ângela. Ce qu'elle était ?!
Quelle présomption! Qui a su décrire ici une beauté moyenne de telle
sorte qu'il réussît à la dépeindre à l'esprit du lecteur ? Et que
dirai-je de la femme qui, à l'exemple d'Ângela en remontrerait aux
mieux loties par la grâce d'un très doux coloris plein d'une candeur où
transparaît l'âme sublimée et pénétrée de poétiques tristesses.
Quoi de surprenant donc à ce que le maire du
quartier saluât l'épouse de Fialho avec affabilité, étant donné qu'il
était d'avance plutôt enclin à la protéger des humeurs un tantinet
brutales de son goujat de mari ?
— Madame, dit-il en renvoyant les personnes
présentes, sauf la domestique, votre mari accuse cette femme de lui
avoir volé des brillants...
Ângela l'interrompit :
— Mon mari se trompe. Les brillants que ma
domestique a vendus, c'est moi qui lui ai donné l'ordre de les
vendre.
— Mais votre domestique a avoué que c'était elle
qui...
— Je suis déjà au courant de ce qu'elle a avoué ;
mais ne croyez pas, Monsieur, autre chose que ce que je vous dis. Cette
femme est innocente. Vous pouvez la laisser partir sans aucune crainte
je suis prête à signer une déclaration où je confirmerai que je lui ai
donné l'ordre de vendre des brillants de mon bracelet.
Le fonctionnaire regrettait sincèrement de ne rien
pouvoir faire de plus en cette occurrence, dans le cadre de ses
attributions. Il eût bien aimé trouver quelque motif judiciaire pour
prolonger son ingérence dans les affaires domestiques de cette belle
créature, mais il ne disposait d'aucun prétexte qui justifiât sa
curiosité ou, plus exactement, la tendresse brûlante dont il avait été
saisi. Nonobstant la gêne naturelle qu'entraînent ces passions
soudaines, le magistrat, qui n'était pas un novice, et pouvait
dissimuler ses intentions derrière la gravité de sa mine, prit sur lui
de s'immiscer dans le mystère des brillants en posant la question
suivante :
— Pouvez-vous compter sur l'amour de votre mari ?
Ângela posa les yeux sur le visage de l'enquêteur
; elle restait silencieuse et ne savait que penser d'une telle question.
Le maire insista, précisant sa pensée :
— Je vous demande, Madame, si, une fois établie
l'innocence de votre domestique, vous parviendrez à expliquer la vente
des brillants sans irriter l'humeur de votre mari, en éveillant des
soupçons...
Ângela le coupa :
— J'ai fait vendre les brillants pour aider une
personne malheureuse.
Le fonctionnaire craignait d'outrepasser largement
les limites de se fonction en s'enquérant de la nature d'une
philanthropie qu'une épouse honnête cachait à son mari, mais le péché
de curiosité, qu'excusait la beauté de l'interrogée, l'aiguillonna au
point qu'il poussa l'indiscrétion jusqu'à lui demander :
— Et cette personne malheureuse, est-ce... une
personne à propos de laquelle votre mari pourrait... soupçonner... des
relations... moins louables¬?
Ângela fut blessée ou, plus exactement, sembla
déconcertée par la question, rougit et baissa les yeux, en silence.
Le maire n'insista pas, déjà convaincu du
caractère impur de cette charité. Il manquait une base solide pour
émettre un tel jugement, mais si quelquefois la malice humaine diffame,
elle devine parfois. Cependant, en cette occurrence, le magistrat
devinait seulement que le cœur, dans ce mystère, jouait un grand rôle.
— Bien, dit-il, se résignant malgré lui à
respecter ce secret hors de sa portée, ce que je tiens pour établi,
c'est que vous avez fait vendre vos brillants, et que votre domestique
a obéi aux ordres de sa patronne.
— Absolument.
— Vous pouvez donc vous retirer, Madame, quand
vous voudrez, ainsi que votre domestique. Et je serais heureux,
ajouta-t-il avec une ironie volontaire mais délicate, que vous
réussissiez à concilier avec votre bonne action, la complaisance de M.
Fialho.
La pâle épouse du Brésilien fit comme si elle ne
comprenait pas. Elle se leva et sortit. La domestique la suivit en
essuyant ses larmes.
CHAPITRE VI
Des amis de leur ami
Hermenegildo se rongeait les sangs à cause du
temps que prenaient les trois parlementaires envoyés à son épouse. Il
ne croyait pas qu'Angela se présenterait au poste de police, ou bien il
avait oublié qu'il était tombé d'accord avec l'Autorité sur l'urgence
d'une confrontation entre la patronne et la domestique.
Il ne tenait pas en place. Le bonhomme se laissait
tomber sur les ressorts des ottomanes flasques dont il faisait grincer
l'acier. Il rebondissait d'une façon admirable d'un coussin à l'autre,
et l'on aurait dit qu'il essayait de se tuer en se jetant par la
fenêtre sur la chaussée des Clérigos quand il aperçut, sur la Praça
Nova, Joaquim António Bernardo, Pantaleão Mendes et António José da
Silva.
Les représentants de l'honneur de Fialho,
apparemment contrariés, marchaient vite. Le Brésilien avait fixé les
yeux sur eux, pour voir s'il parvenait à lire quelque chose sur leurs
physionomies, à partir du deuxième étage, tandis que les autres
voyaient sa grosse tête écarlate comme la lune des théâtres.
— Le bonhomme va nous piquer une attaque
d'apoplexie, dit Atanásio à Pantaleão.
— Il serait un âne s'il nous en piquait une ! fit
observer Joaquim António, conformément à ses usages grammaticaux et à
sa philosophie.
— Il ferait beau voir qu'il ait une attaque !
confirma Pantaleão Mendes. Un homme est un homme, vous savez, mon cher
Atanásio ? Et les femmes, il n'en manque pas, je l'affirme en tant que
personne physique et morale. Pourvu qu'on ait la santé et de l'argent.
Le reste, c'est la cerise sur le gâteau !
— Ça oui, répondit Atanásio, tandis qu'ils
montaient l'escalier, mais n'allez pas dire n'importe quoi à propos de
sa femme, vous comprenez ? Racontez ce qui s'est passé, et laissez les
choses aller leur train.
— Ne me donnez pas de conseils, grommela
Pantaleão. Remettez-vous en à moi : l'honneur de mes amis, c'est comme
si c'était le mien.
Hermenegildo était en haut de l'escalier, les bras
croisés sur ses côtes, la mâchoire inférieure reposant sur le repli du
goitre.
— Et alors, où en est-on ? demanda-t-il, laissant
errer ses yeux hagards et attentifs sur les visages qui arboraient la
même expression.
— Nous allons en causer, répondit Pantaleão, en le
prenant par le bras pour le conduire au salon.
— Vous avez vraiment pris votre temps ! fit le
Brésilien.
— Nous avons attendu que votre femme en ait fini
avec la police ; ensuite, un mot en amenant un autre, notre entretien
nous a amenés jusqu'à cette heure, expliqua Atanásio, laissant, d'un
signe de ma tête, à Pantaleão le soin de rapporter la suite des
événements.
Celui-ci extirpa de l'intérieur de sa personne des
paroles entrecoupées de pauses, qui donnaient à sa narration quelques
touches de gravité, tout en soulignant le caractère ridicule de la
scène.
— Votre femme, mon vieux, dit le mari de Francisca
Ruiva, n'était pas chez elle. Notre Joaquim est alors parti sur ses
traces, et nous avons appris qu'elle avait été invitée à se présenter
devant le maire. Nous avons attendu une heure et des poussières.
Là-dessus, elle est arrivée avec la bonne. Nous étions assis sur le
banc de la cour quand votre femme est tombée sur nous, et elle est
devenue jaune comme le gilet que vous avez sur vous. Nous nous sommes
levés, nous l'avons poliment saluée, et je lui ai dit que nous voulions
lui parler en particulier. Elle nous a priés d'entrer, et elle a appelé
quelqu'un à l'intérieur pour qu'on nous ouvre le salon. Nous sommes
entrés et peu après elle est arrivée, avec un air comme si elle n'avait
pas grand chose à faire de nous. Elle s'est assise et nous a demandé ce
que nous voulions. Pas vrai mon cher Atanásio ?
— Absolument. Ça s'est passé comme vous dites.
— J'ai pris la parole et dit que mon honorable
compère et ami, Herme¬negildo Fialho Barrosas, nous avait envoyés ici
tous les trois pour nous enquérir des personnes à qui vous avez, D.
Ângela, fait une aumône d'un conto six cents cinquante millde réis. Et
là, elle a hésité un tout petit moment, et elle a répondu qu'elle ne me
dirait ni à moi, ni à personne, ce qu'elle n'avait pas dit à son mari ;
vous comprenez mon ami ? Et puis notre Atanásio a pris la parole, et
s'est mis à lui expliquer des trucs et des machins, en pesant le pour
et le contre, comme quoi votre dame devait confesser ce qu'elle avait
fait de l'argent, qui avait mis la main dessus, quel genre de personne
c'était ; parce que les femmes ne peuvent pas disposer ainsi des
capitaux de leur mari, sinon personne ne pourrait compter sur ce qui
est à lui ; et par-dessus le marché donner un conto six cent cinquante
mille réis sans dire à qui, ça donne à soupçonner de bien vilaines
choses, etc., etc. En somme, notre Atanásio n'a rien lâché avec elle,
il l'a pressée de toutes les façons, mais vous dites quelque chose, mon
vieux ? Vous n'avez rien dit ? Elle non plus ! Bon, après
c'est notre cher Joaquim qui lui a parlé, lui aussi, avec la plus
grande prudence et la plus grande courtoisie, en lui faisant un
discours sur l'honneur d'un homme, et lui non plus, il n'est arrivé à
rien. Enfin, comme elle nous écoutait sans piper mot, j'ai pris la
parole, et lui ai dit que Monsieur son mari lui donnait l'ordre de se
retirer sans plus attendre dans un couvent. Mais vous savez comme elles
sont ! poursuivit Pantaleão Mendes en se frappant deux fois la cuisse
avec ses mains pesantes en produisant le même bruit que s'il s'était
agi des cuisses d'un Silène de pierre. Que pensez-vous, compère,
qu'elle a répondu ? ! Que...
— Qu'elle ne le ferait pas, acheva le Brésilien
exaspéré, les yeux flamboyants, le nez et la bouche tordus dans une
épouvantable grimace.
— C'est tout à fait ça ! s'écrièrent-ils en choeur.
— Je
n'irai pas, ajouta-t-il, je
n'irai pas dans
un couvent, a-t-elle dit. Et elle a dit aussi : Mon mari tient en sa
possession des bijoux qui appartenaient à ma mère ; qu'il récupère
là-dessus l'argent des brillants, et qu'il m'envoie le reste, s'il veut
bien me l'envoyer ; s'il ne veut pas, qu'il garde tout. Pour le
couvent, il n'en est pas question. Je lui ai crié
: – Vous
irez, c'est à votre mari de décider ce que vous avez à faire.
Elle est
restée sur ses positions : – Je
n'irai pas. – Et que
ferez-vous alors, si votre mari vous abandonne, sans rien à manger ni à
boire, sans logis ? – Je travaillerai pour vivre et, si je meurs de
faim, Dieu m'accueillera au Ciel, parce que je mourrai honnête et
innocente. C'est ce qu'elle m'a dit, et nous sommes restés
à nous
regarder les uns les autres. Notre cher Atanásio lui a demandé alors de
dire à qui elle avait donné l'argent, si elle était honnête et
innocente.
— Et elle ?... fit le Brésilien anxieux.
— Elle répondu qu'elle ne se confessait qu'à Dieu,
qu'il connaissait la pureté de son cœur. Ce n'est pas ce qu'elle a dit,
Monsieur Atanásio ?
— Il n'y a rien à enlever ni à rajouter.
— J'ai essayé de lui sortir d'autres arguments,
continua Pantaleão. Je lui ai dit tout ce dont je me souvenais de nos
réflexions, je ne sais si vous me comprenez. Je n'ai pas cru qu'elle
était honnête et innocente pour diverses raisons. Elle a tout écouté en
faisant la tête, s'est levée, et elle nous a dit que si nous en avions
terminé, nous pouvions disposer. Constatez par vous-même : on trouve
rarement chez une femme un tel mauvais esprit et un tel aplomb ! En
user ainsi avec trois amis de son mari, qui étaient venus traiter d'une
affaire très sérieuse ! Il ne m'est rien arrivé de pareil de toute ma
vie ! Et ce n'est que pour défendre l'honneur d'un vieil ami qu'on
puisse avaler de telles couleuvres ! Vues les circonstances, notre
mission s'arrêtait là. Nous n'avions plus rien à faire là-bas. Nous
avons pris nos chapeaux et nos cannes, et nous sommes sortis. Voilà ce
qui s'est passé. Vous ferez, compère, ce que vous voudrez.
Hermenegildo se mit à marcher de long en large
dans le salon, en agitant les bras de telle sorte qu'on eût dit qu'il
essayait de voleter. Ses amis le contemplaient, l'air apparemment
consterné, quand un domestique entra avec un plateau, sur lesquels
transparaissaient, à travers les cristal des verres, l'opale de vins
très anciens, au milieu des pâtes de coing et d'autres fruits sucrés
pour ouvrir l'appétit. Cet étrange maître de maison invita les quatre
malheureux à faire honneur à sa cave, et obtint sans effort que tous,
Fialho excepté, calment leurs accès d'angoisse de quelques traits d'un
liqueur faite pour donner aux esprits la force de réagir, et instiller
un peu de stoïcisme dans les âmes les plus bornées.
— Buvez-moi de celui-ci, compère, dit Atanásio en
mettant un calice parfumé sous le nez de son pauvre ami.
— Si c'était du poison, je l'avalerais d'un trait.
— Ne vous conduisez pas comme un âne! répondit
virilement Joaquim António Bernardo. Vous en êtes encore là !... Se
tuer pour des femmes ! Il dit vraiment n'importe quoi ! ajouta le mari
de la Maiata dans un éclat de rire, ce qui lui valut les
applaudissements de l'assistance, qui pouffait en buvant sec.
Avalez-nous ce nœud qui vous est resté coincé dans le gosier, et buvez,
mon cher Fialho ! Des femmes !... Alors, avec votre fortune et vos
amis, vous serez comme ça capable d'avaler du poison à cause d'une
foutue bonne femme qui s'est mal conduite ! Qu'elle se tue si elle veut
; et continuez, vous, à vivre à votre aise avec les cent quatre-vingt
dix contos que vous avez. Faites comme si elle était morte, et
dépêchez-vous de vous en trouver une autre.
— Ou deux, ce qui est préférable, corrigea
Atanásio.
— Ou trois, ça dégage la respiration ! surenchérit
Pantaleão, en se passant doucement sur sa gorge occupée à déglutir un
abricot.
Le maître de maison, pour ne pas être en reste
avec ses amis, ajouta :
— Quatre, quatre, pour ne pas rester sur un nombre
impair... on peut envisager sept femelles pour chaque mâle.
— Et vous serez un vrai mâle ! répliqua Atanásio,
la bouche débordant de pâte de coing.
C'est dans ce cadre morose qu'Hermenegildo donnait
libre cours à son désespoir. Il s'en fallait de peu que dégénérât en
orgie ce tribunal d'hommes réunis pour se prononcer sur l'inconduite
d'Ângela et sauvegarder la dignité de son mari. Ils parlaient tous en
même temps, et proposaient des plans pour empêcher l'épouse infidèle de
récupérer une partie de la fortune du Brésilien. Voulant se donner
assez de forces pour aborder ce point essentiel, Fialho mouilla deux
biscuits américains dans un cru de 1805, et posa instinctivement une
main sur sa panse échauffée, au point qu'elle pouvait le disputer en
chaleur avec le cœur tout proche. En lui faisant boire un second verre,
ses amis applaudissaient son triomphe et juraient qu'au troisième,
l'honneur de leur ami serait lavé ainsi que son gosier.
Après de longs débats, où ils ne cessaient de
s'interrompre, ils décidèrent qu'en tant de commerçant, ce qu'il était,
Fialho signerait des reconnais¬sances de dettes supérieures à la valeur
de ses biens immobiliers, qu'il aliénerait ses titres bancaires, et se
mettrait à gauche l'argent qu'il en tirerait. L'argument décisif qui
fit adopter cette combinaison par les cinq arbitres, on le doit à
Atanásio qui avait exposé ce raisonnement :
— Fialho, mon ami, mon compère, il n'y a aucun
doute : votre femme a un homme à qui elle a donné une partie de cet
argent. Cet homme va lui conseiller de se séparer de vous afin que les
biens soient partagés entre vous, vous comprenez ? Si vous les avez en
votre possession, qu'est-ce qui vous reste à faire, si ce n'est les
partager ? Le plus beau coup et le plus terrible châtiment que vous
puissiez lui infliger à elle, et surtout à ce gredin, c'est qu'il n'y
ait plus rien à partager. N'est-ce pas ?
La réponse, ce fut un beuglement unanime. Et, dans
le débordement de leur enthousiasme, ils sacrifièrent leur quatrième
bouteille et un plateau de gâteaux de Santa Clara.
— Mais si elle ne veut pas quitter la maison ?
demanda Barrosas, quand le tumulte se calma.
— Vous n'avez plus de maison. Votre maison est
vendue. Quand vous le voudrez, compère, l'un de nous va en prendre
possession, et votre femme reçoit une mise en demeure officielle
d'évacuer les lieux, vous comprenez ? répondit Atanásio avec emphase.
Fialho acquiesça :
— Vous avez raison, compère. J'ai une procuration
d'elle, en blanc. On rédige l'acte de vente pour la maison. Et alors,
il faut la prévenir qu'elle doit déménager dès que possible. On va voir
si cela lui remettra du plomb dans la tête.
— J'en doute, fit Joaquim António Bernardo. Il
s'agit là d'une femme orgueilleuse et maligne. Si ce n'est par décision
de justice, vous ne la chasserez pas de chez elle, mon ami.
Ils continuèrent de la sorte, en discutant sur les
problèmes judiciaires qui se posaient en l'occurrence ; on faisait
assaut de niaiseries jusqu'à ce que, l'heure du dîner approchant,
Hermenegildo allât s'installer chez son compère, reportant à la réunion
du lendemain les dernières mises au point.
CHAPITRE VII
Révélations cocasses
Ce soir-là, à onze heures, Hermenegildo Fialho se
retournait sur son matelas de plumes et poussait des gémissements qui
résonnaient comme le glapissement d'un renard. La commère vint coller
l'oreille à la porte et s'en fut dire à son mari que son compère
gémissait de chagrin en songeant à son épouse indigne. L'épouse
scandalisée sauta sur cette occasion de dire pis que pendre des femmes
déloyales, mais le mari qui faisait preuve d'une rude franchise, boucha
les soupiraux de sa fureur en murmurant :
— Tais-toi, tais-toi ; et n'essaie pas de me la
faire, à moi...
L'épouse se le tint pour dit, éprouva une haine
encore plus profonde pour son mari, et savoura ce nectar des dieux : le
plaisir anticipé et l'avant-goût de la vengeance à venir. Ah ! Les
Atanásio, prenez garde !...
Le bourreau des caissiers indélicats (voir le
chapitre III) se leva et s'en fut à la chambre de son hôte.
— Qu'avez-vous, compère ? demanda-t-il. Vous
n'arrivez pas à dormir ? Vous n'êtes pas habitué au lit, ou alors
serait-ce autre chose ?
— C'est une douleur au ventre, répondit le
mélancolique, en appuyant ses mains sur la partie endolorie, et en se
penchant en avant. Je n'ai pas supporté la tourte aux huîtres.
Donnez-moi une gorgée de genièvre, pour voir si ça va faire passer ces
foutus coquillages.
Fialho colla ses lèvres au goulot de la bouteille
en grès, et il lui fallut peu de temps pour faire passer la tourte. Son
visage pétait la santé au point qu'il semblait mettre toutes les
huîtres de M. Bocage au défi de troubler son sommeil.
Mais son compère, s'appuyant au lit, demanda :
— Voulez-vous qu'on bavarde ? Les onze heures
viennent de sonner.
— Je veux bien ; nous allons bavarder ; je
n'arrive pas à fermer l'oeil.
— Vous n'avez jamais soupçonné votre femme ?
— Moi, jamais.
— Personne ne venait donc chez vous...
— Pas âme qui vive, sauf la couturière. S'il y a
quelque chose qui n'a jamais passé ma porte, ce sont les visites, à
part vous et votre patronne.
— Mais au théâtre...
— Au théâtre ! Et quoi encore ! C'est un endroit
où je ne l'ai jamais amenée...
— Et à la messe ?
— La messe !... Ce n'était pas le genre de la
maison... Vous savez que là-bas, au Brésil, on ne se laisse plus avoir
à ces choses-là. Quand je me suis marié, je lui ai tout de suite dit
que ces histoires de messe, c'étaient des fariboles.Au début, elle a
accusé le coup ; mais elle s'y est faite peu à peu. Je lui acheté un
oratoire et je le lui ai donné pour qu'elle prie à la maison, si elle y
tenait. Le fait est que tous les dimanches, elle s'enferme avec la
domestique dans la chambre pour débiter ses litanies. Allez donc vous
fier aux femmes qui prient !... Vous pouvez vous rendre compte par
vous-même, compère, que la religion, c'est une arnaque !
— Une arnaque en effet ! Et de taille !
— Votre femme prie ?
— Elle ne sait même pas se signer, à mon avis.
— Et elle fait bien ; mais elle va à la messe des
Congréganistes à midi ; je l'ai déjà vue entrer à l'église.
— Elle y va pour se promener, et pour les petits,
vous comprenez ? Dites-moi donc, compère, continua le susdit Atanásio,
sans donner à son hôte le loisir de lui demander comment il se faisait
que sa femme pût concilier la pureté des mœurs avec le fait de ne pas
savoir se signer, je me suis laissé dire, et je le sais de source sûre,
que vous aviez des amours hors de chez vous. Je ne vous ai rien demandé
à ce sujet, parce que l'occasion ne s'est jamais présentée, mais je
sais que vous aviez à S. Roque da Lameira une gaillarde de chez vous
qui s'appelle Rosa, et une autre dans votre ferme de la Cruz da
Regateira, qui s'appelle Benedita.
— Je ne vous mentirai pas. Je confesse mon péché,
mais je vous en donne la raison. Ma femme n'éprouvait pour moi aucun
amour sous quelque forme que ce soit. Elle se comportait avec moi,
comme avec un oncle. Toute la semaine, elle entrait et sortait sans me
donner un baiser, et peu lui importait que je mange ou que je ne mange
pas. Vous savez que je suis sujet aux affections du foie et que je ne
me sens soulagé que lorsqu'on me fait des sinapismes de farine de lin ;
eh bien, elle demandait au Galicien de m'appliquer les cataplasmes.
Dites-moi si une bonne épouse consent à ce que n'importe qui applique
des cataplasmes à son mari!... Quand un homme va sur sa cinquantaine,
il a besoin d'être dorloté, pas vrai ?... C'est pour ça que je me suis
marié avec une fille pauvre, bien que ce soit une fidalga, dans
l'intention de la laisser riche. À côté de moi, le soir, elle était
toujours triste. Et, une fois que j'étais couché, elle passait deux
heures à coudre, puis deux heures à prier ; et l'on voyait même que je
l'exaspérais. Voilà pourquoi j'ai ramené de mon pays deux filles jolies
et bonnes qui m'aiment de tout leur cœur et qui pleurent quand je reste
trois jours sans passer chez elles.
— Et votre femme s'en doutait ?
— Elle savait tout parce qu'un coquin de caissier
que j'ai mis à la porte l'a raconté dans une lettre qu'il lui a envoyée.
— Et qu'est-ce qu'elle a fait ?
— Elle m'a donné la lettre, et m'a demandé de
faire en sorte que mes caissiers ne soient pas au courant de mes écarts.
— Et elle s'est fâchée ?
— Pas du tout.
— Ça alors !...
— Puisqu'elle n'éprouvait aucun amour pour moi
!... Vous n'avez pas encore compris ?
— Maintenant, je comprends. Raison de plus pour
être sûr qu'elle vous rendait la pareille.
— Ça, c'est aussi clair que la lumière qui nous
éclaire... Faites-moi donc passer le genièvre, j'ai des aigreurs.
Le Brésilien but trois longs traits à la
bouteille, et poursuivit :
— Si elle avait eu de l'amour pour moi, elle
m'aurait fait le diable à quatre à la maison dès qu'elle aurait appris
mes bêtises, pas vrai ? Elle ne m'a jamais fait la moindre plaisanterie
là-dessus !...
— Il n'y a donc plus aucun doute, affirma Atanásio
Mendes, votre femme avait quelqu'un pour se distraire, et je comprends
maintenant dans quel sens elle est innocente. Elle veut dire que, de
son côté, elle est aussi innocente que vous, vieux farceur !
Atanásio rit de la finesse de sa propre saillie.
— Eh bien, oui, reconnut lucidement Fialho, mais
vous savez bien que nous, les hommes, nous ne sommes pas des femmes.
Elles ont des obligations différentes. Si la femme est l'égale de son
mari, alors, il n'y a plus d'honneur ni de pudeur en ce monde, vous ne
trouvez pas ?
— Vous avez raison, compère ; mais c'est parce
qu'elles suivent à tort l'exemple que donnent les hommes, vous
comprenez ?
— Ça aussi, c'est vrai, acquiesça Hermenegildo en
fermant son oeil gauche.
— On dirait que vous voulez dormir, constata son
hôte.
— Oui, on dirait que je vais y arriver, grogna
Fialho en fermant son oeil droit.
Quelques minutes après, cette malheureuse victime
de la perversion des mœurs... ronflait.
CHAPITRE VIII
Tristes révélations
À cette heure tardive de la
nuit, agenouillée devant son sanctuaire, Ângela demandait à la Vierge
de lui souffler le meilleur moyen d'accomplir ses devoirs dans la
situation critique où elle se trouvait.
L'air innocent de cette femme qui s'agenouille
comme une malheureuse qui n'a commis aucune faute doit toucher l'esprit
de celui qui lit cela, et se trouvait dès le début du livre porté à
mettre en doute la vertu de la femme du Brésilien. Le moment est donc
venu de lever tout soupçon involontairement fielleux à l'encontre de
cette femme pure.
Sur la rive droite du Lima, se dresse, entre des
arbres séculaires, le très ancien palais des Gondar, dont le
dix-huitième seigneur, à l'époque de l'invasion française, était Simão
de Noronha Barbosa, capitaine de cavalerie, noble et vaillant, en
pleine fleur de l'âge.
Il n'avait pas encore seize ans quand il s'éprit
de la fille d'un de ses fermiers, avec qui il voulait se marier. Ses
parents et son tuteur lui représentèrent en vain les difficultés
légales et les ordres formels de la régence. On alla jusqu'à lui
arracher, et à emprisonner cette femme humble. Mais le déferlement de
la vague révolutionnaire renversa les portes ferrées de la prison de
Ponte de Lima, et précipita la belle prisonnière dans ses bras. Un
général de Napoléon donna l'ordre à un vicaire de les marier en sa
présence, et récompensa ainsi le dévouement, peut-être forcé, du
capitaine portugais au 'Lion d'Austerlitz'.
Simão de Noronha fut laissé pour mort dans
l'engagement d'Amarante. Quand elle le vit percé de coups et mourant
entre les griffes des patriotes qui assouvissaient leur rancune avec
plus d'acharnement encore sur les jacobins, son épouse, qui
l'accompagnait fut prise d'une extrême épouvante et en mourut, étouffée
par un afflux de sang. Elle avait une âme de fidalga, cette fille du
peuple.
La compassion de quelques gens du peuple évita au
capitaine d'être traîné dans les rues d'Amarante.
Après six mois de soins, il se retira dans son
palais de Gondar, où il emporta le squelette pas encore tout-à-fait
décharné de sa femme. Quelques jours après, il entra dans un couvent et
s'ensevelit dans un habit de novice bénédictin.
Mais, avant la fin de son noviciat, Simão vit par
hasard sa cousine, D. Maria d'Antas. C'était une dame d'une rare
beauté. Je ne dirai pas qu'en déchirant son habit, le novice rendit à
cette dame remarquable un hommage digne d'elle ; et je ne serais pas
estomaqué que toute la congrégation bénédictine jetât son froc aux
orties, et que les moines en vinssent aux mains pour elle.
De telles femmes ravageraient des couvents si on
les autorisait à visiter leurs cousins. Pour un de ses cheveux, des
communautés se traîneraient à ses pieds et, en un clin d'oeil, elles
ruineraient une entreprise que des siècles n'ont pas réussi à ébranler.
Fille d'un juge de seconde instance, D. Maria
d'Antas avait à vingt-cinq ans ramené de Lisbonne un cœur déjà
dépravé. Ses mœurs et ses ruses n'édifiaient
personne, mais rendaient fous les fidalgos
les plus généreux et les
plus élégants du Haut Minho. En plus de belle et diserte, la fidalga
d'Antas était une fringante cavalière, chassait les loups, tuait des
canards sauvages, et n'avait d'une femme qu'un visage qui siérait à un
ange et des faiblesses à défaire la rébellion des démons.
Dès 1815, Simão de Noronha s'était installé dans
son manoir au bord du Lima. Le squelette de son épouse et son habit de
moine n'étaient plus que des souvenirs de malheurs révolus. La demeure
crénelée de Gondar recevait la lumière et les arômes des printemps
nouveaux par leurs larges fenêtres où parfois apparaissait une grande
femme vêtue de blanc. C'était D. Maria d'Antas, pas encore son épouse,
mais sa cousine, un titre respectable derrière lequel tous les deux
étaient garantis de la diffamation. Il faut noter cependant qu'aucun
des deux ne se préoccupait des rumeurs sur le fait qu'ils vivaient
seuls, et sans fréquenter d'autres parents, sous le même toit.
Au bout de huit ans, la calomnie trouvait une
autre pâture. Sans aucune pudeur, ni aucune discrétion, Maria d'Antas
se montrait avec un enfant d'un an dans les bras.
Mais, avant ses deux ans, cet enfant se retrouva
sans mère. Les fenêtres du palais de Gondar se refermèrent, Simão de
Noronha disparut, tandis qu'à l'église paroissiale on entonnait les
répons en l'honneur de D. Maria. L'enfant fut emmenée à Viana où vivait
une sœur mariée du fidalgo. Et dans leur effarement, tous les voisins
n'eurent de cesse qu'ils n'eussent, à force de fouiller la sépulture de
la belle écervelée, découvert qu'elle avait été étranglée au cours
d'une crise de jalousie. Nous employons l'expression fouiller le
tombeau de la morte dans un sens figuré. Personne n'a
profané la
sépulture de D. Maria. Cet épouvantable détail fut découvert quand un
morgado des Arcos de Valdevez raconta à ses amis, non sans
fatuité, que
Simão de Noronha avait tué sa cousine, quelques instants après avoir
découvert dans un massif de roses un poignard compromettant avec son
nom à lui qui était également un cousin. Or ce poignard était tombé de
sa veste castillane quand il avait sauté, pour s'enfuir, de la fenêtre
dans le jardin. Douze ans après, Simão de Noronha débarquait dans le
Mindelo avec le grade de colonel. Il devait avoir dans les quarante-six
ans, et offrait tous les signes d'une vieillesse avancée.
À la fin de la guerre, mis à la retraite avec le
grade de général, le maître de Gondar alla vivre dans son petit palais
en ruines de Ponte de Lima, et ne revint plus à son manoir.
De loin en loin, une litière s'arrêtait à la porte
du général ; en même temps que sa domestique déjà vieille, une jeune
fille en descendait, qui devait compter entre quatorze et seize ans.
Les personnes qui avaient connu D. Maria d'Antas
conclurent aussitôt que la belle hôtesse du général était la fille de
Simão de Noronha et de cette dame infortunée. C'était en fait l'enfant
qui avait été, treize ans avant, arrachée des bras de sa mère par la
main même qui avait noyé son nom dans le sang ruisselant de sa gorge.
C'était Ângela.
L'hôtesse restait un jour à Ponte de Lima, et
repartait avec sa domestique pour Viana, où elle résidait, entourée de
toute l'affection de la sœur de son père.
Le général ne lui consentait jamais une caresse,
et n'en acceptait aucune. La présence de sa fille ne dissipait pas dans
son âme les ténèbres de sa conscience qui plongeaient tout, pour lui,
dans l'obscurité. Il restait parfois un long moment à contempler
Ângela. Ses yeux étaient baignés de larmes qui noyaient les rides de
son visage.
C'est qu'il voyait Maria d'Antas en sa fille,
comme en lui-même son bourreau. Puis il s'écartait d'elle, sombre et
bourru ; si bien qu'Ângela n'allait pas rendre visite à son père sans y
être contrainte. Elle avait éprouvé de la crainte avant de ressentir
dans son cœur la tendresse d'une fille.
Et celle du général pour elle jetait rarement un
fugitif éclair dans les ombres de son visage morose. D'un naturel
quelque peu sauvage, dégradé encore par des malheurs qui rendent notre
sort insupportable, le seigneur de Gondar ressemblait à tous les pères
qui n'ont pas vu leurs enfants grandir à chaque heure et n'ont pas été
affectés jusqu'au fond de leur âme par la crainte de les perdre.
Abandonner une fille de deux mois et la revoir quand elle a quatorze
ans, c'est comme adopter l'enfant d'un autre, c'est avoir perdu tout
droit à la consolation d'aimer ardemment l'être qui s'est développé
sous la chaleur de nos baisers. La grâce de Dieu n'est pas étrangère à
cette compensation ; si ce n'est pas le cas, le sang suffirait à
remplir le cœur d'un amour immédiat. Le sang ! Il revient cent ans en
arrière, celui qui accorde au sang, utile produit du bol alimentaire,
une telle importance dans les liens spirituels entre un père et son
fils, une alliance éminemment sacrée, qui est le fruit des larmes, et
non du sang.
Comme on voyait déjà en elle l'héritière du
général Noronha, Ângela était doublement aimée : elle était belle et
jeune. Elle était aimée et courtisée par des morgados qu'elle n'avait
jamais vus et dont elle avait toujours ignoré jusqu'au nom. Les
demandes écrites adressées au vieux misanthrope ne recevaient pas de
réponses. Personne n'osait se faire annoncer à un homme qui disait à
ses domestiques : Je ne
connais personne.
D. Beatriz, la sœur du général, avait été
l'intermédiaire des premiers prétendants. Pour couper court à de
futures négociations, le père d'Ângela pria sèchement sa sœur de la
confier à une autre tante, professe chez les Bénédictines de Viana, si
elle ne voulait pas la garder célibataire chez elle.
Ângela bénissait l'intransigeance de son père.
Elle ne connaissait pas les uns, et n'aimait aucun des fidalgos qui,
trois siècles auparavant, se la seraient disputée à coups de sabre. Les
plus adroits et les plus impatients ne trouvaient rien de mieux à faire
que d'accabler D. Beatriz de lettres de recommandation, et de cadeaux
le confesseur de cette dévote distinguée.
Avons-nous affaire, alors, à une invulnérable
donzelle ? Ângela démentira-t-elle l'exubérante sensibilité de sa mère
? Ou, fiancée aux béatifiques visions du christianisme,
soupirerait-elle après une solitude de cénobite ?
La merveilleuse Ângela se trouvait bien éloignée
de cela, et bien en deçà des frontières de la nature humaine.
CHAPITRE IX
Amours fatales
Un homme l'aimait qui s'était pris à la contempler
comme un esprit dévot contemple une sculpture de la Vierge Marie, et
s'imagine, dans son respectueux émoi, que les yeux de l'image fixés sur
les siens lancent des rayons de lumière vive et reflètent l'amour et la
miséricorde d'un cœur divin.
C'était un étudiant qui se préparait à suivre les
cours de l'école médicochirurgicale de Porto. Il était le beau-frère de
l'épicier qui faisait ses livraisons chez D. Maria. Il était le frère
de la femme qui cousait les vêtements des fidalgas et avait appris la
broderie à D. Ângela. Il portait simplement le nom plébéien de
Francisco José da Costa, et savait que son grand-père paternel avait
été charpentier, et son grand-père maternel cuisinier sur un
yacht.
Un homme aussi mal né
devait donc
receler un des
joyaux des inépuisables trésors de Dieu.
Si son cœur reste honorable et bon, nous
excuserons la bassesse des instincts qu'éveille en nous Ângela au
moment de son premier amour.
L'innocente ne se cachait pas de D. Beatriz.
L'expérience nous enseigne que la candeur entretient des liens étroits
avec l'imprudence. L'innocence va de pair avec l'ineptie. Une jeune
fille ne peut aimer innocemment que ses poupées. Sans le
secours de la ruse et de la finesse, des amours d'une autre sorte se
dénouent en scandale, ou niaiserie.
D. Beatriz, confite en dévotion pour Saint Joseph
qui charpentait, Saint Marc qui ouvrait sa table aux infirmes, Saint
Luc qui peignait, Saint Mathieu, le percepteur, Saint
Cassien, le maître d'école, et Saint Théodore le tavernier - une
chrétienne qui allait jusqu'à laver les pieds des pauvres le Jeudi
Saint - fut prise de frissons quand on lui rapporta que sa nièce aimait
le frère de Joana Costa. Pour appuyer cette dénonciation, on lui remit
une lettre de lui, qui n'était visiblement pas la première, ni
peut-être la dixième, puisqu'il donnait du... tu à la fille de
Simão de
Noronha et de D. Maria d'Antas.
D. Beatriz se mit les mains convulsées sur les
yeux quand, dès la première ligne, elle lut tu, un tu qui constituait
la première syllabe de la lettre, une entame vraiment répugnante et
scandaleuse pour une missive sur des feuilles rayées numérotées de un à
dix ! Elle n'alla pas plus loin que ce tu, parce que ses
gaz
affectèrent les capacités de son âme, et elle en fut réduite à se
démener en agitant les bras et les jambes.
Ângela accourut ; Vitorina, cette domestique déjà
connue du lecteur, se trouvait là, et tenait la lettre dans ses mains.
— Vous voyez ça, ma petite, vous voyez ça! murmura
Vitorina. Je vous ai tant de fois demandé de ne pas lui écrire...
Ângela enfouit la lettre contre son sein et prit
sa tante dans ses bras. Elle lui parla, l'embrassa, lui demanda pardon,
fondit en larmes, et rendit grâce à Dieu quand la vieille demanda qu'on
lui fît un infusion de mélisse pour calmer cette tempête nerveuse.
D. Beatriz demanda ensuite à sa nièce de lui
conter par le menu l'origine de sa correspondance avec le frère de la
couturière. La jeune fille se voyait mise en demeure de rapporter la
partie la plus simple de l'histoire, laquelle était son origine, mais
comme la vieille s'obstinait à demander :
— Comment cela a-t-il commencé ?
— Cela a commencé quand je l'ai... quand je l'ai
vu, répondit Ângela fort embarrassée.
La façon dont a débuté ce premier amour, peut-être
éternel, présente le même caractère simple et sublime que l'origine de
l'univers, telle que la rapporte Moïse : Au commencement était le
verbe, à la différence près que le commencement selon
Ângela est plus
facile à comprendre.
— Ainsi toi, comme ça, lui lança la tante,
hésitant entre la sévérité et l'ironie, tu l'as vu, tu l'as regardé, et
c'est tout... Ç'a été le coup de foudre !... Un vrai coup de
foudre!... Je ne suis pas encore tombée sous le charme de ce bon-à-rien
; d'après moi, il a plutôt un air fort commun ! Tu ne savais pas,
continua D. Beatriz, en s'accordant une pincée de tabac afin de mieux
exhaler sa bile, tu ne savais pas qu'il est le frère de Joana et le
beau-frère de Zé, l'épicier ! Que son père était sacristain à la
Senhora da Agonia, et que sa mère tenait le fuseau, tu le
savais ?
— Je le savais.
— Tu le savais ?! Qui te l'a dit ?
— Lui.
— Lui-même ? Ce Francisco ?
— Oui, Madame.
— Et alors, tu lui parlais ?
— Non, Madame... C'est lui qui m'écrivait .
— Et il a dit de qui il était le fils !... Il a
fait preuve d'une extraordinaire sincérité !... Et dans quel but
racontait-il ces choses qui auraient dû te faire comprendre l'indignité
de ton choix ?
— Il me racontait ces choses pour que personne ne
les racontât avant lui.
— Ainsi donc, le gaillard était fier d'être le
fils d'un sacristain ?... Je sais bien... Ce sont des idées que nous a
ramenées la liberté... Dieu pardonne à ton père, qui a lui-même
contribué à donner un état à des petits-fils de charpentiers et de
cuisiniers de yacht... Pourvu qu'il n'ait pas à s'en repentir...
Revenons-en à notre affaire... Alors, malgré le fait que le Francisco
de la Joana t'a dit qui il était, tu n'as pas changé d'idée ?
— Non, Madame...
— Tu continuais à l'aimer...
— Oui, ma tante.
— Et dans quel but ? Tu voulais l'épouser ?
— Si l'on y consentait, je l'épouserais.
— Ne sois pas infâme ! brailla la tante, en
serrant les poings, et la colère la faisait haleter au point que le
tabac jaillissait comme de la grêle de ses narines, ne sois pas infâme,
Ângela, répéta-t-elle, en réprimant le rot qui déjà lui paralysait la
langue. Tu n'es pas ma nièce, tu n'es pas la fille de Simão de
Noronha... C'est de Maria d'Antas, je crois, que tu es la fille...
Cette insulte on ne peut plus affreuse fut
vociférée avec une rancœur sarcastique ; Ângela ne la comprit pas.
— Ainsi donc, si on te le permettait, tu
épouserais le beau-frère de Zé, l'épicier !... répéta la vieille,
soulignant d'un rire âpre et crispé ce nom, José, dont elle avait élidé
la première syllabe pour accentuer l'ignominie du
nom.
Les larmes aux yeux, Ângela écoutait sans rien
dire les invectives de la vieille entrecoupées de crises de nerfs. D.
Beatriz parcourut soudain le plancher de son œil droit armé d'un
lorgnon, et s'exclama :
— Qu'est devenue la lettre que je tenais là ?
Qu'est-elle devenue ?
— La voici, dit Ângela avec douceur en la lui
tendant.
— Tu voulais la lire, n'est-ce pas ? cria la
vieille, en la lui arrachant violemment des mains. Va demander à la
bonne qui me l'a apportée si elle voudrait se marier avec le Francisco
de la Joana.
Elle la déplia, en tremblant de rage, ajusta son
lorgnon et brailla :
— Tu !... Regarde, fille de Simão de Noronha !...
Tu... le petit-fils du cuisinier tutoie la fille du dix-huitième
seigneur du palais de Gondar !... Et ça ne te fait pas honte, Ângela
!... Tu as toléré une telle insulte à ta mère qui appartenait à une des
familles les plus distinguées du Portugal ?
Comme la fille de Maria d'Antas ne répondait pas,
D. Beatriz agita les épaules et la tête pour marquer son effarement,
remit son lorgnon à son orbite creuse et décharnée, et lut
silencieusement tandis que ses mâchoires tressautaient chaque fois
qu'un nouveau tu
ébranlait son système nerveux. Il est cependant
important de noter qu'à partir de la deuxième page, le visage de la
vieille trahissait une surprise dépourvue de toute colère, sans
grimaces, sans entrecouper sa lecture de soupirs et de Ah ! Une période
en particulier l'impressionna au point qu'elle la relut deux fois,
pesant le sens de chaque phrase, et hochant la tête en signe
d'approbation. Le passage se présentait ainsi :
Ne nous faisons pas d'illusions, ma bonne amie. Il
se peut que Dieu rapproche nos âmes; cela se peut ; mais si elles
doivent se rencontrer et s'unir, ce sera en présence de celui qui les a
créées – au Ciel. En ce monde, c'est impossible ; et, si c'était
possible, la société te contraindrait à pleurer à chaudes larmes, et
j'en arriverais moi-même à ressentir les tourments du repentir pour
avoir assassiné les plaisirs que te promet ton destin, et détruit les
modestes aspirations du mien. Dès que je me suis pris à adorer ce qu'il
y a en toi de divin, il n'y a pas eu une seule heure où j'aie envisagé,
en mon âme, de te voir mon épouse. Il était inutile que ma bonne sœur
passât son temps à mesurer la distance qui nous sépare. Tu as bien vu
que je te l'ai montrée dans la deuxième lettre que je t'ai écrite ; et
Dieu sait comme je pleurais quand j'avais l'air de rire de l'humble
condition de mon père, qui était un respectable vieillard fort pauvre,
parfaitement résigné, et très heureux. Le seul héritage qu'il m'a
laissé, ç'a été la certitude qu'il y a des pauvres heureux. Je sais que
ma jeunesse ne prend pas le même chemin que celle de mon père. Il
ignorait tout, exceptés les articles de foi qui lient les tristesses
passagères de cette vie aux joies éternelles de l'autre ; cela fait six
ans que j'étudie, que je réfléchis et que je suis rongé de terribles
doutes ; et si je crois en quelque chose de saint, c'est parce que je
compare le bonheur de mon père qui était ignorant aux douloureuses
inquiétudes de mon esprit. Mais qu'est-ce que cela peut te faire, mon
amie adorée? Qu'elles sont impertinentes, les lettres que je t'ai
écrites en ces longues nuits blanches ! Et quels regrets elles me
laissent si elles te font de la peine, car je pense que toi aussi, tu
passes des nuits sans dormir, et que tu éprouves assez d'amitié pour
accepter les confidences du pauvre solitaire !...
D. Beatriz laissa retomber le bras qui tenait le
papier, libéra son oeil fatigué, et demanda :
— C'est lui qui a dicté cela ?
— Quoi donc, ma tante ?
— Cette lettre... Je ne crois pas qu'il soit
capable de dire ces choses-là... Ce n'est pas possible... Quelqu'un lui
rédige ces lettres... Ça tombe sous le sens !... Avec cette tête de
brute qu'il a, le Francisco de Joana ne pouvait concevoir des idées
aussi délicates. Je vois là un traquenard tendu à ton innocence,
Ângela. Il y a un roué qui tire les ficelles dans cette affaire !... Tu
sais ce qui se passe, folle que tu es ? Ce garçon pense qu'il
t'embobinera en avouant son origine modeste. Il m'est arrivé à peu près
la même chose quand j'avais ton âge ; et en plus, mon prétendant était
un docteur, fils d'un juge de paix à Ponte. Il m'a servi les mêmes
chansons sur l'inégalité de nos naissances ; et moi, je l'avoue,
j'étais sur le point de m'y laisser prendre, et je ne sais jusqu'où
serait allée ma folie si ton grand-père n'avait pris les choses en
mains et choisi pour moi un mari sortable. Je me suis mariée et, au
bout de quinze jours, je ne me souvenais plus de l'autre ; c'est
seulement en le voyant, bien des années après, bien gros et bien gras,
que je me suis souvenu de ses belles paroles. (D. Beatriz contait cette
aventure en riant si fort qu'elle en postillonnait). Ce grand fripon me
disait que son dernier jour serait celui où il me verrait unie à un
autre ; et, la veille même de mon mariage, il m'a fait verser de
grosses larmes sur le papier où il m'avait écrit que son sang
jaillissait de sa bouche à gros bouillons. Quand je l'ai vu, ensuite,
bien ventru, mariée à une ventrue faite comme lui et de même farine,
j'ai été prise d'un tel fou rire que maintenant encore, c'est plus fort
que moi, j'en ai mal aux côtes !...
Et la spirituelle petite vieille pouffait si fort
qu'Ângela riait elle aussi de la drôlerie de sa tante quand elle
évoquait d'une façon si comique ses amours virginales.
— Eh bien, tu peux être sûre, ma petite, reprit la
fidalga qui avait du mal à retrouver le sérieux convenant à la
situation, que tu es en train de passer par où je suis passée ; mais
celui-ci me semble plus adroit que l'autre. Il a plus de bagout. Il y
va de ses articles de foi, que lui dictait son père... Ben voyons ! Ce
n'est pas étonnant de la part d'un sacristain !... Je te parie que le
fils ne connaît pas le Notre Père ! Si son père était heureux de son
humble condition, pourquoi ne prend-il pas sa place ? J'ai déjà dit au
Zé, l'épicier, qu'il pouvait se dispenser de l'envoyer étudier à Porto,
qu'il valait mieux lui donner un métier. Et qui lui a donné de quoi
faire des études de chirurgien ou de médecin, ou de je ne sais quoi ?
Le beau-frère dispose de l'argent qu'il me doit. Je lui ai prêté un
conto de réis, avec intérêts, il y a trois ans, et il me paie avec du
riz et de la morue. Même au bout de vingt ans, il ne m'aura pas
remboursée. Il n'en est pas question ! continua la créancière de
l'épicier en aiguisant sa voix en un fausset furieux. Si je voyais ma
nièce mariée à un drôle qui se battait, pour s'amuser, à coups de
pierres sur les quais ! Où est-il allé chercher ces discours !... Il
n'y a pas à chercher plus loin... C'est le coup d'un petit malin qui
espérait gagner quelque chose si la foudre tombait sur ma famille. Elle
ne tombera pas !... brailla-t-elle en cognant les os de son poignet
contre la garniture de paille sur laquelle elle avait croisé ses
jambes. Elle ne tombera pas tant que je serai en vie ! Ton père ne veut
pas te marier ? Je te marierai, moi ! Choisis. Tu as cinq prétendants.
Un de la maison de Paço-Velho ; un autre de la Passagem ; un autre de
Aborim ; un autre de Azevedo ; un autre... de quelle famille est cet
autre ?
— Je ne sais pas, ma tante, et je ne veux pas le
savoir, parce que je ne me marierai avec aucun.
— Tu ne te marieras avec aucun ?! siffla la
vieille en se soulevant d'un bond de deux pouces au-dessus de la
garniture du siège.
— Non, Madame.
— Non ?!... Je vais écrire à ton père ! Il t'y
obligera.
— Mon père ne veut que je me marie avec aucun de
ceux dont vous m'avez donné les noms, ma tante.
— Non ? Eh bien, je vais lui dire qu'il y a un
prétendant plus moderne, le Francisco du sacristain. Il se peut qu'il
l'accepte. Ça va s'arranger. Tu veux que je lui fasse part de ce
nouvel arrangement ? Il n'y a qu'à demander. Ton père doit souhaiter
que le dix-neuvième seigneur de Gondar soit le petit-fils du sacristain
de la Senhora da Agonia.
Tu devrais avoir honte ! Tu devrais avoir
honte ! beugla encore la vieille en se levant brusquement, et en
gueulant à Vitorina de lui apporter encore une infusion de mélisse.
CHAPITRE X
Le poète
Dona Beatriz avait cruellement insulté
Francisco José da Costa ; mais elle n'était pas parvenue à empoisonner
avec ses soupçons le cœur d'Ângela.
La courageuse jeune fille, délivrée de la vieille
qui s'était endormie, brisée par ses crises de nerfs, s'enferma pour
lire la lettre du garçon, et lui rédiger un compte-rendu des
tribulations de cette journée. Trahie par l'intermédiaire de cette
correspondance, elle supplia Vitorina de faire remettre cette lettre,
en lui promettant que ce serait la dernière. La domestique compatit,
également poussée par l'espoir de voir terminée cette funeste intrigue,
qui annonçait de plus grands malheurs. Elle alla remettre elle-même la
lettre, et demander à Francisco da Costa de quitter Viana s'il ne
voulait pas que la jeune fille fût privée de l'affection de sa tante,
ou pire, de la protection de son père. Cela n'empêchait pas que les
termes de la lettre contredisent les prières de la domestique. Ângela
lui demandait de lui donner son amour, du courage, de la patience et de
l'espoir, jurant de mourir avant de succomber à un mariage forcé.
L'étudiant attendit quelques minutes d'avoir
pleuré son content, et il écrivit qu'il demandait pardon à Ângela de sa
lâcheté :
Je suis lâche, écrivait-il, parce que je fuis ;
lâche parce que je n'ose pas regarder en face l'infortune qui te
menace. Je vais partir de Viana. Quand je serai sûr que mon nom, après
lui avoir inspiré du mépris, aura été oublié de ta tante, je
reviendrai. Si je te trouve tranquille, je ne perturberai pas ton
repos. Pour t'adorer, comme à présent, je m'accommoderai pour toi de
toutes les situations, mon amie. Même si tu es unie à un autre homme,
je saurai séparer l'ange de la femme. Ce que je ne veux pas et ne peux
pas, c'est t'enlever ton nom, ton prestige, tes soutiens, et l'honneur
qui n'est visible qu'autant que la considé¬ration publique le proclame
ou feint de le reconnaître.
— Il ne m'aime pas, dit en sanglotant D. Ângela à
Vitorina. Il ne m'aime pas, et je vais être très malheureuse à cause de
lui.
La domestique se félicitait de son conseil, et
remerciait Dieu de l'honorable décision de l'étudiant, jugeant réglée
cette affaire où l'avenir brillant et riche de sa jeune maîtresse était
mis en péril. Ângela, cependant, affirmait que tout était fini pour
elle et qu'il ne lui restait plus qu'à être réduite à l'extrême
pauvreté et à encourir la défaveur de son père, pour voir si, alors, ce
plébéien pauvre la voudrait pour épouse.
Si son plan venait à se réaliser, il serait
original, à mon avis ; mais je ne sais quel mauvais sort traverse les
projets épiques en matière de mariage, quand la poésie reste attachée à
une chaumine au bord d'un ruisseau, avec six pieds de chou dans un
potager et, au-dessus, la lune, le soleil, les étoiles et de l'air à
discrétion. Si ces sublimes intentions sont déçues, la faute en est à
la société, cette prose exténuée du vulgaire qui, dès qu'il voit une
colombe planer à trois mètres au-dessus de la boue, lui jette des
pierres, lui coupe les ailes, la ramène au niveau du sol. C'est
malheureux ! Des femmes distinguées aux amours distinguées, il faut les
inventer. Et, malheur plus grand encore, les héroïnes qu'on admire et
qu'on applaudit dans le roman et dans le drame seraient sifflées si une
telle façon de penser et de vivre s'incarnait dans de sincères héroïnes
de la vie réelle.
Ângela serait capable de se rabaisser au niveau du
frère de Joana, la couturière ; mais on ne le lui permettrait pas. On
l'empêcha de se distinguer du vulgaire. Les circonstances la
réduisirent à ce point qu'il n'est de situation où l'on pût peser aussi
bien une âme délicate dans les finesses de l'amour.
Nous allons voir ce que fait ce monde des femmes
qui excèdent les mesures ordinaires.
Conseillée par son confesseur, D. Beatriz écrivit
à son frère de prendre ses dispositions contre cette nouvelle
inclination de sa fille, sans lui cacher le nom et l'origine abjecte de
l'homme qui avait troublé Ângela. De son côté, la fidalga déclinait
toute responsabilité sur l'ignominie dont serait affectée sa famille,
priant le général de ramener Ângela chez lui, afin de lui inculquer des
sentiments de dignité, et de lui donner un flair plus aristocratique
dans le choix d'un mari. Ce langage métaphorique devait lui venir de
son confesseur. Seul un ancien moine, dégrossi dans la fréquentation
régulière des salons, serait à même de donner à une dame du flair dans
le choix d'un mari, celui d'une chienne d'arrêt à l'odorat très aiguisé
qui flaire un volatile.
Simão Barbosa ne s'emporta pas. Il lui répondit
placidement de conduire Ângela au couvent et de lui faire savoir que
cette rébellion l'avait fait passer de la condition de dame à celle de
domestique : Je ne sais
pas bien de qui elle est la fille. J'ai à peine
connu sa mère. Après avoir écrit cela, cet homme aurait dû
ajouter : Je
ne suis pas vraiment le père de cette femme parce que j'ai pu écrire
cette réponse sans ressentir le moindre mouvement de haine ou de
compassion. Si l'on m'avait dit qu'elle avait épousé le fils du
sacristain, je donnerais l'ordre à un laquais de leur faire passer le
pas de ma porte à coups de fouet. C'était la solitude,
l'ennui, la
maladie, l'irréligion, la lâcheté de s'anéantir, qui pétrifiaient le
cœur du général.
Il avait suffi d'une heure, une certaine nuit,
dix-sept ans avant... Cette heure noire avait plongé dans la nuit toute
sa vie. Depuis cette heure-là, résonnait comme un hululement à ses
oreilles le cri d'une gorge qu'on étouffe. Aucun rire de fête, le
gémissement d'aucun malheureux, aucune aurore de paix ne sont parvenus
à lui faire oublier cette nuit, et le dernier son d'une corde de vie
qui s'est brisée entre ses doigts.
Quand Ângela reçut les ordres de son père,
Francisco da Costa avait déjà pris le chemin de Porto.
Mais quel est cet homme ? Quel âge a-t-il ? Quelle
figure ? Quelle est cette déraison en son cœur pour qu'il se dérobe
avec autant d'effroi qu'une femme au moment d'affronter le malheur, qui
sort rarement vainqueur, si la passion éclate et s'enflamme dans un
formidable je veux ?
Francisco José da Costa va sur ses vingt-deux ans.
Il ne se recommande pas par sa galanterie, bien qu'il ne manque pas de
grâces estimables. Il n'a pas besoin d'autre chose que de ses yeux
noirs, de sa tristesse, de sa pâleur et du fait qu'il ne sourit jamais.
Il est poète, mais l'on n'imprime pas ses strophes : ce sont des larmes
; des larmes inconnues parce que personne ne l'a vu pleurer. Depuis ses
treize ans, il fait preuve, dans ses études, d'une intelligence
précoce. L'intention de son père était d'en faire un moine dans un
ordre pauvre ; mais le jeune homme espérait que son application lui
donnerait la possibilité de préparer gratuitement une licence à Coimbra.
Après le bouleversement des institutions
politiques, son père étant décédé, Francisco accepta les soupes que lui
proposait son beau-frère, un épicier aux maigres ressources, et
toujours malheureux dans ses entreprises commerciales. Comme José Maria
dos Santos n'avait pas d'enfants, il promettait de rogner sur les
indispensables dépenses domestiques pour envoyer son beau-frère faire
des études à l'école médico-chirurgicale de Porto. Cette dépendance
mortifiait l'étudiant, non qu'il eût un tempérament hostile à toute
gratitude, mais parce qu'il voyait sa sœur épuisée par son travail de
couturière pour contribuer à ses dépenses à Porto.
Joana était la créature la plus douce et la plus
résignée que la Providence pût faire entrer au sein d'une famille mal
lotie en biens de ce monde. Son mari avait quarante-six ans et elle
vingt-trois. Vous ne distingueriez pas la fille affectueuse de l'épouse
empressée. Elle le câlinait et le respectait comme son père. Nous ne
savons pas jusqu'à quel degré montait son amour d'épouse ; ce qui est
certain, c'est que José Maria, accablé par les revers dans ses
affaires, disait que Dieu le dédommageait outre mesure en lui accordant
le cœur de sa femme aussi précieux que de l'or, un exemple de patience,
la richesse suprême du pauvre, une monnaie sacrée qui peut vous faire
gagner le Ciel.
Francisco adorait sa sœur ; cependant, pour donner
libre cours à sa tristesse, il se cachait d'elle. Joana voulait que
tous remerciassent Dieu quand ils se levaient en bonne santé, et se
réunissaient autour de la table au déjeuner. Si elle voyait tristes son
mari ou son frère, elle disait :
— Vous êtes ingrats envers le Seigneur. Si l'un de
nous tombait malade, et si cette maladie était mortelle, avec quels
regrets nous souviendrions-nous de ces jours si tranquilles, si heureux
! Songez à la tristesse d'une famille où un frère est mort ;
représentez-vous une maison où l'on souffre de la faim et du froid, et
dites-moi si ce n'est pas de l'ingratitude et un péché une tristesse
provoquée par je ne sais quoi.
La première à révéler à Francisco l'amour
d'Ângela, ce fut Joana. Après lui avoir rapporté les confidences, elle
lui dit :
— Il faut que tu partes maintenant pour Porto bien
que les cours commencent en octobre. Attends que le temps vienne à bout
de cet enfantillage d'Ângela. Je lui ai dit ce que je devais lui dire ;
mais elle m'a répondu qu'elle serait ton épouse, si tu l'aimais. As-tu
déjà vu une telle innocence ? J'ai été effarée en observant cette
petite et il m'est venu soudain comme un nuage noir dans mon esprit.
Plaise à Dieu, mon frère chéri, que tu ne puisses te maîtriser si tu en
arrivais à imaginer qu'il te serait possible d'épouser la fille du
général Noronha, la nièce de D. Beatriz, qui est si fière de sa
noblesse!
Francisco écouta sans manifester aucun étonnement,
et sans les interrompre les révélations détaillées de Joana. Après
avoir sereinement réfléchi un long moment, il dit :
— Je le savais ; mais c'est quand même une triste
nouvelle que tu me donnes.
— Tu le savais ? Par qui ?!
- Par moi. Je me l'étais dit dans mon âme. Je pensais à
elle... – imagine ma folie ! Je pensais à Ângela en imaginant le
bonheur de l'homme qu'elle aimerait. C'était une jalousie dont j'avais
honte, c'est pour ça que je ne te l'ai pas avouée. Même à moi, j'aurais
voulu la cacher. Mais l'absurde se battait contre l'absurde, et je ne
sais qui l'a emporté... J'ai rêvé un jour que je la voyais pleurer, et
je me suis réveillé en larmes. J'ai compris, à partir de ce moment, que
j'adorais Ângela. Ça s'est passé il y a trois ans, t'en souviens-tu ?
Je suis parti pour Porto, et j'y ai passé toute une année. Quand je
suis revenu et que je l'ai vue, j'ai souhaité mourir. Un jour, la
certitude a pénétré mon cœur que j'étais aimé... Par qui ? demandes-tu,
Joana ; et je vois bien que tu souris de la vanité de ton pauvre frère
!... Je vais te dire ce qui s'est passé... Nous nous
trouvions à l'église mère, dans les ténèbres du Samedi Saint. Je savais
devant quel autel elle s'était agenouillé ; mais je distinguais à peine
son visage. Au tintement de la sonnette, l'église s'éclaira soudain et
je vis ses yeux rivés aux miens, qui se baissèrent respectueusement...
Sais-tu de quel délire de piété j'ai été pris ? Je me suis agenouillé
quand tous se levaient et se souhaitaient joyeuses Pâques. Je me suis
agenouillé à l'endroit le plus sombre de la nef... et j'ai pleuré.
Telle est la révélation que les yeux d'Ângela communiquaient à mon âme.
Que penses-tu à présent de moi ? poursuivit le jeune homme, après
s'être concentré un long moment. Craindrais-tu que je me montre à
Ângela en haussant le col dans ma vanité d'être aimé ? Penserais-tu que
je me suis mis à amonceler les illusions dans l'espoir de me hisser à
ce Ciel hors d'atteinte, afin d'en redescendre pour un paradoxal
mariage ? Tu me connais donc mal, Joana ! Regarde si tu me comprends en
cette occurrence... Je trouve toujours ton esprit ouvert à certaines
choses confuses que je dis, et que je suis incapable d'exprimer plus
intelligiblement. Regarde, ma sœur, je ne sais pas si les études
vieillissent le cœur ; il me semble que oui. Pas l'âme, qui est
immortelle, inaltérable, et à l'épreuve du temps. Je reconnais en moi
un cœur atrophié, et une âme pleine de vie. En tant qu'homme avec une
âme, j'adore Ângela, je l'illumine de la lumière qui rayonne de ma
croyance en Dieu. En tant qu'homme de cœur, je ne la sacrifierais pas
et je ne me sacrifierais pas. Je ne sens rien qui me pousse à
désirer l'entendre dire qu'elle m'aime, absolument pas, je désire
rencontrer cette belle image dans le silence des longues veilles durant
lesquelles je l'ai vue, entre les murmures dont résonne son nom, la
revêtir des aériennes draperies qu'a rêvées la poésie exaltée de
l'Orient, voilà, voilà ma façon d'aimer, de délirer, mon vertige
inoffensif, qui n'a rien à voir avec la naissance ni avec les biens
d'Ângela. Je ne sais pas qui elle est, je ne connais, ni ne veux
connaître la fille du général Noronha, la riche héritière, la fidalga
qui a, dans son palais de Gondar, les portraits d'aïeux qui ont fondé
la monarchie portugaise. Celle que je connais et que j'adore, c'est une
femme qui s'appelle Ângela, dont le visage est éclairé d'une lumière
céleste et cette lumière est pour moi d'origine divine. Je vais la
chercher dans le ciel ; je ne la cherche pas dans la fondation de la
monarchie. Pourquoi crains-tu, alors, que je trouble le repos d'une
opulente fidalga, si je ne désire ni ses armoiries, ni son or
? Elle peut me donner son âme sans faire du tort à ses
parchemins, ni renoncer à hériter de ses féodaux aïeux ? Elle le peut.
Laisse donc, ma sœur, au pauvre rêveur son bonheur innocent, et dis-toi
bien que le défenseur d'Ângela, ce n'est pas son ange-gardien, c'est
moi.
CHAPITRE XI
Rêves et espérances
Comment se peut-il que la vigilance des deux
anges-gardiens d'Ângela aient laissé passer la première lettre ?
Nous dénoncerons à la morale publique une certaine
faiblesse de l'étudiant.
Lui écrire, cela n'entrait pas dans le programme ;
et ce n'était même pas nécessaire à un homme qui se contentait de
rencontres idéales dans le silence des nuits étoilées. Et, en fait, il
n'écrivait pas des lettres sur le modèle de celles qu'écrit la crème du
vulgaire, avant de les salir et de les profaner dans les mains
croûteuses d'un porteur d'eau.
Au cœur de la nuit, Francisco revenait de la côte,
en méditant et en prenant son temps, ou descendait des épaisses pinèdes
d'Agra. Ces nuits estivales de la très gracieuse Niana qui s'étend au
bord de la mer, sous un pavillon de verdure, et se contemple dans le
miroir de son Lima, sont des nuits pour un poète, et les poètes se
voient là soudain enflammés par tant de merveilles de la Nature,
rarement réunies dans un seul paradis. C'est sous un ciel si favorable
à l'inspiration, dans une région qui regorge aussi
spontanément de murmures, de musiques, de parfums, de
silences qu'on écoute et qu'on entend dans son cœur, là où l'on n'a pas
besoin de la forme pour adorer l'idée, que le poète d'Ângela adorait
l'idée et la forme également, malgré ses rêveries immatérielles.
En revenant de la montagne ou du bord de la mer,
il poursuivait ses rêves à la lumière qui éclairait sa chambre, et il
écrivait, sur un cahier d'écolier avec un frontispice où justement
s'inscrivait le mot Rêves.
L'épicier vit un jour le cahier avec le titre
étrange ; il l'ouvrit, lut deux lignes, le referma, comme les
philologues modernes feraient bien, en toute bonne conscience, de
refermer leurs codex coptes, et dit à son épouse :
— Ton frère en est là, il est fou. Il écrit
pendant la journée les rêves qu'il fait la nuit. Pauvre garçon !
Joana alla se rendre compte par elle-même. Elle
lut et comprit tout, en gros.
Il arriva à D. Ângela de demander à sa maîtresse
de broderie ce que faisait son frère quand il ne lisait pas.
— Il écrit dans un grand livre en blanc quelque
chose qu'il appelle Rêves, répondit Joana.
La fidalga pria, supplia, implora la couturière de
les lui laisser lire.
Joana hésita quelques jours avant de révéler sa
curiosité à Francisco ; mais, importunée par Ângela, elle avoua son
imprudence à son frère.
Faiblesse congénitale de l'homme, le garçon eut
des accès de jubilation en apprenant les prières d'Ângela ! Il relut
ses Rêves,
donna le manuscrit à sa sœur, et lui dit :
— Demande-lui de déchirer ces papiers après les
avoir lus.
Ângela planait dans des régions moins élevées que
son adorateur spirituel. Elle devina plus qu'elle ne comprit. Elle
apprit même par cœur ce qu'elle ne comprenait pas.
C'est le moment de réparer une grave omission dans
cette histoire. Les connaissances littéraires de la fille de D. Maria
d'Antas étaient celles du chapelain qui les lui avait transmises. Elle
usait de l'orthographe du religieux, presque jamais rationnelle. Elle
lisait les livres de sa tante qui se piquait de comprendre la Récréation
philosophique du père Teodoro de Almeida et lisait tous
les
ans le Feliz
Independante du même congréganiste, le de
Marmontel et d'autres livres dont des passages remarquables restaient
dans la mémoire de cette famille.
Qu'est-ce à dire ? L'amour de Dieu a déversé des
flots de science éminente sur des apôtres ignorants. L'amour de l'homme
débroussaille et porte soudain ses fruits dans l'esprit de femme le
plus en friche. Phénomènes de l'amour. Le divin qui fleurit et embaume
les martyrs et les saints, hisse les êtres aimés jusqu'à la gloire.
L'humain, avec ses éclairs qui embrasent et des parfums qui enivrent et
asphyxient, se précipite dans les profondeurs de l'enfer, que l'on
appelle en ce monde la désespérance.
Ângela sentit les ténèbres de son ignorance
s'éclaircir à mesure qu'elle plongeait, la nuit, dans la lecture des
Rêves. Ce livre ne lui enseignait ni l'histoire, ni la
grammaire, ni la
géographie ou d'autres choses qui, si on ne les sait pas, constituent
l'ignorance humaine. Ce qu'elle apprenait, c'était le Verbe, pas le
verbe qui se conjugue ; mais la parole, le son qui vibre, la corde
vierge, la translucidité du sentiment inexprimable, l'idée confuse qui
se dessine, le langage un rien mystique de cette religion de l'amour
qui doit être révélée par les initiés. Le Verbe, enfin.
Or il est admirable de voir l'assurance avec
laquelle la jeune fille se mit d'entrée de jeu à écrire dans un livre
in-octavo, broché de ses mains, des pensées courtes et simples
intitulées : Espérances
! La plume encore mal exercée pour atteindre
les hauteurs d'un lyrisme sublime, Ângela se contentait de voleter
d'arbuste en arbuste, butinant toutes ses images dans des fleurs, comme
l'abeille qui distille la douceur de ses alvéoles.
Elle avait déjà écrit quelques pages quand elle
demanda, avec une adorable naïveté, à Joana de remettre le petit cahier
à son frère, en ajoutant :
— Quand il déchirera celui-ci, je déchirerai celui
qu'il m'a envoyé. Et dites-lui que s'il rêve,
moi j'espère.
Joana accéda à la demande à contre-cœur, et
seulement quand elle vit Francisco baignant dans une telle joie que
cela faisait battre les artères de ses tempes quand il portait le petit
livre à ses lèvres.
C'est à ce moment-là que va débuter l'épisode
épistolographique de ces amours.
Craignant qu'on la sollicitât pour servir
d'intermédiaire dans une correspondance si risquée, Joana évitait de se
retrouver seule à seule avec Ângela, et ce n'est que rarement, que,
sans y être contrainte et forcée, elle se rendait chez D. Beatriz.
Mise hors d'elle par ce contre-temps, elle
s'assura imprudemment les services d'une domestique à qui elle remit
une lettre fermée pour Joana. Celle-ci contenait des enfantillages,
tout au plus d'innocentes ruses. Elle envoyait deux feuillets du format
de ses Espérances,
et demandait qu'elles fussent jointes aux autres. Le
propos de ce supplément était à présent triste et plaintif ; elle
intitulait ses pensées : Espérances
qui se fanent. Si Francisco n'avait
pas été là, sa sœur lui eût caché ces petits papiers et serait allée
demander à la fidalga d'avoir la bonté d'oublier son frère, et de
réserver son amour à des objets dont elle pourrait attendre des
bonheurs licites.
Francisco demanda à la domestique d'attendre, et
écrivit la première lettre. Puis la deuxième, puis la troisième,
jusqu'à cette douzième, qui était ce cahier qui s'en fut échouer entre
les mains convulsées de D. Beatriz.
C'est maintenant que se noue le fil de l'intrigue,
au moment précis où D. Beatriz demande à sa nièce de se préparer pour
entrer au couvent.
CHAPITRE XII
La fuite
La surprise empêcha toute
réflexion.
Pour la première fois, Ângela montra de qui elle
tenait. L'on racontait des foucades de D. Maria d'Antas, à l'époque où
son père lui faisait observer les règles de la bienséance dans ses
égarements amoureux. Elle agit en fille de Simão de Noronha, dans un de
ces coups d'audace peu communs, quand la société inspire l'effroi, et
que le cœur d'une femme ne se laisse pas intimider par les effets d'un
scandale.
Après cette injonction, elle alla dans sa chambre
à la tombée de la nuit, et y resta jusqu'à dix heures. Il régnait dans
la maison un parfait silence quand elle ouvrit la fenêtre la plus
proche de la rue, sortit et se dirigea vers la maison de Joana.
La sœur de Francisco qui l'avait tellement pressé
de partir pour Porto ce jour même, pleurait à cette heure-là parce
qu'elle se languissait de lui. Quand elle entendit frapper à la porte,
elle fut affolée : elle croyait que son frère n'avait pu s'empêcher de
revenir. Elle demanda qui c'était, reconnut la voix tremblante de la
fidalga, lâcha un cri, et appela son mari.
À peine fut-elle entrée, Ângela dit, balançant
entre le sourire et l'épouvante :
— Je me suis enfuie !
— Vous vous êtes enfuie, Seigneur Dieu ! s'exclama
Joana, Vous vous êtes enfuie, Mademoiselle Joana ? ! Ne me dites pas
une chose pareille, pour rien au monde !...
— Je me suis vraiment enfuie, ne le voyez-vous
pas, mon amie ? Regardez... Personne n'est venu avec moi... Si je ne
m'étais pas enfuie, j'aurais été forcée d'entrer au couvent ; c'est ma
tante qui me l'a dit...
La sœur de Francisco l'interrompit, toute
retournée :
— Et maintenant, Mademoiselle ?
— Maintenant quoi ?
— Que comptez-vous faire ?
— Je reste ici, chez vous, répondit sereinement D.
Ângela, en serrant les mains de Joana dans les siennes.
— Mais quel malheur, Mademoiselle, quel malheur !
s'exclamait la sœur de l'étudiant, toute tremblante, tandis qu'Ângela
jetait autour d'elle des regards inquisiteurs.
— Ne t'inquiète pas comme ça ! dit tranquillement
l'épicier. Ce serait un plus grand malheur si vous n'aviez, fidalga,
personne qui vous respecte comme nous.
— Et votre frère ? demanda Ângela, impétueusement.
Comme si elle avait saisie par la pensée qu'il était parti loin.
— Il se trouve déjà à Porto, Mademoiselle,
répondit José Maria, car sa femme ne répondait pas.
— Il est parti pour Porto ! murmura la fille de D.
Maria d'Antas ; elle palissait, écarquillant ses yeux noirs...
— Oui, Mademoiselle, j'ai beaucoup insisté pour
qu'il parte, balbutiait Joana parce que je pensais que s'il s'en allait
d'ici, ça mettrait fin à vos soucis et à ceux de votre tante.
Ângela laissa retomber la tête sur son sein, et
resta un long moment confondue, sans prêter attention aux remarques
sensées de José Maria.
— Quelle ingratitude ! murmura-t-elle, puis, se
levant brusquement, elle dit : Bien... Je ne suis pas venue
ici pour ne rien faire ; j'entrerai au couvent, j'irai où l'on voudra.
Ouvrez-moi la porte, mes amis, je retourne chez moi, mais dites à
Monsieur Costa que je suis venue le voir à une heure de grande
détresse, que je ne l'ai pas trouvé, et que j'ai perdu mes illusions...
— Oh, Mademoiselle ! Vous êtes injuste envers mon
pauvre frère... s'exclama Joana, en joignant les mains, presque à
genoux.
À cet instant précis la porte résonna de coups
redoublés. Tous frémirent.
José Maria s'approcha de la fenêtre et les deux
femmes le suivirent.
— D. Ângela est là ! demanda une voix de femme,
affolée.
— C'est Vitorina, dit la fidalga... Je suis là,
Vitorina, je suis là... Qu'est-ce qu'il y a ?
— Oh madame, dit la domestique, terriblement
anxieuse... Il se sont aperçus que vous vous êtes enfuie. Votre tante
s'est levée pour appeler les domestiques. Ils ne vont pas tarder à
arriver... Prenez garde, ils vont vous emmener de force, et votre tante
a déjà dit à Joâo d'Alho de mettre la main sur Monsieur Francisco, et
de lui faire passer le goût du pain. Revenez vite : s'ils arrivent
maintenant ici, on peut craindre le pire.
— Je m'en vais... dit Ângela, inquiète, je m'en
vais ; ils ne vont pas vous faire de mal, mes amis. Adieu, adieu, nous
ne nous reverrons plus.
Elle embrassa Joana et balbutia, le visage baigné
de larmes :
— Dites à votre frère que je lui pardonne, qu'il a
bien fait de s'enfuir ; ils l'auraient peut-être tué, sinon.
Et elle dévala les escaliers.
En débouchant dans la rue, elles entendirent la
troupe des domestiques qui étaient nombreux, avec à leur tête le
chapelain, une sale bête.
— Passons par ailleurs, dit Vitorina, qui
redoutait de les rencontrer.
— Non, fit Ângela. S'ils ne me trouvent pas, ils
sont capables d'enfoncer la porte de ces pauvres gens. Marchons droit
sur eux. Si tu ne veux pas venir avec moi, prends un autre chemin.
— Non, ma petite, je vais vous accompagner quoi
qu'il arrive, dit Vitorina.
À quelques pas de là, ils rencontrèrent la bande.
Ângela s'arrêta. Le chapelain s'arrêta pour la reconnaître, et lui dit
sévèrement :
— D'où venez-vous, Madame ?
— Je me rends chez moi, répondit imperturbablement
la fidalga.
Le prêtre insista :
— Mais d'où venez-vous ?
— En quoi cela vous concerne-t-il ?
— Cela me concerne, oui, Madame, rétorqua-t-il,
les doigts serrés sur la badine noueuse qui pliait sous la
pression des mains ointes de ce ministre de Jésus, lequel poursuivit :
— Je voulais voir la tête de ce gredin, je voulais
envoyer ses oreilles au général de Noronha pour lui en faire cadeau.
Ângela longea la troupe et, prise d'une soudaine
frayeur, prit le chemin de sa maison. Suivant l'exemple du prêtre, les
domestiques la suivirent de près.
La demoiselle entra par la porte principale. D.
Beatriz, entourée de domestiques et de voisines, se trouvait dans le
premier salon. Ângela perdit tout ressort quand elle aperçut du
vestibule la multitude rassemblée à l'intérieur. Elle se tourna alors,
complètement abattue, vers Vitorina et dit :
— Ah, si je pouvais mourir à cet instant !
Le chapelain s'avança après avoir congédié les
domestiques. Il passa devant Ângela et dit à D. Beatriz :
— Votre nièce est là, Madame. Quels sont vos
ordres ?
— Qu'on lui ouvre une porte à l'intérieur, qu'elle
ne passe pas sous mes yeux, et qu'elle reste ici, par charité. Elle a
commencé comme Maria d'Antas, et elle finira probablement comme elle.
Telle mère, telle fille.
En vociférant ces mots, elle agitait de petites
boules de jais qui pendaient à ses poignets.
Les gens qui l'entouraient répétèrent dévotement :
— Telle mère, telle fille.
C'est ce qu'Ângela avait écouté, réfugiée dans les
bras de Vitorina.
Et cette femme se sentait transie d'horreur parce
que seuls Simão de Noronha et elle savaient comment était morte D.
Maria d'Antas. C'est elle qui avait emmené à Viana la petite fille de
deux ans, et jamais ce terrible secret ne lui avait été arraché par les
questions d'Ângela qui soupçonnait quelque chose.
Retirée dans sa chambre, la jeune fille éclata en
sanglots étouffés sur le sein de la domestique.
CHAPITRE XIII
Sans ressources
Le chapelain mena l'affaire à bride
abattue et obtint les dispenses nécessaires à la réclusion d'Ângela.
D. Beatriz refusa de voir sa nièce qui avait
demandé la permission de venir lui faire ses adieux.
Vitorina partit avec elle.
Quand elles entrèrent dans le couvent, la nouvelle
s'y répandait déjà de cette fuite. Sœur Cassilda de Noronha, la sœur du
général, avait été prévenue par sa sœur. Elle réserva un accueil
glacial à sa nièce qu'elle avait en horreur ; c'était l'effet par
ricochet de sa haine pour D. Maria d'Antas, la cause indirecte de sa
réclusion forcée. Il s'était trouvé que Simão de Noronha, bien décidé à
vivre en concubinage avec sa cousine, afin d'écarter la gêne que
représentait sa sœur, l'avait convaincue, ou contrainte à prononcer ses
vœux, alors qu'elle n'était plus à même de consacrer à son divin époux
la virginité de son cœur. Sans se soucier de son linceul, sœur Cassilda
prit sa revanche sans déroger à son rang, ni à son ordre, on peut lui
rendre cette justice : ses bien-aimés avaient tous été des moines
bénédictins. Cette haine invétérée pour Maria d'Antas constitua
cependant la semence maudite, qui s'épanouit dans un arbre où les
oiseaux infernaux firent leur nid. Il revenait à la malheureuse fille
de la pécheresse d'en savourer les fruits.
Pour comble d'infortune, le général fut prévenu de
la fuite. La réponse de ce sauvage fut simple : Je n'ai pas de fille. Autrement
dit : que cette femme subvienne à
ses besoins par son
travail, ou que la charité publique s'en charge.
Moyennant quoi, Ângela ne touchait aucune
mensualité. Cassilda disait à ses domestiques : Donnez-lui quelque
chose, si vous voulez. Et Vitorina qui avait des chaînes
en or, et des
boucles d'oreilles, vendit ses bijoux, toute joyeuse de les voir
convertis en pain pour sa patronne.
Il fut interdit formellement à la portière de
remettre une lettre à la recluse, sans examen préalable de l'abbesse ;
cette même condition était stipulée pour toute lettre expédiée du
couvent.
Trois jours après, José Maria, l'épicier dont les
actifs ne suffisaient pas à rembourser sa dette d'un conto de réis à D.
Beatriz, fut mis en demeure de payer ou de dresser une liste de biens à
saisir. Il avait la maison où il vivait, et les produits de sa boutique
qu'il devait régler à échéance. Il offrit sa maison. On la lui saisit.
Les créanciers affluèrent. On ferma sa boutique. Dix jours après, le
fossoyeur descendit son cercueil dans sa tombe. Je meurs déshonoré et
je te laisse réduite à la mendicité, avec ton frère à ta charge,
s'écria-t-il entre l'instant où il sentit les prémices d'une congestion
cérébrale et celui où sa tête retomba entre les bras de son épouse,
tandis qu'il expirait.
La nouvelle de ce triste événement parvint au
couvent. D. Ângela versa des larmes amères, et sentit peser sur elle le
poids supplémentaire et angoissant d'avoir provoqué la mort de
l'épicier, ainsi que le malheur de sa veuve et de son beau-frère.
Francisco José da Costa apprit en même temps la
fuite et la réclusion d'Ângela, la saisie et la faillite, la maladie et
la mort probable de son beau-frère. Il partit pour Viana. Quand il
arriva, devant Joana à genoux, son mari recevait les derniers
sacrements. Francisco ne s'agenouilla pas. Dans cette raideur immobile
face à ce lugubre spectacle, il y avait un je ne sais quoi de pire que
l'état du moribond. À le voir, on comprenait les tristes paroles d'un
écrivain célébré : La
vie morte resta ensevelie dans le corps vivant.
Une fois refermé le cercueil de José Maria, sa
veuve s'agenouilla au bord du lit de son frère.
— Ne meurs pas, je n'ai pas d'autre soutien ! lui
avait-elle crié.
— Quel soutien ? murmura-t-il.
Nous travaillerons, mon frère ! Regarde : je suis
une femme, et je ne désespère pas ! Regarde les douleurs qui me
transpercent, Francisco. Et je vis, je vis, mon frère chéri ! Pense au
courage de cette malheureuse jeune fille ! Ne te montre pas plus
faible que tous ces malheureux, alors que...
— Alors
que tu as été la cause de leurs
malheurs... acheva le jeune homme avant de fondre en
larmes.
Puis il s'assit sur son lit, appuya ses doigts
repliés sur son front et dit :
— Eh bien, nous travaillerons.
Au bout de quelques jours, Joana et Francisco
partaient pour Porto, avec tout l'argent qu'ils possédaient, juste de
quoi se nourrir huit jours.
L'étudiant n'assista plus aux cours. Qui
l'entretiendrait ? Comment se consacrer aux études tout en exerçant
n'importe quel autre métier ? Et quel métier lui assurerait son pain,
une fois épuisées les quelques pièces que donneraient les derniers
vêtements cousus par sa sœur ?
Joana demanda du travail à une couturière
française. On exigea un certificat. Elle dit en pleurant qu'elle ne
connaissait personne. Ses larmes plaidèrent en sa faveur. La modiste
consentit à ce que la malheureuse emportât des étoffes dans une
mansarde de la Rua Escura, où son frère avait mené une existence
d'étudiant désargenté. Francisco vendit tous ses livres, mises à part
les Espérances d'Ângela. Avec ce qu'il en tira, il acheta une couchette
pour sa sœur qui dormait sur des planches. Elle disait que, pour qui
passait ses nuits à travailler et à pleurer, n'importe quelle couche
était bonne.
Les condisciples de l'étudiant, au courant de ses
malheurs, se cotisèrent pour l'aider et sauver sa première année ;
Francisco rejeta l'aumône, sans orgueil, en disant : Qui ne peut être
médecin, doit se résoudre à être un ouvrier des plus modestes.
On lui offrit un jour une place de clerc chez un
notaire. Il accepta avec beaucoup de reconnaissance. Il recopiait des
actes pour trois cents réis par jour. Au bout de deux mois d'un travail
incessant entrecoupé de larmes, on mangeait à des heures régulières
dans la mansarde de la Rua Escura.
Voilà ce qu'était devenu le poète des Rêves trois
mois après avoir... rêvé.
Quel réveil ! S'il ne vaut pas mieux à un homme de
rester toujours éveillé, tout en pataugeant dans la boue de la planète
pour ne pas s'endormir !...
Entre-temps, Ângela de Noronha ou d'Antas, comme
l'appelaient ses tantes pour écarter l'opprobre d'une telle parenté,
lisait encore les Rêves
du poète qui hantait le mont d'Agra et les
rivages de la mer. Le manuscrit et les lettres de Francisco étaient
conservés dans la malle de Vitorina, moins efficaces contre les
chagrins d'Ângela que l'or de la vieille, lequel (disons-le avec
l'accord de la poésie et de la prose apocalyptique) donnait bien plus
de valeur à la malle de cette généreuse domestique.
Le recueillement et la soumission de la fille du
général suscitèrent la commisération de quelques religieuses, qui
n'éprouvèrent aucune honte à fréquenter sa cellule discréditée, en
cachette de sœur Cassilda. Si quelque religieuse plus indifférente aux
dignités comme aux préjugés se permettait de reprocher sa cruauté à la
consolatrice invalide de moines défunts, Cassilda répondait qu'elle ne
tenait pas pour sa nièce la femme que son frère ne considérait pas
comme sa fille. Cet argument présentait toutes les apparences du
bon-sens et de la sagesse.
Celle qui avait le plus de compassion pour Ângela,
c'était une domestique de la supérieure. Dès que les tâches ménagères
lui en laissaient le loisir, elle se rendait dans la cellule de la
fidalga, et lui marquait le plus grand respect ; elle y restait
absorbée dans sa contemplation, et lui adressait beaucoup de
compliments, fascinée qu'elle était par sa beauté. À maintes reprises
elle offrit à Vitorina ses gages accumulés depuis trente ans sans le
dire à sa maîtresse ; mais la domestique accomplissait des miracles
d'économie avec le produit de ses atours, à quoi s'ajoutaient les
broderies de sa patronne.
Rita de Barrosas – c'est ainsi que s'appelait la
domestique de l'abbesse – confia sous le sceau du secret à Vitorina que
sa patronne avait intercepté une lettre fort longue, expédiée de Porto
à la fidalga ; à telle enseigne, ajoutait Rita, qu'en la lisant à
d'autres religieuses, l'abbesse pleurait avec elles.
Dans la louable intention de ne pas exacerber les
chagrins de sa maîtresse, Vitorina lui cacha cette confidence. Et
lorsque Ângela, avec douceur, accusait Francisco de l'avoir oubliée, la
domestique, pour rester discrète et en accord avec sa conscience,
disait :
— Dieu sait ce qu'il endure ! Et vous savez
également qu'aucune lettre de sa main ne parviendrait jamais entre les
vôtres.
— Mais Joana, elle... Cette femme malheureuse...
— Dieu sait également si elle aura du papier pour
vous écrire... Ayez de la compassion pour eux, ma chère petite, ils
sont plus malheureux que vous... Rita de Barrosas m'a dit qu'elle avait
entendu parler des épreuves que ces pauvres gens subissaient là-bas, à
Porto. Si vous pouviez, Mademoiselle, oublier Monsieur Costa, eh bien,
il est possible que vous rentriez dans les bonnes grâces de votre
famille et que votre père, à l'heure de sa mort, vous pardonne et vous
laisse ses biens en héritage, sans aucune condition, comme tout le
monde disait qu'il le ferait ; mais s'ils apprennent que vous vous
entêtez encore dans ces amours maudites, je ne sais ce que vous allez
devenir, ma pauvre petite.
— Ce que voudra la divine Providence. Je ne puis
oublier Joana et Francisco parce que j'ai été la cause de leur malheur.
Si Dieu m'accordait quelque chose, et si mon père me laissait aussi peu
que ce soit, je donnerais tout pour les tirer d'affaire. Il n'est plus
question d'amour, Vitorina, il s'agit d'un devoir. Ce qui a tué José
Maria, ç'a été la cruelle vengeance de ma tante. C'est moi qui les ai
empêchés de jouir de la sainte félicité des pauvres.
CHAPITRE XIV
Via dolorosa
Deux ans sont passés, et nous sommes
arrivés en 1840.
Il ne s'est produit aucun changement notable dans
l'existence de Francisco José da Costa. Il est toujours clerc de
notaire. Joana continue de travailler pour les couturières ; mais à
cause de sa lassitude et de la maladie, sa bonne réputation ne lui
rapporte guère.
L'existence d'Ângela est plus précaire. Vitorina a
vendu tout ce qui valait de l'argent. Sa maîtresse n'a rien à vendre
parce que sa tante Beatriz a refusé de lui remettre quelques bijoux que
son père lui avait donnés quoiqu'ils eussent appartenu à D. Maria
d'Antas. Les scrupules de la bigote n'allaient pas jusqu'à repousser
les bracelets et les chaînes de la pécheresse.
Vitorina accepte déjà les aumônes de Rita de
Barrosas, et la générosité d'autres dames qui soutiennent délicatement
la nièce de Cassilda de Noronha - une religieuse opulente, vu
qu'elle est la dépositaire et l'héritière in mente des biens d'un abbé
des bénédictins, dévalé jusqu'en enfer, par le truchement d'une
hydropisie.
Ângela ignora quelque temps sa déplorable
dépendance. Elle était cependant bien forcée de la deviner et de la
déduire des accès de tristesse de sa domestique. Elle prit assez de
courage pour mesurer l'étendue de sa misère, et comprit qu'elle était
indigente.
Vaincue par le désespoir, elle écrivit à son père,
en invoquant la mémoire de sa mère. Un bien mauvais expédient !
Vitorina voulu la dissuader d'une telle invocation ; mais il lui aurait
été fort pénible, pour lui faire comprendre que c'était maladroit, de
raconter à sa fille l'effroyable mort de Maria d'Antas. La lettre
partit ; il n'y eut aucune réponse.
Ângela songeait à sortir du couvent pour se jeter
aux genoux de son père. On apprit ce projet. La supérieure s'y opposa,
avec de bonnes paroles, en lui disant qu'elle ne pouvait sortir qu'avec
la permission de sa tante ou de l'archevêque de Braga.
— Mais ma tante et l'archevêque ne me
laisseront-ils pas mourir dans l'indigence ? demanda Ângela en pleurant
à chaudes larmes.
La supérieure, émue, répondit :
— Vous n'allez pas mourir dans le besoin. Jusqu'à
présent quelqu'un vous a secouru, et continuera de vous secourir. La
miséricorde de Notre Seigneur est grande.
La nouvelle parvint, sur ces entrefaites, au
couvent qu'était apparu à Barrosas un Brésilien très riche qui
cherchait des renseignements sur une sœur qu'il avait laissée quand il
était, encore enfant, parti pour l'Amérique. Or la sœur du Brésilien
était Rita de Barrosas, la domestique de l'abbesse. Grand émoi, éclats
de joie, beaucoup d'envie dans le couvent !
Rita courut à la chambre d'Ângela pour lui montrer
la lettre du vicaire de la paroisse, lui annonçant que son frère
viendrait bientôt la chercher en litière.
Quelques jours après, Hermenegildo Fialho arriva à
Viana ; et après en avoir averti le couvent, il vint récupérer sa sœur.
Les religieuses les plus haut placées sortirent pour le saluer, et
prirent plaisir à le voir manger des gâteaux trempés dans du vin de
Porto, avec une bonhomie familière et un estomac d'un volume homérique.
Le lendemain, Rita partit du couvent, après avoir
beaucoup pleuré dans les bras d'Ângela, l'unique personne, disait-elle,
qu'elle allait regretter et ne jamais oublier.
La mort de D. Beatriz survint au même moment. Des
domestiques racontèrent qu'elle avait été tuée par le fantôme de José
Maria, avec la collaboration d'un dérangement de la vessie, et
transpercée d'un remords insoutenable. Et, bien que la critique et la
médecine avancent que D. Beatriz a succombé à une cystite ou à quelque
autre pathologie plus ou moins grecque, ce qui est sûr, c'est que la
vieille s'est efforcée de tromper le fantôme de l'épicier en prévoyant
dans son testament une aumône de 960 000 réis afin que l'on dît des
messes pour le salut de son âme, à raison de 240 réis chacune. Quatre
mille messes ! Que le diable ose s'emparer d'une âme qui se présente
avec une telle recommandation, s'il en est capable !
Beatriz décédée, Ângela sollicita de nouveau la
permission de sortir. La supérieure consulta Sœur Cassilda, et celle-ci
répondit qu'elle n'avait rien à voir avec son départ, comme elle
n'avait rien eu à voir avec son entrée. Toujours circonspecte ! Les
moines de cette dame avaient probablement été des individus d'une
finesse toute attique dans leurs raisonnements. Cette religieuse
brillait dans le genre de l'aphorisme, et elle avait presque toujours
assez de répartie pour asséner des arguments à double entente. Il
semble que, dans la fréquentation de doctes personnes, la subtile bonne
sœur regagnait en esprit, ce que ses maîtres lui rognaient dans la part
que Xavier de Maistre appelle l'autre.
Rita de Barrosas écrivit à D.Ângela pour lui
demander de passer avec elle une saison dans la ferme que son frère
venait d'acheter ; et elle ajoutait que si une dispense s'avérait
nécessaire, elle se chargeait de la demander et de l'obtenir à Braga.
Personne ne s'opposa au départ de la recluse.
Presque toutes les bonnes sœurs unirent leurs efforts pour dissuader la
pauvre demoiselle de solliciter le pardon du général, comme elle en
avait l'intention.
Bien que méprisée par son père, Ângela persistait
effectivement dans son projet de se réconcilier avec lui, en lui
adressant les pieuses prières qui sont de rigueur. Si elle avait mesuré
son amour filial à ce qu'elle devait espérer de Simão de Noronha, elle
se serait épargné de vaines tentatives. En vérité, ce détachement était
réciproque. En jouant le jeu, Ângela aurait pu tirer quelques larmes de
ses yeux, aux pieds de son père, et il n'en aurait fait aucun cas ;
s'il avait pu, toutefois, en prenant sur lui, parvenir à la câliner, la
joie d'être pardonnée eût à peine touché le cœur de sa fille. Ils
auraient été une fille et un père de comédie qui auraient bien répété
leur rôle, comme des artistes qui se pénètrent de leurs personnages.
Une pensée, ni bizarre, ni répréhensible, s'était
emparée de l'esprit d'Ângela ; elle rêvait d'être riche pour enrichir
Francisco da Costa et sa sœur. Son amour s'était presque évanoui dans
ce calcul. Elle s'imaginait qu'elle parviendrait au sommet de la
fortune si elle arrivait à rendre au centuple, au frère et à la sœur,
les ressources dont ils s'étaient vu privés, une fois disparu
le soutien que leur offrait le boutiquier.
Or, d'où lui viendrait la fortune, si ce n'est du général,
dont le patrimoine avait grossi avec l'héritage de D. Beatriz ?
Il était donc puissant, l'aiguillon qui la forçait
à transiger avec sa dignité. Loin de nous l'idée de soupçonner quelque
bassesse dans l'humiliation de cette fille ; si aucun sentiment filial
ne l'y incite en l'occurrence, et si elle regrette sa cupidité au
moment qu'elle feint de se repentir, la noblesse d'une telle démarche
est sujette à caution. Ângela qui n'a toutefois pas honte de chercher à
s'enrichir pour trouver un remède aux malheurs d'autrui, se laisserait
sûrement mourir de faim plutôt que de s'agenouiller devant un homme qui
ne se distingue des autres que par le titre insignifiant de père.
Elle prit donc le chemin de Ponte de Lima, dès
qu'elle sortit du couvent. Elle arriva la nuit, avec Vitorina, devant
le portail du petit palais. Elle frappa, attendit longtemps qu'on lui
ouvrît, donna son nom. Un vieux serviteur la fit entrer, la conduisit à
une pièce avec deux alcôves, et lui dit :
— Voici un lit pour vous, dans cette alcôve,
Mademoiselle, et un autre pour votre servante, dans l'autre.
— Mon père ne m'autorise pas à le voir aujourd'hui
? demanda Ângela.
— Votre père est allé en France, Mademoiselle, il
y a quinze jours, consulter des médecins, parce qu'il a été très malade
ces derniers mois. J'étais déjà domestique à Gondar quand vous êtes
née. Madame Vitorina se rappellera João Pedro. C'est moi, c'est le
vieillard qui est ici, devant vous. Je continue de tenir cette demeure,
on m'a fait venir de Paço pour ça, et j'estime de mon devoir
d'accueillir la fille de mon maître, et de faire savoir à Paris que
vous vous trouvez ici. Si Monsieur le Général réprouve mon procédé, et
me congédie, cela ne me fera pas grand chose, car il me reste peu de
temps à vivre. À tout à l'heure, Mademoiselle. Si Madame Vitorina
voulait bien m'aider à préparer le thé, ce serait bien, pour que vous
n'attendiez pas trop longtemps ; j'ai renvoyé la cuisinière dès que le
maître est parti, et nous nous débrouillons, un autre domestique et
moi, avec deux tisons et un gobelet.
C'était pour Ângela une expérience réconfortante
de se reposer et de respirer dans cette atmosphère de richesse. C'était
la même chambre à coucher qu'il y a des années quand elle rendait
visite à son père. Tandis que Vitorina s'activait joyeusement dans la
cuisine, elle prit un chandelier et parcourut la maison. Elle reconnut
l'antichambre de son père, entra, et s'assit sur la chaise à haut
dossier devant le bureau. Ce bureau était plein de petits tiroirs où
l'on serrait les lettres. Ângela reconnut l'écriture de la défunte
Beatriz sur l'enveloppe d'une lettre dans une liasse. Elle lut la
première où sa tante racontait sa fuite dans tous les détails. Elle
calomniait sa nièce, allant jusqu'à rapporter que ses domestiques
l'avaient arrachée des bras du sacristain. Quel serait le sort de
cette âme, si elle ne se hissait au purgatoire grâce au levier de
quatre mille messes à 240 réis.
Elle lut la seconde où Beatriz faisait savoir
qu'elle était prête à réduire Ângela à la misère, pour la contraindre à
prendre la coiffe des domestiques, afin d'apprendre à tous que ses
parents s'ils l'étaient
(soulignait-elle) l'avaient rejetée comme
infâme.
— Il est impossible que mon père me reçoive, se
dit-elle avec amertume.
Elle allait se retirer quand elle remarqua un
coffre en argent posé sur un buffet. Elle le reconnut parce qu'il avait
appartenu à D. Beatriz. Elle l'ouvrit : il contenait les bijoux que son
père lui avait donnés, avec un carton où le nom du général était
imprimé et, au revers, les mots suivants, de sa main :
Ces
pièces au nombre de dix appartiennent à
Ângela, fille de D. Maria d'Antas, maintenant défunte. Si je meurs à
Paris, que les exécuteurs testamentaires les lui remettent. Ils la
trouveront au couvent de S. Bento à Viana, ou à l'endroit qu'elle
habitera à ce moment-là. Elle n'a aucun autre héritage à recevoir de la
maison où a vécu sa mère.
Ângela referma le coffre et retourna, profondément
découragée, dans sa chambre.
Les deux domestiques entraient avec le plateau à
thé. La fille de Maria d'Antas prit une tasse et dit :
— J'accepte cette aumône, M. João Pedro. Vous
direz à Monsieur le Général que la fille de Maria d'Antas a accepté une
tasse de thé, et un lit pour une nuit.
— Une seule nuit ! s'écria le vieillard, effaré. À
mon avis, vous êtes chez vous. Et si mon cœur ne se trompe pas,
fidalga, vous ne quitterez plus la maison de votre père.
— Je la quitterai demain.
— Demain ! Vous sembliez pourtant décidée tout à
l'heure à rester pour attendre Monsieur le Général...
— C'est vrai ; mais j'ai pris une décision moins
dégradante. Nous partirons demain pour Barrosas, Vitorina. Nous
accepterons la charité de cette femme humble. Elle a été pauvre ; elle
montrera donc plus de compassion.
— Je ne sais plus quoi faire, Mademoiselle !
s'exclama João Pedro. Changez d'idée, je vous en prie. Et pardonnez mon
audace. Soyez raisonnable. Du moment que vous êtes venue, restez ; bon
gré, mal gré, votre père ne vous chassera pas de chez lui...
— Il me chassera, déclara Ângela, véhémente.
Dites-moi, M. João, vous n'avez jamais entendu Monsieur le Général
parler de moi ?
— Jamais. Je ne sais pas mentir.
— Qui sont les héritiers de Monsieur le Général,
d'après vous ?
— Les frères de la femme qu'il a épousée à seize
ans, des va-nu-pieds qui ne sont jamais venus dans cette maison. J'ai
l'impression, Mademoiselle, que votre père n'a plus toute sa tête
depuis à peu près quatre ans. Les médecins essaient de le soigner d'une
maladie de la poitrine, et n'arrivent à rien ; c'est la cervelle qui va
mal, si je ne me trompe. C'est pourquoi je souhaitais qu'il vous voie
ici, parce que s'il vous voyait, d'après moi, il retrouverait la raison.
— Et s'il mourait à Paris, je serais chassée de
cette maison par ces va-nu-pieds, n'est-ce pas ? demanda Ângela.
— Il pourrait arriver ce qui arriverait. Tous les
domestiques et moi-même, nous irions jurer que votre père n'était pas
sain d'esprit, quand il a fait ce testament : et il suffit de donner
comme preuve qu'il a fait apporter de la chapelle du Paço de Gondar le
squelette de cette Josefa Salgueira avec qui il a été marié, et qu'il
la garde sous son lit dans un cercueil en bois de camphrier. Peut-on
être plus fou que ce pauvre vieillard ?
— Respectons sa douleur, même si elle s'explique
par la folie. Il a donc beaucoup aimé cette femme ?
— Pour l'aimer, il l'a aimée. Elle est morte de
chagrin, quand elle l'a vu blessé à Amarante.
— Je le savais déjà. C'était une âme sublime. Vous
l'avez connue ?
— Si je l'ai connue ? Elle gardait notre troupeau
de brebis quand j'avais quinze ans. Elle était très jolie, ça, elle
l'était !
— Et ma mère, vous vous souvenez d'elle ?
— Madame D. Maria d'Antas ?... Il ferait beau voir
que je ne me souvienne pas d'elle ! C'est comme si c'était hier ! J'ai
été son domestique pendant dix ans... Comment pourrais-je ne pas me
souvenir d'elle ?
— Vitorina m'a dit qu'elle était très belle...
— Vous êtes son portrait tout craché. Je crois la
revoir. Vous êtes juste un peu plus grande et vous avez un peu plus de
couleurs.
— Vous vous rappelez si elle m'aimait vraiment ?
— Il me semble que oui...
— Pourquoi ?
— C'est elle qui vous a élevée : elle n'a pas
voulu de nourrice comme toutes les mères qui en ont les moyens.
— Vous vous rappelez sa mort ?
João Pedro prit son temps avant de répondre en
bafouillant :
— Je ne me rappelle pas bien... Je me trouvais
alors dans la ferme de Santo Amaro... C'est là que j'ai appris la mort
de la fidalga... Et quand je suis revenu, M. Simão de Noronha avait
déjà quitté le Portugal...
— Mais Monsieur le Général n'a-t-il pas fait
chercher les os de ma mère ? demanda Ângela, avec un sourire mouillé de
larmes.
Le vieillard ne répondit pas.
— Allons nous coucher, Vitorina. À demain, M. João
Pedro.
— Bonne nuit, fidalga.
Au point du jour, Ângela, qui avait veillé cette
nuit-là au chevet de Vitorina, alla s'asseoir au bureau de son père et
rédigea une courte lettre qu'elle adressa au général de Noronha : elle
lui demandait de pardonner à son domestique de l'avoir reçue par
charité, de lui avoir donné un lit pour une nuit, et de lui avoir fait
l'aumône d'un peu d'argent pour leur permettre, à elle et à sa
domestique, d'aller frapper à une autre porte charitable. Elle fit
ensuite venir João Pedro dans le bureau de son père et ajouta :
— Il est presque certain qu'à la mort de M. Simão
de Noronha, on me remettra les bijoux de ma mère. Je vous demande de me
prêter, sur ce gage, une pièce pour me rendre d'ici à une terre du nom
de Barrosas. Je n'ai pas d'autre gage à proposer.
— C'est que j'ai plus qu'une pièce à vous donner.
J'en ai cinquante.
— Il me suffit d'une.
— Je vous demande de ne pas partir, fidalga.
— Je vais partir, je ne peux pas faire autrement.
— À votre guise. J'irai donc louer des montures ;
et pendant ce temps, Vitorina fera le petit-déjeuner.
— Voici une lettre : envoyez-la à mon père,
conclut Ângela en sortant, le visage altier et sec.
CHAPITRE XV
Un demi-million !
Au bout de onze lieues, elles trouvèrent
le domaine de Choupos, la demeure de Rita de Barrosas, que les gens du
pays appelaient Madame D. Rita, la Brésilienne.
Quand elles mirent pied à terre, Hermenegildo se
trouvait dans la vaste cour en train de surveiller les maçons qui
démolissaient une ancienne tour de style manuélin pour construire, sur
ses fondations, un poulailler.
Comme il avait entendu maintes descriptions de la
belle fidalga, Fialho reconnut Ângela. Il serra la ceinture de son
caleçon, boutonna son gilet jaune, arrangea son col sans cravate, fit
appeler sa sœur et s'en fut accueillir son hôtesse au portail.
— Je vous prie de m'excuser ce débraillé,
Mademoiselle, fit-il à propos de ses mules vertes fatiguées qui ne lui
serraient pas les pieds ce qui constituait un soulagement pour ses
oignons. Vous êtes D. Ângela, l'amie de Rita ?
— Oui, Monsieur... Comment va-t-elle ?
— Elle pète la santé. La voici qui arrive ! À ma
connaissance, elle n'a jamais aimé personne comme vous !
— Et je le lui rends bien.
Rita serra les genoux d'Ângela entre ses bras et
la souleva en criant :
— Je l'ai attrapée ! Je l'ai attrapée ! Vous ne
partirez pas d'ici, D. Ângela, si ce n'est pour aller retrouver les
anges, qui ne sont pas aussi beaux !
C'est avec de telles démonstrations et d'autres
aussi sincères qu'elles pénétrèrent dans les vastes pièces où le
Brésilien avait entreposé des monceaux d'épis de maïs, mélangés à des
oignons, des noix et des marrons.
Passée cette partie de la maison qui avait servi
de couvent à un ordre riche, sur toute l'étendue de cette vaste salle
carrée, les pièces et les chambres étaient décorées avec un mauvais
goût luxueux et confus.
— Voici la partie de la maison que l'on met à
votre disposition, fidalga, et à celle de notre chère Vitorina, dit
Rita, tandis qu'Hermenegildo marquait son approbation en souriant.
— Comme c'est joli, tout ça ! s'exclama
sincèrement Ângela. Une princesse y trouverait son bonheur...
— Vous êtes notre princesse, rétorqua Rita.
— Au diable les princesses ! lança Fialho dans un
trivial accès de républicanisme. Ce que je veux chez moi, ce sont des
amis qui ne nous obligent pas à respecter l'étiquette ou quoi que ce
soit de semblable.
— Si vous me recevez en faisant des manières,
répondit la fille du général, je ne me sentirai pas longtemps à l'aise
dans ce paradis.
— Passons aux choses sérieuses, dit le Brésilien.
Avez-vous dîné ? Il est cinq heures.
— Nous n'avons pas dîné, et nous n'en avons pas
envie.
— Vous mangerez de ce qu'il y aura. Rita,
apporte-nous du rôti, du jambon, du salami et du poisson frit. Le café,
c'est moi qui vais le faire. Si vous comptez vous installer ici, vous
n'aurez plus qu'à manger, à boire, à vous promener, et à dormir. Nous
n'avons pas de divertissements à vous offrir, juste les blagues de
quelques lourdauds de la région. On passe trois mois dans le domaine,
et puis l'on partira passer l'hiver en ville où j'ai l'intention
d'ouvrir un bureau de consignation, et de construire deux ou trois
navires pour m'occuper, parce que, grâce à Dieu, je n'ai pas besoin de
ça, je suis célibataire, et mes parents, mise à part Rita, ce sont mes
dents, comme dit le dicton.
Hermenegildo déployait une belle verve dans ce
registre, et ses expres¬sions ne manquaient pas de pittoresque.
Ângela appréciait cette rudesse qui témoignait
d'un heureux naturel de brute. Son sourire n'était pas sarcastique, ni
son regard incisif. La nouveauté de ce caractère, la familiarité
plébéienne du langage, la rondeur du personnage, son visage respirant
la gaieté et une bonne santé graisseuse, tout cela qui lui attirerait
les quolibets de la femme d'un tailleur de Lisbonne, suscitait chez la
fidalga, bon public, une innocente hilarité, qui faisait le bonheur du
Brésilien.
Ângela put jouir de journées paisibles. Ç'auraient
été les plus tranquilles de sa vie si le sort incertain de Joana et de
son frère ne fussent venus lui assombrir l'esprit.
Sans qu'on le lui demandât, Rita avait fait
effectuer des recherches à Porto pour découvrir si le frère et la sœur
y vivaient. Elle n'avait recueilli aucun indice. Elle avait juste
appris que Francisco José da Costa avait commencé à suivre en 1839 les
cours de première année à l'école médico-chirurgicale, et qu'il avait
abandonné ses études au milieu de l'année. Quant à Joana, aucune trace
ne mena les enquêteurs à la mansarde de la rua Escura. Vitorina
opposait toujours de judicieuses observations à l'inquiétude
qu'inspirait à sa patronne le sort de la famille de l'épicier, et
cherchait à effacer des souvenirs qui l'empêcheraient de se réconcilier
avec le général. C'est dans cette louable intention qu'elle demandait à
Rita, si elle découvrait l'adresse de Joana, de garder ce secret pour
elle afin d'éviter de nouveaux ennuis, et la pire des catastrophes, un
mariage de la fidalga avec Francisco.
— Mon Dieu ! s'écria la sœur d'Hermenegildo,
encore cuisinière de l'abbesse il y a deux mois. Mon Dieu ! Le Ciel
l'en préserve ! Et il faudrait qu'une fidalga comme ça, fille d'un
général et jolie comme un amour, aille se marier avec un va-nu-pieds ?
Ne me dites pas ça, Madame Vitorina ! Si cette demoiselle veut se
marier, elle va trouver un mari qui a de l'argent à ne savoir qu'en
faire, des fermes, des palais, et tout ce qui se trouve sous le soleil
si on peut l'acheter avec de l'argent. Me comprenez-vous bien
?
Vitorina avait l'air de ne pas comprendre.
— Vous ne me comprenez vraiment pas ?! reprit Rita
en se rapprochant d'elle. Je m'en vais donc vous dire ce qui se passe,
et vous n'en reviendrez pas. Cela fait bien aujourd'hui trois semaines
que vous êtes arrivée, n'est-ce pas ?
— C'est vrai.
— Eh bien, il n'a pas fallu plus longtemps pour
que mon frère s'entiche à ce point de la petite qu'il ne fait rien
d'autre que me dire qu'elle est très jolie, qu'elle est très fine,
qu'elle est très bien faite, qu'elle est ceci, qu'elle est cela, et
puis autre chose encore. Vous ne vous imaginez pas, Madame Vitorina !
Et je me suis bien gardée de lui parler de son aventure avec le fameux
Francisco ! Pas folle la guêpe... Hier, il était encore dans ma chambre
à une heure en train de me harceler pour que je lui dise si la fidalga
finirait par l'aimer : Ô
mon frère, est-ce que je sais là, moi, ce qui
va se passer ? lui disais-je. Et il m'a fait une peine,
vous ne pouvez
pas vous en faire une idée, quand il m'a dit, avec son air malheureux :
— "Ah ! Si je n'avais jamais vu cette créature !
Jamais je ne me suis senti grillé comme ça jusqu'à la moelle. À l'âge
que j'ai, c'est bien la première fois qu'un véritable amour me tombe
dessus ! Je me sens un autre homme tout là-dedans. Et si ça ne prend
pas un autre tour, ça ne va pas me mener bien loin... Tu verras que
cette passion va me conduire au tombeau." Vous savez quoi ?... Je me
suis mise à pleurer des larmes grosses comme le poing
Rita frotta ses yeux pleins de larmes à son
tablier, et poursuivit tout émue :
— Calme-toi,
Hermenegildo, lui ai-je dit,
calme-toi, mon chéri ! À quoi bon tomber amoureux d'une personne aussi
noble ! Elle est pauvre, c'est vrai, mais elle a un père très riche,
sans autre fille. De plus, elle doit avoir vingt ans, ou un peu moins,
et toi tu vas sur tes quarante-six. J'ai quatre ans de plus que toi, et
vais en avoir cinquante aux cerises. Voilà-t-il pas qu'il
se lève de sa
chaise, et qu'il sort de ma chambre sans dire un mot. Ça m'a mise dans
un état épouvantable. Je suis allée le trouver et je lui ai dit, pour
commencer, de ne pas perdre tout espoir, parce qu'on a vu des cas plus
miraculeux. Je ne vous en dis pas plus, Madame Vitorina, je suis restée
jusqu'à l'aube sans fermer l'oeil, parce qu'à force de se tourmenter,
mon frère a attrapé mal au foie, et j'ai dû lui faire un cataplasme de
farine de lin. Quand je l'ai vu soulagé, je suis allée prier Notre-Dame
des Remèdes et j'ai fait un vœu que je garde pour moi, au cas où, de
deux choses l'une, elle balaierait cette idée de la tête de mon frère,
ou elle convaincrait la fidalga de se marier avec lui.
Vitorina écouta patiemment cette femme ébranlée.
Une telle confidence ne lui semblait pas risible et ne l'étonnait pas
outre mesure. Plus ou moins éclairée par les lumières du XIXe siècle,
elle était prête à accepter le principe démocratique du nivellement des
naissances pourvu qu'on ne touche pas à la profonde inégalité des
"fortunes" . L'union d'un plébéien plein aux as avec une fidalga pauvre
ne lui sembla pas absurde et encore moins miraculeuse, comme
l'affirmait, consternée, Rita dans son récit. Quoique pénétrée de ces
sentiments dénotant une instruction innée, Vitorina répondit d'un ton
apaisant :
— Madame Rita...
— Ne me donnez pas du madame. Je suis Rita de
Barrosas, je vous l'ai déjà dit cent fois, et encore plus à votre
maîtresse. Mon père était sabotier, je vous le répète. Si un vêtement
de soie ou une montre en or donne une qualité à quelqu'un qui en est
dépourvu, cette qualité ne vaut rien, et je n'en veux pas.
— À votre guise, donc. Ce que je vous dis, c'est
que votre frère ne doit pas se décourager. Ma maîtresse m'a parlé de
lui : elle paraissait éprouver de l'amitié pour lui, et prend un grand
plaisir à l'écouter. Qui éprouve de l'amitié, peut finir par éprouver
le reste. Ne vous inquiétez pas, Madame Rita...
— Voilà qu'elle remet ça, dit l'autre en la
coupant. Rita, Rita...
— Je ne faisais pas attention. Ne vous en occupez
pas, je vais sonder ma maîtresse.
— C'est que j'ai bien peur, répondit joyeusement
la sœur du Brésilien, que mon frère se laisse tourner la tête par une
de ces petites dames d'ici, de Barrosas, qui essaient de lui monter le
bourrichon en lui offrant des cakes et des bouquets de
fleurs. Le docteur de Lamelas est déjà venu nous voir avec ses trois
filles, des échalas avec de grands peignes, qui me traitaient, moi,
comme une dame, et se moquaient de mon frère par derrière. Eh bien,
vous voulez savoir ? Le docteur a eu le toupet de dire à mon
Hermenegildo que ses filles étaient toutes folles de lui, et que
n'importe laquelle s'estimerait heureuse de rester dans cette maison !
Il ne manquerait plus que ça ! qu'elles aillent se faire voir ! Le Ciel
nous en préserve ! Mon frère, qui est une fine mouche, tel que vous le
voyez, a répondu qu'il était trop vieux pour se marier, et qu'il était
rongé de l'intérieur. Le bonhomme n'est pas revenu, non plus que ses
crâneuses de filles qui ont beaucoup de chemin à faire pour avoir l'air
de fidalgas comme D. Ângela. Et comme je vous l'ai déjà raconté, mon
frère est très malade du foie, et dit qu'il ne vivra pas longtemps. Je
préférerais qu'il se trompe ; mais, moi, j'ai l'impression qu'une
maladie comme ça de l'intérieur, on ne s'en sort pas. Je sais déjà
qu'il me laissera, s'il meurt, de quoi vivre décemment ; mais presque
toute sa fortune tombera entre les mains d'Atanásio de Porto, qui a été
son associé ; ils sont comme cul et chemise. Et alors, dites-moi : cela
ne vaudrait-il pas mieux que D. Ângela récupère cette fortune ? Est-ce
que ça lui ferait du mal de récupérer ce palais, ce domaine, et tout ce
magot que mon Hermenegildo a placé dans des banques, et dont ce fameux
Atanásio m'a dit que ça devait faire en gros un demi-million ! Un demi
million, Madame Vitorina ! Vous avez déjà vu une telle fortune !
— Ça, c'est sûr ! dit son interlocutrice avec une
stupeur non feinte. Un demi-million ! Même si elle héritait de son
père, la fidalga n'en toucherait pas autant, je pense.
— Il s'en faut ! Un demi-million, d'après moi, il
n'y a au monde que les rois et les princes qui en ont autant. Et vous
voulez que je vous dise autre chose ? Depuis qu'il est arrivé, mon
frère a reçu deux lettres des Assemblées de Porto, où on lui proposait
le titre de baron. Vous savez bien qu'être baron, ça revient à être un
grand, un dirigeant du royaume, et l'on devient du même coup un
fidalgo. Eh bien, sachez que mon frère n'a pas encore accepté, parce
qu'on lui demandait cinq contos pour l'anoblir, et il en a offert la
moitié. Voyons si l'affaire se conclura ; mais il suffirait que la
fidalga ait envie qu'il soit baron, il ferait aussitôt verser les cinq
contos aux Assemblées de Porto. Présentez-lui tout ça comme si ça
venait de vous. Et je vous fais remarquer que, si le mariage arrive à
se faire, ce sera pour vous aussi une belle aubaine. Moi, de mon côté,
je vous donne un cordon de vingt pièces et mon frère est bien capable
de vous acheter une maison pour vos vieux jours.
— Je suis déjà vieille, ma bonne Rita, fit
Vitorina, en l'interrompant, et si Dieu le veut bien, je mourrai dans
la maison où vivra ma patronne.
— Ce n'est qu'une façon de parler. Vous resterez
avec nous, tant que je vivrai.
Peu après, Ângela écoutait le récit fidèle de sa
servante, qui avait cependant omis prudemment les sottises
qu'elle jugeait mal appro¬priées à la gravité du sujet.
Malgré la componction de la vieille, Ângela sourit
et se retint deux fois de pouffer. À la fin du récit, la fille de D.
Maria d'Antas se mit à réfléchir, se mit les mains qui étaient
délicates sur les tempes, et murmura :
— Que vais-je devenir
?
Cette question venait en épilogue à mille idées
confuses qui se brouillaient dans son âme, les unes sublimes, les
autres aussi abjectes que l'ignoble boue qui fut originellement une
côte de l'homme. C'est cette côte qu'elles peuvent nous lancer au
visage, les infortunées à qui nous décochons nos satires, quand se
dissipent les fumées irisées d'un prestige dont notre poésie les dore.
— Que vais-je devenir ?
Terrible question !
Et c'est la femme sans parents qui la pose.
C'est la femme qui a connu la pauvreté.
Et l'abandon.
Et le mépris des siens.
Et les calomnies insultantes, sans que Dieu ou la
société la vengent et la blanchissent.
C'est la femme qui ne voit pas l'aurore d'un jour
meilleur.
Qui, un mois auparavant, s'est fait avancer, comme
une aumône, de quoi passer d'un asile charitable à un autre.
Qui a été précipitée de la candeur d'un premier
amour à la misère la plus radicale, la plus étrange et la plus imprévue.
— Que vais-je devenir ?
Il y a dans cette interrogation une abdication, un
renoncement au droit de conserver quelque aspiration au bonheur.
Car il n'y a plus qu'obscurité et amertume dans
son âme. De l'amertume quand elle se souvient ; de l'obscurité, si elle
porte son regard en avant.
La richesse qui s'offre à elle n'est pas celle
qu'elle désirait. Le demi-million de cet homme ne servira pas à sortir
de la misère la famille de l'homme assassiné par sa tante. Mais
Vitorina... (Oh, côte de l'homme ! C'est de l'or que la bave du serpent
a transformée en boue !...)
Mais Vitorina était revenue sur ces paroles de
Rita : Dites-moi, donc :
Ne vaudrait-il pas mieux que cette richesse
revînt à la petite D. Ângela ?
Et Ângela interrogea le silence de son âme, avant
de poser ses yeux humides sur Vitorina et de dire :
— Ah, si tu demandais à Dieu de m'enlever de ce
monde !...
— Pourquoi, mademoiselle ? Pourquoi voulez-vous
mourir ?
— Parce qu'on me juge à ce point dénuée de
ressources que l'on me conseille de me marier avec cet homme... Et la
vérité, c'est que je suis très, très malheureuse ! Je n'ai rien, je ne
suis pas capable de travailler, je n'ai pas d'autres amis que toi et
cette femme à qui je suis redevable de bienfaits qui font de moi son
inférieure... Qui suis-je, en fin de compte ? Une grande dame qui ne
peut conserver l'indépendance de son âme en s'astreignant aux travaux
les plus rudes... Jusqu'à présent, ma pureté n'a été entachée que par
les calomnies de mes tantes ; mais demain, dans quelle situation va me
placer la Providence ? Tout le monde aura le droit de me considérer
comme perdue ou sur le point de me perdre... Et après, Vitorina ? Quand
nous partirons d'ici, où irons-nous ? Si mon père me faisait au moins
remettre les bijoux de ma mère... nous aurions encore de quoi vivre, et
je me mettrai à faire des broderies...
— Des broderies... murmura Vitorina.
— Oui...
— Les broderies, rétorqua la servante, en souriant
avec amertume, savez-vous combien je recevais pour chaque broderie où
vous passiez toutes les heures de la journée, et quelques-une de la
nuit ? C'était selon. Les uns me remettaient un tostão pour un jour et
une nuit. D'autres six vinténs. Et la plupart disaient qu'ils me
faisaient une faveur parce qu'ils trouvaient mieux et moins cher...
Ses yeux se remplirent de larmes.
— Oh, ma mère, si tu me voyais pleurer !...
s'exclama la fille du général en baissant la tête vers sa poitrine
haletante.
CHAPITRE XVI
À cause du figaro
Ângela écrivit à João Pedro pour lui
demander si son père avait répondu. Elle reçut une réponse négative.
L'écuyer supposait que l'état du fidalgo s'était dégradé parce qu'il
avait lu dans une gazette de Lisbonne que le vaillant général Noronha
était, en dehors de ses anciennes maladies, gravement atteint d'une
ophtalmie qui risquait de le rendre aveugle.
Ce n'était plus l'héritage qui la préoccupait.
Elle se serait contentée des bijoux qui lui auraient permis de
remercier le Brésilien de son hospitalité, et d'essayer de gagner sa
vie dans d'autres conditions. Même ce dernier espoir s'était évanoui
pour la pauvre demoiselle !
Sur ces entrefaites, Hermenegildo tomba malade
d'une hépatite. Il se peut que l'amour ait contribué à raviver
l'inflammation chronique de son foie, un viscère qui se ressent des
troubles moraux, par une étrange sympathie. Mme Rita, au désespoir,
avait de bonnes raisons d'attribuer cette maladie de son frère à la
passion dévorante qu'il couvait en son âme.
Son état s'aggrava. Survinrent les fièvres
intermittentes, une intumescence du viscère, le manque d'appétit et un
rapide amaigrissement, les sueurs nocturnes, et le délire, avant que la
médecine capitulât d'une façon inquiétante face à la maladie.
Dans ses délires, le Brésilien marmottait le nom
d'Ângela, faisant immanquablement jaillir des fontaines de larmes des
yeux de sa sœur, tandis que le visage d'Ângela s'assombrissait sous
l'effet de la compassion.
Un jour que l'état du malade paraissait
particulièrement alarmant au médecin, Rita s'agenouilla soudain devant
son hôtesse et cria :
— Faites un vœu à Notre Dame des Remèdes, mon
petit ange, engagez-vous à épouser mon frère s'il se rétablit ! Par les
plaies du Christ, et par l'âme de votre mère, faites-le !
— Levez-vous, Madame Rita, dit Ângela, en se
penchant pour la prendre dans ses bras et la relever.
— Je ne me lève pas, Mademoiselle, si vous ne
promettez pas à Notre Dame que vous vous marierez avec mon pauvre
Hermenegildo, qui meurt d'amour pour vous.
— Jésus, balbutia la jeune fille, au martyre.
— Eh bien, insista la vieille en la suppliant, eh
bien, Mademoiselle ?...
— Vous pensez donc, Madame Rita, demanda encore
Ângela, que mon vœu sauvera votre frère ? !
— Je le pense, je le pense : Notre Dame entendra
le vœu d'un ange.
— Eh bien... soit, bredouilla la
demoiselle, bien malgré elle.
— Vous marierez avec lui ? reprit Rita, rayonnant
d'espoir.
— Oui... Je me marierai...
Rita se leva, elle était exaltée comme une
aliénée, entra dans la chambre du malade, et l'appela en faisant un
vacarme tellement étourdissant que le bonhomme ouvrit les yeux et la
bouche, que ses narines s'écartèrent, le tout en même temps et d'une
manière effroyable.
— Écoute-moi, Mademoiselle Ângela a fait à Notre
Dame des Remèdes le vœu de t'épouser, si tu te remets.
—
Hum, fit Hermenegildo, avant de plonger dans
l'extase en regardant le visage ravi de Rita qui lui répétait la
nouvelle pour la quatrième fois.
À ce moment précis, Ângela sanglotait et claquait
des dents, prise d'un refroidissement nerveux. Pour la consoler et
alléger le poids de ce vœu, Vitorina lui disait :
— Ne vous inquiétez pas, ma petite, le bonhomme ne
s'en sortira pas ! Si vous l'épousez, je veux bien qu'on me pende.
Le médecin revint une seconde fois, ce jour-là, et
trouva son patient moins fébrile, et sa langue mieux humectée. Le
lendemain, la fièvre fut moins forte, et il ne sua presque pas la nuit.
Comme, le surlendemain, le malade avait la langue moins engourdie pour
dire que, malgré la douleur, il arrivait à respirer librement, le
médecin se tourna vers Ângela et Rita, et déclara vaniteusement qu'il
avait rétabli un moribond, que son malade était tiré d'affaire, et
qu'il allait entamer sa convalescence.
Peu après, celui-ci commença à se remplumer, à
s'arrondir, sa peau se tendit, ses oreilles rentrèrent dans leur
coquille et retrouvèrent leur teinte écarlate de cornaline, son nez
récupéra ses téguments, et enfin sa tête redevint luisante, et se remit
à distiller les sérosités d'un sang nouveau qui avait tout d'un coulis
de tomates.
Et Ângela considérait tout cela avec la
satisfaction feinte des veuves de Malabar tandis qu'on entasse le bois
nécessaire au bûcher qui va les rôtir.
Hermenegildo attendait que son hôtesse lui offrit
une occasion de parler mariage ; mais elle se dérobait aux manoeuvres
peu subtiles de la sœur de son fiancé.
Elle devait fatalement boire un calice qu'elle ne
pouvait refuser.
Un jour, poussé par sa sœur, le Brésilien se
hasarda à demander à D. Ângela si elle voulait être son épouse.
— Oui, Monsieur, balbutia-t-elle, rapidement et
laconiquement comme un désespéré qui ferme les yeux et se jette dans le
vide, avant de réfléchir assez pour envisager l'horreur de la chute.
Hermenegildo se montra plus sot que la plupart des
individus de sa nature. Le sourire qui entrouvrait ses mâchoires
semblait ouvrir une trappe béante sur cette poitrine qui manquait
d'air, comme si la joie l'étouffait.
La grimace était laide mais très amoureuse.
C'était un composé de satyre libidineux et d'amant balourd. Ângela ne
vit pas la façade de ce cœur qu'elle avait conquis. Si elle l'avait
bien regardé à ce moment, Notre Dame des Remèdes risquait fort d'être
flouée.
Une fois prononcé ce oui
déchirant, l'amante
idéale de Francisco da Costa, l'attendrissante rêveuse des Espérances,
rentra dans sa chambre, et ne parvint pas à pleurer. Elle restait sous
le poids de la stupidité, et avait l'impression de porter sur sa tête
un casque de boue, permettez-moi cette image.
Vitorina se montra remarquable dans l'art
d'enfiler les arguments afin de convaincre Ângela qu'elle allait être
heureuse bien qu'elle n'aimât pas son mari, et lui accordât juste
l'estime due à un homme qui, grâce à sa richesse, lui assurait
l'indépendance, la considération du public, et bientôt le plaisir de se
retrouver veuve parce
que, disait la servante,
une autre
attaque nous en débarrassera.
Dans une tragédie de ce genre, le comique, comme
on le voit, touche presque toujours d'autres personnes, au-delà de ce
Fialho, lequel, n'en déplaise aux railleurs, avait un bon fond, et
pouvait faire un mari convenable à condition d'être attelé à une
femelle de son espèce.
Nous ne nous étendrons pas outre mesure sur le
remue-ménage que provoquait dans la maison la joie de Rita et de son
frère. Fialho partit aussitôt pour Porto faire ses achats en vue du
mariage, et c'est alors qu'il acquit des brillants d'une valeur de 6
500 contos de réis, comme on l'a vu au premier chapitre de cette
chronique sociale, des coupons de soie, des pièces de velours ainsi que
tout ce que lui proposèrent les établissements français et les
couturières qu'il engagea, et ramena avec lui dans son domaine.
Au milieu de cette agitation, Ângela était comme
insensible, et gardait le lit sur lequel une lente fièvre l'avait
renversée.
Vitorina exagérait son effroi, et l'on pouvait
s'attendre à ce que sa maîtresse se déliât de son vœu, et ne se mariât
pas.
— Que m'importe à moi, dit Ângela. D'une façon ou
d'une autre, je n'en ai plus pour longtemps. Mon cœur, je ne le sens
plus. Je ne regrette rien. Je meurs sans manquer à ma parole. Si Dieu
ne me donne pas une meilleure vie ailleurs, c'est qu'il n'y a pas de
Ciel.
Ângela se trompait. Au bout de quinze jours, elle
était lasse de songer à son malheur et indifférente, sinon en
possession d'elle-même. Ces restaurations sont fort communes. Je suis
convaincu que les larmes défont et brisent certaines certitudes et
certaines espérances ; mais, comme on a besoin des autres dans la vie,
il s'opère un renouvellement, et l'on est pris par d'autres
préoccupations. De telles rénovations bien précoces sont de règle dans
les natures féminines : les larmes sont chez elles plus abondantes. Et,
si je ne me trompe, il y a là un cœur de dame qui peut donner chaque
année diverses récoltes, deux, trois ou plus, conformément à la règle
des larmes. Le monde ignorant les calomnie en les accusant de
versatilité quand il ne s'agit que d'illusions que l'on étouffe, et de
bourgeons qui s'épanouissent dès que les larmes s'étanchent.
Ces choses une fois précisées, qui en expliquent
d'autres relatives à la fille du général Noronha, il importe de savoir
que le 4 novembre 1841, vers neuf heures du matin, D. Ângela de Noronha
Barbosa et Hermenegildo Fialho reçurent le sacrement du mariage.
Parmi les témoins de cette union, qui suscitait
l'envie des dames et des messieurs de la commune, il y avait le fameux
João Pedro, majordome du général.
C'est qu'il était arrivé la veille pour remettre à
D. Ângela le coffre à bijoux de Maria d'Antas, et lui montrer une
lettre écrite à Paris, où le général disait :
Si
tu sais où demeure la dame qui a passé la nuit
chez moi, remets-lui un coffre avec des objets en or et des pierres qui
se trouve dans la chambre et demande un reçu.
Apprenant la richesse du fiancé avant de l'avoir
vu, João Pedro félicita la fille de son patron ; mais, après l'avoir
vu, il se gratta les cheveux qu'il avait fort clairsemés, et prit
Vitorina à part pour lui dire :
— Ça, par dix mille diables !...
— Eh bien ? demanda la servante.
— Ça, si la fidalga n'est pas une sainte, cet
homme sera...
Et il se tut, parce qu'il devina que j'allais
reproduire fidèlement ces propos.
CHAPITRE XVII
Histoire des brillants
En janvier 1842,
Hermenegildo s'installa à Porto dans sa demeure, pompeusement meublée,
rua do Bispo.
Afin de prévenir toute surprise, disons d'emblée
que le Brésilien était rêveur et un tantinet mélancolique.
Il ne s'ouvrait à personne parce que sa sœur, à
qui il se confiait, était restée au domaine des Choupos pour s'en
occuper. Il est toutefois aisé de pénétrer dans les cavernes de cette
poitrine, nonobstant sa grasse armure.
Fialho a l'impression d'inspirer de la répugnance
à Ângela. Pas un sourire, pas une caresse, pas même une parole qui ne
soit une réponse concise et sèche. Il n'ose pas lui faire de reproches
; mais quand il se plaint doucement, Ângela répond en fronçant le front
et par un silence terrible.
Le remords commence à dégraisser son épaisse
musculature, et son foie à affecter le fonctionnement de ses intestins.
Il a recours aux émollients ; mais son épouse, comme il l'a révélé à
Atanásio, son compère, lui fait appliquer ses cataplasmes par un
Galicien.
Ângela le fait innocemment. Et peut-être que,
mariée à un archange, elle ne mettrait pas ses mains dans de la farine
de lin, si les archanges pouvaient souffrir du foie.
Sous les tuiles de nos semblables, on assiste à de
ridicules agonies, qui échappent à Cléophas et Lesage.
Vitorina continue de guetter sur le visage de son
patron les indices d'une mort prochaine. Si elle le voit plus jaune, ou
plus rouge, le nez moins irrigué, ou les yeux plus enfoncés, elle
s'empresse de dire à Ângela : Le
bonhomme ne va pas s'éterniser. La
phrase est elliptique et sobre :
ne pas s'éterniser, cela signifiait
presser le pas sur le chemin de la sépulture.
Décidé à vivre et à se distraire, Fialho ouvrit un
bureau dans la rua da Reboleira et acheta des navires. Et ça le
distrayait. Il n'allait pas aux bals et aux théâtres, et Ângela n'en
exprimait pas l'envie. Comme on le sait déjà, pour remplacer la messe,
il acheta un oratoire à l'usage de son épouse. En matière de religion,
Hermenegildo était une bête !
Six mois passèrent. Ângela changea d'une façon
bénéfique pour tous les deux. Elle s'y faisait. Elle avait une
conversation moins triste ; mais elle caressait un chat pour jouir d'un
plaisir tout naturel dans ses mains veloutées. Hermenegildo regardait
l'échine luisante de l'animal, en écumant d'une colère qu'il ravalait,
ça lui laissait un goût acide comme un vomissement provoqué par un
trouble digestif.
Au printemps de cette année, le Brésilien se
rendit à son domaine, et seul, pour se plaindre à sa sœur en ces termes
:
— Elle n'éprouve pour moi aucune espèce d'amour.
Elle passe des journées à ne pas dire un mot, et certaines nuits, elle
s'endort à force de prier, et elle ne vient pas me rejoindre. Ce
mariage, ç'a été une calamité ! Jamais un homme sensé ne s'est engagé
sur un tel coup de tête ! Elle est jolie, et alors ? C'est comme avoir
un tableau chez soi. Elle est fidalga ? Ça me fait une belle jambe ! Il
n'y a pas plus fidalgo qu'un coffre-fort ! J'ai perdu mes illusions, et
il n'y a plus à revenir là-dessus, j'ai donc fait mes comptes, et je
sais ce que je vais faire... Plus question d'amour. Des femmes qui
veulent bien de moi, ce n'est pas ça qui manque. Je me débrouillerai
comme tout le monde.
Sa sœur lui donna de bons conseils, et lui demanda
de faire preuve de sagesse et de circonspection.
— Souviens-toi, disait-elle, que la pauvre fille a
fait un vœu pour te sauver de la mort, et qu'elle s'est mariée avec toi
sans amour.
— Elle aurait mieux fait alors de ne pas se marier.
— Je te l'ai dit, et tu m'as dit que l'amour
viendrait après. Attends donc qu'il vienne, mon vieux.
— Je peux attendre longtemps ! Écoute, elle accuse
plus que son âge, et, à force de faire la tête, elle n'est plus du tout
la même. Elle a fondu, et elle est blanche comme la chaux sur les murs.
— La pauvre ! fit Rita, toute retournée.
— Pauvre de moi, oui !
— Mais, Hermenegildo, tu es bien gras, toi !
— Encore heureux ! Il ferait beau voir ! Je
m'organise.
— Mais ne la fais pas souffrir, c'est un ange.
— Ne me raconte pas de fariboles, Rita ! Cette
femme couve un autre amour, plus ancien. Et plaise à Dieu ou au Diable
qu'elle ne me joue pas un tour à sa façon, je ne suis pas d'humeur à
plaisanter. À la première incartade, je prends le large.
— Doux Jésus ! Tu dis des sottises, et ce n'est
pas charitable ! Une dame si bonne, et qui prie autant...
— À d'autres, ma mie ; celles qui prient, elles
savent fort bien pourquoi elles le font. Si elles n'ont rien à se
reprocher, pourquoi qu'elles prient ? Réponds, si tu en es capable.
— Tu es un hérétique, Hermenegildo.
— Comment ça, un hérétique ? Je suis un phélosophe,
voilà ce que je suis.
Et c'en était un.
Tandis qu'il philosophait dans un langage
accessible à tous – un mérite qui n'est pas revendiqué par beaucoup de
ses confrères – des événements extraordinaires se produisaient dans la
vie d'Ângela.
Elle se trouvait un dimanche matin à sa fenêtre
quand elle vit une femme voilée qui remontait la rue en venant de la
Praça Nova ; elle frémit en la voyant de loin. Elle descendit très vite
au premier étage et ouvrit la fenêtre au moment précis où la femme
passait en face. Elle eut des doutes, puis elle fut convaincue, et dit
à voix haute à sa servante qui l'avait suivie, tout effrayée :
— Est-ce que ce serait Joana ? !
La femme qui passait tourna vivement les yeux,
aperçut Ângela et s'arrêta.
— C'est elle ! C'est elle ! confirma Vitorina.
— Montez Madame Joana, dit sa maîtresse, dans tous
ses états, en courant pour la recevoir dans la cour.
— Oh, Madame ! s'exclama Joana. Oh, Mon Dieu ! Je
vous trouve donc ici, Madame Ângela ! Je vous revois encore !
Attendries, elles s'embrassèrent, et montèrent en
restant enlacées.
— Comme elle semble diminuée ! dit Vitorina en se
signant.
— Je suis bien vieille et bien malade... et vous
êtes encore si belle, vous avez un peu moins de couleurs quand même
!... Je suis arrivée de Viana, il y a trois mois, j'ai demandé après
vous, et personne n'a su me dire où vous habitiez. Et vous étiez ici !
Et moi, je ne le savais pas !
— Vous avez donc eu beaucoup de malheurs dans
votre vie ? demanda Ângela, sans pouvoir détacher d'elle ses yeux
baignés de larmes.
— Si j'en ai eu, Madame ! Ça fait presque quatre
ans que nous vivons d'un travail qui ne rapporte guère...
Ângela l'interrompit :
— Que vous vivez... Votre frère, alors...
— Mon frère vit avec moi, Madame. Nous ne nous
éloignons pas l'un de l'autre, et Dieu a été bon avec nous : il nous
permet de vivre ensemble...
— Et la mort de votre mari là-dessus... balbutia
la nièce de D. Beatriz.
— Ne m'en parlez pas, Madame, c'est pour moi un
véritable crève-cœur quand je le revois plein de vie, en train de
lutter contre l'adversité pour arriver à payer sa dette à D. Beatriz,
sans vendre la maison ; c'est le désespoir de se voir déshonoré qui l'a
tué en quelques jours, et...
— Je sais tout, je sais tout... murmura Ângela en
lui serrant les mains. Pardonnez-moi, vous me pardonnez ?
continua-t-elle d'une voix tremb¬lante. Pardonnez à la femme qui a
provoqué la mort de votre mari...
— Ce n'est pas vous qui l'avez provoquée ; c'est
sa mauvaise étoile qui nous poursuivait. Vous avez été aussi coupable
que moi et mon pauvre Francisco. Vous avez aussi beaucoup souffert à
cause de lui, d'après ce que j'ai entendu dire à Viana par une
domestique qui est partie du couvent. On m'a appris que vous en aviez
été réduite à travailler... Qui l'aurait dit ?...
— Quelle importance ? C'eût été pire si avec mon
travail je n'avais pu gagner le pain de chaque jour... dit Ângela,
pensive.
— Quand je l'ai raconté à mon frère, on aurait dit
que l'éclat de ses yeux s'éteignait sous ses larmes...
Les deux femmes se racontèrent ce qui leur était
arrivé depuis le moment où elles s'étaient séparées.
La lectrice sensible préfère ignorer les épreuves
qu'évoquèrent les deux amies ; l'on connaît plus de malheurs qu'il n'en
faut pour attirer la pitié et la sympathie.
Trois heures s'étaient passées, entre sourires et
larmes, à ces confidences, quand Joana se leva et dit :
— Permettez-moi, Madame, d'aller préparer le dîner
de mon frère.
— Attendez... fit Ângela, et elle se dirigea vers
sa chambre.
Elle s'arrêta à la porte, et s'exclama, comme si
elle avait peur d'entrer :
— Ah !
Elle appela Vitorina, et demanda, pleine
d'inquiétude :
— Les bijoux de ma mère ne sont-ils pas restés à
la propriété ?
— Oui, Madame. Vous m'avez dit de les enfermer
dans la commode, parce qu'il s'agissait d'objets anciens dont on ne se
servait plus ; même que votre mari a fait remarquer que le mieux, ce
serait de les remplacer par des parures actuelles.
— C'est vrai !... se rappela Ângela avec beaucoup
d'amertume. Je ne sais plus quoi faire. Je voulais les donner à Joana.
— Les donner ?... Et si votre mari demandait ce
qu'elles sont devenues ?
— Je répondrais que je les ai données.
Le ton sévère de cette réponse imposa le silence à
la domestique.
Ângela retourna dans le salon, serra entre les
siennes les mains de la veuve, et lui dit, avec une véhémente solennité :
— Vous allez me jurer, mon amie, par la mémoire de
votre mari que vous ne direz pas à votre frère que vous m'avez vue.
— Je vous le jure, Madame.
— Et vous ne le lui direz pas parce que le fait de
nous voir redoublerait nos infortunes à toutes les deux.
— Il n'était pas besoin de me le rappeler, Madame.
— Et vous me promettez de vous présenter ici,
demain, à la même heure ?
— Oui, Madame.
— Vous pouvez partir, alors, et soyez sûre que je
garde dans mon âme de sœur une place pour l'âme de votre mari. Je vais
vous sortir d'affaire si vous n'oubliez jamais votre serment.
— Je ne l'oublierai jamais, Madame Ângela.
Joana sortit. L'épouse du Brésilien ouvrit alors
un étui de velours qui renfermait les bijoux que sont mari lui avait
offerts. Elle examina les pièces, en chercha une dont les pierres se
dessertiraient plus aisément. Elle choisit le bracelet et
avec une des pointes de ses ciseaux, elle parvint à extraire un
brillant. Elle appela Vitorina et lui dit :
— Va vendre cette pierre à un orfèvre.
— La vendre ? ! s'écria la servante, effarée.
— Oui, la vendre.
— Connaîtrons-nous d'autres malheurs, Madame ?
— Non, nous avons d'autres malheurs à réparer.
Fais ce que je te demande, Vitorina, ou c'est moi qui y vais.
La domestique se sentit poussée par une force
irrésistible. Quand elle donnait des ordres sur un ton impérieux,
Ângela rappelait à la vieille l'orgueilleuse et inflexible D. Maria
d'Antas.
Vitorina sortit. Elle passa au crible, rua das
Flores, les bijouteries les plus prospères. Elle entra dans la boutique
des sieurs Mourões, et vendit le brillant deux cent cinquante mille
réis.
Elle frissonna encore en mesurant la gravité du
délit à cette quantité d'or et d'argent qui lui pesait en quelque sorte
sur la conscience. Elle remit l'argent à sa maîtresse et se hasarda à
exprimer sa crainte sur les suites d'une telle démarche.
Ângela dissipa les frayeurs de Vitorina en
manifestant une joie extrême - c'était le seul rayon de lumière qui eût
depuis des années effleuré cette âme endeuillée.
— Il m'a déjà dit que mes bijoux valaient dans les
quatre ou cinq contos, ajouta Ângela pour atténuer les scrupules de sa
pointilleuse servante. S'il (il, c'était le mari) s'il s'aperçoit que
j'ai disposé de ces brillants, il détient là-bas ceux de ma mère sur
lesquels il peut se rembourser.
— Le pire, ce serait encore qu'il demande à qui
vous avez donné cet argent... objecta la vieille, prudente.
— S'il me le demande, je lui dirai : Je l'ai
donné. Tu verras que je tiens ma parole, si l'occasion se
présente.
— Dieu nous en préserve, par la Sainte Passion, et
par sa Mort !... fit Vitorina pour conjurer le sort, et elle prit sur
elle afin de ne pas gâter par un méchant présage l'exultation de sa
maîtresse.
Le lendemain, la sœur de Francisco se présenta à
l'heure dite. On fut ravi de la voir:
— Me jurez-vous toujours, mon amie, par la mémoire
de votre mari, dit la fille du général aussi gravement que la veille,
que vous ferez tout ce que je vous dirai, sans souffler mot à votre
frère de ce qui se passera ici ? Me le jurez-vous ?
— Je ferai tout ce que vous direz tant que cela
n'entraînera pas de chagrins pour lui.
— Ne m'imposez pas de conditions ; si vous le
faites, vous me rendrez plus malheureuse encore que je ne l'étais, dit
Ângela, et elle perdit l'espace de quelques instants l'allégresse qui
lui illuminait le visage.
— Je ferai ce que vous me demanderez.
— Bon. Écoutez-moi. Je veux que vous changiez
d'état, de maison, de tout. Je veux que votre frère continue ses
études. Je veux vous rendre ce que vous avez perdu après la mort de
votre mari...
— Oh Madame, Madame...
— Attendez. Écoutez la suite. Je veux que, même en
rêve, votre frère ne puisse pas soupçonner d'où vous tirez ces
ressources. Aidez-moi à réfléchir ; comment nous y prendrons-nous ?
Comment arriverons-nous à le tromper ¬?
— Je ne sais pas, Madame... Mon frère sait que je
ne possède rien et que tous nos parents sont pauvres...
— J'y ai réfléchi toute la nuit. J'ai imaginé un
mensonge innocent. Regardez si ça peut marcher... Il me semble que
oui... Faites, ma chère amie, comme si une personne à Viana, qui ne
veut pas se faire connaître, était restée, dans sa conscience,
redevable à votre mari d'une certaine somme, et qu'il voulût la
restituer parce qu'il éprouve des remords d'avoir contribué à la ruine
et à la mort de M. José Maria. Vous comprenez ?
— Oui, Madame, mais...
— Attendez. Écoutez le reste. Cette personne dit
dans sa lettre qu'il va rembourser peu à peu la somme qu'il lui doit,
et que cette somme n'est pas insignifiante. Pour que votre frère puisse
continuer ses études, sans crainte d'avoir à les interrompre, faute de
moyens. Qu'en pensez-vous ?
— Je trouve que ce n'est pas une mauvaise idée ;
mais si mon frère entre¬prend des recherches...
— La personne dira dans sa lettre que toute
recherche entreprise entraînera la suppression des paiements, parce que
celui qui vous dédom¬mage ne se cache pas de Dieu, mais veut se cacher
du monde. J'ai pensé à tout.
— Mais qui va écrire la lettre ? rétorqua Joana.
— La belle affaire ! C'est moi qui l'écrirai.
— Mais il connaît votre écriture...
— On ne peut rien vous cacher ! Laissez-moi
finir... Moi, je l'écris, et Vitorina fait venir un garçon de l'école
qu'elle paiera pour la recopier, et l'on fait ensuite comme si elle
était apportée par un inconnu, qui vous contactera chez vous pendant
que votre frère se trouve au bureau, et vous la remettra en même temps
que cet argent.
Là-dessus, elle remit à Joana une pochette qui
contenait les 250 000 réis.
La sœur de Francisco hésitait à la prendre. Ângela
la lui lança sur les genoux, et dit : – Avec ces façons, vous
m'empêchez de goûter vraiment la joie que Dieu m'accorde pour
contrebalancer le martyre que j'ai vécu durant quatre ans. Laissez-moi
la savourer pleinement, je vous en supplie ! Je vous le demande par
l'âme de votre mari.
Baignée de larmes, Joana se pencha pour baiser les
pieds de la fidalga qui, transportée, la serra contre son cœur.
— Il faut partir, maintenant, il se fait tard.
Mettez cet argent dans un endroit où votre frère ne le verra pas.
Revenez demain à la même heure, j'aurai la lettre. Je ne me tiens plus
de joie. Je vais remercier Dieu pour ce rayon de soleil ! Ne me
trouvez-vous pas aujourd'hui plus jolie ? plus jeune¬? Voyez l'effet
que produit le bonheur !... Ça fait quatre ans que j'attends cette
heure !... C'est la première fois que je vois votre mari me sourire de
l'autre monde !... Ne pleurez pas, il ne le veut pas. Partez, mon amie,
partez.
Joana sortit en essuyant ses larmes et entra dans
la première église qu'elle trouva ouverte pour demander au Seigneur de
bénir la vertueuse Ângela pour sa charité.
Le plan réussit et elle en fut soulagée.
En lisant la lettre, Francisco José da Costa, fut
comme interdit par cette exemplaire restitution en un temps où les
esprits sont à ce point éclairés par la philosophie – alors qu'il
n'existe plus d'enfer pour châtier les voleurs, ni de ciel pour la
gloire des repentis. Il compta l'argent et dit à sa sœur :
— Tu vas cesser de travailler, à présent, ma
pauvre Joana. Vis de ce que tu toucheras ; moi, de mon côté, je me
débrouillerai avec les trois tostões de mon bureau.
— Il n'en est plus question, Francisco. Tu n'es
plus clerc de notaire.
— Tu es folle de t'extasier sur ces 250 000 réis
!...
— Attention, Francisco, répondit-elle : si cet
argent et celui qui viendra ne te sert à rien, il ne m'est d'aucune
utilité. Ou tu continues tes études, ou je continue mes travaux de
couture en attendant que tu te décides à utiliser cet argent. Je te
jure que je ne prélèverai pas cinq réis de cette somme et de celles que
je toucherai, tant que tu n'auras pas achevé ta formation. Ce que je te
demande, c'est de louer pour moi un appartement plus convenable et de
le meubler plus proprement. Je te demande beaucoup pour toi, et très
peu pour moi. Nous sommes en mars ; vois si tu arrives encore à suivre
cette année les cours que tu as interrompus en février il y a quatre
ans. Poursuis ta formation, mon cher frère, et tu seras plus tard mon
soutien. Je me reposerai alors car je pourrai compter sur le tien.
La loi ne permettait pas de s'inscrire hors
délais. Francisco passa le reste de l'année à réviser les matières
oubliées à partir des cours les plus élémentaires des classes
préparatoires. Il prit un appartement plus confortable, acheta des
livres, se sentit renaître, bénit à maintes reprises la Providence qui
avait inspiré au cœur d'on ne sait qui le vertueux désir de restituer
le produit d'un vol – une vertu bien exigeante, dis-je, qui remplirait
le ciel de saints si les voleurs, un beau matin, s'entendaient pour en
expulser les bienheureux dont on récompense des vertus faciles. Voler
et restituer ensuite, disait-il, met en branle une transformation
morale tellement radicale qu'il n'est pas besoin d'évoquer un autre
phénomène pour démontrer le caractère divin de la religion qui a
accompli un tel miracle.
Il a été question au premier chapitre de la vente
des brillants qui s'est poursuivie jusqu'à la fin des études de
Francisco Costa, en 1846. L'étudiant n'a jamais perdu ses illusions.
Les sommes restituées se montaient à 1 600 000 réis environ, quand le
médecin-chirurgien, contrarié de ne pas se voir confier un poste dans
une clinique, bien qu'il se distinguât par les prix remportés
et sa dextérité opératoire, décida d'accepter la proposition d'un
armateur, de s'embarquer pour Rio de Janeiro en tant que chirurgien
dans une galère. Celui qui la lui faisait, c'était Hermenegildo Fialho,
un homme que Francisco ne connaissait même pas de nom. Il accepta,
étant entendu qu'il resterait à Rio, s'il donnait toute satisfaction.
La veille de l'embarquement de son frère, Joana
demanda, à genoux, à Ângela de l'autoriser à dire à qui ils devaient
leur bonheur. L'épouse du Brésilien rétorqua que ce serait bien mal la
payer que de citer son nom sans que cela fût nécessaire, ni utile, en
humiliant un homme qui ne pouvait remercier pour ses bienfaits, sans la
gêner, une dame qui l'avait aimé.
Pour ce qui est de la vie privée du Brésilien et
de son épouse, il faut noter qu'elle s'améliora sensiblement. Ângela
était devenue plus traitable, ou c'était le plaisir de sa bienfaisance
qui transparaissait sur son visage, plus affable en présence de son
mari. Lui, de son côté, réalisant le programme exposé d'une façon
équivoque devant sa sœur dans la formule : Je me débrouillerai,
fit
bien plus que l'appliquer en meublant à S. Roque de Lameira et à la
Cruz de la Regateira, deux pavillons accueillants, des nids d'amour, où
il gardait les deux oiseaux pris à la glu de son or dans les forêts de
sa propriété de Barrosas, comme il l'avait avoué en justifiant le
procédé à son hôte et compère Atanásio José da Silva.
Vu que nous sommes parvenus au point où nous avons
laissé le Brésilien en train de ronfler, reprenons le fil de notre
histoire, après avoir lavé l'épouse immaculée de toute perfide
présomption.
texte et dessins : René Biberfeld - 2009
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