Castelo Branco

   Camilo Castelo Branco

Introduction et options de traduction
L'Aveugle de Landim................(Nouvelle)
Le Roman d'un homme riche......(Roman)
Les Amours fatales......................(Roman)
Les Amours salvatrices...............(Roman)
Les Nuits de Lamego..............(Nouvelles)
Les Brillants du Brésilien...........(Roman)
Volcans de boue..........................(Roman)
Monsieur le Ministre..........(Court roman)
Coeur, tête, estomac......................(Roman)
Mémoires de prison...............(GrosRoman)


Où se trouve le bonheur ?..............(Roman)
Le portrait de Ricardina................(Roman)
Ne me tue pas...................(Courte pochade)
Le seigneur du palais de Ninães... (Roman)
La sorcière du mont Cordoba....... (Roman)
20 heures de litière...(Petits contes moraux)
Le juif...........................(Roman historique)
Ça alors !.......................... (Roman déjanté)
Le bourreau...................................(Roman)
Vengeance.....................................(Roman)
La fille de l'archidiacre..................(Roman)

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    A notre connaissance, les Novelas do Minho n'avaient pas encore été traduites en français. Nous l'avons fait, en voici un échantillon. La traduction est l'oeuvre de René Biberfeld qui a acquis divers titres universitaires dans le domaine des Lettres, mais aucun en portugais ; la relecture est le fait de Simone Biberfeld, qui a traduit Maria Judite de Carvalho et la Correspondance de Pessoa (éd. La Différence) ; enfin la mise à la norme typographique est due à J-H Robert, webmestre de l'Ouvroir, qui peut se prévaloir de quelques titres universitaires sur cette langue mais n'a travaillé que la version française...
    Le point commun de ces trois personnes est d'avoir vécu de nombreuses années au Portugal.
   Version originale :  manybooks.net
oiseau sabia
L'oiseau sabia
Camilo CASTELO BRANCO

Extrait des Nouvelles du Minho :

L'aveugle de Landim

Traduction de R. C. BIBERFELD

revue et amendée par  S. BIBERFELD


Au Vicomte de Ouguela
"Soyons amis comme l'ont été nos pères, 
et donnons à nos enfants l'exemple qu'ils nous ont donné"
-


 I


   C'est à ce bureau et sur ce canapé qu'était assis, il y a treize ans, par une chaude après-midi d'Août, l'aveugle de Landim. Les traits de cet homme sont inoubliables. Il avait cinquante-cinq ans qu'il portait plus allègrement que bien des hommes éprouvés par la vie ne peuvent se vanter de le faire à quarante. Son visage grassouillet témoignait d'une conscience paisible et saine. Il avait les épaules larges, une belle capacité respiratoire, le cœur et le poumon bien ventilés par la plèvre ample et élastique. Il dissimulait ses pupilles blanchâtres derrière des verres fumés, enchâssés dans une monture à grands cercles d'or. Il était vêtu de noir, avec le redingote boutonnée, le pantalon étroit, et les bottes vernies ; il tenait ses gants chiffonnés dans sa main gauche, et s'appuyait de sa droite sur une canne à pommeau d'argent.
   Je ne le connaissais pas quand on m'a donné sa carte de visite au nom de  Antonio José Pinto Monteiro.
   Á São Miguel de Seide, une visite précédée d'une carte, c'était la première du genre.
   — Qui est-ce ? demandai-je au domestique.
   — C'est l'aveugle de Landim.
   — Et qui est cet aveugle ?
   Le domestique, désireux de me donner toutes les informations nécessaires, me répondit que c'était l’Aveugle, comme s'il s'était agi d'un aveugle par excellence et passé dans l'histoire  : Tobias, Homère, Milton, etc.
   J'ai demandé qu'on l'amenât dans mon bureau. J'entendis les pas rapides et sûrs de quelqu'un qui gravissait les douze marches, puis cette question brusque lancée à partir du palier :
   — À gauche ou à droite ?
   — À gauche, répondis-je. Et je suis allé l'accueillir à l'entrée.
   Il me tendit fermement deux doigts, et me décocha, sur sa lancée, une allocution dans le style d'un Président de Conseil Municipal en pleine brousse, qui s'adresse à des Altesses Royales, sur l'immortalité promise au romancier que j'étais, regrettant qu'on ne m'eût pas encore dressé au Portugal une statue... équestre ; peut-être n'a-t-il pas dit exactement statue équestre. Je lui trouvai du bon sens. J'avais moi-même trouvé cela regrettable. Cependant, je me devais de rejeter modestement la statue, comme le duc de Coïmbra, tout en remerciant Pinto Monteiro de son candide hommage.
   — Je me suis fait lire vos livres immortels, dit-il.  Je ne les lis pas parce que je suis aveugle.
   — Tout à fait ? lui demandais-je. Une cécité absolue me semblait incompatible avec ses déplacements lestes et sûrs.
    — Tout à fait aveugle, depuis trente-trois ans. Je suis devenu aveugle à la fleur de l'âge, quand je saluais l'aube de mon vingt-deuxième printemps.
   — Et vous vous êtes résigné...
   — Si je me suis résigné !... Je suis mort de douleur, et ressuscité dans les ténèbres éternelles... Plus de soleil ! Plus jamais !
   J'étais pénétré d'une poignante compassion. Je lui débitai les consolations d'usage ; je citai les plus célèbres aveugles de l'antiquité, et les contemporains. Je nommai le prince de la lyre péninsulaire, Castilho, et il me coupa.
   — Castilho possède un génie qui pénètre les réalités de la Terre et du Ciel. Je suis affligé de deux cécités : celle du corps et celle de l'âme.
   Je lui trouvai une éloquence attique et sobre ; il appartenait, pour sûr, à la crème des lettrés. Il venait sans doute m'inviter à fonder avec lui un journal à Landim, s'il ne venait pas me solliciter pour que j'appuie sa candidature à l'Académie Royale des Sciences.
   Nous avons développé divers sujets l'un et l'autre avant qu'il n'en vînt au fait. Il s'agissait d'un litige sur la propriété de quelques moulins à eau qui lui avaient coûté trois mille réis, et il me demandait d'user de mon crédit pour que les juges de seconde instance lui rendissent justice pleine et entière.
   Je lui fis observer que mon influence pouvait s'avérer nécessaire, si le droit était du côté de son adversaire ; autrement dit, c'est celui qui n'a pas le droit de son côté qui sollicite.
   — C'est juste ! me coupa-t-il.  Cela tombe sous le sens. Mais il se passe que mon adversaire sollicite parce qu'il n'est pas dans son droit ; il ne faudrait pas que les juges s'imaginent que je fais plus confiance aux lois qu'à eux-mêmes...
   Il me parut sagace, raisonneur, et d'une mentalité germanique, l'aveugle.
   Il me donna quatre mémoires, alluma son troisième cigare, et se leva. Je l'accompagnai jusqu'au portail, et je l'ai vu monter avec une élégance de Haute École une jument superbe, passer avec dextérité de la longe aux rênes, éperonner, et partir tout seul.
 
   Eh bien, l'aveugle fut débouté de sa requête sur les moulins à eau parce que ces moulins n'étaient pas exactement à lui, et que je ne pouvais demander aux juges de les confisquer à leur propriétaire pour me les donner afin que je les donnasse à l'aveugle.
   Je ne l'ai plus revu. Il me retira son estime ainsi que la statue. Et cinq ans plus tard, il mourut.
   On ne peut entamer l'histoire des hommes extraordinaires qu'à la lueur de leur tombe. Dans la vie courante, les actions des héros semblent mira culeuses ; les panégyristes souffrent apparemment de strabisme. Il est temps d'esquisser le profil de cet homme oublié, et je laisse à qui le voudra le soin de sculpter son visage dans un marbre plus durable. Je tiens à démentir les mauvaises langues qui voient dans le Portugal une pépinière de lyriques, de romanciers fades voués aux idylles villageoises, parce que nous ne possédons pas de personnages suffisamment savoureux pour qu'on en tire des romans en quatre volumes.

II


   Il était né à Landim le 11 décembre 1808.
   En 1808 ! Quand ils traitent d'une personne née à cette date, ou à peu près, les biographes ne nous épargnent aucun détail de la Révolution française, en commençant par Louis XVI, s'étendent sur la guerre péninsulaire, et concluent ce cours d'histoire contemporaine en présentant comme une conséquence inéluctable de l'évolution sociale la naissance d'un tel individu.
   Une des nombreuses personnes qui sont nées en 1808 sans même peser un scrupule, selon l'ancienne unité, sur les destins lusitaniens, fut ce fameux Antonio José Pinto Monteiro.
   Son père faisait les barbes à Landim avec une férocité restée impunie. Il existe de sanglantes traditions sur ses rasoirs comme sur l'épée de Dom Afonso Henriques. Il semble bien qu'au bout de soixante-dix ans, les petits-fils de ses clients sentent encore les brûlures des estafilades infligées à leurs aïeux. On parle de lui à Landim, comme de Torquemada à Valladolid. Ce barbier est une légende comme Géryon, assassiné par Hercule, et le monstre de Rhodes célébré par Schiller.
   Antonio, le premier né de cet écorcheur fit preuve d'une rare aisance dans l'apprentissage des premiers rudiments. À seize ans, il était un prodige en calcul et en bâtarde. À douze, il imitait des signatures à la perfection sans qu'on lui en sût gré, et se vengeait du mépris d'un État qui le laissait végéter dans l'oubli, en établissant des correspondances entre des personnes qui ne correspondaient point, moyennant quoi il se procurait, de temps en temps, quelques pintos.
   Comme on ne saurait garder de tels talents sous le boisseau, le jeune homme souffrit de quelques contusions. Un moine bénédictin de São Tirso eut pitié de ce garçon que sa déplorable habileté gâtait en de si vertes années. Il lui paya un billet pour le Brésil parce qu'il savait que l'air de Santa Cruz, comme celui de l'Éden, restaure notre innocence.
   Il se fit embaucher comme commis à Rio. Il fut apprécié les trois premières années. Il se distinguait de ses compatriotes obtus par sa verve, ses traits d'esprit face aux clients, des ruses licites de comptoir, et les canailleries ordinaires qui trahissent une vocation affirmée que l'on appelle dans l'argot du commerce : "Le coup d'œil." Ses heures libres, il les consacrait à la lecture et au violon. Le genre littéraire qu'il avait le mieux approfondi, c'était l'éloquence du tribun. Il avait appris le français pour lire Mirabeau et Danton. Il s'en était imprégné, et testait l'idée de républiques fédératives sur des caissiers, ce qui revenait à demander des têtes de rois à des abrutis qui ne soupiraient qu'après des têtes de merlu.
   Les patrons ne flairèrent pas le Robespierre achevé qui se dissimulait derrière le commis ; mais, comme ils ne voyaient pas les avantages de l'apothéose des girondins dans une épicerie, ils le mirent à la porte pour ses opinions républicaines.
   Pinto Monteiro se mêla de politique brésilienne, entra dans la franc-maçonnerie en 1830, prononça des discours enflammés contre l'Empereur, et publia des écrits anonymes. Il se retrouva de la sorte à la frontière du pays promis aux éternels "Paturot". On ne peut savoir jusqu'où il serait allé si un militaire impérialiste ne lui avait déchiré le visage à coups d'escourgée. L'un des coups l'atteignit aux yeux. Pinto Monteiro perdit la vue.

III


   Il réagit à ce désastre avec un cœur d'airain. Une âme moins trempée se fût enfoncée dans l'épaisseur de ses ténèbres. Pas lui. Ils emprunta ses lumières à l'Enfer pour percer les secrets de ses victimes. Il alluma dans la geôle de son esprit la lampe de la haine. La vengeance allait lui prêter sa main pour le guider, comme fit Malvina pour l'aveugle de MacPherson. Pardonne-moi cette comparaison, ô barde calédonien ! J'ai bien vu Marat comparé à Jésus-Christ.
   Quand on lui permit de quitter l'hôpital, il demanda son violon, joua dans les rues, improvisa des préludes pour des airs qu'il chantait, en les accom pagnant de tristes arpèges, à la porte des riches et des taverniers. Ces airs nostalgiques évoquaient la Patrie, et la musique plaintive s'inspirait des danses du Minho. Les auditeurs le contemplaient en le plaignant, et lui faisaient des aumônes considérables pour qu'il pût rentrer au Portugal, son nid. Il avait un valet : c'était un Portugais des îles, plus jeune de quelques années. Malade, et gangrené par ses vices, il avait échoué dans le même hôpital. La misère et son instinct l'avaient enchaîné à l'aveugle. Il s'appelait Amaro Faial ; mais ceux qui connaissaient ses mérites déformaient son nom et l'appelaient Amaro Faiante, le faisan, l'imposteur. Des personnes aussi peu charitables qu'indulgentes disaient qu'avec la méchanceté de l'aveugle et les yeux du valet, on avait deux fieffés coquins.
   Pinto Monteiro s'habillait bien, faisait bonne chère en conséquence, et relevait les douceurs de son ménage grâce à l'amour d'une aventurière qui avait connu un sort peu enviable comme tant d'autres qu'exporte l'archipel des Açores, reléguées dans les Cressos de la Rua do Ouvidor, et qui jouaient les sultanes dans les fermes de Tijuca. Il avait fondé une nouvelle société. Il s'était entouré de toute la pire gueusaille, des voleurs déjà marqués par le stigmate d'un jugement, des gens douteux, des crève-la-faim sans emploi, nègres et blancs, pas du tout choisis au hasard, mais figurant sur les registres de police, et habilement triés par Amaro Faial.  Il avait lu les Mémoires de Vidocq, le célèbre chef de la police parisienne. Il avait été enchanté par l'équité d'un gouvernement qui avait élevé Vidocq, le fameux voleur, à ce poste ; parce qu'il s'était pendant vingt ans adonné au brigandage, et fait sur les galères les amis qu'il livrait ensuite à la chiourme.
   Pinto Monteiro mit de l'ordre dans cette bohème qui, volant jusqu'à cette année sans méthode et sans statut, avait exercé le métier de brigand d'une façon indigne d'un pays qui se civilise. Il se fit élire président à l'unanimité, et nomma secrétaire Amaro Faial. Ce faisant, il concevait un dessein presque héroïque, nous le verrons tout à l'heure. Une fois investi de cette présidence incompatible avec l'art lyrique, il renonça au violon et, à l'instar du poète latin, il cessa de chanter, tacuit musa. Il sentait naître en lui, en cette compagnie, une âme nouvelle et prête à ouvrir de plus larges horizons.
   Les discours sociologiques du président ne permettaient pas de déter miner si le vol était une science ou un art. Pinto Monteiro entait à ses leçons sur la propriété des greffons qui se sont épanouis, et ont été mieux énoncés dans les théories de Cabet. Après l'avoir entendu, les malandrins les plus intelligents se débarrassèrent de scrupules incommodes, et tombèrent d'accord sur le fait qu'ils n'étaient pas des voleurs, mais simplement des enfants abandonnés par une marâtre société, et victimes d'un qualificatif déjà obsolète. La terminologie du 5e livre des Ordonnances ne peut normalement s'appliquer à un pays jeune, exubérant, qui possède l'oiseau sabia, et produit du coco.
   La bande ainsi organisée, sous l'heureuse influence d'un cerveau pensant, les citoyens étaient volés plus artistement : on comprenait que le simple escamotage de montres mettait en jeu des principes de physique, de mécanique, d'équilibre, de dynamique, et d'autres sciences corrélatives. On eût dit que les élèves formés selon ces nouvelles normes avaient participé à la rédaction du Manuel du prestidigitateur de Roret, et abandonnaient comme un archaïsme aux pouvoirs publics l'Art de voler de qui vous voudrez.
   La société prospérait à vue d'œil, même si son président n'en avait pas : c'est dans cette indépendance entre des organes pourtant liés que l'âme prouve son immortalité. C'est à ce moment-là que Pinto Monteiro et son secrétaire se présentèrent avec leurs registres et tous leurs dossiers chez  le chef de la police, Fortunato de Brito.
   C'est ainsi qu'un homme met en jeu sa réputation pour se consacrer à l'éradication du crime. Les Codros, et les Curcios n'agissent pas autrement quand il s'agit de restaurer la morale publique.
   Le chef de la police accepta les propositions de Pinto Monteiro, étant bien entendu que celui-ci resterait dans la confidence des voleurs et dénoncerait le lieu où les vols devaient se commettre et que la police pourrait en les découvrant en tirer des avantages et du crédit. L'aveugle avait dispensé à Fortunato quelques lumières sur l'organisation fonctionnelle de la police parisienne, suggéra des procédés qu'il ignorait, et s'engageait à l'assister dans une branche encore mal exploitée au Brésil, l'espionnage politique.
   La perfidie produisit les résultats attendus. Les coquins les plus médiocres étaient envoyés en prison ; mais les brigands les plus astucieux, le président les épargnait pour ne pas troubler d'une façon inconsidérée l'équilibre du cosmos. Il est nécessaire qu'il y ait des scandales, dit l'Évangile.
   En tant qu'agent secret de la police, il recevait des primes sorties des caisses de l'État ; en tant que chef de l'Association des Déshérités, il touchait son pourcentage sur la cagnotte commune, plus ses indemnités de président, etc.
   L'aveugle vécut ainsi durant cinq ans ; ses deux revenus lui rapportaient bien plus qu'il ne lui en fallait ; Monteiro commença d'arrondir son pécule quand à son salaire de délateur et d'agent il ajouta celui d'espion.
   Reprenant le contact avec ses anciens camarades politiques, il tint, dans les sociétés secrètes, des propos d'une violence exacerbée ; il se disait victime du despotisme militaire, exhibait ses yeux crevés et opalins avec la douloureuse majesté du général Bélisaire, le vainqueur des Huns.
   Le gouvernement fut avisé que Pinto Monteiro avait osé appeler de ses vœux un Cromwell dont il serait, lui, l'aveugle, le Milton. La comparaison serait modeste si elle n'avait des relents sanguinaires. Le gouvernement brésilien montrant la subtilité qu'on peut attendre de cerveaux nourris à l'ananas et au tapioca, comprit que l'aveugle menaçait le cou de Dom Pedro II du même sort que celui de Charles Stuart.
   On pria Fortunato de Brito de guetter la moindre occasion d'inculper l'aveugle séditieux. La tuile ! Le chef de la police s'en fut expliquer à son ministre que les discours de Pinto Monteiro n'étaient que gluaux pour attraper des merles de plus haute volée. On décida, pour régler le conflit, que l'espion renoncerait aux harangues et se contenterait de suivre la trace des révolutions tramées à Rio pour éclater dans les provinces.
   Toutes ces affaires lui laissant encore assez de loisirs, Pinto Monteiro entreprit de procéder pour son propre compte, et, sans faire appel à la bande, à un recouvrement de propriété, pour employer des termes conformes à sa qualité de déshérité.
   Un charretier était mort au moment où il s'était acoquiné avec l'aveugle pour tenter sa chance dans une affaire de fausse monnaie, dont il faisait fabriquer les plaques  à Porto.
   Le cité de la Vierge a eu des enfants remarquablement doués pour la gravure ; mais ses citoyens, n'éprouvant que dédains pour les grâces du burin, créèrent autour d'eux une froide atmosphère de découragement, et sur le piédestal même qui avait offert à des rêveurs, comme Morggen et Bartolozzi, la perspective d'une gloire assez grande pour leur procurer de la viande pour le bouillon, le mépris du public les réduisit à mourir de faim. Il serait beau, pour le martyrologe de l'art, que d'honorables élèves de l'Académie des Beaux-Arts, se laissent mourir d'inanition ; mais les réactions impératives de leurs estomacs les poussèrent à accepter l'unique emploi qui s'offrait : fabriquer des plaques à billets. Cette branche des arts d'imitation fleurit à Porto comme une plante indigène, au point que l'on y trouve des travaux admirables et fort prisés. On connaissait déjà les graveurs de Porto comme on connaît aujourd'hui les merciers de la rue de Cedofeita : Le Bon Marché, Le Roi du Bon Marché, Des prix sans concurrence. On fabriquait des billets à 5% quand cet art encore timide en était à son berceau ; ensuite, à mesure que le succès des entreprises internationales augmentait la demande, les bons artistes abandonnaient les blasons des cachets, les plaques des portails et les inscriptions sur les anneaux ; et, rivalisant de finesse dans l'exécution et de retenue dans les prix, ils offraient déjà mille cruzados de fausse monnaie pour dix escudos (dix mille réis) authentiques.
   C'était là le prix des dix escudos que le charretier avait fait acheter par l'intermédiaire de Pinto Monteiro, et qu'il n'avait pas eu le temps de récupérer, la mort l'ayant pris de court. Il avait cependant conseillé discrè tement à sa veuve de s'entendre avec son ami Monteiro, quand on lui livrerait la commande.
   Je ne sais si ces billets faisaient partie des quelque trois cent mille cruzados qui partirent vers cette époque de Porto pour le Brésil dans une effigie de Notre Seigneur de la Passion. Je n'ai pas élucidé les profanations perpétrées durant ce transfert : ce que je sais, c'est que la veuve en avisa l'aveugle, et que le jour même de cet avis, le chef de la police surprenait la vieille en train de cacher un rouleau de billets dans la poche cachée entre ses jupes et ce qu'il y avait dessous, qu'elle estimait à l'abri des brutales privautés des sbires.
   Cette femme avait hérité de quoi rester indépendante. Elle gémit six ans dans les fers, purgeant la commutation d'une peine qui la condamnait à être déportée dans l'île Fernando. Cette commutation lui avait coûté le reste de son avoir, englouti par l'aveugle de Landim. Quand elle sortit de son cachot, s'aperçut qu'elle avait été volée par l'ami de son mari, et réduite à mendier, elle dénonça au chef de la police la complicité de Monteiro dans l'affaire des billets. Fortunato de Brito convint que son représentant était une fieffée crapule : mais il en fallait une de cette envergure pour se frotter à une corruption aussi généralisée. L'aveugle de Landim jouissait de l'immunité d'un mal nécessaire.
   L'extorsion dont la veuve avait été victime se répandit, et les anciennes haines contre Pinto Monteiro en furent exacerbées. En outre, il avait violé l'esprit des statuts qui étaient son œuvre. Ses associés trouvèrent anormal et peu honnête que leur président poussât son égoïsme à une telle extrémité qu'il voulût être le seul à faire valoir ses droits sur la propriété commune. Tout ce qui appartenait à autrui leur appartenait à tous, à ce qu'il semble. Certains d'entre eux, plus clairvoyants, firent naître dans ce phalanstère le soupçon que leur chef avait des intelligences avec la police. Un mulâtre qui avait du cœur, une bonne pratique de la capoeira, et des conceptions frustes sur la façon de conduire un tel procès, fit étinceler l'acier de sa lame, et déclara qu'il allait planter son couteau dans la bedaine de l'aveugle.
   Tandis que cette scène houleuse se déroulait, rue do Cacete, dans la taverne de João Valverde, Pinto Monteiro et Amaro Faial se trouvaient à bord d'une galère, la Tentadora, qui faisait voile vers Porto.

IV


   On vit arriver à Landim, en septembre 1840, Pinto Monteiro et son prétendu comptable. L'Açoréenne l'accompagnait, qui portait en l'occurrence le titre d'épouse. C'était une femme aux hanches maigres, une rousse, parsemée de son, grande et robuste, avec des éruptions cutanées sur le front, et une boucle de barbe sur la mâchoire inférieure. Elle exhibait des moirées, chaussait des bottes vertes, et portait des crinolines qui rugissaient comme les cavernes des vents.
   Pinto Monteiro loua une maison, le temps d'en édifier une autre sur la masure de ses parents. Le comptable faisait discrètement comprendre que son patron était très riche. Des communes circonvoisines, ce fut aussitôt un concours de gens bien qui venaient lui rendre visite, les uns parce qu'ils avaient été ses condisciples à l'école, les autres mettant en avant des liens de parenté point trop lâches.
   L'aveugle régalait ses hôtes avec des plats inconnus fortement épicés par des cuisinières nègres. Ses commensaux, gavés aux légumes et au maïs, mangeaient à s'en faire péter les tripes, et ramenaient de cette copieuse table d'extraordinaires indigestions, beaucoup de souvenirs émus, et du vin à volonté. L'aveugle avait une sœur, de dix ans sa cadette, qui surgit un jour avec ses bandeaux, son trousseau, et ses corsets, dans les jupes de sa belle-sœur. On parla de marier la petite, avec une dot de dix mille cruzados offerte par son frère. Les hobereaux piquaient déjà des deux leurs poulains sur la route de Landim ; et des demandes de mariage arrivaient des contrées les plus lointaines, par l'intermédiaire des prêtres et des bigotes. La fille que j'ai connue quand elle grisonnait passé le cap de la cinquantaine, devait avoir été une brune au sang chaud, d'une grâce piquante, avec ses sourcils d'une seul tenant, et aussi noirs que le duvet de sa moustache.
   Pinto Monteiro séjournait de temps en temps à Porto avec Amaro Faial. C'est là qu'il accomplissait la mission qui lui avait été confiée par le chef de la police de Rio. Il était venu, suivant un plan concerté, se mettre en rapport avec les exportateurs de fausse monnaie, et jeter, en accord avec les intéressés, les bases organiques et saines d'un commerce moins précaire. Le résultat, prévu par l'aveugle et applaudi par Fortunato de Brito, c'était que la police connaissait les complices au Brésil des trafiquants résidant à Porto, et pouvait se saisir des principaux dans un vaste coup de filet.
   Il avait réussi à capter la confiance des deux graveurs les plus habiles et les mieux connus de l'autre côté de la mer ; mais l'un d'eux, Coutinho, le vieillard que j'ai vu mourir dans l'infirmerie de la Relação en 1861, ne dénonça pas les personnes avec qui il était en affaires, quoique l'aveugle lui eût garanti une vieillesse opulente et honorable. L'autre artiste, qui est mort riche, bien qu'il eût déboursé des dizaines de milliers d'escudos pour échapper à la prison, ne dénonça pas ses clients, lui non plus, mais il demanda à l'aveugle de négocier pour lui au rabais une cinquantaine de milliers d'escudos, qui restaient de la dernière édition.
   Et l'aveugle les acheta.
   En 1841, l'hôtel préféré des brésiliens de métier (par opposition aux Brésiliens du Brésil), c'était l'Estanislau dans le quartier de Batalha. On y trouvait le sans-façon de la pantoufle à élastique à la table d'hôte ; les cols ouverts laissaient libres les cous épais baignés de sueur que l'on essuyait avec les serviettes ; chacun pouvait manger le riz avec son couteau et les nouilles avec sa fourchette ; on épluchait son orange avec les doigts, et l'on pouvait cracher les noyaux des olives sur la table, aussi bien que les fibres de jambonneaux extirpées d'une dent creuse avec un cure-dents. Et c'était un droit reconnu à chacun de saisir dans un guet-apens la mouche importune qui s'égarait sur un visage, et de la décapiter en public. On se sentait à l'aise ici, comme dans des dîners de Patrocle et Pélée, dans le vacarme des mastications et des rots.
   L'aveugle descendait à l’Estanislau et disait à son secrétaire :
   — Nous sommes ici entre nous, mon cher Amaro.
   Son âge, ses manières et son bagout, avec sa réputation d'homme riche, lui assurèrent à table la place d'honneur. Les Brésiliens arrivant de Rio connaissaient ce personnage ; certains savaient que cet homme s'en était bien tiré grâce à de mystérieux expédients, mais cela même était considéré comme une qualité remarquable et méritoire chez le commensal. On grommelait des histoires de fausse monnaie ; quelqu'un eut même l'audace de répéter au secrétaire le bruit qui courait. Amaro Faial haussa les épaules et dit en souriant :
   — La fausse monnaie est un commerce comme un autre, avec des bénéfices proportionnés aux risques. Je ne connais qu'un seul type d'affaires exécrable : la traite des noirs. Il y a aussi des affaires qui, au bout de nombreuses années d'efforts, ne dégagent aucun bénéfice : celles-là, on les appelle de mauvaises affaires. Je vous assure que Pinto Monteiro n'a pas bâti sa fortune sur la traite des noirs.
   Le trait était lancé. Cette franchise permit d'entamer des discussions, où l'aveugle et Faial purent faire le tri entre les candidats les moins scrupuleux. Au bout de quelques jours, Pinto Monteiro avait vendu les cinquante mille escudos en faux billets à un Brésilien de Maia, et se voyait chargé de s'en procurer cent mille pour d'autres clients que le premier avait ferrés. Dans cette transaction, l'aveugle avait perçu un pourcentage, et réclamé une participation aux bénéfices à hauteur de vingt pour cent, étant bien entendu qu'il garderait le contrôle de la circulation des billets dans l'Empire. Ils convinrent que le transport s'effectuerait en juillet de cette année-là. Pinto Monteiro décida qu'il accompagnerait ses clients pour réaliser le reste de ses avoirs, mettre en marche l'affaire, avant de revenir se reposer dans sa patrie.
   Au bout de deux mois d'absence, Pinto Monteiro reçut de Porto la triste nouvelle que l'Açoréenne, séduite par les avances d'un Espagnol qui opérait de la cataracte, s'était enfuie en Galice avec lui. L'aveugle se douta qu'on l'avait volé, et son funeste pressentiment fut confirmé.
   La somme devait être importante puisque l'amant trahi suspendit les affaires en cours et annula des achats pour lesquels il avait pris des engage ments sérieux. Un mot de l'aveugle est demeuré dans la mémoire de ses contemporains, à propos de la perfide, et ce mot révèle sa nature :
   — Si l'Espagnol avait emmené la femme sans emporter l'argent, il m'aurait suffisamment obligé. Après avoir opéré mon cœur de la cataracte, il s'est payé lui-même, ce gredin !
   L'opinion publique se déchaîna à Landim quand on apprit que la fugitive n'était que la maîtresse de l'aveugle. La morale exigeait qu'il fût le mari pour ne pas ôter toute saveur à un si beau scandale.
V


  Au mois qu'il s'était fixé, Pinto Monteiro retourna à Rio, accompagné de sa sœur Dona Ana das Neves. Embarquèrent avec lui à Porto les amis et les associés ramassés à l'hôtel. Le Brésilien de Maia qui avait acheté les cinquante mille escudos emportait quelques pipes de vin vert, et l'un de ces tonneaux avait été fabriqué  sur un modèle conçu par l'aveugle, sous le contrôle d'Amaro Faial. Sur le revers des quatre douves de corps on cloua un carré de bois avec une échancrure où l'on pouvait glisser le bord d'une boîte en fer-blanc ; les clous du carré étaient dissimulés sous les quatre cercles de fer. La boîte contenait deux cent  mille réis en billets brésiliens, et les jointures en étaient soudés de sorte que le liquide ne pût y pénétrer, au travers d'une grosse chape de plomb.
   Quand ils arrivèrent à Rio, le chargement fut entreposé dans les magasins de la douane, et Pinto Monteiro descendit avec sa famille chez Fortunato de Brito. Au point du jour suivant, les passagers dénoncés par l'aveugle étaient appréhendés ; la pipe vidée et démontée ; et la boîte aux billets amenée au tribunal comme pièce à conviction. Les quatre Portugais moururent en exil, après avoir perdu les biens qu'ils avaient acquis honnêtement. Pinto Monteiro reçut dix mille réis, les cinq pour cent convenus et déduits du butin.
   Le lecteur découvre progressivement que je ne suis pas en train d'écrire un roman. J'ai appris qu'à Rio, des hommes qui étaient déjà des adultes il y a trente ans, se rappellent ces faits et certains détails que je n'ai pu obtenir, et que je n'inventerai pas en l'occurrence. Mes notes sont fort précises pour résumer les excentricités de l'aveugle ; mais fragmentaires sur des circon­stances que j'aurais voulu rapporter sans faire la moindre omission.
   On me conte par exemple les amours de la brune fille de Landim avec le chef de police. Cet épisode pourrait agrémenter mon petit livre, si l'on pouvait faire du chef de la police le protagoniste de scènes d'amour brésilien, morbides et somnolentes, comme en sait langoureusement couler J. de Alencar. Dans un pays avec tant de petits oiseaux, tant de fleurs exhalant toutes sortes de parfums, des cascades et des lacs, un ciel constellé de bananes, un parler aux accents si doux, avec tout cela, et avec un hamac – ou deux pour rester décent – à se balancer entre deux cocotiers, j'y installerais le chef de la police et la sœur de l'aveugle, un sabia au-dessus, un perroquet à côté, un sagouin de l'autre, et vous verriez ces tendres cajoleries, ces roucoulements de tourterelle que je distillerais avec cette plume de fer ! Mais je ne sais si vous croiriez que des choses si merveilleuses puissent se produire entre le virginal Fortunato, le chef de la police, et elle, la jeune Neves qui avait déjà cueilli les pâquerettes de ses vingt-neuf printemps dans les forêts de son Minho, où le dévergondage est un fait attesté depuis la préhistoire.
   Amours et traverses de la pire espèce nous amènent à un autre incident, et nous constaterons à cette occasion que Pinto Monteiro fourre son nez dans tous les lieux écartés où se perpétue un crime, et ne laisse pas la corruption du XIXe se poser sur la branche encore verte du Nouveau Monde.
   Une "carioca", épouse d'un Portugais du nom de João Tinoca, avait fait empoisonner son mari par un esclave, mais en prenant tant de précautions que le conjuguicide ne filtra pas à travers les murs de la ferme où elle s'adonnait impunément aux délices d'Agrippine. Ce nom d'Agrippine appliqué à la veuve de João Tinoco relève d'une érudition excessive. Elle ne concevait même pas qu'on pût la comparer à l'empoisonneuse de Claude ; ce qu'elle voulait, c'est qu'on lui permît de savourer le veuvage qui la débarrassait d'un mari jadis engagé par son père comme porteur d'eau ; lequel, hissé à la dignité d'époux, avait voulu la contraindre à une fidélité incompatible avec le climat, exacerbant encore les chaleurs de son épouse par de bien portugaises dérouillées.
   Tinoco avait eu un employé qu'il avait expulsé lorsqu'il lui avait découvert des dispositions pour l'adultère, grâce aux informations d'un garçon de boutique qui avait vu la dame et l'employé se faire de l'œil. Voici le fil qui conduit l'aveugle jusqu'à la couche infâme, et de là au tombeau de João Tinoco dont le meurtre était resté impuni. La victime avait des frères riches à Rio. Pinto Monteiro leur apprend que leur frère est mort de mort violente, et, le visage baigné de larmes, faute de pouvoir exhiber les intestins dilacérés de Tinoco, comme Antoine la tunique de César, il pose ses mains crispées sur son ventre, et s'exclame :
   — Les brûlures de l'arsenic lui ont déchiré les entrailles ! etc.
   Une description effroyable.
   Les frères crient vengeance ; l'aveugle leur représente la difficulté de réunir des preuves judiciaires ; ils lui ouvrent un compte illimité, et lui font miroiter une grosse récompense, si la preuve se fait.
   Les secrets du ciel sont impénétrables ! Les crimes obscurs, ce n'est presque jamais la lampe de la vertu qui les éclaire ; ce sont toujours les porcs qui fouillent et ramènent à la surface des bourbiers les pourritures qui y sont enfouies.
   Pinto Monteiro fit sourdre à fleur de terre les chairs pourries de Tinoca, et la toxicologie révéla que l'homme était mort empoisonné par la pâte de Frère Cosme. Que le lecteur n'aille pas croire que l'on fasse entrer dans la nouvelle un moine qui prépare des pâtées homicides. Pas du tout, la pâte de Frère Cosme, c'est de la farine saturée d'arsenic.
   La veuve ne put se défendre après que la négresse eut confessé qu'elle avait empoisonné son maître avec une tourte aux pigeons, suivant l'ordre de Madame. L'accusée fut confondue, condamnée à la déportation à vie, et se vit confisquer tous les biens qu'elle avait hérités de son mari. La précieuse ferme servit à récompenser les soins méritoires de Pinto Monteiro – le vengeur de Tinoco et de la Morale, que j'écrirai toujours avec le plus grand M que je pourrai.
   Fortunato de Brito, le chef de la police, fut révoqué à peu près à ce moment-là. Antonio José Pinto Monteiro résolut de revenir dans sa patrie. En dénonçant les faussaires, il avait excité la hargne d'un bon nombre de puissants mâtins. La presse brésilienne insultait la colonie portugaise à cause du crime et à cause du délateur. La haine et les injures dont on accabla Pinto Monteiro n'avaient rien à voir avec la justice. On ne compta pas à la décharge de sa perfidie les avantages commerciaux qu'il en retirait. On n'était plus sous le coup de la panique et de la terreur inspirées par un cataclysme sur le point de frapper le crédit et les établissements bancaires. La police, à qui l'aveugle avait ouvert les yeux, connaissait les chemins qui conduisaient aux imprimeries installées au Portugal. Les gens honnêtes, les commerçants honorables se félicitaient de la traîtrise de Pinto Monteiro ; mais, attachés à un vieux proverbe où l'on ne trouve pas la moindre étincelle de philosophie pratique, ils exécraient l'homme qui avait conduit jusqu'aux grèves de la déportation les détrousseurs de la probité trop confiante.
   Cette victime ne figurait pas encore dans le martyrologe des grands architectes de notre civilisation.
VI


  Ceux de mes informateurs qui ont été des familiers de Pinto Monteiro disent qu'à son deuxième retour au Portugal, il avait ramené, outre son secrétaire, deux fils qu'il plaça comme internes au collège de Lapa à Porto, et une fille encore dans la fleur de sa prime jeunesse. Sur la mère de ces enfants, qui vivait encore il y a peu dans les faubourgs de Rio de Janeiro, il n'y a rien à dire de romanesque ; mais elle a peut-être éprouvé de profonds sentiments de compassion et un dévouement allant jusqu'à l'abnégation ; et l'aveugle renfermait sans doute dans son cœur un extraordinaire amour paternel. Les tigres montrent toujours, ainsi que les hommes à l'occasion, cet amour instinctif et sacré pour leurs enfants.
  Les avoirs de Pinto Monteiro se montaient en tout à plus de vingt mille cruzados. Il acheva les travaux entrepris, acheta des terrains, et dirigea à tâtons les améliorations qu'il faisait effectuer dans l'immeuble qu'il habitait. J'ai remarqué, il y a deux heures, en regardant par-dessus le mur de son jardin, la gracieuse villa qu'il avait remplie de lumière comme si un baiser du soleil d'août pouvait diluer la glaciale obscurité de ses yeux. Ses convives y ont coulé des jours heureux sous ses treilles en tonnelle. Le grand plaisir de Monteiro, c'était de donner des banquets somptueux.
   Il se faisait lire les Arts Culinaires, connaissait Brillat-Savarin, aiguisait son intelligence des ragoûts ; et, plongeant son nez dans la vapeur des casseroles, signalait si l'on avait mis trop de girofle ou pas assez de piment. Il nous invitait à nous demander si la vue, quand elle se tourne vers l'intérieur, pénètre, dans ses replis membraneux, l'essence idéale de l'estomac. Si un illustre aveugle déplorait le paradis perdu, un autre aveugle semblait l'avoir trouvé dans sa cuisine.
   Lui qui avait, au Brésil, combattu le brigandage, la fabrication de fausse monnaie, et l'adultère aggravé par l'homicide, ne savait pas comment bâillonner la médisance de ses contemporains, si ce n'est qu'en occupant les langues au travail de la déglutition. A chaque injure qui lui parvenait aux oreilles, il faisait acheter deux cochons de lait.
   — Antonio, disait Neves à son frère, on raconte que tu as livré des voleurs au chef de la police.
   — Ils disent ça ? Eh bien, vu que je ne peux pas les livrer, eux, achète un dindon et sers-le demain avec une farce.
   — Antonio, ils disent maintenant que tu as dénoncé les faux-monnayeurs.
   — Achète des agneaux et des chapons ; plonge-moi ces langues dans des tourtes de patates, émousses-en la pointe avec des boulettes de viande, muselle-les avec des pâtisseries, noie leurs scrupules dans du vin de 1815, petite.
   Il avait aussi une autre passion qui faisait ses délices : arranger des mariages.
   Encore aujourd'hui, on voit des couples heureux qu'il a appariés, venant à bout des traverses au prix d'intrigues ingénieuses, et même en puisant libéralement dans son propre fonds qui était considérable.
   L'aveugle élevait chez lui la fille d'un pauvre hère, dont il trouvait la compagnie distrayante. Elle s'appelait la Narcissa du "Bravo" – un surnom de son père. Jusqu'à seize ans, elle s'était habillée comme un garçon, et rivalisait avec les pires galopins pour grimper à la cime d'un pin, prendre la nuit les cerisiers d'assaut, se lancer des pierres, manier le bâton et faire le coup de poing. Elle était d'une beauté virile, et bien faite ; mais les manières qu'elle avait acquises dans une tenue de garçon la desservait quand elle s'habillait en femme. Elle était exaspérée quand elle se regardait, et tiraillait ses robes qui se déchiraient. Pinto Monteiro ne perdait pas une miette de ces crises, riait à en pleurer, et lui racontait des histoires de femmes portugaises qui se sont battues incognito, en cachant leurs seins sous un harnais de fer.
   L'aveugle comptait bien la marier. Narcissa lui disait de n'y point songer parce qu'à la première agacerie que lui ferait son mari, elle lui aplatirait carrément le museau. Ce programme n'effraya pas l'aveugle, vu que le museau qu'elle menaçait, c'était celui de son mari.
   La jeune fille fut courtisée hors-mariage par quelques débauchés de Landim, de São Tirso, et des terres circonvoisines. La virago avait la dent dure, et la langue bien pendue ; mais elle avait aussi les mains nerveuses et les doigts noueux quand elle s'apprêtait à boxer, dès que les crâneurs se mettaient à chanter faux.
   L'un d'eux était un solide cultivateur de Sequeiro, Custodio de Carvalho. La résistance de la fille exaspéra sa passion, et il lui parla sérieusement de mariage. Narcissa conta l'affaire à l'aveugle qui tapait des mains dans un excès d'intense jubilation, en s'exclamant:
   — Eh, ma fille ! profites-en, avant que le garçon ne se ravise ! Dis-toi bien qu'il se fait une trentaine de charretées, et que c'est une bonne pâte... Et lui, comment le trouves-tu?
   — Qu'est-ce que j'en sais !...
   — Tu l'aimes ou tu ne l'aimes pas ?
   — Comme si nous ne nous étions jamais vus.
   — Quoi ! Cela ne fait-il pas un bon moment que tu le connais ?
   — Je m'en moque.
   — Mais tu veux te marier avec lui, oui ou non ?
   — Ça ne me dit pas plus aujourd'hui qu'avant, mais dites-lui, parrain, que s'il fait le malin, je lui en ferai voir au point qu'il ne saura plus de quelle paroisse il vient. Je ne toucherai ni faucille, ni binette, c'est bien entendu ? Je n'ai pas été élevée pour travailler aux champs. S'il s'avise de vouloir me faire sarcler le maïs ou faucher l'herbe, il verra ce qu'il verra.
   — Marie-toi, tu le calmeras...  disait l'aveugle.
   Et elle se maria.
   Monteiro lui donna un superbe trousseau, une chaînette, des calebasses, des bagues, une broche ; il se fit beau ; il fut témoin au mariage, offrit un banquet aux fiancés, où l'on invita beaucoup de monde, fit venir des musiciens de Paiva de Ruivães, et fit partir dix douzaines de fusées.
   L'époux fasciné se noya dans les délices dont est fait l'enfer des cœurs esclaves. Elle le menotta sans violence malvenue, avec des caresses de chatte qui sort ses griffes en jouant. De bien raides folâtreries ! Autant de pèlerinages qu'il y en avait dans tout le Minho, des fêtes avec trois clari­nettes et concert tous les dimanches sur l'aire ; le rigodon et la gaillarde exécutés par les Maiatas les plus lestes ; des gueuletons bien arrosés, la bringue débridée. Elle acheta une jument à pedigree, s'habilla en amazone, et c'est ainsi qu'elle s'en allait, en compagnie de son mari tout voûté, somnambule, à trottiner derrière elle sur sa mule cagneuse, pour assister à ces foires et à ces pèlerinages. Il lui arrivait, quand les meuniers ne dégageaient pas rapidement les chemins encombrés par leurs ânes chargés de sacs, qu'elle les fouettât avec sa cravache et les traitât de canailles. Pour le moindre problème d'irrigation ou de troupeaux qui s'égaraient sur ses terres, elle proférait contre ses voisins de sanglantes menaces. Elle chargeait les fusils de son mari pour tirer sur les geais, et faisait mouche à chaque coup. Quand elle apprit que les dames de Porto adoptaient les gilets et les cravates des hommes, elle exulta en voyant triompher ses idées, et voulut porter des culottes et chausser des bottes à la Frederica.
   Le cultivateur, au bord de l'abîme, une fois vendues ses plus belles propriétés, voulut réagir. Il vit qu'il avait face à lui une rude virago. Il céda par peur, et par amour. Ce pusillanime pliait devant le prestige de la force. Narcissa l'éblouissait avec la rutilante beauté du démon quand il prend la forme de la légendaire Dame aux Pieds de Chèvre, ou d'autres dames aux pieds de chinoises que le lecteur connaît.
   Après avoir filé dix années en gaspillages vertigineux, le cultivateur glissa de l'idiotie à la tombe, toujours amoureux de sa femme qui avait vendu un drap pour lui acheter une dernière poule. Et Narcissa, veuve à vingt-huit ans et toujours belle, jeta son honneur dans le dragon de la misère, sans verser une seule larme.
   Elle avait une amie qui compatissait profondément, en exprimant des regrets sincères : c'était la sœur de l'aveugle. Pauvre Neves ! Qui aurait pu prédire quel serait le supplice de tes dernières années, enchaînée que tu serais au destin de cette femme que tu avais élevée avec une tendresse de mère !...

VII


  En attendant, le parrain de Narcissa ne se décourageait pas dans sa rage de marier ; il est cependant exact que des cas aussi désastreux ne se sont pas reproduits dans ses opérations matrimoniales. Vers cette époque, il maria sa fille avec une dot modeste, et permit à son fils d'envisager une carrière ecclésiastique avant que d'autres vocations ne l'éloignent de l'Église. Ses avoirs, gérés selon les principes d'une judicieuse économie, pouvaient suffire à un train villageois ; cependant, se passer d'une table ouverte et fournie, c'était se priver d'amis qui applaudissent à ses anecdotes. Le jour où il n'aurait plus son public, Pinto Monteiro serait condamné à dépérir dans un silence étouffant de cachot.
   Il s'appauvrissait rapidement ; mais il laissait entendre que la philosophie de Job est la seule monnaie qui reste à un homme déchu pour trouver la force de se résigner et mériter la gloire éternelle, par dessus le marché, pour reprendre ses termes.
   Amaro Faial, qui était au courant des discrètes malversations de son patron, songea à se retirer au Brésil, vu qu'il n'avait pas à tenir de registre, et qu'il n'était pas assez désintéressé pour servir de domestique à l'aveugle.
   Le moment est venu de mentionner littéralement une accusation que tous mes informateurs s'accordent à formuler contre l'aveugle.
   Un cultivateur de Landim, sur les conseils de Pinto Monteiro, vendit ses propriétés pour quelques milliers de réis, afin d'aller faire du commerce au Brésil et centupler son capital. Monteiro partit pour le Brésil, en emmenant le cultivateur. Au bout de quelques jours, l'aveugle apparaît à Landim, faisant semblant d'être très malade, et dit que son compagnon a embarqué, et que la maladie l'a contraint, lui, à revenir. Et l'on n'entendit plus parler du cultivateur ; mais le passeport de José Pereira de Lamela avait bien été visé à la préfecture de Lisbonne, et ce nom figurait sur la liste des passagers. Néanmoins, on accusait l'aveugle d'avoir tué le cultivateur à Lisbonne, parce qu'il ne pouvait pas le voler de façon plus douce ; et cette certitude se renforça quand les parents de Lamela à Rio, interrogés à ce sujet, répondirent que jamais ils n'avaient vu l'homme en question, et que, malgré les avis parus dans la presse de toutes les provinces, il ne s'était pas manifesté. Ils assuraient pourtant qu'il y avait bien un nom semblable à celui-là dans la liste des passagers débarqués à Rio, du même navire, et le mois où l'on avait appris qu'il avait quitté le Portugal.
   Il aurait été plus naturel de supposer que José Pereira était mort dans la brousse sans qu'on s'en avisât ; mais la calomnie jugea plus romantique de se convaincre que l'aveugle l'avait tué.
   — Qu'est-ce qui vous fait présumer que l'aveugle a tué le cultivateur ? demandai-je.
   — Nous n'en savons rien ; le plus probable, c'est qu'il l'a jeté dans le fleuve quand le canot les conduisait à bord du navire.
   C'était là et c'est encore l'opinion courante. A ce qu'il semble, en plein soleil, au beau milieu du Tage, sous les yeux des bateliers, l'aveugle avait jeté le passager par-dessus bord, et fait ramener la barque à la rame avec le bagage du mort ; puis il avait sauté sur le quai des Colunas, la valise pleine de billets sous le bras, et de là, il s'était tranquillement mis à tâtons en route pour Landim.
 
   La méchanceté va de pair avec la stupidité dans cette calomnie ; mais, en fait, le cultivateur a bien été assassiné à Lisbonne.
   Bien qu'elle arrive un peu tard, voici une pièce essentielle à la réhabilitation de José Pinto Monteiro.
   C'est Amaro Faial qui avait poussé le cultivateur à vendre ses terres, en lui proposant de participer à une affaire qui rapporterait 200%. Pereira de Lamela était un fainéant. Les travaux des champs lui pesaient : ses terres estimées à cinq mille cruzados, rendaient chichement de quoi assurer la subsistance du cultivateur minhoto. Il calcula, en s'appuyant sur les chiffres d'Amaro, qu'au bout de cinq ans, il devrait se retrouver avec cinq mille cruzados multipliés par dix. C'est enfantin : 200% – 5 fois 10 – 50 000 cruzados. Il vendit ses terres et partit avec l'ex-secrétaire de l'aveugle. Pinto Monteiro, sincèrement attaché à son confident, qui avait partagé avec lui vingt ans de fortunes diverses, l'accompagna jusqu'à Porto, dont il repartit pour Landim, un peu souffrant, et il répondait naturellement aux personnes qui l'interrogeaient sur Pereira de Lamela que celui-ci avait embarqué. Cependant, le fait que le nom d'Amaro Faial n'était pas sur la liste des passagers le laissait perplexe.
   Le lecteur a déjà deviné que l'assassin du cultivateur était Amaro ; que le passeport du mort a servi au meurtrier ; mais il ignore les détails du crime, et je ne les connais pas, moi non plus.
   Quelques années plus tard, le correspondant d'un journal avait reproduit, dans ses grands traits, la calomnie qui attribuait l'homicide à l'aveugle. Le député de Vila Nova de Famalicão, Soares de Azevedo qui se trouvait être l'avocat de Pinto Monteiro pour certaines affaires, lui conseilla d'apporter la preuve de son innocence dans le crime qu'on lui imputait, parce que laisser la calomnie le condamner par contumace, c'était risquer de perdre tous ses procès. Avec l'intuition lucide que lui donnait une longue pratique des crimes ténébreux, l'aveugle expliqua la mort du cultivateur, rappelant à l'appui de ses dires les détails du passeport, le fait que le nom de l'homicide ne se trouvait pas sur la liste des passagers débarqués à Rio, et par l'assurance qu'on lui avait donnée qu'Amaro Faial était mort quelques jours après son arrivée à l'hôpital, et en possession du montant du vol encore intact, comme cela avait été mentionné sur l'inventaire des objets laissés par les défunts. Le député lui répondit qu'une telle justification restait insuffisante ; l'aveugle répliqua qu'il n'en avait aucune autre, et qu'il ne lui aurait même pas donné celle-là si Amaro Faial était vivant, parce qu'il s'était pendant vingt ans appuyé à son bras, qu'il avait vu par ses yeux, et qu'il l'avait congédié en ne lui donnant presque rien, sans que son secrétaire eût protesté  contre la modicité de sa paie.

VIII


  En 1858, l'aveugle, à qui il ne restait pas grand'chose, était déjà bien engagé sur la pente de la pauvreté. Il avait vendu ou hypothéqué ses terres. Il avait perdu des procès où de grosses sommes étaient engagées : il faut croire que, dans presque tous, sa mauvaise réputation permit de justifier des injustices. Deux fermes lui furent extorquées avec une telle effronterie qu'il faut accepter l'intervention d'une divine jurisprudence pour qu'il les perdît, à croire qu'il les avait achetées avec de l'argent mal acquis. Il disait qu'il était tombé au Portugal sur des espèces de voleurs flegmatiques et froids qu'il n'avait pas trouvées sous des climats plus chaud ; et que l'escroc luso-brésilien était franchement analphabète et gauche, alors que le voleur d'origine purement lusitanienne était en général non seulement pervers, mais instruit et diplômé. Il faisait allusion à deux adversaires jurisconsultes que je dérobe à la curiosité du lecteur, parce que mon bras est retenu par un respect quasiment religieux de Paiva et Pona, sans oublier Pegas.
   Avec ses dernières pièces, Pinto Monteiro ouvrit un estaminet à Famalicão, voici dix-sept ans. Ce bourg, à cette époque, était au faîte de ses prospérités. Il y pleuvait plus de Brésiliens que de manne sur les sables de la Mésopotamie. Des maisons avec des azulejos bariolés poussaient sur les palus bourbeux. Vila Nova était, dans le Minho, le centre des voies de communication, du commerce agricole, de villégiature pour les Portuenses ; mais elle n'avait pas encore son "café" – le seul véritable signe de civilisation.
   Pinto Monteiro tablait sur les lois du progrès ; cependant, Vila Nova, qui, aujourd'hui, en pleine décadence, possède trois "cafés" qui proposent deux citrons pourris, et trois bouteilles de liqueur de cannelle, n'a pas suffi à faire marcher, à son époque la plus prospère, l'estaminet de l'aveugle où l'on trouvait du cognac, du curaçao, de la chartreuse, du kermann et de l'absinthe. C'est qu'il y a dix-sept ans, le progrès matériel méconnaissait la nécessité des "cafés", une halte pour quelques oisifs qui s'y putréfient, race minée par le sybaritisme de la bière absorbée à pleins tonneaux, et de grosses orgies en cigarettes de Xabregas.
   C'est à peine si l'aveugle vendait quelques "capilés" aux vicaires catarrheux, et de l'orgeat aux adipeux. Sa ruine allait se consommer et l'estaminet fermer lorsqu'arriva dans le bourg un Brésilien malade qui, venu de Rio avec son épouse, était descendu à l'hôtel. Pinto Monteiro connaissait le malade de nom.
   Il lui rendit visite et l'assista dans les langueurs de sa cachexie, en lui remontant le moral et en le distrayant avec sa conversation joviale et variée. Alvino Azevedo conçut pour lui une telle affection qu'au terme de ses souffrances, il lui confia sa femme, en lui demandant de la protéger et de la guider dans l'administration de ses biens. La femme du malade n'était plus vraiment à l'âge où les veuves courent un danger si on ne les surveille; elle avait soixante-dix ans passés, et n'avait point conservé la fraîcheur de ses dix-huit printemps, non plus que toutes ses dents. Les dons de son esprit n'étaient pas transcendants, ni suffisants peut-être pour séduire un autre mari ; Dona Joana Tecla  était idiote.
   Le cachectique expira dans les bras de l'aveugle, en prenant congé de son épouse avec une œillade pleine de regrets, et peut-être des espérances placées dans le paradis de Mahomet, où les vieilles femmes rajeunissent. Elle pleura copieusement et déclara que ce mort était le troisième mari qui lui échappait en montant au Ciel. Ils avaient tous eu de bonnes raisons de fuir.
   Dona Tecla alla s'installer chez l'aveugle, en tout bien tout honneur, avec Neves, la sœur de celui-ci.
   Passés les trois jours de deuil, Pinto Monteiro lui demanda si elle voulait retourner au Brésil, sa patrie, ou rester au Portugal, en touchant les revenus de ses immeubles à Rio. La veuve répondit que sa position était très délicate ; qu'une dame ne pouvait partir si loin toute seule ; que le monde était plein d'hommes mal élevés qui mesuraient tout à leur aune ; qu'elle ne voulait s'exposer à aucun accroc dans ces terres consacrées au Christ ; qu'elle ne partirait enfin pour le Brésil que si elle pouvait voyager avec une famille très honorable.
   — Mais alors, chère Madame, lui répliqua l'aveugle, puisque vous ne partez pas, voulez-vous vivre toute seule à Vila Nova, ou nous accorderez-vous le plaisir de votre compagnie ? Votre défunt époux m'a chargé de vous conseiller ; mais je ne ferai, moi, que me conformer à votre volonté ; car vous avez l'âge de savoir ce qui vous convient.
   — Je ne connais rien du monde, riposta Tecla. Je suis encore bien candide. Je compte sur vous pour me guider.
   — Que Dieu vous donne un meilleur guide qu'un aveugle, madame... Mais vous avez là ma sœur qui sera pour vous une compagne et une sœur.
   Le lendemain, Monteiro ferma l'estaminet avec un sourire sarcastique, et l'air solennel et vindicatif de celui qui refermait la porte qui devait ouvrir Vila Nova à la civilisation. Il vociféra que les habitants de Famalicão n'étaient pas dignes du "Café", donna un tour de clé, et prit la route de Landim avec son hôtesse et sa sœur.

IX


  Les deux immeubles que la veuve possédait rue da Quitanda valaient quarante mille réis, en monnaie dévaluée ; ses bijoux, cadeaux de ses trois maris, étaient nombreux et pas tous faux. L'âge de la veuve ne pouvait qu'encourager un quatrième mari, à condition, pour ce quatrième, de la voir, à son tour, monter au Ciel. Ce qui est sûr, c'est qu'il y avait déjà sur les rangs deux employés du Trésor et autant de fonctionnaires qui ne guettaient qu'une occasion pour profiter de son innocence, quand ils la virent toute raide sur sa selle, sur la route de Landim, aller son petit trot, en riant des soubresauts du mulet.
   Les prétendants se mirent à crier contre l'aveugle, en l'accusant d'avoir enlevé et séquestré la veuve. Le juge du district se vit forcé de déférer à la requête d'un soupçonneux qui demandait une visite domiciliaire au cachot privé de Dona Joana Tecles. On interrogea effectivement l'hôtesse de Pinto Monteiro devant témoin pour savoir si elle se trouvait dans cette maison de son plein gré, sans avoir été contrainte ni abusée.
   Elle répondit qu'elle était très contente et qu'elle avait le droit de vivre où elle l'entendait.
   Le juge en tomba d'accord.
   Le plus galant des fonctionnaires de Famalicão lui envoya des lettres d'amour sur du papier parfumé. Joana Tecla relisait ces lettres en s'en délectant secrètement ; mais elle affectait ostensiblement une indifférence à faire rougir Arthémise, la veuve de Mausole, et les veuves combustibles de Malabar. Elle demandait à son amie Neves qui était ce fou qui lui écrivait ; et disait, en riant avec la coquetterie méprisante d'une fille de seize ans, que l'on pourrait s'en payer une bonne tranche en répondant à ses lettres.
   La sœur de l'aveugle glissait à l'oreille de son frère :
   — Fais attention, Antonio, la vieille est folle ; arrange-toi pour couper les ailes à cette cigogne : tu vas la voir, sinon, voler dans les bras de son quatrième mari.
   — Le quatrième mari, ce sera moi – dit l'aveugle avec le visage du chrétien prêt à subir le martyre. Je serai son quatrième mari, répéta-t-il en absorbant un verre de rhum pour se donner du cœur, parce que si le spectre de la misère doit entrer dans cette maison, il vaut mieux que ce soit Dona Tecla qui y entre. Je ne me rappelle pas le nom de l'aveugle qui rendait grâce à Dieu parce qu'il ne pouvait voir certain tyran ; je lui rends grâce, moi aussi, parce que je ne puis voir ma fiancée.  Et il remplissait son verre vide, mâchonnait son cigare, dessinait des figures géométriques avec ses jambes.
   — Je me sacrifie pour toi, et pour mes fils. Je vais être le bouc émissaire de mes prodigalités et des vôtres ; mais je suis convaincu qu'elle, au moins, sera pour moi une épouse fidèle, ce qui est rare avant soixante-dix ans. Son troisième mari m'a dit que Tecla était un repos pour l'âme, abrutie sans doute, mais de bonne composition. Sonde-la moi donc, sœurette ; et vois si elle a l'air tentée par un quatrième mariage.
   — Elle n'attend que ça ! répliqua sa sœur.  Elle ne cesse de dire : "Une femme sans homme, c'est comme un poisson hors de l'eau". Elle se met des papillotes toutes les nuits, et se fait des boucles quand elle se lève. Qu'est-ce que cela veut dire ? Tu veux que je lui touche un mot sur un mariage avec toi ?
   — Touche-lui en un mot ; je commence dès aujourd'hui à lui faire la cour.
   Cette après-midi même, Monteiro se promenait sous la treille de sa ferme, avec la veuve à son bras. Les alouettes et les chardonnerets trillaient leurs galanteries sur les berges du Pele. Les grenouilles coassaient dans les mares, et la brise murmurait dans les branchages des peupliers. C'était une après-midi à faire naître l'amour dans le cœur d'un chou.
   Ils se promenaient en silence, quand un coucou chanta au loin, dans la pinède du monastère.
   — Tiens ! Il y a un coucou qui chante, dit-elle tendrement.
   — Vous aimez entendre le coucou chanter, Dona Tecla ? demanda l'aveugle.
   — J'aime tous les oiseaux, répondit-elle avec les mignardises infantiles de la Lili de Goethe.
   — Le coucou est un oiseau de mauvais augure, objecta-t-il.  C'est la crainte d'un tel oiseau qui m'a empêché de me marier.
   Tecla fut prise de fou-rire, preuve qu'elle connaissait la signification symbolique de l'oiseau de mauvais augure. Et l'aveugle s'autorisa de ce badinage esquissé pour lui pincer le gras du bras gauche.
   — Aïe ! s'exclama-t-elle.  Qu'est-ce qui vous arrive ?
   — Ne riez pas des faiblesses de votre prochain, Joaninha, répondit l'aveugle, donnant à cette privauté les innocentes couleurs d'une taquinerie amicale. Je n'ai jamais voulu me marier parce que mon cœur n'a jamais entrevu, ni de près ni de loin, une femme qui en fût digne. Je suis arrivé jusqu'à cinquante-deux ans, on peut le dire, sans entendre ce cœur palpiter comme je l'entends à présent. C'est la première fois...  et il lui serrait le bras contre son flanc gauche en la pressant tendrement, c'est la première fois que j'aime ; parce que c'est la première fois que je rencontre une femme, une épouse digne de ma tendresse. Quelle est votre réponse, Tecla ? Vous ne me répondez pas, mon trésor adoré
? insistait-il en lui secouant la main avec transport.
   La veuve pencha sa tête sur son sein, se laissa étreindre dans le mol abandon de ses facultés sensitives, chercha sa respiration comme quelqu'un qui soupire à grand'peine, et murmura :
   — Qui veut voyager loin, ménage sa monture, Monsieur Monteiro.

X


  On ne la ménagea pas. L'ardeur partagée des fiancés et le précepte du poète païen qui invite à ne pas remettre les plaisirs au lendemain abrégèrent autant qu'il était possible les délais nécessaires pour que ces deux âmes se reconnussent. Le curé qui les reçut était un prêtre jovial et bon qui ne changea pas devant ces fiancés le discours qu'il tenait à tous : "J'attends votre premier enfant d'ici neuf mois". La fiancée fit affleurer à ses lèvres un sourire qui se voulait pudique ; mais l'aveugle, blessé dans l'infécondité de son épouse, répondit, d'un air menaçant :
   — En la circonstance, Monsieur l'Abbé, ces gaudrioles sont déplacées.
   Le prêtre, voulant réparer cet impair grâce à son érudition, répondit :
   — Les Saintes Écritures parlent de Sarah...
   — Je ne suis pas Abraham, répliqua l'aveugle en lui tournant le dos.
   Les plaisirs d'une table fournie et des causeries intimes au coin du feu reprirent comme avant. Dona Tecla Monteiro avouait qu'elle n'avait jamais coulé des jours aussi heureux. L'aveugle se sentait doucement dorloté et bien, le visage reposant sur le giron de son épouse. Il savourait les saintes attentions de sa compagne canonique. Le nid de ses amours licites était tout embaumé d'une flaveur patriarcale bien antérieure au sacrement du mariage, il est vrai, mais aussi pure que les noces de Jacob et de Léa, de Ruth et de Booz. Elle ne concevait pas pour lui d'idolâtriques frénésies, mais elle lui réchauffait ses draps en hiver avec des bouillottes, et lui apportait, chaque matin, sa tasse de sagou, qu'elle lui préparait elle-même avec le savoir-faire que donne une vocation spéciale pour les bouillies.
   Monteiro avait liquidé ses propriétés au-dessous de leur valeur ; mais, même ainsi, la dot de son épouse ne se monta pas à moins de vingt mille réis. Il investit une partie de ce capital dans une ferme du Alto Douro, une autre dans la révision des procès qu'il avait perdus, et la dernière à sa table bien garnie, et à des libéralités au bénéfice de ses nouveaux amis. Il prêtait facilement de l'argent, ne refusait de faire aucune aumône, et ne se dérobait pas en prétendant qu'il n'avait pas de monnaie. "Ce serait une bonne excuse, disait-il, si les mendiants se vexaient pour une pièce d'argent". Il disait également  : "Il n'est personne qui sache mieux que moi dissimuler ses aumônes, puisque je ne vois même pas les personnes à qui je les fais !" Triste boutade, venant d'un aveugle.
   Pinto Monteiro qui avait fait preuve d'une si grande rouerie, se laissait, au dernier quart de sa vie, gruger par n'importe quel montagnard sournois. La ferme du Alto Douro, achetée six mille réis, c'était une escroquerie : la propriété était hypothéquée au Trésor Public, et le vendeur, sur la foi de faux titres, toucha l'argent à Porto, et s'enfuit. Les convives de l'aveugle jubilaient à chaque nouveau pas que l'infortune lui faisait faire vers la pauvreté, et les dévots faisaient observer aux incrédules que la Providence châtiait un grand délinquant. C'est probable.
   Trait admirable ! Pinto Monteiro conservait une sérénité imperturbable et socratique à chaque coup porté sur le bouclier de sa philosophie. Si sa sœur et son épouse pleuraient, et qu'il s'en apercevait, il leur disait : "C'est une honte de pleurer quand la vie est si courte ! Les douleurs sont un mauvais rêve dont on se réveille dans la tombe."
   Quand il sentait que s'effilochait la corde tenace de sa patience, digne d'un chrétien, il sifflait des bouteilles de genièvre, et fumait toujours jusqu'au moment où il s'écroulait, abruti par l'alcool et la nicotine ; mais, lorsqu'avant de tomber raide il se laissait aller à l'euphorie de l'ivresse, ses phrases retrouvaient ces élans d'éloquence qui l'emportaient à vingt-cinq ans dans les clubs de Rio. À ces moments-là, il envisageait de se rendre au Parlement, et répétait de si jolis discours qu'ils paraissaient avoir été appris dans le Diairo das Camaras. Il demandait parfois à son épouse et à sa sœur de l'interrompre pour le piquer. La bonne Dona Tecla lui donnait la réplique pour s'amuser, ou bien lui demandait amoureusement d'aller se coucher – proposition que l'on ne peut faire aux orateurs parlementaires .
   Les jours et une bonne partie des nuits étaient coupés par de tels moments de répit, presque toujours divertissants, dans cette maison bourdonnante. Dona Tecla avait démenti les prophéties qui la plaignaient parce qu'elle allait se faire spolier de sa dot et abandonner à l'asile de vieilles de Camarão. Cette dame ne connut pas une seule heure triste ; en sept ans de mariage, il n'y eut pas la moindre ombre de jalousie qui vînt assombrir ses joies d'épouse loyale. À son soixante-seizième printemps, elle entra dans l'hiver rigoureux du catarrhe et de la goutte, associés aux troubles de l'appareil digestif, aux otites et aux coliques flatulentes. La mort l'emporta en décembre 1861, dans les bras de son mari qui pleura, pour la première fois de sa vie.

XI


   Sept ans de solitude glaciale couvrirent de leur givre l'âme de Pinto Monteiro. Les portes de sa maison s'ouvraient rarement. On s'accorda pour dire que l'aveugle était pauvre pour la troisième fois. C'était vrai : il était pauvre – il vendait les derniers bijoux de sa femme.
   La Narcissa du Bravo entrait parfois dans cette maison, s'asseyait à la table encore abondante de son parrain, et y mangeait son content. La sœur de l'aveugle éclatait en sanglots quand elle comparait cette malheureuse au visage bouffi couvert de plaques rouges à la jolie fiancée de Custodio de Carvalho, à la gracieuse amazone pour l'amour de qui des gentilshommes de Guimarães se battaient à coups de badine en caoutchouc pendant le pèlerinage de São Torcato.
   Outre tous les traits qui lui valaient une réputation abominable, Narcissa avait acquis celle, justifiée, de voleuse à main armée. Ceux qui se plaignaient le plus, c'étaient ceux qui avaient cueilli les fleurs déjà automnales de sa beauté, et l'avaient brutalement rejetée quand ils s'en étaient lassés. Narcissa jaillissait des recoins des ruelles obscures, et leur braquait sur le visage un pistolet à deux canons ; et eux, affichant un sourire de pitié méprisante, lui jetaient l'aumône extorquée. D'autres fois, elle grimpait aux fenêtres des alcôves connues, et empaquetait les effets comme si elle inventoriait les dépouilles d'un époux défunt. Et on la craignait comme un scélérat décidé à vendre cher sa vie, parce qu'elle laissait entrevoir la crosse du pistolet entre les cordons de son gilet rouge, et qu'en retroussant sa jupe pour passer les rivières à gué, elle montrait un stylet glissé sous sa jarretière. Les maires des paroisses qu'elle fréquentait avaient l'ordre de l'arrêter ; mais elle pouvait compter sur leur peur, la principale vertu de ces magistrats pacifiques.
   L'aveugle de Landim n'ignorait pas les désastreux écarts de sa filleule ; les conseils, à ce point là, étaient vains ; les reproches, l'aveugle se les faisait à lui-même pour avoir provoqué la déchéance de cette fille, en la tirant de la chaumière de son père, afin de l'élever en lui offrant les privilèges de la richesse, sans le moindre soupçon de religion, avec toute liberté de se gâter en accumulant les fredaines et les espiègleries qu'il applaudissait. Narcissa était peut-être une de ces croix que l'aveugle eut à porter dans la secrète agonie de ses six dernières années.
   Un gamin élevé chez Pinto Monteiro racontait qu'il avait entendu un jour sa maîtresse raconter qu'elle allait faire vendre deux couvertures parce qu'il n'y avait plus d'argent à la maison ; et que Narcissa lui avait dit de ne pas vendre les couvertures parce qu'elle allait vendre son pistolet pour quelques réis. Il n'existe aucun autre trait de générosité que je puisse rapporter à propos de Narcissa Bravo.
   A ce moment précis, Antonio José Pinto Monteiro en était aux affres de la mort. Le 28 novembre 1868, vers dix heures du matin, il demanda à sa sœur de lui allumer une cigarette, et d'ouvrir la fenêtre, parce qu'il sentait des bouffées de chaleur et une grande oppression. Il s'assit sur son lit, et inspira avidement le courant d'air glacial qui lui fouetta le visage quand elle ouvrit la fenêtre. Il demanda une tasse de café, et pendant que sa sœur le préparait, Narcissa vint au chevet de son parrain ;
   — Qui est-ce ? demanda l'aveugle.
   — C'est moi, parrain. Vous vous sentez mieux ?
   — Je vais mieux me sentir, ma fille. Ça va être bientôt fini. Quand je serai mort, tiens compagnie à ma pauvre sœur...
   Narcissa pleurait en baisant les mains de l'aveugle qui se tordait de douleur. A la tombée de la nuit, la prostration, la fièvre, les hoquets, les extrémités froides annonçaient la gangrène. Le 1er décembre, l'aveugle de Landim expirait, reposant sur le sein de Narcissa, qui s'était assise sur son lit pour le soutenir dans ses dernières convulsions.
   Ses derniers mots, dans le délire précédant la mort, renferment toute la morale de cette biographie :
   — J'avais trois enfants que j'ai élevés avec tant d'amour... Que sont-ils devenus ?
   Et c'est tout.
   Les trois enfants de l'aveugle avaient-ils eu honte de leur père ? Pour trouver une épaule amie qui le soutînt dans l'agonie, il a fallu que la société jette une femme perdue dans l'alcôve du moribond. Mais, loin de là, au Brésil, il y eut des larmes sincères versées par une fille qui le regrettait. D'ailleurs, quand est-ce que Dieu a permis qu'une fille ne les versât point... sous la forme d'une épitaphe.

CONCLUSION

  Il y a au cimetière de Landim une sépulture portant cette inscription :

CI-GÎT
ANTONIO JOSÉ PINTO MONTEIRO

LE 11 DÉCEMBRE 1808
MORT
LE 1er DÉCEMBRE 1868

UN TÉMOIGNAGE DE GRATITUDE
ET D'ÉTERNELS REGRETS
QUE LUI DÉDIE
SA FILLE INCONSOLABLE
GUILHERMINA

  Ana das Neves s'était représenté un avenir plein de bonheur : vivre le reste de son âge dans la solitude et la pauvreté, mourir plus délaissée que son frère, et se faire emporter comme on se débarrasse d'un tas de gravats dans la sépulture où se pulvérisent les os exécrés de l'aveugle.
   De tels bonheurs, n'en jouit pas qui veut.
   Un jour, la justice, en poursuivant Narcissa pour le vol d'une couverture de laine, apprit que la Neves l'avait fait vendre. On lança contre elle un mandat d'arrêt, pour le recel d'objets volés. On s'introduisit légalement chez elle, et l'on trouva, ce qui constituait une preuve décisive, un panier de pommes d'api, deux courges et quelques patates que Narcissa avait entreposées, après les avoir récoltées indûment, dans les réserves de sa protectrice. La sœur de l'aveugle fut arrêtée, et, dans l'impossibilité de verser la moindre caution, incarcérée dans les sombres cachots de Famalicão. Elle y fut rejointe, quelques jours après, par Narcissa qui s'était livrée, en jetant son pistolet, quand on lui avait dit que Neves était en prison. Un juge montra de la clémence en les condamnant à huit mois de réclusion, quoique les jurés eussent retenu contre elles des charges entraînant la déportation à vie.
   La peine purgée, Dona Ana Neves Miquelina Monteiro vendit la maison que son frère avait achetée sous son nom. Avec le produit de cette vente, elle émigra au Brésil, en 1872, et emmena Narcissa do Bravo avec elle. Il semble qu'elle n'avait pas d'autres affections en ce monde, et qu'elle voulait, comme son frère, mourir entre ses bras.
   Et vu que nous ne sommes pas disposés à la laisser mourir entre nos bras, cher lecteur, il me semble charitable de ne point la foudroyer de notre rage édifiante. Nous devons, selon moi, nous montrer d'une sévérité implacable envers les malheureux et les malheureuses qui repoussent le bonheur que nous leur offrons.

São Miguel de Séide — Juillet 1876.

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