PÈRES DE FAMILLE !
Accordez-moi votre attention, et vous
verrez le pire des crimes que l’on ait vu au monde ! Vous verrez une
fille tuer sa mère, parce qu’elle ne la laissait pas faire tout ce
qu’elle voulait.
Vous verrez comment cette fille tranche la tête de sa
mère, et les bras, et les jambes, et va poser chaque morceau du corps
de sa mère en différents endroits, pour que personne ne reconnaisse son
cadavre, ni la main que l’a tuée et dépecée. Vous verrez comment la
meurtrière de sa mère, de sa mère, ô pères de famille, de sa mère, qui
l’avait portée dans ses entrailles, qui l’avait nourrie à son sein, qui
l’avait élevée à ses côtés et couverte de baisers et câlinée, qui
s’était ôté le pain de la bouche pour le donner à sa fille, qui était
peut-être allée quémander une aumône pour qu’elle ne souffre pas de la
faim, et n’offre pas son corps en échange d’un bout de pain ! Vous
verrez comment cette fille sans âme, sans craindre Dieu, sans
frémir devant les peines de l’enfer, se révèle meurtrière de sa mère,
par miracle, par la providence de Dieu ! Vous verrez cette femme, avec
son âme de tigre manger de bon appétit, et de bon cœur, près de la tête
ensanglantée de sa mère, et répondre, quand on lui demande si c’est
bien la tête de sa mère.
– Oui ! a-t-elle dit, c’est la tête de ma mère !
Et elle a continué à manger.
Pères de famille ! Je vais vous raconter l’affaire la plus
triste et la plus épouvantable qu’ait vue le monde, et que peut-être il
ne reverra jamais. Rassemblez vos enfants autour de vous. Lisez-leur
cette histoire, et faites en sorte qu’ils l’apprennent par cœur, qu’ils
la gardent en eux, et se la répètent les uns aux autres.
Pères de famille ! Celui qui a écrit ses lignes, avec son
modeste savoir, sera peut-être venu à votre porte mendier des miettes
de votre table. Puisse Dieu, Notre Seigneur Jésus Christ, permettre que
j’inspire au cœur de ceux qui me liront la compassion que moi, pauvre
pécheur, je demande à Dieu pour les âmes de ces infortunées mère et
fille.
***
À Lisbonne, au n° 17 de la travessa das Freiras, il y
avait un homme du nom d’Agostinho José, marié avec Matilde de Rosário
da Luz. Ils avaient deux filles, dont l’une s’appelait Maria José.
Fatigué de travailler pour soutenir l’honneur de sa famille à la sueur
de son front, Agostinho José mourut, et confia à sa vertueuse femme ses
deux filles en lui disant :
– Quand tu ne pourras plus travailler avec tes
filles, va demander l’aumône, pour leur donner un bout de pain, mais ne
les laisse pas tomber dans le malheur des cocottes, parce que je ne
pourrai pas assurer mon salut si mes filles déshonorent mes cendres.
La pauvre vieux mourut dans les bras de sa femme chérie,
et de ses enfants qu’il aimait, et l’on peut dire qu’il les garda en
travers de la gorge dans sa tombe.
La malheureuse veuve plaça l’une de ses filles chez
d’honorables maîtres, et garda l’autre avec elle pour l’aider à
subvenir à ses besoins.
Cela faisait pitié de voir cette mère, si contente avec sa
fille, après avoir toutes les deux en commun les maigres revenus de
leur travail, pour un bout de pain et une sardine, de la voir apprendre
à sa fille les prières que sa propre mère lui avait apprises, la façon
de traverser la vie honorablement, et sans rougir devant le monde !
Maria José (c’était le nom de sa fille) semblait aimer sa mère de toute
son âme et de tout son cœur.
Elle vendait, le jour, dans une échoppe, des
marchandises qu’elle avait achetées avec les économies de sa mère, et
priait la nuit la Vierge Marie en égrenant son chapelet, tandis qu’elle
tricotait des bas pour les vendre, ce qui lui permettait de se vêtir.
Tout le voisinage regardait cette fille avec admiration parce qu’à
vingt-neuf ans, l’on ne pouvait rien lui reprocher, et personne n’osait
dire du mal d’elle.
Un jour que Maria José se trouvait à son échoppe, un jeune
homme s’approcha courtoisement d’elle, et engagea la conversation sans
rien lui dire d’inconvenant. La jeune fille écouta ses discours, et fut
convaincue que José Maria (c’était son nom) n’était pas un méchant
garçon et qu’il n’avait pas de mauvaises intentions à son égard.
Elle continua à bavarder avec lui, jusqu’au moment où il
finit par lui dire que, si elle y consentait, il ne serait pas fâché de
l’épouser.
Cela ne déplut pas à Maria José d’entendre ce que lui
disait son interlocuteur, et elle lui répondit qu’en ce qui la
concernait, c’était sa mère qui décidait, et l’invita, si ce n’était
pas une plaisanterie, à s’adresser à elle, peut-être lui dirait-elle
oui, parce qu’elle ne voulait pas faire d’elle une nonne.
José Maria s’en alla parler avec Matilde, la veuve, et
cette bonne dame lui dit, que s’il était vaillant et s’il aimait le
travail, elle ne verrait aucun inconvénient à ce que sa fille se
mariât, et pour le reste, que cela dépendait de la volonté de sa fille,
et pas de la sienne, parce que c’était sa fille qui se mariait.
À quoi le garçon répondit qu’il avait déjà le consentement
de sa fille, et qu’il allait faire publier les bans.
La jeune fille se prit de passion pour lui, parce qu’elle
le voyait tous les jours, et qu’elle espérait que le perfide tiendrait
sa parole. La mère, qui était plus âgée, et avait plus d’expérience du
monde, avait de mauvais pressentiments sur ces amours, parce les bans
tardaient à se publier, et que José Maria se sentait comme chez lui
dans sa maison, comme s’il était le mari de sa fille. Quand cette bonne
mère reprochait à sa fille, avec tact, sa faiblesse excessive, celle-ci
se fâchait tout net, et tournait le dos à sa mère, en marmonnant des
impertinences ! Vous ne savez pas à quel point regarder sa mère de
travers c’est cracher sur les Tables de la Loi de Dieu.
Ce traître de José Maria, le démon au cœur, l’imposture à
la bouche, vint peu à peu à bout de la faible résistance que Maria José
opposait à ses brutaux appétits. Si la pauvre fille avait écouté les
conseils de sa mère, elle ne serait pas tombée dans le malheur de se
laisser tromper comme elle l’a fait par son perfide soupirant, qui ne
venait dans cette maison, que pour se jouer de la confiance qu’on lui
avait accordée.
Cette mère infortunée pressentit le déshonneur de sa
fille, et ne pouvait plus rien faire pour elle. C’est ainsi qu’un jour,
les yeux baignés de larmes, elle lui tint ce discours :
– Je t’ai souvent dit, ma fille, ce qu’étaient les
hommes, non que j’eusse à te plaindre du mien, ton père était un homme
honnête et vertueux comme ceux qui le sont ; mais parce qu’aujourd’hui
ils ne sont pas ce qu’ils étaient.
– Je te l’ai dit bien des fois et tu me répondais
brutalement, et avec un air agacé, ou tu me tournais le dos avec
un air méprisant. Je n’ai rien pu faire pour toi. Que Notre Seigneur
Dieu me pardonne, si je n’ai pas eu la force de te châtier, parce que
j’éprouvais une grande tendresse pour toi, et je n’ai jamais imaginé
qu’il y eût un être aussi faux que José Maria.
Mais à présent que l’on ne peut plus revenir là-dessus, ma
fille, fille
de mon cœur, une tache est en train de souiller un bon drap. Ma fille,
par l’âme de ton père qui se trouve en présence de Dieu et lui demande
de t’accorder son pardon, par les cinq plaies, je te demande de laiser
là cet homme, qui finira par te précipiter dans le gouffre de la
perdition, où tu ne trouveras aucun moyen d’échapper à la justice de
Dieu et aux abjections du monde.
– Ma mère, lui répondit sa fille, veuillez me
laisser, parce que je ne suis pas d‘humeur à vous supporter. Vous
auriez pu me servir vos sermons quand il était temps. Il fallait
m’aider à ce moment, maintenant que je suis à cet homme comme si
j’étais sa femme, je serai malheureuse avec lui jusqu’à ma mort.
Voulez-vous savoir ? S’il m’épouse, tant mieux, s’il ne m’épouse pas,
cela revient au même ; ça me va, et ça lui va.
– Ah, ma fille, répondit sa mère, comme tes
discours, aujourd’hui sont différents de ce qu’ils étaient avant que ce
maudit pénètre chez nous. Ah ma fille, tu as complètement perdu la tête
! Ô mon mari ! pardonne-moi, pardonne-moi, tu vois bien que ce n’est
pas ma faute.
La veuve infortunée enfouit sa tête dans ses mains et se
mit à pleurer ; sa fille se mit à chantonner et à rire de l’attitude
douloureuse et pleine de tristesse de sa mère. Elle lui dit ces paroles
insultantes :
– Ô ma mère…Vous voulez savoir… Je ne suis pas
disposée à vous supporter. Si vous voulez rester avec moi, vous vous
contenterez de voir, d’entendre et de vous taire, ce qui est une règle
de savoir-vivre ; si nous ne voulez pas, la rue est large, et le monde
est grand.
– Veux-tu dire par là que tu me mets à la porte ?
N’est-ce pas ce que tu veux me dire ?! demanda la mère.
La veuve, désemparée, pénétrée de raison et d’une juste
colère, s’exclama d’une voix forte :
– Eh bien, tu sauras que, si je t’ai jusqu’à
maintenant traitée comme une mère affectueuse, à partir d’aujourd’hui,
je serai une mère sans complaisance. Dorénavant, si tu revois José
Maria ici, je me plaindrai aux autorités de la commune que cet homme
vient chez moi contre ma volonté, et vous vous retrouverez, toi et lui,
bouclés au Limoeiro, toi, en tant que fille désobéissante, et lui,
comme le séducteur d’une jeune fille qui s’est laissé prendre à ses
discours.
– Qu’est-ce que j’en ai à faire, répliqua sa fille,
d’après la constitution, l’on n’arrête personne pour avoir séduit des
filles, et, par dessus le marché, cela m’a beaucoup plu, c’est tout,
c’est dit.
– Nous verrons, Maria, nous verrons laquelle d’entre
nous l’emportera ! Oh mon Dieu, disait la vieille du fond de son cœur,
faites en sorte que ma fille change d’avis, et se rende compte du
chemin de la perdition, où sa mauvaise étoile l’a jetée.
Sa fille ricanait sarcastiquement, et, en même
temps, se prenait de haine pour sa mère. Dieu n’a pas voulu
toucher son cœur, parce qu’Il a voulu voir jusqu’où pouvaient aller les
crimes de ce siècle de démoralisation et de péché où nous vivons.
Pour la mère, ce fut un jour de larmes ; Maria José ne se
montra pas chez elle le reste de la journée, parce qu’elle était allée
là où se trouvait son amant pour lui dire que sa mère ne voulait plus
le voir dans sa maison, et que s‘il revenait, elle avait dit quelle
irait se plaindre au conseil de la commune.
Cette nouvelle épouvanta ce scélérat parce qu’il avait
déjà été accusé de vagabondage et d’escroquerie, et qu’il était bien
connu des argousins de l’Administration. Et c’est ainsi que, pour se
débarrasser de la fille, ou parce qu’il désirait vraiment ce qu’il y a
de plus cruel au monde, il l’invita à tuer sa mère.
Oh cieux ! Où sont vos éclairs qui ne tombent
pas sur la tête de cet infâme, qui demande à son amante de tuer sa
mère, pour jouir plus à son aise de ses obscènes, de ses scandaleux
désirs ! Oh Cieux ! Comment voulez-vous qu’un homme vous insulte aussi
clairement, en osant proférer ces mots : Tue ta mère, ma fille ! Mon
dieu, moi qui ne suis qu’un faible ciron sur la terre, j’ai
l’outrecuidance de poser une question à votre Suprême Sagesse !
Pardonnez-moi, mon Dieu !
Quand Maria José revint chez elle, le lendemain, sa mère
n’avait encore ni mangé ni bu, était couchée sur son lit, habillée, les
yeux gonflés à force de pleurer. On eût dit qu’elle avait vieilli de
vingt ans. Les rides, sur sa peau, s’étaient approfondies, ses cheveux
avaient blanchi en l’espace d’une nuit.
– Et alors, qu’est-ce que tu fais ici, espèce de
folle ? dit sa fille, qui, poussée par le démon, s’était prise de haine
pour la pauvre vieille.
Sa mère ne répondit pas, et continua à pleurer ; puis,
après avoir poussé de douloureux soupirs, elle se jeta de son lit aux
pieds de sa fille.
– Ma pauvre fille ! s’exclama-t-elle, considère les
larmes de ta mère ; tu vois bien que c’est celle qui t’a
donné le jour, qui a souffert en le faisant, qui se met à genoux, qui
se jette à tes pieds, en te demandant de ne pas plonger son visage dans
les ténèbres de la honte, à la fin de sa vie.
Elle allait continuer, quand sa fille dépravée, dans le
désespoir de sa rage l’interrompit :
– Écoutez, si vous continuez comme ça, vous ne
vivrez pas longtemps. De deux choses l’une : ou José Maria pourra
entrer ici à toute heure du jour et de la nuit, ou alors… ou alors…
Là-dessus, José Maria entra. C’était un garçon de taille
moyenne, qui devait avoir dans les vingt-quatre ans. Il avait les yeux
noirs et les joues presque noires. Ses cheveux longs et sa barbe
touffue ne laissaient pas voir grand chose de ses traits. Il avait le
front continuellement plissé comme le matador qui sent le chancre du
remords dévorer ses entrailles.
À son entrée, la vieille se mit à trembler, et cette catin
de Maria José se pendit à ses épaules pour l’embrasser.
Matilde, ainsi bafouée par sa fille prostituée, arracha de
sa poitrine un cri de douleur comme si on lui avait donné un coup de
couteau au cœur.
Elle voulut s’enfuir dehors, mais José Maria et Maria José
l’empêchèrent de sortir, car ils craignaient que la vieille allât
trouver les édiles pour se plaindre des outrages dont elle était
victime. Enfin, la malheureuse veuve, désespérée, la plus
infortunée des mères, n’eut d’autre remède que de se taire parce
qu’elle ne voulait pas que les voisines entendissent les règlements de
compte déshonorants et abjects de cette maison.
José Maria sortit, et il était déjà sur le seuil,
quand il appela sa concubine pour lui dire : «Ou tu en finis avec cette
maudite vieille, et vite, ou je te plante là ; je ne veux pas
d’histoires.»
– C’est que j’ai peur de la tuer, répondit Maria,
elle va crier, et la maîtresse des petites filles habite au-dessus,
elle va entendre, et si cela se sait, que vais-je devenir ?
– Quelle idiote ! fit le scélérat, c’est pendant la
journée qu’il faut la tuer, les petites font un boucan pas possible, et
l’on n’entendra sûrement pas les cris de ta mère.
– Mais j’ai si peur de la tuer !!… Elle me fait de
la peine ; si tu te mariais avec moi, elle ne te défendrait pas de
venir, et si tu m’aimes au point de vouloir que je tue ma mère, alors
pourquoi tu ne te maries pas avec moi ?
– Ça va, ça va, encore des jérémiades ? répliqua
José Maria. Si tu le veux, tu le veux ; si tu ne veux pas, évite de
mettre ton homme en rogne.
Ce sont là des formules que traîne-savates et coquins
peuvent sortir à tout moment.
José Maria partit, et la jeune fille, désespérée et
inquiète des méchants procédés et des coups de sang de son amant, alla
trouver sa mère et l’engueula, en lui lançant, entre autres :
– Espèce de vieille souche, c’est vous la cause de
ma perdition. Ça me ferait bien plaisir de prendre ce couteau et de
vous couper le cou avec. Sortez d’ici, espèce d’épouvantail…
Ce que disant, elle donna un coup de pied à sa mère, qui
ne put rien faire d’autre que tomber de là où elle était sur le palier
de l’escalier.
Sa fille sortit, alla trouver José Maria dans une taverne
de la rue de la Rosa das Partilhas, tandis qu’après avoir versé des
larmes de sang, et avoir prié l’infinie miséricorde de Dieu de donner
un petit coup de pouce à la vie pervertie de sa fille, sa mère alla
voir sous le sommier si elle trouverait le bas de laine qui contenait
trois pièces, les restes des économies de toute sa vie, avec lesquelles
elle voulait faire dire 60 messes pour son âme, et 60 pour celle de son
mari, à raison de 120 réis chacune. Mais quels devaient être son
effarement et sa détresse quand elle ne trouva pas son argent ?
D’abord, elle poussa un cri du fond de son cœur, puis perdit
connaissance et tomba. Cet argent, sa fille l’avait volé pour le donner
à son amant Quand Maria José entra, et vit sa mère évanouie, et le lit
en désordre, elle comprit tout de suite que sa mère s’était rendue
compte de son vol, et qu’elle allait brailler ; elle prit aussitôt la
décision de la tuer. La vieille revint à elle, et quand elle vit sa
méchante fille devant elle, elle se mit à demander à grand cris son
argent qui était son salut et celui de l’âme de son mari !
Sa fille voulut d’abord la faire taire en collant sa main sur sa
bouche, mais, voyant qu’elle n’arrivait à rien, elle alla trouver
António Ferreira do Sul, l’officier civil de la paroisse de Santa
Engrácia, et lui demanda d’envoyer sa mère à l’hôpital, parce qu’elle
était folle et gueulait qu’on voulait la tuer.
L’officier civil lui dit qu’il allait se renseigner sur
l’état de sa mère, et prendrait les mesures qui s’imposeraient.
Cette pauvre, malheureuse vieille, en fut un peu
rassérénée, mais, ô malheur ! ô douleur ! ô crime sans pareil ! Sa
maudite fille, cette damnée, se disait à cette heure que, le lendemain,
elle aurait tué sa mère !
Oh ! Mon Dieu ! Donnez-moi la force de continuer et
d’essuyer les larmes de mes yeux !
Filles qui aimez vos mères, tremblez, tremblez d’horreur ! Mères
qui aimez vos filles, pleurez, pleurez de compassion ! Pères de famille
qui me lisez, faites tout pour donner à vos enfants une éducation qui
ne vous laisse aucun remords à l’heure terrible où vos âmes
s’envoleront pour se présenter devant Jésus-Christ !
Toute la nuit de ce jour-là, Maria n’apparut pas chez
elle, elle s’en fut là où se trouvait José Maria et lui demanda des
lames pour tuer sa mère. Le scélérat lui donna deux tranchets de
cordonnier et lui dit de faire ce que je vais vous raconter si Dieu,
notre Seigneur, me le permet.
Il était dix heures en ce 11 septembre, quand Maria entra
chez elle. Dès que sa mère la vit, elle lui demanda bien gentiment si
elle lui rapportait l’argent qu’elle lui avait dérobé, et sa fille lui
répondit que cela ne tarderait pas. Puis elle s’assit à côté de sa mère
et lui demanda si elle voulait qu’elle l’épouillât, et sa mère répondit
que oui. Maria José posa sa tête sur ses genoux, et l’épouilla un
moment. Et quand elle bougea pour tirer d’une poche de sa ceinture, oh
mon Dieu! un des tranchets, la mère entendit le bruit des deux lames et
demanda :
– Qu’as-tu dans ta poche, Maria ?
– Deux couteaux, ma mère.
– Pourquoi portes-tu des couteaux ?
– Ils sont à José Maria qui m’a demandé de les faire
aiguiser par le barbier.
Sa mère se tut, sa fille avait alors un des tranchets à la
main.
Vierge Marie, arrêtez le bras de cette fille qui va tuer
sa mère !
Maria Josè lève le bras et perce au côté droit la poitrine
de celle qui l’avait mis au monde.
La malheureuse se voit blessée — pousse un cri, personne
ne l’entend, la meurtrière reste comme étonnée, le bras levé, face à sa
mère qui luttait déjà contre les affres de la mort.
Matilde tantôt à genoux, tantôt adossée, la sueur de la
mort filtrant le long de son front, dit à sa fille ces tristes paroles.
– Maria, pourquoi tu me tues ? Marie, ma fille, tu
as eu le cœur de plonger un couteau dans la poitrine de ta mère ! Tu as
eu le cœur de déchirer les entrailles qui t’ont enfanté ! Maria,
pourquoi tu me tues ? Quel mal t’ai-je fait, ma fille, pour que tu me
donnes ce coup de couteau par où ma vie s’échappe ? Et si tu avais
l’intention, de me tuer, pourquoi ne m’as-tu pas laissé me confesser,
ou faire au moins acte de contrition ? Ah Maria, Maria, tu devras
rendre compte devant Dieu pour mon âme et la tienne !
Elle allait s’agenouiller devant un vieux crucifix qui se
trouvait au chevet de son lit quand Maria José lui donna un autre coup
de tranchet au cou. La malheureuse dit encore : – Mon Père qui es
au Ciel… pardonne-moi. Et elle mourut.
Porte le deuil, ô nature ! Pleure dans le Ciel, VIERGE
MARIE, qui as été, toi aussi, une tendre mère ! Pleurez, oiseaux du
ciel qui élevez vos petits sous vos ailes ! Pleurez, qu’est
tombée là, une bonne mère tuée de deux coups de tranchet, aux pieds de
sa fille déjà condamnée !
Après la mort de sa mère, faisant preuve du plus grand
sang-froid et d’un cœur de bourreau, Maria José entreprit, avec ce même
tranchet de lui couper le cou, et voyant qu’elle ne pouvait venir à
bout de l’os, elle essaya avec un autre couteau, et comme elle n’y
arrivait pas, elle se mit à lui donner des coups de hachoir, jusqu’à ce
qu’elle eût complètement détaché la tête du cou. Puis elle lui coupa
les oreilles, le nez et les lèvres, frappa son visage plus de vingt
fois, et brûla ses cheveux. Puis elle souleva une brique du foyer et
ensevelit dessous les morceaux de son visage et de sa tête.
Ensuite, elle lui coupa les jambes et les mains. La nuit,
elle s’enveloppa dans une capote, prit le tronc de sa mère, et s’en fut
le poser parmi les travaux en cours de Santa Engrácia. Elle revint chez
elle, prit les jambes et les mains et alla les déposer Travessa das
Mónicas. Puis, revenant chez elle, elle entreprit de laver le linge
ensanglanté de sa mère, et se coucha entre les draps dans lesquels sa
mère couchait avec elle deux jours avant, la tête de cette même mère
enterrée au pied de son lit. Le lendemain, elle sortit de chez elle et
alla regarder le corps et les jambes de sa mère parmi la foule de gens
qui déplorait cet événement. Il se trouve que l’officier civil à qui
elle avait demandé de placer sa mère dans l’asile de fous était là. Et
que, pris d’une inspiration divine il fit arrêter cette femme, qu’en la
ramenant chez elle, l’on se mit à lui demander ce qu’était devenue sa
mère, et qu’elle répondit qu’elle ne le savait pas. Mais dans le
potager même de la maison, l’on avait mis à sécher quelques vêtements
teints de sang. L’officier civil, en grattant sous le foyer, découvrit
la tête et des morceaux du visage — il demanda à Maria José si elle
reconnaissait cette tête, et elle répondit, en mangeant une pastèque
avec du pain :
– Oui, c’est celle de ma mère !!
L’on entama les poursuites et l’inculpée fut condamnée le
5 novembre à être pendue jusqu’à ce que mort s’ensuive, au gibet qui
sera dressé au champ de Santa Clara après être passée aux endroits où
elle est allée déposer les morceaux du corps de sa mère. Vous avez là —
ô peuples ! le pire crime qu’ait vu le monde, commis à Lisbonne en l’an
1848.
Ces attentats contre Dieu, cette guerre de frères contre
des frères, le fait que de enfants tuent leurs parents, et ces signes
qui apparaissent dans le Ciel nous indiquent que la fin du Monde est
arrivée.
***
Récit imprimé à compte d'auteur dans un recueil de 16 pages développant
à sa façon un article paru dans le journal Revolução du 14 Septembre
1848. L'auteur avait alors 22 ans, on peut y voir un canular...(NdT)
Texte René Biberfeld - 2014
Illustration :'Je sais tout' de 1910
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