Les brillants du Brésilien
DEUXIEME PARTIE
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CHAPITRE XVIII
La diffamée
Ângela était en train d'écrire à l'un
des trois amis de son mari pour les prier de ne pas la considérer comme
une épouse infidèle, et de ne pas diffamer son nom, en voulant la
contraindre à entrer dans un couvent, comme on fait avec les femmes qui
ont commis une faute. Elle s'engageait à se défendre si son mari
consentait à l'écouter en tête à tête, il lui suffirait de s'appuyer
sur son innocence et le témoignage de Dieu, dont la Providence, en un
moment aussi critique, lui insufflait assez de courage pour faire face
à n'importe quel malheur, hormis celui d'entrer dans un couvent avec la
marque infamante de l'adultère.
La lettre allait être fermée quand Atanásio se fit
annoncer avec ses amis Pantaleão et Joaquim António.
Le mari de la Ruiva déclara que son ami
Hermenegildo insistait pour que sa femme entrât dans un couvent de leur
choix à eux qui agissaient en son nom ; et qu'au cas où elle refuserait
d'obéir à un ordre aussi juste, elle devrait tenir pour acquis qu'elle
n'avait ni mari, ni maison, ni fortune, parce que tous les biens et
avoirs de son mari étaient hypothéqués, vendus et aliénés, comme il
serait prouvé en cas de procès avec à l'appui des documents
parfaitement valables.
Ângela les écouta et dit sereinement :
— Vous me demandez par conséquent de partir ?
— Oui, si vous ne voulez pas aller au couvent.
— Je n'irai pas.
— Alors, nous sommes au regret de vous dire...
— De vider les lieux ? acheva Ângela.
— Oui... si vous... répéta Atanásio. Vous savez
que l'honneur d'un homme... Votre mari doit rendre des comptes à la
société.
— Et à Dieu, ajouta Ângela.
— Pour ce qui est de Dieu... marmonna Joaquim José
António.
— Il n'existe pas ? demanda-t-elle.
— Je ne sais s'il existe ou s'il n'existe pas. Ce
que je sais, c'est qu'il ne se mêle pas de ces affaires-là.
— Si vous êtes innocente, fit Pantaleão,
prouvez-le. Dites à qui vous avez donné 1650000 réis.
— À un pauvre.
— Mais qui était ce pauvre ? Nous aimerions le
savoir... Était-ce un pauvre honnête?
— Oui.
— Comment s'appelle-t-il ?
— Même si je vous disais son nom, vous ne
connaissez pas les pauvres honnêtes, vous ne connaissez que les riches
infâmes.
— Mesurez vos expressions, Madame, lança Atanásio.
— Descendez les escaliers, je veux sortir, coquins
! S'écria la fille de D. Maria d'Antas. Si les Galiciens de cette
maison m'obéissaient, ils vous feraient passer par les fenêtres, mais
la maison ne m'appartient plus, et je veux bien que l'on me traite
d'infâme si je demande un liard de ce qu'elle renferme. J'abandonne ici
les bijoux de ma mère qui valent quatre ou cinq contos. Que votre ami
Hermenegildo se rembourse là-dessus de ce qu'il m'a donné et, s'il lui
reste quelques vinténs, qu'il s'achète une corde et qu'il se pende avec.
— Tudieu !... Quelle femme ! disait Joaquim à
Pantaleão, en essuyant la sueur de son front en plein mois de janvier.
— Elle a le diable au corps ! glapit l'autre.
Ils tournèrent là-dessus casaque et partirent en
vociférant des insultes.
Ângela et Vitorina sortirent après eux, laissant
les portes ouvertes et la maison aux bons soins des domestiques en
larmes qui poussaient de hauts cris.
— Ça te fait tant de peine de partir ? ! demanda
Ângela à sa servante.
— Pas à vous, Madame, ma pauvre enfant ?
— Non ! Tu ne le vois pas ? ! Ce que je n'ai pas
laissé dans cette maison, c'est l'or de ma conscience...
— Partir sans rien !... Et qu'emportez-vous dans
ce fourre-tout ?
— Le livre des Rêves de Francisco, répondit-elle
en souriant. Je n'ai plus rien qui me rappelle ma jeunesse joyeuse,
sinon ce livre et toi ! Les choses que j'aime le plus me suivent.
Vitorina pleura de reconnaissance, et contribua
sans le vouloir à l'allégresse de sa maîtresse.
Elles s'engagèrent dans la rua do Moinho de Vento
et cherchèrent un numéro. Elles montèrent et se trouvèrent dans le
petit salon accueillant et propre de Joana Costa qui, effarée et
transportée, se leva pour accueillir la fidalga.
— Je viens vous demander un coin de votre petit
appartement, dit Ângela, rieuse. Donnez-moi la chambre de votre frère
pour moi et ma chère Vitorina.
— Mais que vous est-il arrivé, Madame ?
Qu'est-ce qui s'est passé ? ! s'exclama Joana.
— J'ai été expulsée de chez moi, je n'ai pas de
maison, ni de "fortune" . Voyez comme on tombe vite de haut, mon amie !
Malgré tout, quand la chute n'est pas honteuse, on a l'impression que
les ailes des anges sont là pour nous soutenir.
Ângela rapporta l'histoire des brillants, de la
sommation de répondre aux autorités, de la commission des amis de son
mari, etc. ; quand Joana l'interrompait par un sanglot, son hôtesse,
sereine, laissait voir sa contrariété, et lui reprochait le mauvais
usage qu'elle faisait de ses larmes.
Après avoir terminé son récit, la fille du général
alla prendre possession de la chambre de Francisco, longuement absorbée
dans la contemplation des objets les plus insignifiants, farfouillant
parmi les livres, les tiroirs, les papiers rédigés, souriant à chaque
découverte.
— Et mon livre des Espérances ? demanda-t-elle.
— Il l'a emporté. Il se trouvait d'habitude là,
répondit Joana en indiquant un espace vide entre deux livres.
— Eh bien, le livre des Rêves prendra sa place.
Elle rangea le manuscrit et jeta un coup d'oeil
sur les deux livres, de chaque côté. Il s'agissait également de
manuscrits, et tous les deux portaient le même titre : Ângela.
Joana dit en souriant :
— Je ne vous ai jamais raconté qu'il possédait ces
livres.
— Non.
— Et c'était exprès pour que vous ne demandiez pas
à les voir... Il les a écrits pendant les quatre premières années de
notre misère. Il y passait la nuit, après avoir perdu ses journées à
son bureau. Il m'en lisait parfois une phrase, et m'embrassait si je
pleurais. Mais cela ne doit pas vous affecter, Madame ! Voilà que vous
changez d'expression !
— C'est le bonheur ! Ne me plaignez pas, mon amie
!... J'ai tellement envie de ces deux livres!... Et vous auriez été
capable de me laisser mourir sans que je les voie ?
— Certainement ! Que Dieu me préserve de vous
donner des inquiétudes !... Je me suis trouvée, juste après son départ,
fort mal en point un jour ici, et je songeais à les déchirer si mon
état s'aggravait ; personne ne devait lire ce qu'il disait de vous...
— Pensons à autre chose, mon amie, dit Ângela, les
yeux baignés de larmes de joie. Avons-nous de quoi travailler ?
— Ce n'est pas nécessaire, mon frère m'a laissé la
moitié des trois cent mille réis qu'il a gagnés là-bas. C'est à peine
si
j'ai dépensé deux pièces de cet argent. Ouvrez ce tiroir, Madame, il y
a là le reste.
— Mais il nous faut travailler, ma sœur.
L'oisiveté, c'est l'ennui, c'est les maladies, c'est le désespoir. Moi,
vous voyez, quand on m'appelait la Brésilienne à un demi-million, je
faisais cinq heures par jour des travaux de couture. Il est bon de
conserver les habitudes acquises en étant pauvre dans un couvent ; la
pauvreté est de nouveau là, mais cette fois, elle me trouve toute prête
et disposée à la mettre au défi de me gêner.
— Comme la joie fait briller vos yeux ! disait
Joana en la contemplant, et en savourant cette incommunicable
allégresse.
— Non, vous n'imaginez pas, ma sœur, à quel point
je me sens bien ! Il me semble que je viens de renaître ! Oh, Vitorina,
allez voir comment cela se passe dans la cuisine. Il me tarde de dîner.
Allons-nous bientôt dîner, Joaninha ?... Si votre frère pouvait
apparaître maintenant ! S'il me trouvait installée dans sa chambre avec
ses livres, et en train d'écrire de nouvelles Espérances... Des
espérances ! dit-elle en souriant, détaillant chaque mot. C'est à
présent que les espérances du lendemain ne vont pas menacer le bonheur
d'aujourd'hui ! Jusqu'à maintenant, je n'attendais que cela... Cette
paix, cette douceur de vivre, sans parents, sans personne, si ce n'est
avec des personnes que j'ai sacrifiées et qui m'aiment malgré tout,
n'est-ce pas la vérité ?
— Mais si votre mari vient vous chercher, Madame !
— Me chercher ! Je suis morte, ou c'est lui qui
est mort... Je ne sais pas vraiment qui est mort ; mais ce qui est sûr,
c'est que nous ne nous reverrons plus...
À cette mème heure, Hermenegildo dînait à la
mangeoire d'Atanasio. Échaudé par le souper de la veille, il ne mangea
pas de pâté aux huîtres ; mais il se rabattit sur la langouste et le
saumon. Après le dîner, il réunit ses amis et donna ses dernières
instructions pour assurer le transfert de sa "fortune", l'aliénation
frauduleuse de ses domaines, de ses bâtiments et de ses navires,
précipitamment, afin de prévenir toute tentative de divorce avec
séparation des biens à la demande de sa femme. Il monta dans une
voiture à la tombée de la nuit, et s'en fut à S. Roque da Lameira ou à
la Cruz da Regateira ; nous ne sommes pas en mesure de préciser auquel
des deux endroits il s'arrêta. Ce que l'on sait, c'est qu'une de deux
jeunesses de Barrosas le suivit à Porto, le lendemain de cette nuit,
prit les rênes de la maison du Brésilien, et trouva jolis les rideaux
du lit nuptial d'Ângela quand, le matin, à travers la dentelle, un
rayon de soleil auréola la tête d'Hermenegildo qu'elle entourait de son
bras basané.
Et quinze jours après, pleuré par ses amis à
chaudes larmes, le Brésilien embarquait sur l'un de ses navires, et
mettait le cap sur les plages de Santa Cruz où il allait, à ce qu'il
disait, cacher sa honte, associant à son angoisse l'exotique gaillarde,
Rosa Catraia, serrée contre son cœur à cause de la nausée que lui
donnait le roulis.
La colonie des Brésiliens de Porto pleura
longtemps le triste sort de Fialho. Là-bas, à la Praça Nova et dans les
jardins de S. Lázaro, des groupes de cette clique s'agglutinaient pour
déchirer la réputation d'Ângela. Tandis que certains disaient qu'elle
s'était collée avec l'amant inconnu, d'autres prétendaient savoir que
la fidalga de Trifouillis-les-Oies était à deux doigts de mettre sa
beauté à l'encan. Et les hommes honnêtes de Porto joignaient leurs
médisances à celles de cette harde de sangliers qui grattaient et
fouillaient leurs infamies réciproques. Et c'est sur ces gens-là que
Dieu faisait et fait pleuvoir toutes sortes de prospérités ! Quant à la
Providence, elle leur aura accordé tout ce qu'elle a et tout ce qu'elle
peut le jour où elle leur enverra une nouvelle pluie... de bâts.
CHAPITRE XIX
Amour propre
Joana reçut une seconde lettre de son
frère. La fortune lui réservait ses grâces à Rio-de-Janeiro. Après le
déroulement heureux d'une opération de la cataracte, son nom se
répandit dans les capitales des provinces, d'où les malades accouraient
pour le consulter. Les rémunérations étaient fort généreuses, de sorte
que vues ses modestes ambitions, il pourrait, disait-il, se retirer
avec des ressources plus que suffisantes pour vivre au Portugal, sans
exercer. Il ne transparaissait pas dans cette lettre la moindre
étincelle de satisfaction, mais plutôt un immense regret, empreint de
tristesse, de se trouver loin de sa sœur et de son cabinet de
méditation. Voici la teneur du dernier paragraphe :
J'ai appris, il y a quelques jours, en lisant le
Journal du Commerce, l'arrivée à Rio du Portugais Hermenegildo
Fialho,
qui est ou était le propriétaire du navire sur lequel je suis venu. Je
ne l'avais jamais vu ; mais je me suis dit que je devais partir à sa
recherche, car c'est à lui que je devais les premiers gains obtenus
grâce à la science, et qui te permettent de subvenir à tes besoins. Il
était descendu chez son correspondant. Sans que je lui deman¬dasse
rien, il m'a dit qu'il avait définitivement quitté le Portugal, à cause
des graves déceptions que lui avait infligées sa femme. Je l'ai écouté
en silence, et cet homme m'a fait de la peine : il m'a paru consterné,
bien que gras, et pas vraiment du genre à inspirer la pitié. Mais le
rire a remplacé la compassion quand je l'ai vu hier à Persépolis avec
une femme bien en chair qui, de toute évidence, appartenait à la
robuste race de nos femmes du Minho. Je m'apprêtais à l'éviter, croyant
l'embarrasser ; mais il m'a lui-même appelé pour m'inviter à déjeuner
avec une telle insistance que je n'ai pu me défiler. Je n'osais
demander qui était notre commen¬sale. Comme tu as lu le D. Quichotte,
tu comprendras qu'en comparant les personnages du roman avec ceux de ce
déjeuner, je me sois figuré que Sancho avait volé Maritorne au
Chevalier à la Triste Figure. En réalité, Hermegildo, dans le rôle de
Sancho, a dépassé l'imagination de Cervantes.
Au milieu du déjeuner, le mari exilé de
sa patrie et de la compagnie de l'épouse qui l'avait déshonoré m'a dit
que cette femme était son réconfort, et le consolait de ses blessures.
Cela m'a d'une certaine façon levé le cœur, et j'ai ensuite réfléchi à
la dégradation de la morale au cours des cinquante dernières années.
Peut-être que sa femme croit là-bas son mari plongé ici dans une
profonde affliction ! Je t'ai parlé de ce cas, parce que j'y trouve, je
ne dirai pas du sel, mais un signe du pourrissement actuel de nos
moeurs, etc.
Ângela lut la lettre, et ne put s'empêcher de
pouffer à plusieurs reprises au dernier paragraphe.
— Et s'il savait que c'était moi l'épouse de
Sancho !... s'exclama-t-elle en éclatant d'un rire cristallin. Que de
larmes de pitié ne verserait pas notre Francisco, ma sœur! Et s'il ne
pleurait pas, je lui lèverais peut-être le cœur, moi aussi
!...
En dépit de son rire, Ângela en avait été
froissée, et elle ressentit secrètement une terrible envie de pleurer.
Ce n'est pas le libertinage ridicule de son mari qui la blessait.
Qu'est-ce que ça pouvait lui faire ? Il n'y avait en elle aucune place
pour le dégoût. C'était essentiellement une blessure d'amour-propre ;
il était à prévoir qu'un jour, en apprenant qu'un personnage aussi
grotesque était le mari de la seule femme qu'il ait aimée, Francisco
Costa sentirait se déteindre dans son imagination l'idéal coloré dont
il l'auréolait dans les livres éthérés qu'il intitulait Ângela.
Et comme cette sorte de douleur était
trop dégradante pour qu'on pût l'avouer, en se taisant, elle laissait
s'enfoncer en elle les épines d'une vanité toute excusable, et
ressentait au plus haut point le chagrin de faire de la peine à son
amie et à Vitorina.
Elle demandait un jour à Joana :
— Votre frère, quand a-t-il su que je m'étais
mariée au Minho, comment l'a-t-il su ?
— Il se trouve qu'un homme de Ponte lui a dit que
la fille de Monsieur le Général de Noronha avait fait un très riche
mariage, et le majordome de votre père l'avait appris...
Ângela l'interrompit :
— J'ai remarqué ici, dans son livre, une allusion
à mon mariage. C'est ainsi qu'il en parle... Elle ouvrit le livre où il
y avait une feuille pliée, et lut :
Comme tu te plaindras toi-même, Ângela, quand tu
ne sentiras pas la chaleur de ton âme dans tes formes si belles,
baignées d'une lumière si céleste, souillée par la cruelle et la
brutale concupiscence du financier !...
— Savez-vous, mon amie, le sens de ces paroles ?
— Oui, Madame. Le majordome de votre père avait vu
votre mari je ne sais où, et avait dit à l'autre qu'il n'avait jamais
vu une chose aussi laide.
— Et votre frère m'a-t-il méprisée pour
cela ?
— Lisez la suite de ce livre, Madame, et vous
verrez qu'il ne vous a pas méprisée ; il vous a toujours aimée, avec la
même élévation spirituelle qu'à l'époque où il disait, et j'avais du
mal à le comprendre :
J'adore Ângela comme peut le faire un homme
pourvu d'une âme, je l'illumine de la lumière qui rayonne de ma foi en
Dieu. Combien de fois lui ai-je dit : Pourquoi n'en aimes-tu pas une
autre ? et lui me répondait :
Certaines âmes ne se dégradent
pas quand
bien même elles cherchent à s'avilir...
— C'est écrit là, confirma Ângela avant
de poursuivre sa lecture :
Entre toi et Dieu existera peut-être un autre
maillon, mon amie chérie, mais je ne le connais pas. Si je le connais
un jour, je t'oublierai alors. L'homme qui te considère comme sienne
n'est que la boue qui s'est collée à un brillant tombé dans la gadoue.
Je resterai, dans le souvenir que tu m'as laissé, l'anneau de fer sur
lequel ressortirait ton éclat. La société t'a salie, poussée, sous les
coups de la misère, à la dégradation des corps asservis à l'or, mais je
sais que ton âme s'élève encore plus vers son origine, purifiée par des
angoisses plus terribles que les miennes. Il me reste à moi le loisir
de pleurer, et tu ne peux même pas avoir recours à cet apaisement, ma
pauvre Ângela ! Je suis plus heureux, et je ne voulais pas l'être..
Ces lectures et les commentaires de Joana
épointèrent les tarières de l'amour propre d'Ângela qui retrouva sa
bonne humeur.
À ce moment-là, les gazettes de Porto annoncèrent
que le général de Noronha était revenu de Paris, et s'était retiré au
Portugal, sans aucun espoir de guérison, l'une de
ses affections les plus cruelles étant une cécité presque totale, qui
rendait son existence atroce dans son palais solitaire de Ponte.
Ângela se sentit saisie de compassion pour son
père, qu'elle avait connu onze ans plus tôt encore vigoureux, quoique
chenu. Elle lui écrivit. Elle ne racontait rien de sa vie. Elle lui
offrit son bras pour le soutenir, ses yeux pour voir à sa place, son
cœur de fille comme urne pour les larmes que lui arracheraient la
nostalgie et les souvenirs de ses amours de jeune homme heureux, comblé
de toutes les gaietés du monde.
Le général écouta son majordome quand il lui lut
cette lettre, et dit :
— J'ai cru qu'elle était morte... Et elle est
effectivement morte...
Et il ne répondit rien.
Cette lettre redoubla les tourments qu'infligeait
à l'ancien sa mémoire. Maria d'Antas ne cessait d'étinceler sous les
yeux de son âme ; il promenait autour de lui ceux de son visage pour
éloigner cette image formidable grâce à d'autres spectacles ; mais il
ne voyait pas ! Il n'avait des yeux que pour pleurer.
— Pourquoi ne rappelez-vous votre fille
auprès de vous ? lui demandait un jour son majordome avec la liberté
qu'autorisent quarante ans de service.
— Et qui t'a dit qu'elle était ma fille ?
Le majordome se taisait.
— Et qui t'a dit qu'elle était ma fille ?
insistait le général en écarquillant ses yeux ternes et brumeux.
— J'ai pensé, Monsieur ...
— Me ressemble-t-elle ?
— Non, Monsieur, elle a le visage de sa mère.
— Très ressemblant ? Je ne me rappelle pas Ângela.
— Comme deux gouttes d'eau. Quand elle est venue
ici, il y a sept ans, elle était comme la fidalga d'Antas quand... elle
est morte.
— Va-t-en... laisse-moi... rugit l'aveugle, en
gesticulant vertigineusement.
CHAPITRE XX
Le malade et le docteur
Vers la fin de 1848, cela faisait deux
ans et demi que Francisco José da Costa résidait à Rio, jouissant des
revenus de ses nombreuses interventions et de ses crédits. Les sommes
expédiées à sa sœur trahissaient son intention de rentrer bientôt dans
sa patrie. Il insistait sur un point précis : c'était l'achat de la
petite maison de Viana, que Francisco revoyait illuminée et dorée par
les illusions de sa jeunesse.
Peut-être est-ce là que je vais finir
mes jours,écrivait-il.
J'ai assez de ressources pour trouver mieux ;
cependant, mes espoirs ne vont pas plus loin ; et le tien, ma pauvre
Joana, c'est de me voir résigné dans ma tristesse.
On se trouvait donc au mois de Novembre 1848.
Le docteur Costa, un titre dont on l'honorait à
Rio, fut appelé pour voir un malade qu'il connaissait déjà, et qui
jouissait d'une grande considération.
Il s'agissait d'Hermegildo Fialho de Barrosas, le
polisson dodu qu'il n'avait plus revu de puis le déjeuner de Persépolis.
Il le trouva malade du foie ; il attribua ses
malaises au climat, et à la moiteur de l'été.
Un traitement adapté fit disparaître les symptômes
les plus graves : le praticien redoutait cependant que le malade ne
rechutât à la suite d'excès de gourmandise manifestement encouragés par
son infir¬mière, tout aussi goulue.
Hermenegildo exigeait deux visites quotidiennes,
qu'il payait largement car, disait-il :
— Je suis très riche, ma fortune se monte à plus
de deux cents contos, je n'ai pas d'héritier. J'avais une sœur qui
vient de mourir, il y a trois mois, elle ne s'était pas remis de me
voir quitter le Portugal pour n'y plus revenir. N'épargnez pas mon
argent, M. Costa ; vous pouvez facturer cent mille réis chacune de vos
visites. Ce que je veux, c'est recouvrer ma santé pour dépenser ce que
j'ai ; je n'en suis plus capable.
— Vous n'avez donc pas eu d'enfant de votre épouse
? demanda le médecin.
— Pas un seul, je n'en ai pas eu, et je n'en ai de
personne. Je ne devais pas être fait pour.
— Mais s'il n'y a eu ni divorce, ni document
particulier, votre épouse doit toucher une partie de votre héritage, je
pense.
— Ça, c'est une autre histoire, que je vais vous
raconter, mon cher docteur Costa. Ma femme, ou celle du diable sait
qui, ne va pas pas recevoir un liard si je m'en vais avant elle. Je me
suis débarrassé de tout en partant ; c'est comme ça, j'ai pris avec ma
fortune les mesures et les précautions nécessaires pour qu'il ne reste
rien sur quoi elle puisse faire main basse.
— Et a-t-elle de quoi vivre après que vous l'avez
quittée ?
— Je ne sais pas, et je ne veux pas le savoir. On
dit que son père est riche, mais il fait d'elle autant de cas que moi.
— Permettez-moi de vous poser une question...
— Posez-moi toutes celles que vous voudrez ; ça ne
me fait plus rien d'en parler. J'ai jeté mon cœur aux orties, comme dit
l'autre, et que le diable emporte les passions et plus encore ceux qui
s'en nourrissent. J'aime bavarder. Que voulez-vous savoir ?
— Si vous avez eu des raisons de priver votre
épouse de toute ressource. Il arrive parfois qu'un homme qui s'estime
trompé par son épouse plonge son honneur dans des abîmes plus profonds
en jetant la coupable en pâture à la société, comme qui dit: Voici la
femme que je pouvais sauver d'une misère extrême... amenez-la jusqu'au
dernier degré du vice !
— Ce n'est pas moi qui n'ai pas voulu la sauver,
rétorqua le malade, c'est elle qui n'a pas voulu. Je donnais à cette
folle de quoi manger dans un couvent, et elle a décampé, en mettant mes
amis dans une sale situation.
— Est-elle allée vivre avec son amant, ou l'a-t-il
à son tour abandonnée ?
— Ça, je l'ignore. Moi, son amant, je n'ai pas su
qui c'était, et je l'ignore encore.
— Vous ne le savez pas ? ! Sur quelles preuves
alors vous êtes-vous jugé trahi ?... Excusez-moi...
— La preuve, c'est qu'elle a dépensé plein
d'argent sans dire à quoi ; elle a dit qu'elle l'avait donné, et c'est
tout. À qui donnait-elle donc cet argent ?
— Votre femme était-elle vieille ?
— Pas le moins du monde ; c'était une belle fille,
belle, et c'est tout. Elle n'avait rien à elle ; je suis tombé fou de
son minois, et je me suis marié. Vous, qui êtes de Porto, n'avez-vous
jamais entendu le nom d'un général appelé Noronha ?
— Noronha ? ! s'écria Francisco José da Costa, en
plantant ses yeux épouvantés sur le Brésilien.
— Oui, un général Noronha qui vivait à Ponte de
Lima... Ma femme était sa fille...
Le médecin l'interrompit, il avait du mal à
respirer.
— Comment s'appelait cette dame ?
— Ângela.
Durant trois bonnes minutes, Francisco da Costa
resta saisi d'une torpeur qui l'empêchait de penser et de faire quoi
que ce soit. Le Brésilien attribuait cet air effaré au fait que le
docteur se rappelait avoir connu le général ou sa fille.
— Il se peut, docteur, que vous ayez vu un jour ma
femme à Porto... continua Hermenegildo. J'habitais rue do Bispo, une
maison de quatre étages avec des azulejos... Vous vous trouvez mal ?
fit le malade, notant un changement extraordinaire sur le visage du
médecin. On dirait que vous devenez tout blanc !...
— Non, Monsieur, ça va... Je vous écoutais, et je
me rappelais... que le nom du général et de sa fille ne m'est pas
étranger... D'où venait votre femme ?
— De Viana, je pense.
— Mais j'avais entendu dire que la fille du
général Noronha s'était mariée au Minho.
— Avec moi ; j'habitais alors dans mon
domaine des Choupos. C'est là que je suis tombé sur cette dame parce
que c'était une amie de ma sœur, qui avait vécu dans le même couvent
qu'elle et je n'ai eu de cesse que je ne me marie avec elle, sans
demander de renseignements à personne.
— Et vous avez ensuite déménagé à Porto ? En
quelle année ?
— En 1840.
— Et c'est à Porto, M. Fialho, que vous avez eu
des raisons de mettre en doute la loyauté de votre épouse ?
— Oui, Monsieur.
— Mais vous venez de me dire que vous ne
connaissiez pas le nom de son amant, et que vous n'étiez pas sûr
qu'elle en eût un...
— Là, pour ce qui est de le connaître, je ne l'ai
pas connu ; mais à qui remettait-elle cet argent ? Il ne venait chez
moi aucun homme dont je puisse me méfier. Elle n'avait jamais
l'occasion de recevoir des visites. Quant aux commères, pas une ne se
hasardait à s'engager dans mon escalier, si ce n'est la couturière, de
loin en loin. Je n'ai aucune idée ; ce que je sais, c'est que j'ai
découvert qu'elle vendait les brillants d'un bracelet que je lui ai
donné, et qu'elle distribuait l'argent.
— Une grosse somme ?
— À ma connaissance 1 650 000 réis. Ce
n'était pas pour l'argent, je ne m'en souciais guère, ce qui me
tracassait, c'était de savoir à qui elle avait remis ce capital. Voilà
ce qui ni Dieu, ni le diable n'ont été capables de lui arracher.
Francisco se plongea dans de longues réflexions
sur cette somme, qu'il comparait à celle qu'il avait reçue au cours de
ses études. Il se sentait comme halluciné ou saisi de torpeur. À
plusieurs reprises, sous l'effet de l'angoisse qu'il éprouvait en
posant ses questions, et de l'agitation où le mettaient les réponses,
il se penchait sur le visage du malade surpris, à juste titre, par la
sombre anxiété du médecin.
— Si vous voulez bien me dire... reprit Francisco,
et il hésita, embarrassé par le flot de questions qui submergeait son
esprit.
— Quoi ?... demanda Hermenegildo, qui semblait
prendre plaisir à faire des confidences à son médecin.
— Vous venez de me dire qu'il n'y avait qu'une
couturière qui venait chez vous...
— C'est vrai...
— Et cette couturière...
Il hésita de nouveau, craignant de trop se
découvrir dans des investigations qui devaient sembler superflues au
mari d'Ângela.
— La couturière, je ne m'en méfiais pas ; et cela
ne me faisait rien qu'elle vienne ; mais, vous savez, je n'ai pas
renoncé à me renseigner sur sa vie.
— Et vous avez appris quelque chose ?
— J'ai appris que c'était une veuve honorable, et
qu'elle vivait avec son frère. Elle s'appelait Joana et, soit dit en
passant, ce n'était pas un vilain morceau ! ajouta-t-il en clignant de
son oeil droit, avec une grimace de sybarite.
Le praticien laissait planer de longs silences. On
eût dit qu'il était pris d'une nausée qui montait, gonflait dans sa
poitrine, et l'empêchait de parler.
Brusquement, il demanda, en plissant le front :
— Où est donc allée D. Ângela ?
— Je ne sais pas ; mes amis ont eu le temps de la
voir partir avec sa domestique et monter la rue, s'engager sur la place
du Laranjal, et n'ont rien su de plus. Moi, au bout de deux semaines,
j'ai mis les voiles pour venir ici.
— Mais ne pouvez-vous pas, M. Fialho, vous faire
une idée de l'endroit où elle aurait pu aller ?
— Va-t-en savoir !
— Elle est partie sans argent ?
— À mon avis, oui ; il ne manquait rien chez moi.
Elle avait là des bijoux qui appartenaient à sa mère et qu'elle a
laissés.
— Alors, quand elle est partie, elle aurait pu en
être réduite à demander l'aumône ?
— L'aumône ?... Je ne crois pas...
— Pourquoi ne le croyez-vous pas ? Une dame
pauvre, éduquée comme une fidalga, sans avoir appris aucun métier,
subitement privée de ressources, et indigente, que ferait-elle ?
— Je ne sais pas... C'est son affaire.
— Supposez donc, M. Fialho, que D. Ângela Noronha,
au lieu de travailler parce qu'elle n'en était pas capable, et de
mendier parce qu'elle ne le pouvait pas, ait commencé à se vendre parce
qu'elle était belle !... Si cela se produisait...
Francisco prit quelques temps à reprendre sa
respiration, et répéta :
— Si cela se produisait...
— On dirait, Monsieur, que vous avez la larme à
l'oeil ? !
— C'est exact, il n'y a pas de doute... C'est que
cette pauvre dame me fait pitié...
— Pitié ?... Vous trouvez donc que c'est joli une
femme qui déshonore un homme de bien ?
— De quel homme de bien s'agit-il ?
— De moi.
— De vous, M. Fialho ? !
— Vous avez des doutes, alors ? !
— Aucun. J'ai la certitude que vous êtes,
Monsieur...
La chaise de Francisco Costa vibrait, comme si
elle était prise de tremblements. L'étonnement du Brésilien redoubla
quand il vit le médecin se lever, et se saisir de son chapeau.
— Vous partez, docteur ? On dirait que vous vous
trouvez mal !... Qu'est-ce qui se passe ? Approchez !
— Je me suis rappelé que j'avais des malades et
que j'ai pris beaucoup de retard dans mes visites, mais je reviens tout
de suite, répondit le médecin, en consultant sa montre, sans voir
l'heure.
— Pas question... Vous savez quelque chose sur ma
femme... Il y a anguille sous roche...
— Je sais, dit Francisco Costa en tournant la tête
pour le dévisager au moment de se retirer... je sais que jusqu'au
moment où vous l'avez chassée de chez vous, D. Ângela a été une épouse
honnête et pure.
— Approchez ! Comment le savez-vous ? brailla
Fialho en s'asseyant sur son lit.
Le médecin était parti.
— Il y a de la sorcellerie là-dessous, vous pouvez
dire ce que vous voudrez ! monologuait le Brésilien, en tâtant en même
temps son foie congestionné. Qui diable a dit à ce type que ma femme
était honnête ? C'est le premier homme qui me dit ça !... Je veux en
avoir le cœur net ! Ce soir, je demande qu'on le fasse venir. S'il peut
me prouver qu'Ângela était innocente, je la fais rechercher, et je lui
donne une bonne mensualité, et le domaine des Choupos. Mais où
pourra-t-elle être à cette heure !...
Il médita un court instant, et ajouta :
— Et puis zut ! Qu'on ne vienne pas me parler de
pureté ni d'autres calembredaines !.. Si elle était innocente,
aurait-elle décampé ? !...
Hermenegildo se sentait une petite fringale, mais
la poule déjà passait mal. Il demanda à Rosa Catraia d'emporter une
partie de son dîner. Il mangea une bonne platée de viande sèche avec
des haricots noirs, but du vin de Porto en proportion, lubrifia son
goître avec une écuelle de maracujas, et s'étendit sur son matelas
avachi pour faire la sieste.
Peu après, il rugissait, en empoignant les replis
de son estomac qui le lancinait, tout recroquevillé autour de son foie.
C'était une colique.
Les domestiques partirent chercher le docteur
Costa. Ils le trouvèrent alors qu'il revenait déjà chez Hermenegildo
Fialho.
— Je vais mourir si vous ne venez pas à mon
secours ! s'exclama le malade en se débattant dans les bras de Rosa
Catraia.
Le docteur rédigea son ordonnance après avoir
entendu les explications de l'infirmière. Un puissant vomitif arracha
aux cavernes de cette sentine la mort enveloppée dans des flots de
haricots noirs.
Il était soulagé, mais souffrait d'une forte
fièvre.
Le docteur s'assura que les facultés
intellectuelles du malade étaient à peine altérées par cette poussée de
fièvre. Il constata avec plaisir la lucidité du bonhomme qui lui disait
d'une voix rauque :
— Il n'y a pas à dire, vous êtes un grand
chirurgien. Ma parole, j'étais à deux doigts de casser ma pipe sur ce
coup !
Francisco demanda à la concubine de sortir de la
chambre, et s'assit au chevet du malade.
— Vous trouvez que je vais plus mal, docteur ? fit
le Brésilien effrayé qui voyait un signe funeste dans la mine sombre et
pensive de Francisco.
— Non, Monsieur. Vous allez mieux. Pouvez-vous, M.
Hermenegildo, lire un papier que j'ai ici ?
— Lire un papier ? De quel papier s'agit-il ? Je
suis parfaitement capable de lire.
— Lisez.
Il remit à Fialho une demi-feuille de papier
timbré, qui contenait le texte suivant :
Je soussigné Hermenegildo Fialho Barrosas,
précédemment négociant à Porto, habitant actuellement à Rio de Janeiro,
déclare que j'ai reçu du chirurgien José da Costa résidant dans la même
ville la somme d'un million six cent cinquante mille réis que ma femme
D. Ângela de Noronha avait prêtée à Joana Costa, sœur dudit chirurgien,
et couturière résidant à Porto, afin que cette somme, versée en
plusieurs fois, permît au susnommé chirurgien de continuer et de mener
à terme ses études de médecine. Et comme cela est vrai, j'ai demandé au
dit Francisco da Costa de rédiger ce document pour que je le signe en
présence de trois témoins dont voici les noms...
C'est ici que se terminait la lecture.
Hermenegildo s'était assis, effaré, sur son lit,
tandis que Francisco tirait d'un portefeuille une liasse de billets, et
lui disait sereinement :
— Vous pouvez relire, si vous voulez, M. Fialho ;
mais ne me posez pas de questions ; parce que tout ce que j'ai à vous
répondre est là. Je suis le frère de l'honnête veuve qui se rendait
chez vous. J'étais un garçon pauvre que D. Ângela a connu bon et digne
d'estime quand nous étions jeunes tous les deux. J'ai reçu de cette
dame vertueuse une aumône pour mes études, en ignorant à qui je la
devais. À présent, je peux la rembourser ; et c'est à vous qui dites
avoir été volé par votre épouse qu'il me revient de la rembourser comme
à qui de droit. Il manque le nom des témoins. Permettez-moi de faire
venir trois de vos voisins, à qui vous lirez cette quittance, et devant
lesquels vous me ferez la grâce de la signer, après avoir compté la
somme que je vous laisse pour qu'elle soit vérifiée.
— Mais expliquez-moi ce que ça veut dire !
braillait le malade
— Il n'y a plus rien à expliquer, Monsieur !
— Alors, ma femme était innocente ? Pourquoi ne
l'a-t-elle pas dit ? Pourquoi n'a-t-elle pas raconté l'histoire que
vous venez de me raconter, docteur ?
— Je ne sais pas. Elle n'aura guère compté sur
votre générosité. Elle aura été surprise d'une telle façon qu'elle
n'aura pu se justifier. Je ne sais pas, moi, et je ne puis m'attarder.
Je vais faire venir les témoins.
— Mais je ne veux pas de cet argent ! cria
Hermenegildo.
— Déchirez les billets après avoir signé le reçu.
Et il descendit précipitamment les escaliers, pour
les remonter aussitôt avec les trois témoins.
Fialho ne put lire la quittance, tant son âme
était plongée dans l'inqui¬étude et dans l'angoisse et comme écœurée du
corps. Costa demanda à un témoin de lire et à un autre de compter les
billets. Puis il tendit une plume au malade qui signa de sa main
convulsée.
Les témoins sortirent.
— Si vous voyez que je vais mourir, marmonna
Hermenegildo, dites-le moi ; je veux faire un testament, et laisser
quelque chose à ma femme si elle est encore vivante.
— Je ne sais pas si vous allez mourir. Si Ângela
de Noronha est encore vivante, elle n'acceptera pas votre héritage...
— Pourquoi ? Ainsi donc, elle ne l'acceptera pas ?
— Si elle est vivante, Ângela de Noronha aura la
moitié de mon pain. Ce que D. Ângela acceptera de son mari, c'est
ceci... C'est ce papier qui la lavera de l'infamie que vous avez
associée à la pauvreté pour que le monde ne la prenne pas en pitié. Si
la malheureuse est descendue jusqu'au plus bas degré du déshonneur,
Fialho, je partirai dans ce cas à sa recherche, d'abîme en abîme, afin
de lui dire que j'ai fait ce que j'ai pu pour blanchir son nom. Adieu.
Francisco Costa sortit en essuyant ses larmes.
Le visage d'Hermenegildo suintait à peine de la
sueur mal séchée des affres de la colique, sous le jaune fétide de
l'ictère.
CHAPITRE XXI
Hermenegildo meurt
— Ça c'est trop fort ! disait-il quelques heures
après aux amis qui le réconfortaient. Et qui a donné le droit à ma
femme de prêter sans mon ordre 1 650 000 réis au frère de la couturière
? Que m'importe à moi qu'il se soit agi d'une personne méritante ou
d'un vaurien sans sou ni maille ?
— Vous avez raison, lui disait un cousin germain
d'Atanásio, votre femme, pour ce qui est de tourner mal, elle a mal
tourné ; et, si elle était honnête, elle n'en avait pas l'air. Prenons
un exemple : je vais, moi, chez la femme d'un bonhomme, et je lui
demande de l'argent. Elle me le prête, et le cache à son mari ;
qu'est-ce que je vais dire ? Oui, vous avez raison de ne pas avaler ça,
M. Fialho.
Ces paroles parurent irréfutables au malade. Et,
en fait, la nature avait éclairé cette famille des Atanásio des grandes
lumières de la raison naturelle.
De sorte qu'Hermenegildo, non content de ratifier
ses jugements antérieurs sur les habitudes irrégulières d'Ângela, crut
pouvoir en déduire qu'au moment où il s'y attendait le moins, il avait
mis la main sur son amant. Nous voulons bien croire que cette âme d'une
extrême perversité se laissait, dans ses raisonnements, guider par son
foie et d'autres viscères qui commençaient à s'engorger.
Il resta légèrement fébrile toute la journée, et
c'est pour ça qu'il trouvait dans son esprit assez d'énergie pour se
débonder en un torrent de saletés à l'encontre de son épouse, sans
épargner la probité du chirurgien.
La nuit exaspéra les douleurs hépatiques, les
élancements à l'estomac, la dyspnée, et la brûlure de la fièvre ; au
point du jour, il demanda en gueulant qu'on fît venir le docteur Costa.
Francisco interrogea le messager sur l'état du
malade, et le congédia.
Peu après, un autre médecin réputé, envoyé par
Francisco Costa, après avoir présenté des excuses pour son confrère,
offrit ses services.
La maladie évolua sans rémissions les cinq jours
suivants.
Hermenegildo se mit à hurler que le docteur
l'avait fait venir pour empoisonner sa tisane de quinquina. Les
médecins, appelés l'un après l'autre, allaient céder le pas le pas au
dernier, indignés par la perfidie avec laquelle le stupide malade
calomniait la conscience reconnue de Francisco Costa et de son
remplaçant.
La maladie présentait, au début du quatorzième
jour, des symptômes mortels. Cette masse réagit frénétiquement à la
fatale gangrène. Le gémissement d'un malade ordinaire se transformait
chez Hermenegildo en un rugissement d'une extrême férocité. Rosa
Catraia prit peur, et elle s'écartait du bord du lit, craignant que
l'héritage du mourant, ce fût quelques-uns de ces coups de poing qui
fendaient le chevet de son lit. Plongée dans sa douleur, la lavandière
en larmes des rivages de Barrosas entreprit d'étendre ses ailes sur les
brillants et les billets qui se trouvèrent à sa portée, sous l'effet de
l'angoisse elle ne tenait pas sur place. Dans ces transes, elle fut
énergiquement soutenue par un gaillard aux larges épaules, qui
promettait de rétablir la réputation de Rosa grâce à un mariage décent
dès que son cousin et patron avalerait
sa chique, une expression
lyrique et pittoresque de la Catraia.
Aussitôt donc que le dernier consultant exclut
tout espoir de guérison, le cousin d'Atanásio commença à réunir les
livres et les papiers du moribond - une mesure que, selon des
instructions expresses venues de Porto, il devait prendre dès
qu'Hermegildo tomberait gravement malade. Le bonhomme qui tenait les
livres de commerce, constata que les avoirs du moribond, qui
dépassaient deux centaines de contos, se trouvaient en possession de
Pantaleão, de Joaquim António, et de son cousin Atanásio José, répartis
en sommes considérables pour lesquelles Fialho avait établi les
reconnais¬sances adéquates, en respectant suffisamment les formes
légales. Ce quatrième voleur qui découvrait les trois de Porto, se
considéra comme le cohéritier le plus légitime de ce legs, parce qu'il
s'empressa de calculer le pourcentage à retenir.
Une connaissance de l'agonisant, prise de
scrupules, entra dans la chambre avec le prieur de la paroisse, un
homme aux vénérables cheveux blancs, dont le visage empreint d'une
limpide sérénité annonçait un messager et un ambassadeur de la divine
miséricorde.
Hermenegildo le considéra avec effroi, et glapit
d'une voix caverneuse et saccadée :
— Allez-vous en, je ne vais pas mourir cette
fois-ci.
— Dieu le permettra, répondit le prêtre avec une
expression grave, mais les bienfaits des sacrements ne sont pas
réservés à ceux qui se présentent devant le Seigneur.
— Ne me racontez pas d'histoires, bredouilla le
Brésilien, roulant sur lui-même de telle sorte qu'il lui tourna le dos.
— Mon frère, reprit le prêtre de Jésus, voyez si
votre âme est encore chargée d'offenses à pardonner, ou de haines pour
lesquelles vous demanderiez pardon. Quand vous aurez à rendre des
comptes à Dieu, votre âme ne pourra tourner le dos à son juge suprême.
— Ne me tuez pas ! rugit Hermenegildo, en se
débattant.
Le prêtre contempla ce spectacle un long moment,
les bras croisés, et le cœur tourné vers Dieu, implorant sa grâce pour
une rébellion si étrange à l'heure suprême.
La grâce divine se déroba. Contrairement à la
théologie bénigne des excellents casuistes, je reste persuadé que
Lucifer aimerait bien voir certaines âmes lavées à la dernière heure
par la contrition s'élever à la gloire, pour ne pas souiller son enfer.
Le prêtre se retira quand il vit que sa présence
aggravait les angoisses du malade. Il était minuit.
À partir de là, jusqu'à cinq heures du matin,
Hermenegildo, dans les tout derniers paroxysmes, réclama de l'eau, et
personne ne s'approcha de son lit.
À cinq heures il commença, tout seul, à agoniser
et, aux premières lueurs du jour, il rendit... l'âme.
Réveillée par son futur mari, Rosa demanda si pour
le patron c'était fini.
— Je crois que oui, je n'entends plus rien, dit le
domestique, et il alla appeler le cousin d'Atanásio pour qu'il se
chargeât des quelques arrobes de chair putréfiée qui avaient renfermé
une âme créée à l'image
et à la ressemblance de Dieu .
La divine indulgence permet de tels blasphèmes.
CHAPITRE XXII
Bonheur suprême
En avril 1850, Ângela et Joana, assises
dans le petit potager de leur maison, sous un amandier en fleur, à la
tombée de la nuit, se reposaient de leurs travaux à leur métier dont
elles tiraient de bons revenus dans la confection de broderies en or.
Ravie de la beauté de son amie, Joana lui disait :
— Vous avez bien regagné, Madame, dans cette
pauvreté, ce que vous aviez perdu dans l'opulence de votre demeure ! Le
bonheur dépend de vraiment peu de chose ! Moi qui croyais que vous
vieilliriez, D. Ângela, dans une maison aussi modeste, et que vous ne
vous y feriez pas ; et Dieu a voulu qu'en dix mois je ne vous ai pas
vue triste sauf quand est arrivée la première lettre de mon Francisco...
— Eh bien, voyez-vous, mon amie, j'étais triste
maintenant...
— Pourquoi ? ! Je vous ai vue silencieuse ; mais
je n'ai pas cru que c'était de la tristesse...
— C'était...
— Et c'est un secret ?
— Non, mon amie. Des secrets quand je ne puis
distinguer nos âmes l'une de l'autre... Je vais vous le raconter... Je
me disais : qu'est-ce que je vais devenir ? J'ai vingt-neuf ans. Quand
je pense à ce qui m'est arrivé, je m'imagine que ma vie est déjà
longue, et ne devrait pas durer ; mais je vois devant moi les années
qui me restent à partir d'aujourd'hui jusqu'à la vieillesse, jusqu'aux
soixante ans de Vitorina, qui compte vivre encore jusqu'à
quatre-vingts. On vit longtemps quand on souffre !... Et le plus
surprenant, c'est que même le désespoir n'inspire pas un désir sincère
de mourir... Et je suis là en train de me plaindre, de me demander ce
que je vais devenir, de songer au fait qu'il va falloir nécessairement
renoncer à la vie tranquille que je mène ; et, malgré la sinistre
absence de tout espoir, je désire vivre... pourquoi ?
— Dieu vous le dira, Madame. Si je vous disais,
mon amie, de vous résigner et d'attendre, je serais une conseillère
indiscrète. Qui peut donner de plus sublimes leçons de patience que
vous, D. Ângela ?
— De patience, oui ; cette providence des
malheureux ne m'abandonnera pas... dit Ângela, replongée dans ses
pensées, et plus mélancolique que d'ordinaire.
— De quoi s'agit-il, alors ? dit tendrement Joana,
en lui touchant les mains entrelacées qu'elle avait portées à son front.
— Et votre frère ? dit Ângela, comme si elle avait
poursuivi un dialogue intérieur.
— Mon frère ? Eh bien, quoi, mon amie ?
— Ne le reverrai-je plus ?
— Pourquoi pas, D. Ângela ? Quelle raison y a-t-il
donc pour que vous ne le voyiez pas ?
— Quand le bonheur du cœur est devenu impossible
...
— Impossible, non. Vous avez voulu, Madame, en
d'autres temps, être l'épouse de mon frère. Qui sait si un jour vous ne
pourrez pas disposer librement de votre volonté !... Votre mari est
assez vieux...
— J'étais en ce temps là une femme ayant perdu
tout son prestige... Cet homme qui m'a soumise au remords et à la honte
de m'être laissé vaincre par la compassion et l'ignoble projet d'être
riche, m'a rabaissée au niveau de n'importe quelle femme ordinaire...
Si j'ai démérité à mes propres yeux, j'ai permis à tout le monde de me
juger avilie...
Joana l'interrompit, en lui prenant tendrement les
mains :
— Ne dites pas cela, Madame. Ne voyez-vous pas
dans ces confes¬sions sincères de mon frère combien il vous aimait ?
— Il aimait mon souvenir ; ce n'était pas la femme
qu'il aimait, c'était le passé et tout ce qu'il avait perdu. Il ne me
verra plus jamais à la lumière sous laquelle il me voyait alors. Je
serai toujours l'épouse ou la veuve d'un homme qui m'a rejetée avec
mépris... Ensuite, la gratitude des âmes nobles, comme celle de
Francisco, peut l'amener à se mettre à genoux, poussé par l'admiration
; mais par amour, jamais. Je le sais, je le devine. Si je vendais
l'unique masure où j'aurais trouvé un refuge pour améliorer son sort,
ce dévouement sublime me donnerait deux fois plus le droit d'être aimée
; mais moi, quand je réfléchis bien à ce que j'ai fait, je doute que
les étrangers m'encensent, et je sens refroidir l'ardeur de la
gratitude chez l'être même pour lequel j'ai jugé louable l'action que
j'ai faite. Mais je ne voulais pas qu'il me remerciât ; je voulais même
qu'il l'ignorât toujours, pour ne point en être souillée. Vous voyez
pourquoi je vous ai si souvent demandé de ne pas me découvrir ? Et vous
ne cessez pas, mon amie, de le vouloir, de me presser pour que je vous
laisse tout lui raconter. Oh ! Par pitié, ne le faites pas, je vous
demande de ne pas le lui dire ! S'il vient un jour au Portugal, il
suffit que vous lui fassiez savoir que je n'ai pas été une mauvaise
épouse... que j'ai été calomniée ; mais qu'il n'y a personne au monde
qui puisse prouver que j'aie un instant envisagé de justifier un crime
par l'exemple de mon mari. C'est ainsi que je puis être aimée... et je
voudrais l'être, je le voudrais, mon amie, parce que, de dix-huit à
vingt-neuf ans, il y a des milliers de jours et de nuits où je n'ai pas
oublié votre frère. Il y eut un temps où je l'ai mal jugé parce que
Dieu lui avait donné la vertu qui écrase le cœur, parce que mon
extravagance voulait être surpassée par la passion de l'homme qui me
contraignait à la pauvreté volontaire, aux injures de mes parents, à la
perte d'un important patrimoine et du noble nom dont je devais hériter.
Que m'importait cela ? Mais votre frère, mon amie, possédait des
richesses plus considérables : la vertu qui sanctifie, et que l'on
adore à genoux quand on a été malheureuse et que l'on a vécu six ans
avec un homme de peu.
À ce moment, Joana apparut à une fenêtre ; elle
disait qu'il y avait là un homme qui demandait la maîtresse de maison.
— Sera-ce une lettre du Brésil ? demanda Joana.
— Non, dit tout bas Vitorina, c'est une personne
élégante avec une longue barbe.
Elle se retourna tout à coup et poussa un cri, et
dit en s'adressant à quelqu'un à l'intérieur :
— Vous vous introduisez dans la maison, comme ça,
sans attendre la réponse ?
L'individu sourit de l'indignation de la vieille
qu'il ne reconnut pas, s'approcha de la fenêtre, se pencha vers le
potager, et planta ses yeux effarés sur les deux femmes.
— C'est lui, c'est mon frère ! s'écria Joana. Oh,
ma chérie, c'est lui !
Et elle courut vers la maison ; mais Ângela était
restée immobile ; elle regardait Francisco et lui, immobile, appuyé sur
le rebord de la fenêtre, ne pouvait détacher ses yeux d'Ângela.
Sa sœur l'embrassait et lui, déposant un baiser
sur son front, murmura :
— C'est Ângela, non ?
— Oui, mon petit, n'est-elle pas toujours le même
ange ? ! Allons vite la chercher, elle est toute pâle...
Ils descendirent à toute vitesse et, quand ils
rejoignirent la dame toute blême, elle marchait à pas lents vers la
maison.
Costa lui tendit sa main convulsée. Ângela le fixa
avec une immense affection, lui serra la main et dit, d'une voix
douloureuse :
— C'est la première fois...
Et ses yeux furent noyés de larmes.
Elle prit ensuite Joana dans ses bras, et posa son
visage sur son épaule.
Francisco resta silencieux, oppressé, dans un état
qui serait un prélude à la démence s'il se prolongeait, et que la
congestion ne se fût pas dégorgée dans un sanglot involontaire.
— Donne-lui le bras, Francisco... dit Joana. On
dirait qu'il n'ose croire que c'est bien vous ici, ma fille,
continua-t-elle en souriant.
— Et ça fait combien de temps ? demanda-t-il en
prenant le bras d'Ângela.
— Qu'elle est ici ? compléta sa sœur qui ne
comprenait pas bien la question.
— Depuis que je n'ai pas de maison, répondit son
hôtesse, en souriant. Depuis que j'ai eu besoin de la charité de mon
amie d'enfance, et de votre générosité, M. Costa.
Vitorina s'empressa de donner un air de fête à
l'arrivée de Francisco, toute ébahie qu'elle était par sa présence, sa
longue barbe, la façon étonnante dont il avait changé et la peur
qu'elle avait eue que ce fût un brigand, quand elle l'avait vu
s'introduire à l'intérieur.
Ils entrèrent dans la petite salle de travail, où
avaient été montés deux métiers.
— Voilà notre atelier, expliqua Joana avec un
grand sourire. Nous avons fait des progrès et des bénéfices
considérables ; nous brodons de l'or. D. Ângela a gagné quarante-deux
pièces en dix mois.
— Cela fait dix mois que vous êtes ici ? demanda
Costa à son hôtesse.
— Je crois, confirma Ângela.
En comparant les dates, Francisco déduisit que,
comme Hermenegildo était arrivé à Rio huit mois avant, Ângela s'était
installée chez sa sœur tout de suite après être partie de chez elle. Il
exulta, dans ses yeux se réfléchit l'éclatante lumière du soleil qui
s'était levé sur son âme.
C'est le moment de dire que, dès qu'il avait
prémédité, loin d'elle, la rédemption d'Ângela, le dernier confident du
Brésilien avait soupçonné qu'il devrait la chercher sur la pente où la
pauvreté et la beauté entraînent une femme née sans auréole
sanctificatrice - une auréole dont personne ne voit plus aujourd'hui la
splendeur, et les romanciers ne se croient pas tenus personnellement de
commettre ce genre d'inventions, crainte de se voir reprocher leur
imagination débordante et leur invraisemblance.
À force de se marteler cette hypothèse terrible
bien qu'elle se réalise trivialement dans la plupart des cas analogues,
il arriva que le glissement de cette dame désemparée dans les bras d'un
autre homme aimé ou abhorré formait l'infernal espoir qui obsédait
l'auteur des Rêves, ce voyant olympien maintenant transformé en
pessimiste, avec les ailes mortes de sa poésie, et l'esprit prostré par
les bassesses communes de ce monde. Il se figura, pour son malheur,
qu'une femme qui avait respiré l'atmosphère d'Hermenegildo Fialho
devait avoir eu le cœur empoisonné, éteint la céleste flamme de son
esprit, et vu se déteindre les couleurs du prisme par lequel elle
voyait la bonté, la beauté, la sainteté de la création, avant de
toucher la hideur d'un tel mari. Deux angoisses le transperçaient donc
en même temps ; celle de la retrouver amante d'un autre, et perdue pour
lui ; ou victime de la nécessité, réduite à la vulgaire dégradation de
l'esclave, et tout aussi perdue pour lui.
El la trouvant cependant à côté de sa sœur, il
avait été pris d'une torpeur de l'esprit et de la parole qui pouvait
passer pour de l'indifférence ou même l'effet d'une désagréable
surprise. Quand il se fut ensuite acclimaté à cette ambiance heureuse,
et que ses yeux purent supporter cette lumière inespérée, Francisco fut
transfiguré, les larmes débordèrent cette écluse, ses dix-huit ans
refleurirent et, soudain, Ângela qui ne comprenait rien à son froid
silence, sentit l'étreinte de ses bras, et les baisers qui se
déposaient sur ses joues enflammées par ses lèvres, ses larmes, et sous
l’effet de la pudeur.
— Je venais te chercher, Ângela, balbutia
Francisco. Mais Dieu n'a pas voulu que j'imagine la possibilité de te
rencontrer à côté de ma sainte sœur. J'avais beaucoup souffert et la
récompense, ce devait être celle-ci...
Ângela baissa la tête, et réfléchit confusément à
l'étrangeté de la situation.
Costa se reprit, comprit la gêne d'Ângela, et dit :
— J'ai déposé un baiser sur ton visage, Ângela,
parce qu'il n'y a plus de considération qui te force à en rougir. Ton
mari est mort.
— Il est mort ? crièrent les deux femmes, et leur
expression à toutes les deux ne trahissait pas un sentiment qui
conduirait à un deuil immédiat. Les yeux d'Ângela n'étaient pas chargés
d'ombres funèbres ; le sourire de Joana irisait les couleurs écarlates
et bleues d'un habit de gala. Et si, à ce moment critique, planait une
idée triste, il suffisait d'une foucade de Vitorina pour anéantir
l'effet lugubre de cette nouvelle. Quand Francisco eut proféré : Ton
mari est mort, la domestique, qui se trouvait dans la cuisine, se
précipita dans la petite salle, en s'exclamant :
— Tant mieux ! Tant mieux !
Et elle pleurait de joie comme personne n'a pleuré
pour un défunt, exceptés les héritiers, parents au quatrième degré.
Le moment était venu de relater l'affaire immonde.
Omettant les faits essentiels, Costa raconta qu'il s'était entretenu
avec Hermenegildo les premiers jours de sa maladie sur des
circonstances particulières de sa vie ; comme d'autres malades en
dehors de Rio l'avaient éloigné de son patient, il n'était en mesure de
dire sur cette mort que ce qui importait le plus : à savoir qu'il était
mort.
Prié de rapporter leur conversation, il raconta
que le Brésilien ne faisait que se plaindre et donnait comme preuve de
la déloyauté d'Ângela la vente des brillants, et son obstination à ne
pas révéler à quoi elle destinait ces 1 650 000 réis.
— C'était... s'écria Joana et elle s'interrompit
quand elle croisa le regard d'Ângela, qui paraissait lui faire des
reproches et souffrir terriblement.
— C'était... quoi ? demanda Francisco Costa,
affectant d'être troublé par les regards qu'elles s'échangeaient.
— Rien, lâcha Joana. Je voulais dire que c'était
un mensonge.
— Un mensonge !... Non... Le bonhomme ne mentait
pas ; et tu ne laisseras pas notre Joana démentir ton défunt mari,
Ângela, rétorqua-t-il, en souriant devant les expressions inquiètes de
la veuve. Et il poursuivit :
— Comment surprendrai-je un secret que ton mari
n'a point pénétré avec toute sa police administrative et l'espionnage
de ses amis ! Je n'ose te demander, mon amie, de me le confier. Ton
mari voulait mourir convaincu que son or était entre les mains de celui
qui lui avait disputé et avait conquis l'âme de son épouse. Il semble
que le bonhomme avait besoin de rester dans l'ignorance pour pouvoir en
faire état dans les comptes qu'il rendrait au juge qui voyait tes
larmes, ma sainte amie. Je n'ai cependant pas consenti à ce qu'il se
prévalût de son ignorance et j'ai juré, sur mon honneur, que tu m'avais
fait une aumône de 1 650 000 réis. Mais l'aumône que tu faisais en les
remettant au bénéficiaire, cela s'appelait du vol du point de vue de
ton mari qui était maître de l'objet volé. J'ai été volé,
pourrait-il
dire au juge suprême. Ma
femme resterait innocente, pour ce qui est de
ses devoirs d'épouse ; mais s'agissant d'une partie de mon être
mercantile, elle m'a escroqué de 1 650 000 réis, une somme
qu'il
gardait gravée dans son cerveau en lettres de bitume ardent. En
supposant même que tu aies été volée, peu importe par qui, et trompée
dans ton ardente charité, Ângela, il lui restait l'éventualité d'une
restitution qui, en fin de compte, éclaircirait le mystère de ton
innocence. Afin de lui inspirer l'espoir d'être encore remboursé, moi
je lui ai raconté, Joana, l'histoire de cet argent qui t'a été rendu,
alors que tu ne t'y attendais pas, et que tu ignorais que l'on vous
avait jadis volé. Dans mon histoire, il y avait cette étrange
coïncidence que la somme volée qui avait été restituée, était identique
à celle qui, selon mon malade, lui avait été volée. Une remarquable
similitude : 1 650 000 réis ! Il s'y ajoutait cette circonstance
étrange qu'il était volé au moment précis où tu étais indemnisée, ma
sœur ! Et ce n'était pas là une coïncidence ! Les brillants étaient
vendus pour des sommes égales à celles que tu touchais, ma sœurette,
par la même occasion, de la fameuse personne de Viana, une personne
honorable que je ne cesserai jamais de célébrer, malgré l'incognito
!... Pourquoi, souris-tu, Joana ? Et toi, Ângela, pourquoi as-tu l'air
stupéfait et embarrassé ?... Vous ne voulez pas entendre la meilleure ?
Ton mari était, un jour, probablement en train de compter les douzaines
de contos dont les ailes d'or reluisaient autour de son lit, où il
allait mourir seul, en blasphémant, et brûlé par la soif, sans un ami
ou un indifférent qui lui éteindrait sur les lèvres le brasier de la
mort ; un jour, disais-je, un homme s'approcha de lui, et dit :
— Je viens vous restituer les 1 650 000 réis qui
vous ont été volés par votre épouse pour me les remettre à moi qui
étais pauvre. Et moi, avec votre argent, je me suis fait une situation
d'homme moins pauvre. Cette restitution constitue un devoir qui
entraîne deux importantes conséquences: l'une est que vous mourrez,
M. Hermenegildo, avec la certitude que vous laisserez, en plus de deux
cents et quelques contos, cette somme supplémentaire à vos amis ;
l'autre, c'est que vous partirez où cela se trouvera avec la certitude
que vous avez eu le bonheur d'épouser une dame qui aurait pu vous voler
et vous trahir ; mais qui s'est juste contentée de vous priver,
l'espace de quelques années, de la délicate jouissance de ces billets.
Mais, comme vous avez diffamé votre épouse, M. Fialho, il convient
qu'elle soit lavée, non seulement du détournement de cet or, mais aussi
de toute atteinte à sa dignité conjugale. Il est donc nécessaire que
vous lisiez et que vous signiez ce reçu.
Et ton mari, mon amie, l'a lu, a touché l'argent
et signé ce que tu vas lire, si cela ne t'est pas pénible.
La veuve et Joana lurent silencieusement le reçu
que le lecteur connaît.
Quand la lecture fut achevée, agenouillé aux pieds
d'Ângela, Francisco lui baisait les mains, en s'exclamant, le visage
inondé de larmes :
— Je te remercie, fille de mon âme ! Bénie
sois-tu, que Dieu a choisi comme messagère de sa miséricorde !
Et, baissant son visage jusqu'à ses lèvres, Ângela
murmura :
— Mon saint, mon noble cœur!
CHAPITRE XXIII
Les hommes honnêtes
Six mois après, Atanásio José
da Silva, Pantaleão Mendes Guimarães et Joaquim António Bernardo,
réunis dans la fameuse gargote du Maneta du Reimão, où ils allaient
certains jours se gaver de merlan et d'oignons, une spécialité de cette
taverne, s'entretenaient en ces termes :
— Nous avons mis dans le mille ou pas ? disait
Atanásio... Vous avez vu... tout a fini par s'éclaircir ! Ce n'est pas
qu'il n'y ait pas eu des jobards pour dire que l'adultère de la fameuse
D. Ângela n'était pas prouvé... La voilà maintenant marié avec ce
type... Et elle n'a même pas laissé passer un an après la mort de son
mari, vous comprenez ?
— Tout était clair d'un point de vue moral et
physique, acquiesça Joaquim António. Ce coquin était un étudiant en
chirurgie, d'après ce que j'ai entendu dire. Regarde si Hermenegildo
n'a pas bien fait, ce carotteur se gobergeait et pas qu'un peu sur son
dos ! Et voilà que notre Pantaleão, quand la nouvelle est arrivée de la
mort de son mari, envisageait ici de partir à la recherche de la veuve
pour lui donner quelques contos réis ! Il me semble que le mari se
retournerait dans sa tombe, si nous agissions de la sorte...
— C'est que, expliqua le mari de Francisca Ruiva,
je croyais qu'après avoir fait sa boulette elle se serait repentie ;
mais, vu ce qui arrive, elle s'en tamponne ! Et baissant la voix, il
continua : Ô mon cher Atanásio, entre nous, votre cousin de Rio a vite
fait de ramasser tout ce qu'il pouvait ! Sans se fouler, sans prendre
aucun risque, et sans passer pour un voleur, il nous a bien essorés
d'une bonne quarantaine de contos... Tudieu, quel voleur ! Et vous
pouvez lui pardonner, vous qui êtes son parent...
— Que vouliez-vous ? s'excusa Atanásio, j'ai
chargé mon cousin de cette affaire parce que je ne voyais personne de
plus adroit, vous comprenez ? Je croyais qu'il nous remettrait les
titres en se contentant de récupérer une demi-douzaine de contos, mais
vous avez bien vu sa lettre : Ou
vous me donnez quarante contos, ou je
remets les titres à la veuve ou aux héritiers de Fialho.
Que faire ? Ou
donner les quarante ou en perdre deux cents. Vous avez été d'accord et
j'ai payé.
— Et ces autres six contos que vous avez donnés au
mari de Rosa Catraia ? demanda Pantaleão.
— Il aurait été étonnant qu'en tant que valet de
chambre d'Hermenegildo et sachant lire, il n'ait pas vu les titres en
cherchant les billets avec cette petite garce, vous comprenez ? Et puis
il a vu qu'ils avaient disparu et s'est mis à bavasser ; si bien qu'il
n'y avait pour mon cousin d'autre solution que d'arranger le coup avec
lui, et de me l'envoyer avec une lettre que vous avez vue, et vous avez
été d'accord aussi pour qu'on le paie.
— Vous voulez connaître la dernière ? Devinez qui
il y avait au bal de l'Assemblée ? La fameuse Rosa Catraia ! dit
Joaquim António.
— Ça, c'est une nouvelle ! rétorqua
Atanásio. C'est moi qui lui ai obtenu le carton d'invitation.
— Et elle en jetait vraiment ! ajouta le mari de
la Maiata. Et elle tient ses promesses ?! Ce coquin de Fialho avait du
goût ! Toutes celles que je lui ai connues savaient y faire !
— À ce que je vois, la Rosa ne s'est pas mal
débrouillée !... fit observer Pantaleão.
— C'est sûr... convint Atanásio. D'après moi, ça
doit lui faire trente contos avec ce qu'elle a empoché. Rien que les
brillants d'Ângela valaient plus de cinq contos.
— Et elle les portait au bal, je les ai bien
reconnus, confirma le commensal de la Sainte Maison.
- Il faut dire que c'est un vrai scandale, fit Pantaleão,
sévère. S'afficher en public avec les bijoux de la femme de son patron
! J'avais bien envie d'en faire des gorges chaudes.
— Il ne manquerait plus que ça ! s'écria Atanásio.
Et vous ne pourriez pas vous plaindre ensuite si son mari raconte qu'il
a vu dans le portefeuille de Fialho une reconnaissance de dettes de
cinquante-deux contos... Vous comprenez ?
— Parle bas, que diable ! répondit le voleur
sourcilleux sur le point d'honneur. Vous ne savez pas qu'il y a encore
des gens dans le potager ?
Les plateaux de merlan arrivèrent, avec la
garniture d'œufs et d'oignons. Les panses se dilatèrent et les
consciences se turent des membres de ce tribunal d'honneur qui avait
condamné Ângela à l'infamie et à la pauvreté.
Gavés à en roter, les cols déboutonnés, les trois
actionnaires les plus notables des banques de Porto s'en allèrent boire
l'air balsamique du jardin de São Lázaro. Il n'y avait rien, absolument
rien qui retînt ces trois représentants de la classe des hommes de
bien, parce que la loi qui imposait de marquer au fer rouge le front
des voleurs a été abolie le 7 février 1523.
CHAPITRE XXIV
L'opinion publique
L'opinion des trois
capitalistes à qui nous avons rendu justice dans le précédent chapitre
rejoignait l'opinion générale de la société de Porto sur le mariage
d'Ângela avec le chirurgien Costa. Les secondes noces avaient mis en
évidence le crime des premières. L'infamie d'Ângela était indélébile,
et il se peut qu'elle ait paru plus écœurante, dès qu'elle brava la
morale en passant devant les amis de Fialho au bras de l'amant qui
avait provoqué la mort de l'honorable Brésilien, à ce que disaient la
Maiata, Francisca Ruiva et d'autres Ruivas qui méritent à mes yeux une
chronique. Et elles l'auront. La courtoisie n'est pas de mise qu'avec
les dames honnêtes.
Francisco José da Costa lut l'opinion publique
dans les yeux détournés des groupes qui s'attroupaient sur les places,
et dans les regards effrontés des mères qui parlaient à leurs filles en
chuchotant de la déchéance de la femme de Fialho. Le chirurgien était
la cible des injures crachées derrière son dos par ses propres
collègues. L'argument en était simple : on l'accusait d'avoir payé ses
études avec les brillants d'un Brésilien volés par sa femme.
Ângela trouva un jour dans la poche d'une veste
une lettre anonyme récente où un ami conseillait à son mari de quitter
Porto s'il avait besoin de vivre de son art. Et il ajoutait à ce
conseil la raison qui avait inspiré un avis si amical : La société juge
odieuse la présence d'un homme qui s'est donné les moyens d'en faire
partie avec l'argent d'une femme mariée. Et si cette femme a volé,
déshonoré et tué son mari... mille fois plus odieuse !
Ângela lut la lettre et pleura. Ensuite, elle se
reprocha sa faiblesse, et de ne pas mériter les biens par lesquels Dieu
avait récompensé sa patience face aux injures.
Elle garda la lettre et, dès que son mari fut
revenu, se dirigea vers lui, souriante, et lui dit sur un ton plaintif :
— Pourquoi ne m'as-tu pas tout de suite montré
cette lettre, mon chéri ?
— Ah ! répondit Francisco. J'avais l'intention de
te la montrer, mais j'ai oublié la lettre et mon intention. Voilà ce
qui s'est passé. Mais écoute, Ângela, cet oubli ne trahit ni de
l'insensibilité, ni rien de ce qu'on appelle improprement du cynisme.
Tu sais ce que c'est ? De la compréhension, de l'indulgence et le fait
que je trouve l'opinion publique excusable.
Ângela l'interrompit :
— Excusable !...
— Oui, ma chérie. Te serais-tu déjà justifiée par
hasard ? Et moi, me suis-je déjà justifié ? Non. La société savait
qu'une femme mariée avait vendu des brillants ; que le mari de cette
femme l'a chassée ; que ce mari est mort ; qu'un homme apparaît six
mois après, marié à la veuve de l'homme volé, blessé à mort par le
poignard du déshonneur... Que veux-tu, Ângela ? Qui osera nous défendre
?
— Mais toi, rends publique cette feuille signée
par...
— Dieu m'en préserve, ma pauvre petite folle. Le
reçu a été écrit et signé pour que tu saches que tu ne devais rien à
ton mari, et que celle à qui l'on a volé des bijoux, c'est toi. Des
satisfactions à la société ? Elles sont justifiées quand elle ne
condamne pas les suspects sans les entendre, quand elle ne crache pas
au visage des victimes avant d'examiner les sillons qu'ont laissés les
larmes. Notre cause devant la morale publique est perdue ; nonobstant,
la réhabilitation t'était accordée par les juges, si tu avais hérité
des deux cents contos de Fialho. Ceux qui blâment ma conduite, si
j'étais à cette heure la mari d'une veuve à la tête de deux cents
contos, parleraient de moi comme d'un heureux
coquin, se
sentiraient
flattés de s'asseoir sur les coussins de mes chaises, et demanderaient
civilement à mes laquais de leur faire la faveur de me remettre leur
carte de visite. Mais, ma chérie, cette solitude qui règne autour de
nous est le cordon avec lequel la main de la Providence balise le
bonheur de deux âmes qui ne peuvent rougir l'une de l'autre. Quand je
désirerai plus que je ne possède, quand je convoiterai des bonheurs que
je suis incapable d'imaginer, Ângela, je te demanderai pardon d'avoir
été le plus vil de tes ennemis.
Ângela le serra impétueusement dans ses bras, et
murmura :
— Si tu voulais ....
— Quoi ? ma chérie...
— Vivre dans un village entouré de montagnes,
seuls avec notre Joana, oubliés, et tellement aimés...
— Oui, je le veux, ma Providence. Tu as deviné à
quoi j'aspire depuis je ne sais combien d'années...
— Je le sais, mon amour. Je le lisais dans tes
livres, et combien de fantaisies je concevais pour compléter les
tiennes... Si j'avais des enfants, et si je pouvais les convaincre que
tout leur avenir et leur univers, ce serait l'espace compris entre les
horizons qu'offrent nos montagnes...
— Et ne sais-tu pas, Ângela, rétorqua joyeusement
Francisco, ne sais-tu pas que la chirurgie me manque ? Que toutes les
portes se ferment ici devant moi ? Ne pensais-je pas que je reviendrais
presque pauvre du Brésil ? Je suis venu, ma chérie, je suis venu. Je
pouvais compter sur de gros revenus si je restais là-bas, mais ma
richesse, c'était toi. J'ai de quoi au moins subvenir deux ans à nos
besoins dans cette médiocrité dont tu fais un miracle d'abondance. Mais
l'avenir...
— Où irons-nous donc, Francisco ? Je suis pressée
; je veux y aller demain, aujourd'hui, tout de suite...
— Il est un pays, vois-tu, qu'on appelle Barroso,
où il n'y a pas de médecins. L'endroit est triste, montagneux, les
maisons sont couvertes de chaume, les aliments grossiers, les
températures glaciales en hiver, et les ardeurs de l'été brûlent les
bruyères et assèchent les fontaines. Veux-tu aller à Barroso ?
— Et toi, serais-tu heureux d'y aller ?
— Oui.
— Allons-y, mon chéri ! s'exclama-t-elle avec
enthousiasme.
— Dès que tu sentiras venir la maladie ou la
tristesse, nous nous rendrons dans des lieux plus doux, nous passerons
de village en village, jusqu'à ce qu'une petite maison entre deux
arbres t'invite à y vivre et à y mourir.
Quelques jours après, Francisco Costa, le grand
praticien qui avait fait au Brésil honneur aux écoles de sa patrie,
acceptait un poste dans un canton nommé Boticas, dans la région de
Barroso.
Vitorina accompagna cette heureuse famille. En
s'approchant de cette terre décrite sous des traits si sauvages par
Francisco dans l'imagination de son épouse, les attentes rustiques se
muèrent en aimables plaines cultivées, en terres couvertes de bosquets,
en ruisseaux qui s'insinuaient en murmurant entre les buttes tapissées
de pâquerettes. La maison réservée au chirurgien du canton était
couverte de tuiles et, par trois petites fenêtres vitrées, donnait sur
des prairies. Le potager compensait substantiellement l'absence de
jardin et, au lieu de mousse et de plantes grimpantes fleuries,
verdoyaient les choux de Galice et les haricots verts en fleurs
grimpaient sur les espaliers, un spectacle bucolique dont se régalait
Vitorina, qui se souvenait de la maisonnette rustique de ses parents.
Ângela s'exclamait, les mains jointes :
— C'est si beau ! Et il y aurait une âme triste
dans ce hameau ! Comme cela me parait misérable et obscur, d'ici, ce
que nous avons quitté !
Joana fit tout pour embellir la maison avec le
fort modeste mobilier que la municipalité avait généreusement mis à
leur disposition pour se ménager l'estime du médecin.
Le lendemain, l'épouse de l'apothicaire ainsi que
sa belle-soeur, l'épouse du regedor,
les autorités de Monte Alegre avec
leurs familles rendirent visite au chirurgien, qui avait là-bas le
titre de docteur.
Tout cela faisait entrevoir à la rêveuse Ângela
une ancienne façon de vivre, une sainte simplicité de mœurs et un
adoucissement des âmes qui viendraient ici, exaspérées par la vie dans
les villes.
Ce silence de la terre et du ciel représentait le
cadre lumineux de ses espérances. Elle ne les aurait pas imaginées si
en accord avec sa nature, en se voyant unie à l'époux chéri
qui reflétait le bonheur de tous en exaltant le sien.
Le docteur commença à guérir, et la voix publique
à proclamer des miracles. Des affections invétérées, des
invalidités, des névralgies qui avaient résisté aux exorcismes, des
colonnes vertébrales disloquées et jamais restaurées, tous les genres
de maladies trouvèrent un remède ou un soulagement.
Mais l'effarement désarma toute louange quand le
docteur fit venir un mendiant aveugle, et qu'après l'avoir opéré et
soigné chez lui, il lui fit reprendre, une fois sa vue recouvrée, son
ancien métier de maçon.
Des foules de parents et d'amis l'entouraient et
tous lui demandaient en même temps s'il les reconnaissait.
Convaincus en constatant que l'aveugle, vingt ans
après, avait revu les enfants qu'il avait laissés au berceau, ils
prêtèrent au docteur les pouvoirs d'un être miraculeux, envoyé là par
Notre Dame de la Santé, qui faisait l'objet d'une grande dévotion dans
son église.
La clientèle du médecin s'élargit sur un
rayon de six lieues et plus, par des chemins escarpés bordés de
falaises.
Mais l'hiver arriva.
Les tourbillons de vent automnaux s'apaisèrent
quand les neiges de Novembre commencèrent à couronner les chaînes de
montagnes, et à superposer leurs couches durcies par les gels nocturnes
sur les sentiers à chèvres qui unissaient un village à l'autre. Sans se
laisser arrêter par les prières de sa famille, Francisco Costa se
rendait toujours où on l'appelait. Et quand il franchissait les limites
du canton pour visiter des malades, la nuit, dans la tempête, par les
chemins déjà mentionnés dans la vie de Fr. Batoloméu dos Martires, et
recevait deux cent quarante réis pour sa peine, Francisco déposait sur
les genoux de son épouse l'obole gagnée au prix de bien de sueurs et
frissons, et lui disait en souriant :
— Cela représente le salaire de deux ouvriers. Le
laboureur s'est autant échiné pour le tirer de sa terre que moi pour le
lui arracher d'un recoin de son coffre. Si je lui avais demandé plus,
le malade aurait préféré la mort.
Ce qui lui assurait surtout ses revenus, c'était
son habileté opératoire, principalement les opérations de la cataracte,
grâce auxquelles son nom s'était répandu jusqu'au territoire espagnol.
À deux reprises, au cours de la première année,
Francisco Costa eut l'occasion de déposer à la Caisse d'Épargne de sa
femme une douzaine de pièces, en lui recommandant, sur le ton de la
plaisanterie :
— Veille bien sur le patrimoine de notre premier
enfant.
Ângela tressaillit de bonheur, comme elle
tressaillait déjà en sentant dans son sein les premiers signes d'une
maternité.
— Et quelle place aura notre enfant dans le monde
? Quel avenir lui offriras-tu ? demanda la fille du général de Noronha.
— Vu qu'on ne peut s'attendre à ce qu'il devienne
le vingtième seigneur de Gondar, répondit en riant Francisco Costa, ce
sera un artiste.
— Un artiste ?
— Un artisan, c'est plus portugais. Il aura une
profession qui lui assure sa subsistance et celle d'une famille élevée
de sorte qu'elle ait très peu de besoins. Il n'apprendra pas à lire,
pour croire, ne possédera aucune clarté sur les Sciences Humaines pour
bien entendre le Pater Noster, qui représente la science divine mise à
la portée de l'homme, il dormira du pesant sommeil de l'ouvrier, pour
ne pas imaginer les chimères qui ont fait de moi l'instrument de tes
longues infortunes, mon pauvre ange !
— Mais aujourd'hui, mon chéri ! répondit-elle. Je
n'ai pas tout oublié !... Le dédommagement n'est-il pas vraiment sans
commune mesure avec ce que j'ai souffert ! Si Dieu me donne des filles,
le bonheur que je demande pour elles, c'est celui qui est le mien...
— Mais tu as beaucoup souffert, Ângela... Et tes
filles pourront être aussi heureuses que toi sans avoir
souffert... Et il conclut, en la cajolant :
— Il faut qu'elles ne sachent pas lire des Rêves, ni écrire
des Espérances...
CHAPITRE XXV
L'aveugle
Le général de Noronha perdit
complètement l'usage de la vue. Les spécialistes de Paris
avaient renoncé à soigner cette cataracte avancée qui annonçait déjà la
cécité, et présentait les symptômes de l'amaurose.
L'inconsolable aveugle allait sur ses soixante-dix
ans. Il voulait retourner à Paris, mettant tout son espoir dans une
opération, mais ses forces étaient de plus en plus réduites. La
vieillesse de cet homme endurci par des chagrins de toute sorte, de
l'effroyable solitude aux remords qui le tenaillaient, inspirait à la
fois la compassion et la crainte. Une lente cachexie l'avait consumé
jusqu'à n’avoir plus que la peau sur les os, et les globes de ses yeux
grisâtres faisaient des embardées dans les orbites creuses, à la
recherche d'un rayon de lumière.
Les parents et les amis qu'il avait repoussés ne
cherchaient pas à le voir ces dernières années parce qu'ils savaient
que le testament était fait. Les légataires qui s'échinaient à
travailler une terre caillouteuse, ne cherchaient même pas à savoir si
le Seigneur de Gondar était mort ou vivant. Il ne recevait donc la
visite de personne. Le vieillard sentait le cadavre, et les plaintes de
l'aveugle exaspéré mettaient en fuite jusqu'à la commisération des
héritiers.
C'est le majordome João Pedro qui lui donnait jour
et nuit le bras ou veillait sur sa somnolence inquiète. Il pleurait
quand il le voyait s'arrêter tout à coup, les yeux levés vers le ciel,
et crier : Mon Dieu,
mon Dieu, rendez-moi la vue ou tuez-moi !
Et lors d'une de ces apostrophes à la Providence
divine, qui finalement s'était manifestée par cette ténébreuse cécité
de l'âme et du corps, João Pedro dit :
— Si vous voulez que Dieu vous écoute, fidalgo,
suivez la loi chrétienne, ayez pitié de votre fille, pardonnez-lui, par
le divin amour de Dieu. Il se peut qu'ensuite la miséricorde de
Jésus-Christ s'apitoie sur vous.
— Et qui t'a dit à toi qu'elle était ma fille ?
dit l'aveugle en posant la même question qu'un an avant.
— Vous-même, Monsieur, quand elle venait vous voir
; vous m'avez souvent écrit là-bas, au palais : Envoyez-moi de bons
fruits, j'ai ma fille ici. Vous me pardonnerez, fidalgo,
mais vous
n'avez cessé de l'appeler votre fille que lorsqu'elle a voulu se marier
avec un travailleur.
— Et elle a mal tourné, rétorqua l'aveugle,
rancunier.
— On vous a menti, fidalgo ; elle n'a pas commis
d'autre mauvaise action que de vouloir être l'épouse d'un pauvre.
— Tu ne sais rien, pauvre crétin. J'ai là-bas une
lettre de ma sœur Beatriz.
— Je le sais bien, Monsieur.
— Tu le sais ? Qui te l'a dit ?
— D. Ângela.
— Qui la lui a montrée ?
— Elle l'a vue quand elle vous a écrit une lettre
sur votre bureau. Cette lettre dit que les domestiques de Madame votre
sœur, que Dieu lui pardonne, avaient arraché la fidalga des bras de ce
fameux fils de sacristain. C'était un mensonge à faire tomber sur soi
la colère des anges. Quand votre fille, désespérée, était partie à la
recherche de cet homme, elle ne l'a pas trouvé, il était parti pour
Porto.
— Qui te l'a raconté ?
— Vitorina, qui est partie de Gondar avec D.
Ângela, quand elle avait deux ans ; le chapelain lui-même, et tous les
domestiques de D. Beatriz qui se trouve là où l'on apure les comptes.
— Pourquoi ne me l'as-tu pas dit jusqu'à
aujourd'hui ?
— Parce que vous étiez désespéré quand je
commençais à parler de D. Ângela, et puis...
— Et puis quoi ?... Tu ne réponds pas ? !
— Vous commenciez à dire que vous revoyiez la mère
de la petite, et à agiter les bras que j'en étais épouvanté.
— C'est bon ! C'est bon ! murmurait le vieillard
d'une voix gutturale, cherchant, de ses mains tremblantes, la bouche de
son domestique.
Et il retombait dans une prostration pensive qui
durait des heures et des jours.
Il se réveilla une fois soudain en pleine nuit,
appela João Pedro, saisi d'angoisse, et lui dit :
— Qui marche dans la maison ?
— Personne, Monsieur... Ce seront les rats, il y
en a parmi eux qui ont la taille d'un cochon de lait.
— Ne te moque pas de moi, João !
— Ô fidalgo ! Moi, me moquer de vous !...
— Il y a du monde... les pas et la voix, ce sont
ceux d'Ângela...
— Plût à Dieu que ce fût elle... Vous étiez en
train de rêver, et, de temps en temps, vous parliez de votre fille.
— Je parlais ?
— Oui, Monsieur.
— Alors, c'était un rêve...
— Et si elle apparaissait... Si vous la voyiez
tout à coup...
— Ne vois-tu pas que je suis aveugle... Aveugle...
mon Dieu !
— Effectivement, mais si vous entendiez sa voix,
et si vous lui permettiez de vous baiser les mains...
— Quand l'as-tu vue ?
— Moi, Monsieur ? Je l'ai vue il y a huit ans,
quand vous étiez en France, Monsieur, et que vous m'avez demandé de lui
remettre le coffret à bijoux...
— Et où était-elle ?
— Près du bourg de Barrosas, et elle s'est mariée
le jour où je suis arrivé... Je vous l'ai déjà raconté, Monsieur...
— Mais elle m'a écrit il y a à peu près un an et
demi. Où était-elle alors ?
— À Porto.
— Et tu n'as plus rien appris sur elle ?
— Non fidalgo... Ça s'est passé comme ça...
marmonna le majordome, je veux dire...
— Tu as appris quelque chose ou pas ?
— À moi, elle n'a rien écrit, mais ici, à Ponte,
j'ai entendu dire que son mari l'avait chassée puis était parti pour le
Brésil.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas... s'empressa de répondre João
Pedro, comme un qui aurait attendu cette question, et se préparait à
cacher des rumeurs infâmes sur la fille de son maître.
— Tu ne sais pas ? Quelque nouvelle honte !... Qui
t'a conté cela ! Je veux savoir...
— Je ne me souviens pas de qui je l'ai entendu...
Il me semble que ç'a été d'un moine qui est mort à présent.
— Et qu'est-elle devenue ? Tu le sais ?
— Non, Monsieur.
— Je veux que tu le saches... Va à Porto pour le
savoir... Renseigne-toi là-bas.
— Et qui restera à côté de vous, Monsieur ?
— N'importe quel domestique. Pars aujourd'hui, dès
qu'il fera jour... J'ai rêvé que je la voyais... Voir, mon Dieu, voir !
J'ai rêvé que je la voyais... Et mon cœur était joyeux... Cherche-la
moi, cherche-la moi, João !
Six jours après, le majordome revenait, accablé,
de Porto. Les recherches effectuées lui apprirent qu'Ângela, en butte à
l'opprobre et au juste mépris de tout le monde, s'était mariée avec un
chirurgien à cause duquel son mari était mort de chagrin ; et personne
n'était capable de dire exactement autour de la maison où elle avait
habité ce qu'ils étaient devenus. Il y avait pourtant des gens qui
affirmaient qu'ils étaient partis pour le Brésil.
João Pedro ne donna pas toutes les informations
recueillies, il dit juste que D. Ângela, veuve de son premier mari,
s'était remariée, et qu'elle était partie pour le Brésil ou pour on ne
sait où.
En voyant le visage creusé de son maître contracté
par l'angoisse, le majordome pleura de compassion, et à cause de son
regret de ne pas avoir trouvé Ângela.
— Ne vous mettez pas maintenant dans cet état,
fidalgo, dit ce domestique affectueux, d'une voix brisée.
— Dieu, hoqueta le vieillard, j'ai été pris du
désir de l'avoir près de moi, pour redoubler mon martyre !... Que votre
volonté soit faite, Seigneur !...
CHAPITRE XXVI
La providence
En 1853, un gentilhomme de
Chaves, du nom de Pizarro, descendit à Ponte de Lima, chez des parents
qui étaient également apparentés au général Simão de Noronha.
On disait, au souper, que le général avait accepté
le titre de comte de Gondar en son extrême vieillesse, aveugle, sans
descendant, sans relation aucune, sans le moindre plaisir dans sa vie,
fermé à tout commerce et, à ce qu'on disait, l'esprit tellement atteint
qu'il laissait trois énormes domaines, sans aucune charge, aux frères
de la femme ramassée dans le ruisseau qu'il avait épousée dans sa prime
jeunesse.
— Et il est aveugle, ce comte de Gondar ? demanda
le fidalgo de Chaves. Incurablement aveugle ?
— S'il y avait un remède, il l'aurait trouvé à
Paris où il s'est déjà rendu deux fois.
— Dans ma province et près de chez moi, reprit
l'homme de Chaves, il y a un chirurgien de l'école moderne qui a
accompli des prodiges dans les opérations de l'œil. Si j'étais sûr que
le comte consentirait à se faire examiner, je me ferais un devoir de
l'amener au docteur Costa, comme on appelle là-bas, et sans
flagornerie, cet admirable médecin.
— Qui va le lui demander ? Ça fait plus de dix ans
qu'il ne reçoit vraiment personne.
— Peu importe. C'est moi qui irai le trouver.
Il y alla, s'annonça, on l'introduisit parce que
le comte se souvint qu'il avait connu, au cours des premiers combats
pour la liberté, un général oncle du seigneur qui se faisait annoncer.
Le visiteur dit ce qui l'amenait. Il parla des
exploits du docteur Costa et se proposa pour le conduire à Ponte.
— Ce sera inutile ; mais qu'il vienne, je lui
enverrai ma litière. Si je pouvais y aller...
— Et pourquoi n'y allez-vous pas, Comte ?
s'empressa de dire le parent, qui applaudissait le projet. L'exercice
devrait vous faire du bien. C'est un voyage de deux jours et demi. S'il
décide de vous opérer, vous vous installerez chez moi à Chaves, ou à
Monte Alegre où il y a toutes les commodités ; si vous vouliez être
opéré à Ponte, ce serait plus difficile pour le docteur qui a une
clinique, et ne pourrait pas surveiller comme il faut les soins et la
convalescence après l'opération.
L'aveugle revint à la vie. L'espoir galvanisa ses
articulations rouillées par l'immobilité. Plein de reconnaissance, il
serra dans ses bras ce parent dévoué, et tomba parfaitement d'accord
avec lui pour partir le lendemain.
Heureux de bavarder, il aborda plusieurs sujets.
Il parla de l'émigration, des espérances d'alors, des batailles de
Porto, de la bravoure des civils, des prouesses du libérateur, et finit
par dire avec un malicieux sourire pour accompagner ses pénétrants
brocards :
— Vous savez ce qui a permis de gagner la guerre ?
Ce n'a pas été l'idée de patrie, ni la haine du despotisme, ni l'amour
de la liberté. C'est que D. Pedro a exclu toute possibilité de revenir
au Brésil au cas où on aurait mis en lambeaux ici son étendard
d'aventurier, c'est que chaque homme du Mindelo défendait sa propre
vie, sous la menace du gibet ou de l'exil, et c'est que chaque citoyen
était obligé de défendre sa femme et ses enfants. Un jour, à Porto, D.
Pedro demandait à un vieillard éclopé qui était sorti en armes en
entendant sonner le tocsin : Toi
aussi, vieillard ? et le vieillard
répondit Moi aussi,
crénom ! C'est à cause de vous, Majesté, que je
suis ici pour défendre mes petits-enfants. Cette réponse
explique le
triomphe prodigieux de D. Pedro.
Le comte développa sa diatribe politique,
décochant contre généraux et politiciens des traits acérés dignes de
relever un article de fond dans la presse politique au Portugal. Il
oublia cependant un point fort important : comment expliquer la
complaisance dont il avait fait preuve en acceptant et en payant un
titre obtenu parce que l'actuel Ministre de la Guerre, un camarade du
vaillant Simão de Noronha, en avait parlé au roi. Ça lui allait bien
d'afficher son mépris pour les faveurs qui allaient de pair avec son
dédain pour une liberté qu'il avait contribué, qu'elle fût bonne ou
mauvaise, à établir. On lui pardonnera cependant sa mauvaise humeur eu
égard aux amertumes de sa vieillesse, et à la dévorante concentration
que lui imposait la cécité, en l'isolant de tout commerce.
— C'est dommage, déplora le gentilhomme, qu'en ces
années où vous êtes à ce point privé des attentions d'une famille, vous
vous voyiez seul, et forcé de remâcher vos chagrins...
— Les effets d'une consternante jeunesse, dit
laconiquement le vieillard.
— Et il ne vous reste pas des parents estimés qui
suppléeraient à l'absence d'enfants ?
— Non, Monsieur.
La concision des réponses réduisit son
interlocuteur au silence.
— Voulez-vous alors, Monsieur, que nous partions
demain pour Boticas ?
— Si cette faiblesse ne s'est pas aggravée, qui me
permet à peine de me traîner d'une chaise à l'autre, vous m'obligeriez
vraiment en m'accom¬pagnant. Si le docteur juge que l'opération est
praticable, je demanderai à mon écuyer et à quelques domestiques de
partir.
— Vous pouvez disposer de mes domestiques ainsi
que de moi-même.
— Je vous suis très reconnaissant de votre bonté ;
laissez-moi vous embrasser, il y a beaucoup d'années que je n'ai pas
senti quelqu'un dans mes bras. Il me semble que vous êtes encore
jeune...
— Non, Monsieur, j'ai quarante ans.
— J'étais déjà décrépit à cet âge. À vingt-six
ans, mes cheveux ont blanchi, et à trente, ils sont tombés. Quand je
suis rentré au Portugal, après un exil de treize ans, mes domestiques
m'ont demandé qui je voulais voir.
— Et vous n'y avez alors plus trouvé personne de
votre famille ?
— Que j'eusse aimé... non. J'avais des sœurs qui
n'ont jamais compté pour moi, et je ne comptais pas pour elles. J'avais
une fille...
— Elle est morte ?
— Oui.
Le comte de Gondar serra les mains de l'homme,
qu'il appréciait, parce qu'il savait que celui-ci voyait ses
larmes et il murmura :
— Vous voyez ? Il n'y a plus de lumière dans ces
yeux, il y a le sang de mon coeur. Vous voulez savoir ? Je suis l'homme
le plus sévèrement châtié et le plus malheureux qui soit né sous le
soleil. La sépulture refuse de m'accueillir depuis cinquante ans parce
que je suis mort alors. Je suis mort alors, Monsieur.
Et il serra convulsivement contre son sein les
deux mains de l'aristocrate.
— Ça va... poursuivit-il, satisfait. Je vais
mieux... Je me suis soulagé... Je me sens si bien !
Si l'on pouvait pleurer une heure pour douze de
folies...
— Vous voyez bien, Monsieur, combien une famille
vous ferait du bien... La perte de votre fille vous a été fatale.
— Et vous savez que je l'ai perdue, Monsieur ?
— Je le sais pour avoir eu l'honneur de vous
l'entendre dire il y a un instant, Monsieur le Comte.
— Ah ! C'est moi ?...
— Oui, vous m'avez dit, Monsieur, que votre fille
était morte.
— Qu'elle soit vivante ou morte... elle est morte.
Vous n'avez jamais entendu parler d'elle ?
— Non, Monsieur.
— Ils ont tous oublié ! Personne, ici, à Ponte ne
vous a parlé d'elle... même pas les Abreu ?
— Non, Monsieur le Comte.
— C'est parce qu'elle est devenue pauvre... C'est
parce que je l'ai repoussée. Tout le monde l'a méprisée, sans se
soucier de savoir si j'avais raison ou si elle avait mérité, par
quelque infamie, d'être méprisée... Et c'est pour cela... qu'elle est
morte.
L'homme de Chaves ne se faisait pas sur
l'entendement du Comte une idée assez nette pour être sûr qu'il fût
sain d'esprit. Il n'arrivait pas à démêler si sa fille était vivante ou
morte, et n'osait pousser plus loin ses investigations agaçantes sur
les troubles mentaux du vieillard.
Il se tut, profita d'un moment opportun pour
prendre congé, et alla se renseigner sur le mystère de cette fameuse
fille.
Les informateurs lui dirent tous que le comte
avait vraiment eu dans sa jeunesse une fille naturelle d'une célèbre
fidalga de son époque, mais que cette petite avait mal tourné comme sa
mère.
L'aristocrate comprit alors ce que signifiait
mourir, et ressentit une profonde compassion pour le père de cette
enfant perdue.
CHAPITRE XXVII
Le jour se lève
Feancisco José da Costa fut
appelé d'urgence pour aller visiter un comte logé à Monte Alegre.
— Le comte de quoi ? demanda Ângela, brûlant de
savoir quel noble gravissait les montagnes de Barroso pour voir son
mari.
— Le comte de Gondar, dit le messager.
— De Gondar ? fit observer Ângela à son mari. J'ai
cru qu'il n'y avait que le palais de Gondar de mon père !
Or Francisco ne lisait pas de gazettes, et ne
savait pas que le général Noronha avait été anobli. C'est pour cela
qu'il ne releva pas l'observation de son épouse, et qu'il ne chercha
pas à connaître l'origine du comte.
Il arriva à la demeure de Monte Alegre.
On l'amena devant le vieillard aveugle, à l'aspect
cadavérique et dont l'angoisse faisait peine à voir.
Costa l'examina brièvement, et demanda :
— Cela fait combien de temps que vous avez
commencé à souffrir des yeux, Monsieur le Comte ?
— Cela fait neuf ans. Je me trouvais à Paris pour
soigner des névralgies à la tête.
— Que vous a-t-on dit, Monsieur, que c'était,
l'amaurose ou la cécité ?
— Les deux ; mais une opération semblait
encore prématurée. Puis deux médecins que j'ai consultés, ici, au
Portugal, n'ont pas été favorables à une opération ; l'un d'eux était
enclin à croire que ma cécité était due à une paralysie.
— C'est de l'amaurose, dit Francisco Costa.
— Cela peut s'opérer ? demanda le comte, inquiet.
— Oui, Monsieur le Comte.
— Pensez-vous qu'on puisse nourrir quelque espoir
?
— Autant qu'on le peut quand on opère.
— Et vous espérez me rendre la vue ?
— Oui, je crois que vous recouvrerez la vue.
— Heureuse l'heure où mon ami que voici m'a appris
à Ponte de Lima votre existence ! s'exclama le comte.
— Monsieur le Comte de Gondar, dit l'homme de
Chaves au chirurgien, est le fameux général Simão de Noronha.
Costa dévisagea l'aveugle, et baissa machinalement
la tête.
Celui qui avait fait les présentations continua :
— J'ai vu deux miracles que vous avez accomplis,
et dès que j'ai appris ce dont vous souffriez, Monsieur, j'ai pris sur
moi de vous prier de venir, car j'ai une grande confiance, docteur, en
votre savoir-faire.
— Je vous remercie de la confiance imméritée dont
vous honorez le peu que je sais valoir. Où voulez-vous être opéré,
Monsieur le Comte ?
— Si c'était possible, dans la région où vous
résidez, répondit l'aveugle.
— Je ne crois pas qu'il y ait à Boticas une maison
qui convienne, fit observer Pizarro.
— Il y en a une, rétorqua le chirurgien.
— Oui ? fit le comte.
— C'est la mienne, reprit Costa. Si vous voulez...
— Je le veux, mon Dieu, je le veux ; et je ne puis
vouloir autre chose, et je vous serre dès à présent les mains avec la
plus profonde reconnaissance, dit le vieillard, joyeux.
— Vous ne pouvez être mieux logé, confirma le
parent.
— C'est une maison de village, répondit Costa en
souriant. Mais tant que vous serez aveugle, Monsieur le Comte, peu
importe le luxe de la décoration ; et quand vous aurez recouvré la vue,
vous retournerez chez vous. L'essentiel, c'est que vous ayez un lit, un
chirurgien à votre disposition, et des gens qui s'occupent de vous.
C'est ce que je vous offre.
— Je n'ose vous dire, Monsieur, que je rémunérerai
ce qui peut être rémunéré, dit le comte ; mais la plupart de vos
bienfaits ne se rémunèrent pas avec de l'argent.
— L'argent, dans ces villages, Monsieur le Comte,
rétorqua Francisco, ne présente pas tellement d'attraits, parce qu'on
ne trouve pas ici, et c'est tant mieux, les tentations qui lui en
donnent.
— Je ne sais pas, dit pensivement le général,
comment un chirurgien aussi qualifié s'est acclimaté à Barrosa.
— Je cherchais un mode de vie sobre, qui suffit
amplement pour assurer le bonheur domestique.
— Vous êtes donc heureux ici ?
— Plus qu'on ne dit qu'il est possible de l'être
en ce monde.
— C'est le premier homme qui me fait cette réponse
! s'émerveilla le général, tournant la tête dans la direction où il
devinait du monde. Vous n'avez jamais été malheureux ?
— Je n'ai été malheureux que trente-et-un ans.
— Et quel âge avez-vous ?
— Trente-trois, Monsieur le Comte.
— Alors votre bonheur est tout récent !
L'avez-vous trouvé ici ?
— Le bonheur parfait, insurpassable, je l'ai
trouvé à Barroso.
— Vous avez de la famille ?
— Une femme, un fils et une sœur.
— Ce sont les délices de votre vie, n'est-ce pas ?
— Absolument, répondit Costa, effaré du ton très
doux qui estompait le caractère farouche du père d'Ângela, et de
l'amant de Maria d'Antas.
— Moi aussi, fit l'aveugle, j'ai été marié, et
j'ai tendrement aimé ma femme, qui est soudainement morte de chagrin
quand elle m'a vu blessé à mort dans un combat. Je comprends cet amour
sublime et sacré d'un mari...
— Et celle d'un père ?... Vous n'avez pas le
bonheur d'avoir des enfants ?
— Non... Je n'en ai pas eu, balbutia sèchement le
comte, et il détourna le cours de la conversation en demandant :
— Quand voulez-vous, Monsieur, que je me rende à
votre hospitalière demeure ?
— Demain, si vous voulez. J'envoie aujourd'hui
quelques ordres afin que l'on prépare les appartements que vous allez
honorer de votre présence, Monsieur le Comte.
— Oh, Docteur ! Je vous baise les mains. Et
pourrai-je faire venir un écuyer qui s'occupe de moi depuis des années ?
— Il ne manquerait plus que non ! Je vous
attendrai, à moins que vous me demandiez de vous accompagner dès
maintenant...
L'homme de Chaves le coupa :
— C'est moi qui accompagnerai mon ami.
— Je suis à vos ordres, Messieurs, dit Francisco
Costa avant de sortir.
— Cet homme me semble extraordinaire ! estima le
comte. Il a des airs altiers, vous ne trouvez pas ?
— Et encore, vous n'avez pas vu, Monsieur,
l'imposante gravité du visage ! Les manières sont celles de la bonne
société, et le regard est aussi pénétrant que celui d'un aigle. Je
prenais plaisir à l'entendre.
— Moi aussi ! Je vous dois beaucoup, mon ami ! Et,
de plus, vous m'offrez un chirurgien sympathique, avec une famille qui
rendra les heures plus légères ? Je vous dois beaucoup !
Le chirurgien entra chez lui, apparemment
tranquille.
— Qu'avait le comte ? demanda Ângela.
— Il est aveugle, ma chérie.
— Oh, le pauvre ! Et ça peut se guérir ?
— Oui.
— Que Dieu le permette. Pars-tu l'opérer ?
— C'est lui qui vient se faire opérer.
— À Boticas ?
— Chez nous.
— Le comte vient ici !... La maison est dans un
état !...
— Ne t'ai-je pas dit qu'il était aveugle, ma
petite ?
— Et quelle chambre lui donnes-tu ?
— La nôtre.
— Que ce soit la mienne, alors, dit Joana.
— La nôtre convient mieux, répliqua Francisco. Tu
cèdes ta chambre au comte, Ângela ?
— Bien sûr, mon amour. Quel homme est-ce ?
— Il a soixante-dix ans.
— Il est si vieux ! Et tu vas l'opérer ?
— Oui.
— D'où est-il ?
— Il est venu de Ponte de Lima.
— De Ponte de Lima ? De quelle famille ?
— Des Noronha Barbosa.
— C'est un parent à moi, alors.
— Oui, et un parent très proche. C'est ton père.
— Mon père ?!... Tu plaisantes, Francisco ?
— Le comte de Gondar, l'aveugle qui vient chez
toi, est ton père, Ângela ; c'est le général Simão de Noronha.
— Et il le sait ?... s'exclama Ângela en haletant.
Il le sait ?
— Où il vient ? Non, et je ne veux pas qu'il le
sache après être arrivé. Dès qu'il entrera, tu perds ton nom, et tu
t'appelles ?... Comment vas-tu t'appeler ?... Maria. Si tu te sens des
élans de fille, tu les réprimeras, c'est ton plébéien qui te le
demande, le fils du très honorable sacristain qui a tendrement aimé ses
enfants et les a quittés en promettant de veiller sur eux du Ciel. Le
comte de Gondar est ici, à la maison, un malade que l'on soigne. Il
n'existe entre nous que la relation entre un chirurgien et son patient.
Tu es l'épouse de l'un ainsi que la fille rejetée et abandonnée de
l'autre. Que te dit ton cœur, Ângela ?
— Qu'il est mon père... et plus malheureux que
moi...
— Eh bien, éprouve de la compassion pour lui,
aime-le, mais ne m'empêche pas de lui rendre la vue. Quand il te verra,
il se sera passé quelque temps ; mais tu peux le voir et lui parler
pourvu que, tout de suite après l'opération, et quand on aura changé
les pansements, il ne te voie pas.
— Mais, dès qu'il me verra, il est probable qu'il
me reconnaisse...
— Si c'est le cas, ta dignité te conseillera. Il
est absolument indispensable que tu suives les instructions du
chirurgien. Si des fièvres surviennent, qui résulteraient de violentes
commotions, je perdrai le plaisir de montrer au comte de Gondar une
famille heureuse sans blason à son portail, ni or dans ses coffres.
Quand le comte saura chez qui il se trouve, je tiens beaucoup à ce que
la maîtresse de maison se fasse seulement connaître comme la fille de
D. Maria d'Antas.
Ce qui prouve que les utopies singulières quand on
aime à dix-huit ans sont fort semblables à celles de Francisco Costa à
trente-trois ans : de singulières utopies s’agissant de la dignité de
l'homme.
CHAPITRE XXVIII
Confidences de l'aveugle
Le coeur troublé d'Ângela
battait au tintement lointain des grelots de la litière dans laquelle
le comte de Gondar pénétrait à Boticas. Frappées de cette coïncidence,
Joana et Vitorina échangeaient des considérations fort religieuses sur
cet événement.
Francisco était allé au bout du village pour
guider le cocher. Apprenant que le docteur était venu l'attendre, il
fit arrêter la litière pour serrer la main du deuxième
créateur de sa lumière, selon son expression.
Costa marcha au niveau de la portière, et prit le
vieillard dans se bras quand la litière s'arrêta à la porte du potager.
Ângela et les autres guettaient aux fenêtres.
Vitorina se signait en murmurant :
— Ah ! Il est vraiment au bout du rouleau ! Quand
on a vu cet homme il y a quarante ans !
Ângela s'éloigna de la fenêtre pour essuyer ses
larmes.
Le comte monta au bras de Francisco les quelques
degrés qui menaient du potager à la petite pièce qui lui était destinée.
Le meilleur siège était une chaise-longue
rembourrée en toute hâte par Ângela et Joana avec un petit matelas de
laine et de percale écarlate, et deux oreillers avec leurs taies de
volants repassés.
— Veuillez vous asseoir, Monsieur le Comte, et
vous incliner en arrière, dit le médecin. Un fauteuil vous conviendrait
mieux, mais je n'en ai pas.
— C'est magnifique, dit le général, en s'appuyant
au dossier. Comme cette maison a l'air fraîche ! On dirait que le
bonheur dégage un arôme particulier, cousin Pizarro! ajoutait le
général en se tournant dans la direction où il supposait de se tenait
le gentilhomme de Chaves. Où m'avez-vous amené, Monsieur !... J'aurai
vraiment l'impression de me trouver au ciel quand je pourrai voir cette
maison et les bienheureux qui y vivent !... Vous ne m'avez pas fait
l'honneur de me présenter votre épouse, votre enfant et votre sœur, M.
Costa.
— Je les appelle ; ce sont vos servantes que je
vous présente. Maria et Joana, venez offrir vos services à Monsieur le
Comte.
Les deux femmes entrèrent ; Vitorina portait un
enfant d'un an et demi dans ses bras.
Le comte fit mine de se lever quand il sentit des
frottements de tissus.
— Ne vous levez pas, Monsieur, dit Francisco da
Costa en le retenant. Voici ma femme et ma sœur.
L'aveugle tendit les mains, prit celle des femmes :
— Celle de gauche, laquelle c'est ? demanda-t-il.
— C'est ma femme.
— J'ai l'impression, nota le comte, que la
présence d'un vieillard aveugle vous touche sensiblement, Madame...
Vous avez la main brûlante et qui tremble... Si vous avez pitié de
cette vieillesse dans les ténèbres, ne vous donnez pas cette peine,
votre mari vous donnera la satisfaction de me rouvrir le monde en me
rendant la vue.
— Plaise à Dieu... balbutia Ângela.
— Il me reste peu de temps à vivre, reprit le
comte ; mais je voudrais voir encore le soleil, fût-ce un jour, le ciel
que je ne vois plus depuis deux ans, dont j'ai compté chaque nuit,
parce que je ne distinguais pas les jours des ténèbres. Vous serez les
témoins de ma folle allégresse... J'entends la voix d'un enfant qui
appelle sa mère... Est-ce le vôtre, madame ?
— Oui, Monsieur le Comte.
— Laissez-moi lui donner un baiser, s'il n'a pas
peur de moi.
L'enfant ne fit aucune difficulté pour passer dans
les bras du vieillard, recevoir un baiser, et resta immobile, à le
regarder, avec une insistance enfantine.
— Voici la petite fleur qui s'épanouit sur une
sépulture... dit le vieillard. Quel groupe charmant, non ? Je suis allé
en France dans je ne sais plus quel palais de Charles X, et j'y ai vu
une peinture de ce genre avec une légende qui disait : Aurore éclaire
un tombeau... Allez va, mon ange qui doit être bien
surpris de se voir
au milieu des ruines de quelque soixante-dix ans !... Le voici, D.
Maria...
Ângela aurait bien voulu cacher ses sanglots au
gentilhomme de Chaves qui la contemplait, comme effaré d'une telle
sensibilité ; mais la commotion était dominée par la crainte
injustifiée de se trahir.
— Vous aviez raison, dit Pizarro, de supposer que
D. Maria éprouvait de la compassion. La voici le visage couvert de
larmes.
— Merci pour votre compassion, mille fois merci,
Madame ! dit l'aveugle, reconnaissant, d'une voix tremblante.
— Maria, dit Francisco, faites apporter du
bouillon à Monsieur le Comte.
— Je n'en ai pas envie ; mais il est de mon devoir
d'obéir à mon médecin, fit docilement le comte.
— Et vous dînerez un petit peu plus tard,
poursuivit Costa, en s'adressant au parent du comte.
— Je vais me retirer parce qu'on m'attend à Monte
Alegre, et j'ai déjeuné pour dîner la nuit. Je reviendrai ici, si vous
m'en donnez l'autorisation, tous les trois jours.
— Chaque fois que vous voudrez me faire cet
honneur. Monsieur le Comte va être opéré après-demain. J'ai fait
appeler un assistant à Chaves, et il ne sera pas là avant...
En se retirant, le gentilhomme félicita son cousin
pour la chance qu'il avait d'être hébergé au sein d'une famille aussi
affectueuse.
— Au bout de trois jours, j'aurai l'impression que
c'est la mienne, dit l'aveugle en prenant le bouillon des mains
d'Ângela, tandis que Joana rapprochait les coussins pour qu'il y
appuyât ses bras.
Et, devant cette scène, Vitorina, les mains
jointes, les lèvres contre le bout de ses doigts, et la tête légèrement
inclinée, ne détachait pas ses yeux fascinés de la tête de Simão de
Noronha.
Et elle le comparait avec le galant capitaine de
cavalerie, le jeune homme aux yeux noirs et au teint basané, le rude
chasseur qui apprenait à ses chevaux à franchir des falaises, l'amant
trahi de D. Maria d'Antas, enfin. Et, quand l'esprit de la vieille
trébuchait sur ce nom, comme sur un tombeau, elle ne pouvait s'empêcher
de voir, à côté de l'ancien, le spectre terrifiant de la femme
étranglée.
Le lendemain, le chirurgien alla visiter ses
malades sur un rayon de quelques lieues, après avoir fait cette
recommandation à son épouse :
— Sois ce que tu dois être, ma petite. Refrène ton
cœur, si tu le sens plus pusillanime que je ne le souhaite.
— Compte sur moi, Francisco. Il ne me voit pas
pleurer.
Les deux femmes s'assirent devant le canapé pour
coudre les bandeaux et les linges nécessaires au traitement. Antoninho
rampait sur la chaise-longue, et se déplaçait en se retenant au bord du
capitonnage et aux genoux de l'aveugle qui ne le laissait jamais passer
sans lui donner un baiser. L'enfant riait aux éclats quand il arrivait
à tromper le vieillard qui feignait d'en être fâché.
Qui aurait vu six jours avant dans son petit
palais à Ponte l'aveugle solitaire, le front courbé vers sa poitrine,
les bras ballants ou pris d'agitation, quand il s'en prenait à ses
ténèbres intimes, dans l'espoir qu'une étincelle lui permît d'entrevoir
la vie en dehors du tombeau ! qui le verrait dans la modeste maison de
Boticas jouer avec un enfant et rire de gamineries qu'il ne voyait pas,
prendre du plaisir à écouter Joana lui décrire les maisons du village,
les tenues des femmes de Barrosas, leur façon de parler, les bagatelles
dont les personnes gaies agrémentent habituellement leurs heures !...
Cette insolite transfiguration, qu'est-ce qui l'a
provoquée ? L'espérance de revoir le jour ? Le contact avec une famille
heureuse ? La mystérieuse influence de cette puissance sans nom et dont
on ne peut se faire une idée dans les actions de la Providence ?
Tout cela, et tout ce qui peut apparaître à des
âmes imprégnées de spiritualisme, ne nous donne pas les raisons d'un
changement aussi radical.
J'oserais, moi, expliquer tout cela en peu de
mots. La parole de Dieu embrasse l'inconnu sur terre comme au ciel, ce
qui reste incompréhensible dans l'âme, l'insondable lien entre les
choses devant lequel la raison naturelle, dont la portée est courte et
l'orgueil inflexible, capitule parce qu'elle se heurte à trop de
paradoxes. Dieu. Pourquoi pas ?
Si Simão de Noronha avait fait une faute, le fouet
de la justice n’aurait-il pas claqué, à l'instant même où il
s'emportait, dans les fibres du corps ? La lampe de la foi ne
s'est-elle pas d'abord éteinte en lui ? Dieu ne l'a-t-il pas privé de
son amour paternel pour lui enlever la tendresse de sa fille ? Ne lui
a-t-il pas rendu la société odieuse pour mieux le renfermer en lui-même
?
S'il est rationnel de reconnaître la Providence
dans une expiation à si longue échéance, sera-t-il absurde de
reconnaître sa miséricorde dans cette aube radieuse après quarante ans
de nuit, de colère, de dégoût, d'athéisme, de remords et d'enfer ?
Le comte disait donc joyeusement :
— Vous parlez bien peu, D. Maria, D. Joana est
plus causante.
— Je parle peu, Monsieur le Comte ?... J'ai un
caractère mélancolique... dit Ângela.
— Je ne vous ai pas encore dit, Madame, que le
timbre de votre voix évoque en moi de tristes souvenirs ; et cela me
réconforte pourtant de vous entendre. J'ai connu ce même timbre de la
voix peu commun à deux personnes.
Ângela et Joana s'entre-regardaient, interdites
par les propos du général après tout ce temps. Mais lui se recueillit,
laissa retomber la tête, comme subitement mortifié.
— Vous êtes si triste Monsieur le Comte ! dit
Joana. Nous ne voulons pas vous voir ainsi !... Ne pensez pas au passé.
Souvenez-vous juste que vous allez recouvrer la vue...
— Pour voir des sépultures, et voir également
l'endroit où je vais faire creuser la mienne...
— Pour voir des personnes qui vous souhaitent
beaucoup d'années de joie, et l'une d'elles est ma sœur... Maria, les
autres : moi, et mon frère... Vous avez là déjà trois personnes qui
vous aiment beaucoup.
— Je sais le pouvoir de la commisération dans vos
âmes admirables, Mesdames... Les embarras que j'ai occasionnés pour
n'être privé d'aucune de ces vétilles de vieillard, et d'aveugle...
Toute la nuit, au moindre de mes gémissements, Vitorina se trouvait à
mon chevet... Je pense que c'était elle ; et celle qui m'a parlé deux
fois, c'était vous D. Maria, n'est-ce pas ?
— Oui, Monsieur le Comte. J'étais aussi debout
pour prier, ainsi que ma sœur.
— Plaidez ma cause devant Dieu, vertueuses dames.
— Nous le faisons, Monsieur le Comte, dit Joana,
nous le faisons.
— Le docteur s'exténue à courir dehors de cabane
en cabane, dit le comte.
— C'est vrai. Il y a des fois où il part au point
du jour pour rentrer en pleine nuit, répondit Ângela.
— Quelle voix que la vôtre ! reprit le vieillard
en dodelinant de la tête, vous engendrez dans mon esprit de
surprenantes hallucinations !...
— Mais je préférerais que ma voix ne vous plonge
pas dans le désespoir, Monsieur le Comte...
— Elle ne me plonge pas dans le désespoir ; elle
me remplit le cœur de...
— Regrets ? demanda Joana, effrayée, tandis
qu'Ângela lui faisait signe de ne pas pousser plus loin de telles
investigations.
— Des regrets... Et des angoisses sans nom... Je
vais vous dire la vérité... J'ai aimé dans ma jeunesse une dame dont la
voix était identique à la vôtre ; et j'ai eu une fille qui parlait
également ainsi... Des angoisses et des regrets... C'est ce qui me
reste de toutes les deux... C'est bon... Le comte s'interrompit en
secouant la tête. C'est bon !... Voilà que jusqu'ici ces funestes
souvenirs ne me lâchent pas !... Je vous disais que je vous ai
occasionné bien des embarras cette nuit... J'attends l'arrivée, demain,
de mon écuyer, mon domestique depuis quarante et quelques années, qui a
fait preuve d'une immense patience à mon égard, et qui restera au
chevet de mon lit pour que vous puissiez dormir et vous reposer,
Madame, ainsi que votre servante.
Ângela regarda Joana en ouvrant la bouche, l'air
épouvanté, quand elle entendit dire que l'écuyer allait venir. João
Pedro la reconnaîtrait aussitôt, ne pourrait qu'exprimer son
étonnement, et troublerait l'esprit de son père.
— Votre mari est-il originaire de Porto ? demanda
l'aveugle, après un long moment.
— Oui, Monsieur, bredouilla Ângela.
— Et vous aussi ?
— Oui, Monsieur.
— Je voulais vous poser une question, mais je sais
bien qu'elle est oiseuse.
— Laquelle, Monsieur le Comte ? insista Joana.
— Avez-vous un jour eu vent de la présence à Porto
d'un Brésilien de Barrosas, dont le nom m'échappe, marié avec une dame
du nom d'Ângela, qui est ensuite devenue veuve, et s'est remariée...
Ângela adressa à sa belle sœur un signe négatif.
— Pas du tout, ça ne nous dit rien, et nous n'en
avons pas entendu parler.
— Je l'ai vu tout de suite. Allez donc savoir,
dans une région aussi vaste...
— Mais si l'on demandait des informations...
suggéra Joana.
— J'ai déjà fait effectuer des recherches...
— Et vous n'avez rien appris ?
— J'ai appris ce que je vous ai dit ; mesdames,
qu'Ângela était devenue veuve, qu'elle s'était remariée, puis était
partie l'on ne sait où.
— Y a-t-il longtemps que vous vous êtes renseigné
? demanda Joana.
— Il y a trois mois, par un écuyer ; il y a passé
cinq jours.
— Et cette dame... balbutia Ângela.
— Serait votre parente ? compléta Joana.
— C'était une malheureuse, la fille d'un homme qui
avait été bon, et que de grands malheurs ont égaré et perverti. En fin
de compte, après avoir été enseveli vivant, cet homme a perdu, dans les
ténèbres où il s'est abîmé, son âme, son cœur, son honneur et tout.
Dieu qui l'avait précipité l'a un jour relevé, je ne sais si c'est pour
aggraver son supplice, en ravivant son cœur et de tendres sentiments
pour sa fille, mais... trop tard.
Les deux femmes l'écoutèrent en silence,
stupéfaites.
La conversation fut interrompue par l'entrée du
chirurgien ; mais le comte, profitant de l'occasion, poursuivit :
— Monsieur Costa, j'aimerais vous être redevable
d'une grande faveur !
— Je suis à votre service.
— Ces dames m'ont déjà écouté avec beaucoup de
patience et de compas¬sion parler d'une fille que j'ai eue...
Francisco les regarda toutes les deux, effaré.
Simão de Noronha continua :
— Je vous demanderai de faire appel à vos amis et
à vos relations de Porto pour essayer de découvrir ce qu'est devenue
une dame du nom d'Ângela qui a été mariée à un Brésilien à présent
décédé, remariée ensuite avec je ne sais qui. Mon écuyer qui arrivera
peut-être demain pourra vous donner le nom du Brésilien, grâce auquel
nos serions à même de découvrir l'adresse actuelle de ma fille.
— Je vais m'empresser d'écrire à des personnes qui
feront de leur mieux, dit Francisco, fort embarrassé. Nourrissez
quelque espoir, mais que cela n'aille pas bouleverser votre esprit.
Nous avons besoin que vous gardiez tout votre sang-froid, et un esprit
totalement inactif. Quand vous jouirez de l'usage de votre vue, nous
chercherons tout ce qui pourra vous procurer quelque joie. Si votre
fille existe, elle vous apportera la lumière ainsi que moi-même ; moi,
celle des yeux ; elle, celle de l'âme.
CHAPITRE XXIX
La lumière
Le chirurgien et son assistant
sont prêts.
Après avoir insisté en vain pour être présente,
Ângela, pâle et tremblante, se dirigea vers son oratoire.
Joana et Vitorina étaient là pour aider le
chirurgien.
Le comte tremble.
– Quand on a, général, dit Francisco Costa,
affronté sans broncher les escadrons de cavalerie de Chaves, on ne
s'évanouit pas devant une lancette d'acier.
– Je tremble de peur ; mais ce n'est pas la
crainte de l'incision. Si je ne vois plus, quand vous aurez déchiré mes
nuages, que des ténèbres !...
– C'est que vous verrez ce que personne n'a jamais
vu, M. le Comte. Voir les ténèbres, c'est de la double vue, et je ne
promets pas de vous la donner. Il suffit que vous voyiez la lumière,
répliqua le chirurgien sur le ton de la plaisanterie. J'ai toutefois
trouvé cette image chez Milton, qui avait l'autorité d'un aveugle.
Le chirurgien choisit la procédure à
suivre pour l'extraction.
La cornée transparente une fois percée par le
bistouri, après qu'on eut doucement comprimé le globe, l'humeur
cristalline dont l'opacité empêchait l'impression des rayons visuels se
détacha, et fut retirée avec le crochet de Wenzel.
À la fin de l'opération, le comte vit la main du
chirurgien, la prit dans les siennes, et la baisa.
– J'ai vu ! Mon Dieu ! Je vois votre visage,
Monsieur Costa ! s'exclama Simão de Noronha. Il y a là deux dames,
n'est-ce pas ?...
– Ce sont ma sœur et Vitorina.
– Et votre épouse ?
– Elle prépare des compresses.
– Je voudrais la voir.
– À une autre occasion. Nous allons placer les
emplâtres.
– Déjà ? ! Combien de jours resterai-je encore
aveugle ?
– Quarante-huit heures où vous aurez l'impression,
en pensant aux aveugles incurables, que les heures sont des instants.
On conduisit le patient opéré sur sa couche, dans
une chambre presque entièrement obscure, on lui appliqua des cotons
mouillés sur les yeux entourés de bandages.
Les soins achevés, Ângela revint, serra la main de
son père, et dit tendrement :
– Toutes mes félicitations, pour vous, Monsieur le
Comte, et pour nous-mêmes !
– Je n'ai pas eu le bonheur de vous voir !... lui
reprocha le vieillard.
– J'étais dans une autre pièce...
– Et vous n'avez pas été là pendant qu'on
m'opérait ? Je n'ai pas senti votre présence.
– Je priais pour vous...
– Vous êtes un ange, chère Madame ! Cette
maison... toute entière est un sanctuaire... Dites, j'ai vu votre mari.
Je le connais déjà. Il a belle allure ! Il est bronzé et très barbu,
n'est-ce pas ?
– Oui, Monsieur le Comte.
– Votre belle sœur, je ne l'ai pas bien
distinguée, mais elle m'a semblé pâle et maigre, non ?
– Si, il n'y a aucun doute.
– Votre domestique, je me suis rendu compte
qu'elle était vieille, mais elle était cachée par Joana...
– Les petites vieilles se cachent, lança la
joviale Vitorina. Il ne manquerait plus que ça : une vieille toute
vermoulue apparaissant tout à coup à un homme qui ne voyait aucune
créature vivante il y a deux ans !
– C'est que je veux vous voir, et souvent, Madame
Vitorina. Vous m'avez soigné avec beaucoup d'amour. J'ai eu autrefois
une autre servante qui portait votre nom. Comme le temps passe ! Il y a
bien trente-deux ans que je ne la vois plus !...
– Elle doit avoir mon âge, alors... fit observer
la vieille, avec une grimace adressée aux dames.
– Oui, si vous allez sur vos soixante-dix ans...
– Soixante-dix ! Que Dieu nous aide !... Il ferait
beau voir que j'aie soixante-dix ans !
– Quel âge avez-vous donc ?
– J'ai fêté mes soixante-neuf ans il y a six mois.
– Ah ! Je reviens donc sur ce que j'ai dit !
gloussa le comte. Vous êtes fort jeune, Madame Vitorina. Ne vous
laissez pas prendre aux illusions de la jeunesse, ma petite !
Les dames riaient et Vitorina continua d'inspirer
des plaisanteries qu'on était surpris d'entendre, particulièrement sa
fille qui ne l'avait, les rares jours où elle avait vécu chez son père,
jamais vu sourire de lui-même.
Quand, à la tombée du jour, on annonça l'arrivée
de João Pedro, Ângela sortit pour l'accueillir dans le potager.
Le vieillard en fut ébahi, et s'appuya à la mule
dont il venait de descendre, parce que ses jambes ne le soutenaient
plus.
En peu de mots, la fille du comte de Gondar lui
indiqua la conduite à adopter pour que la guérison de son père ne fût
pas compromise par une agitation mentale ou des névralgies qui lui
irriteraient les yeux.
Dès que l'occasion se présenta, l'écuyer bien
stylé, Francisco reparla au comte de son intention de rechercher Ângela
:
– Voici João Pedro qui vous donnera le nom de
l'homme auquel votre fille a été mariée.
L'écuyer avait du mal à garder dans une position
normale ses mâchoires écartées par le rire quand il répondit, tourné
vers Ângela :
– Il s'appelait Hemorragilde.
Tous étouffèrent un éclat de rire, excepté le
comte qui murmura :
– En voilà un nom ! Ça semble gothique ; mais on
dirait encore plus un nom de maladie... Hemorragilde !
– Si vous le permettez, Monsieur le Comte, dit le
chirurgien, João Pedro s'en va à Porto avec des lettres de moi, vu que
nous n'avons pas besoin de lui ici, et qu'il peut nous rendre de grands
services pour la réussite de notre projet.
– Qu'il aille donc où vous le lui direz, acquiesça
le comte.
– Et, suivant les informations qu'il nous
communiquera, vous nous direz ce qu'il faudra faire. Supposons qu'il
trouve D. Ângela. Que voulez-vous, Monsieur le Comte, qu'il dise à
votre fille ?
– Qu'elle vienne immédiatement me rejoindre,
décida le général sans hésitation. Qu'il n'attende pas de nouveaux
ordres ; qu'il rentre chez moi, à Ponte, et qu'il m'y attende... qu'il
nous y attende tous... parce que vous m'accompagneriez, vous et ces
dames, n'est-ce pas ? Vous viendriez pour être les témoins du bonheur
qui a commencé au sein de cette famille aimante et charitable.
– Et si votre fille voulait, Monsieur le Comte,
vous rejoindre ici-même, est-ce que ce ne serait pas avancer la joie
pour elle de vous baiser les mains ?
– Oui... mais je voudrais être capable
de la voir... Si elle arrivait tandis que cette obscurité se prolonge,
mon angoisse serait grande et douloureuse...
- Je suis de votre avis, et je trouve préférable qu'elle
vienne à la fin de votre convalescence, acquiesça Francisco.
– On dirait bien, docteur, que vous jugez son
arrivée possible ! s'étonna le comte.
– N'est-elle donc pas possible ? !... Il me semble
qu'elle est même probable !... Le seul empêchement, ce serait qu'elle
fût morte. Si elle est vivante, je la retrouverai grâce à la diligence
de mes amis. Une fois qu'on l'aura trouvée, vous tiendrez votre fille
dans vos bras.
– Et si elle les refusait !... s'inquiéta le
vieillard, épuisé par l'énergie qu'il avait dépensé dans ce dialogue.
– Ce serait incroyable !... objecta le mari
d'Ângela.
– Je l'ai moi-même repoussée, répliqua le comte.
– Vous auriez eu de si bonnes raisons de le
faire...
– Les calomnies et, plus que tout, la terrible
maladie de mon âme... Le poison la consumait... La désespérante
tristesse qui me conduisait à la démence, et m'a laissé le pire... qui
a été la vie, la conscience de mes crimes qui s'enchaînaient, les
anneaux des fers qui retiennent le criminel au billot... Voici mon
démon qui se manifeste... dit le comte à nouveau pensif.
– On est mal parti ! fit le médecin en lui prenant
le pouls. Dominez-vous, Monsieur le Comte, évitez ces poussées de
fièvre, au moins tant que vous ne serez pas entièrement rétabli.
– Monsieur le Comte ! lui demanda Ângela avec
beaucoup de tendresse, je vous prie par le divin amour de Dieu de ne
pas vous mettre en peine... Mon cœur me dit que votre fille vous aime
et vous donnera des années de grandes joies et de tranquillité d'âme.
Vous verrez que je ne me trompe pas dans mon pressentiment... Votre
majordome part demain pour Porto. Il se peut fort bien que, d'ici huit
jours, votre fille soit ici en train de vous demander pardon, si elle
est tombée dans quelque erreur...
– Elle n'y est pas tombée ! s'exclama le
vieillard. On l'y a précipitée ; c'est moi, ce sont tous ceux qui
auraient dû la prendre dans leurs bras, contre leur cœur, si elle était
sur le point de tomber...
– Tant mieux, Monsieur le Comte ; ça vaut mieux ;
vous n'aurez aucun mal à lui pardonner, et elle n'osera pas faire des
reproches à son père, ni à ses parents.
– Si son cœur éprouvait les sentiments qu'exprime
votre voix, Madame ! murmura le vieillard en lui tendant la main pour
serrer la sienne dans un élan de reconnaissance...
João Pedro s'en fut chez un cultivateur de la
paroisse, chez qui le docteur l'amena sous un prétexte quelconque, et y
attendit ses ordres, fort satisfait de jouer son rôle dans le
dénouement heureux de l'intrigue qui devait conduire à la
réconciliation de la fidalga et de son père.
Tandis que s'écoulait le temps nécessaire pour
qu'on pût croire que le majordome avait fait le voyage et qu'on avait
reçu la réponse, Francisco examina les yeux du comte, et il exulta. La
cicatrisation était excellente. La photophobie était presque nulle. Le
vieillard voyait déjà, à travers des lentilles graduellement teintées,
les détails des objets, malgré les vertiges et les douleurs légères que
lui occasionnaient ses efforts. Nonobstant, Francisco donna l'ordre
qu'on maintînt l'obscurité dans la chambre.
Entre-temps, le comte se désolait que D. Maria eût
dû garder le lit, car elle souffrait d'une impertinente migraine au
moment où on lui avait enlevé les emplâtres ; et que l'obscurité dans
la chambre fût telle qu'il ne pouvait distinguer ses traits parce qu'il
ne percevait que des silhouettes.
Une fois passé le nombre de jours convenable pour
les prétendues recherches, Costa dit au comte avec une émotion feinte :
– Ça mérite un pourboire ! Voici une lettre de
João Pedro pour vous.
– Un pourboire ! dit le comte. Peut-on
savoir à quoi il faut s'attendre ?
– S'il n'avait pas appris de bonnes nouvelles, il
serait naturel qu'il revînt tout de suite, ou écrivît plus tard.
– Lisez, lisez alors, mon ami.
La lettre disait que D. Ângela partait le jour
même pour Boticas, avec son mari et son fils. Il ajoutait que la
fidalga vivait très pauvrement, et qu'elle était mariée à un homme du
peuple.
– Elle sera riche, et lui sera noble, murmura le
comte de Gondar.
– Il vous aurait quand même été plus agréable, fit
observer le fils du sacristain, qu'elle se fût mariée avec un homme
d'une lignée historique.
– Toutes les lignées sont historiques, Monsieur
Costa, répondit le comte. Les lignées populaires en France du temps de
ma jeunesse sont plus historiques que toutes celles qu'il y a eu. Vous
vous trompez, docteur, du moins en ce qui me concerne. Je me suis marié
avec une bergère qui gardait les troupeaux de mes métayers. Elle
s'appelait Josefa Salgueira. Je l'ai aimée comme si elle était
descendue d'un trône pour m'accueillir. Au moment même où la bergère
mourait de chagrin parce qu'elle m'avait vu blessé, l'impératrice de
Russie se conduisait comme une dévergondée et la Reine du Portugal
était... l'épouse de D. João VI... Venons-en au fait : ma fille
vient-elle ? Félicitez-moi dès maintenant et laissez-moi serrer votre
main de prophétesse, D. Maria.
– Vous allez voir votre fille... balbutia Ângela.
De quels transports de sainte joie va être saisie cette heureuse dame
!...
– Qui a en plus un enfant pour jouer avec
Antoninho... ajouta le général avec une puérile satisfaction, en riant,
l'air étrange. Ô docteur, ce jour-là, me donnez-vous de la lumière en
abondance ? Le soleil va-t-il entrer dans ma chambre ?
– Oui, Monsieur le Comte. Ce jour-là, lumière à
discrétion !
CHAPITRE XXX
Finalement
ET LE JOUR ARRIVA.
Le matin, Ângela demanda au comte la permission
d'aller chercher sa fille à Monte Alegre.
Le vieillard la remercia : - C'est un grand
honneur que l'on nous fait à tous les deux, mais demandez, Madame, à
votre mari de m'enlever des yeux ces petits voiles obscurs, et de
consentir à ce qu'un rayon de soleil pénètre ici à l'arrivée d'Ângela.
– Je vais appuyer cette juste requête, Monsieur le
Comte, dit Ângela, et elle fit semblant de sortir de la maison.
– Francisco remplaça les verres par d'autres plus
clairs, pour que les yeux du convalescent s'accommodent, et fit ouvrir
les fenêtres de la petite pièce, de sorte que l'intérieur de l'alcôve
reçût assez de lumière.
Le visage du vieillard exprima un immense
soulagement quand il vit distinctement Joana et l'enfant qui jouait
avec ses lunettes et les mettait sur son propre nez en se traitant de
Croquemitaine.
– Je viens vous aider à vous habiller, Monsieur le
Comte, dit le médecin ; vous pouvez passer du lit à la chaise-longue,
si cela vous convient.
– Si je pouvais... Mais mes jambes, docteur ?
– Les jambes vont être traitées avec des biftecks
et du vin de Porto. Nous voulons de l'exercice, de l'appétit et un bon
estomac. Allez, debout, mon général.
Il se leva en chancelant et en s'appuyant à
Francisco. Une fois habillé, il regardait le plancher et pleurait de
joie en disant :
– Je vois déjà le sol que je foule... Je suis
sorti du tombeau...
– Eh bien, Monsieur le Comte, répondit le mari
d'Ângela, après l'avoir étendu sur le canapé, vous devez vous préparer
à voir votre fille comme un père, mais aussi comme un homme. Si vous
craignez un grand choc, préparez-vous à réfréner les épanchements qui
pourraient nuire à votre constitution affaiblie.
– Ne vous en faites pas. Je suis déjà prêt... Je
sens mon cœur ; mais c'est un cœur de soixante-dix ans.
On annonça l'arrivée d'Ângela.
Le comte s'assit au prix d'un grand effort.
Francisco le ramena à plus de calme :
– Tout doux ! Je ne veux pas de grands
gestes, Monsieur le Comte !
– Oh, Docteur, vous ne me laissez pas être au
moins un père ? ! dit le vieillard en souriant.
Ângela entra, vêtue comme chez elle, à peine
couverte d'une cape en drap noir. Elle s'approcha de son père,
s'agenouilla, et lui embrassa la taille. Le comte inclina son visage
vers sa tête à elle, et murmura :
– Laisse-moi voir ton visage, ma fille.
Ângela le dévisagea, entre sourire et larmes. Le
vieillard la contempla avec la fixité que donne une vue faible, lui
baisa le front, et dit :
– Sois la bienvenue !... Tu es ma pauvre Ângela
!... Pardonne à l'adversité qui nous a accablés, toi et moi... Lève-toi
et assieds-toi ici, à côté de moi.
Joana, Vitorina et João Pedro pleuraient à chaudes
larmes.
– Pourquoi ces personnes pleurent-elles ? demanda
le général.
- C'est le plaisir de reconnaître Dieu dans cet événement,
dit Francisco.
– Alors, réjouissez-vous, répliqua le comte.
Ângela, qu'as-tu fait de ton mari et de ton enfant ?
– Voici mon mari... Et elle désigna
Francisco.
– Où ? Qui ? Ton mari!... qui est-ce ?
– Moi, Monsieur le Comte, dit Costa, en
s'inclinant pour lui baiser la main. Antoninho, viens ici...
L'enfant courut se jeter dans les bras de son
père, qui le souleva, et l'approcha des lèvres de son grand-père.
– Laissez-moi réfléchir à tout cela : c'est un
rêve, mon Dieu ! répondit le général. Toi, Ângela... tu es l'épouse...
de Francisco Costa...
– Oui, mon père.
– Je suis donc chez ma fille... et mon gendre. Tu
es l'ange qui veillait la nuit sur moi... L'es-tu, mon Ângela ?... Dieu
m'a amené ici pour restaurer la lumière de mon âme et dissiper les
ténèbres de mes yeux, pour que je vous voie, mes enfants !
– M. le Comte, dit le chirurgien, très ému, je
voulais vous éviter les larmes ; mais je ne sais si je puis tromper,
parce qu'en ce qui me concerne, je me suis aussi trompé. Ce qui m'émeut
le plus, c'est l'idée que vous ayez tellement attendu avant de partir à
la recherche d'Ângela qui a le cœur si pur et si saint. J'offre en gage
la vie de mon fils à Dieu qui pourra me punir pour ce serment téméraire
: je jure par Dieu qu'il n'y a aucune tache dans l'âme de votre fille,
Monsieur le Comte. Moi, son mari, je la défends devant son père, parce
que personne ne se dressera contre le monde qui la calomnie. Moi,
pauvre artisan, chirurgien de ces pauvres montagnes, je ne célèbre pas
les vertus de la fille du vieux fidalgo ; je la porte aux nues parce
qu'elle est la compagne de ma vie honnête, qu'elle représentera
toujours la grâce divine qui recouvre de l'or de l'allégresse ces murs
nus, une source de jouissances, tout ce que vous voyez déjà de vos
propres yeux. Je ne perdrai pas de temps à expliquer l'enchaînement des
faits un peu particuliers qui vous ont permis de retrouver Ângela,
alors que vous pouviez, dès votre arrivée, savoir que c'était elle qui
passait ses nuits à votre chevet. J'ai craint, Monsieur le Comte,
lorsque vous êtes entré dans cette maison, que vous méprisiez encore
votre fille. J'ai su qu'heureusement je m'étais trompé ; mais j'ai été
saisi par la peur des effets désastreux de l'opération quand une grande
agitation morale compromettrait la tranquillité nécessaire aux soins.
J'ai voulu préparer votre esprit en prolongeant l'attente ; je vous ai
préparé, heure après heure, à ne pas être surpris devant votre fille.
Qu'elle soit l'épouse de votre médecin, j'ai pensé que cela vous
plairait. Ce ne sera pas une honte pour un noble comte que le mari de
sa fille soit le chirurgien qui a eu le bonheur de lui ouvrir les yeux
afin qu'il voie l'heureuse créature qui a d'abord parcouru les vias
dolorosas où s'engage l'honneur d'une femme, jusqu'au
calvaire, où le
monde la crucifie en la couvrant d'ignominie. Voici, Monsieur le Comte,
votre fille Ângela. Et vous n'avez pas encore vu, à côté d'elle, votre
ancienne servante qui, depuis qu'elle a deux ans, l'a accompagnée, et a
calmé sa faim avec les chaînes qu'elle a gagnées au service de son père
et de sa tante.
– C'est toi, Vitorina ! s'exclama le comte. Tu es
donc vivante, femme, et tu n'embrasses pas ton maître !
– Non, vous m'avez traitée de vieille et vous avez
fait rire vos patronnes en vous moquant de moi !
Et là-dessus, elle embrassa ses genoux, et lui
baisa les mains, en les baignant de larmes.
Sur ces entrefaites, le cousin Pizarro se fit
annoncer ainsi que d'autres fidalgos de Chaves qui demandaient qu'on
leur accordât l'honneur d'être présentés à Monsieur le Comte de Gondar.
– Qu'ils entrent, dit le général. Je donne des
ordres car je suis chez toi, mon Ângela.
Pizarro, les bras grand ouverts, vint féliciter le
vieillard qui s'exclama :
– Je vous trouve la tête que j'imaginais, cousin
Pizarro. Vous avez quelque chose de votre oncle, le général. Me voici
avec des lentilles devant les yeux ; mais je reconnais tout ce que Dieu
a créé, et je sais que je verrai la terre jusqu'à ce qu'elle se dérobe
sous mes pas. J'ai l'honneur de vous présenter, à vous et à vos amis,
Ângela da Costa, future comtesse de Gondar.
– Qui ? demanda le fidalgo, inquiet.
– Ângela, ma fille, mariée à mon gendre, M.
Francisco da Costa. Maintenant, mon Ângela chérie, si tu crois que Dieu
à ses agents sur la terre pour accomplir ses grands desseins,
récompenser ou punir, va embrasser ce gentilhomme, c'est lui, le
providentiel messager qui m'a amené ici.
Ângela se laissa respectueusement embrasser par
Pizarro qui, à peine revenu de son étonnement, dit :
– Je vois, D. Ângela, que Dieu s'est chargé de
vous venger de la société.
CONCLUSION
Les forces physiques rétablies à mesure
que son âme rajeunissait, le comte donna à toute sa famille de Boticas,
sur un ton militaire, l'ordre de déménager à Ponte de Lima. Francisco
José da Costa contredit son beau-père en faisant valoir qu'il s'était
engagé avec la municipalité pour trois ans, et qu'il ne pouvait
abandonner ses malades, sans que son poste fût pourvu. Avec la
complicité de Pizarro, le comte fit tant qu'au bout de quelques jours
un médecin, moyennant une somme confortable offerte par le comte,
proposait de remplacer Costa.
La famille alla s'installer à Ponte.
Quelques jours après, on accordait à Ângela le
titre de comtesse de Gondar, une distinction que son mari partageait
dans chacune de ses deux vies.
En lisant la dépêche du ministère du Royaume,
Francisco se tourna vers son beau-père, et lui dit en souriant :
– Comte
? Un chirurgien qui opère des cataractes !
Mon cher ami ! N'allez pas, Monsieur, effaroucher les patients pauvres
qui requièrent mes services ! Les malades indigents qui ont une botte
de paille comme couche n'oseraient faire venir un comte dans leur
antre. Un pauvre qui s'appelle simplement Francisco est rassuré et se
réjouit de pouvoir appeler Francisco son frère qui rédige son
ordonnance. Le privilège que vous pouvez accorder sans qu'il vous en
coûte rien en y trouvant énormément d'avantages au mari de la comtesse
de Gondar, c'est de l'autoriser à payer de sa bourse à l'apothicaire
les médicaments que je lui ferai préparer, et de me la donner comme
assistante dans les soins aux pauvres qui tombent malades de faim et
froid.
Le comte de Gondar vécut dix ans la plus heureuse
existence que pût mener un vieillard. Il eut le temps de voir six
petits-enfants autour de lui, qui embaumèrent d'autant de printemps ses
dix hivers ensoleillés.
Il mourut à quatre-vingts ans, en appuyant
sereinement sa tête au bras de sa fille, qui lui tendait la Croix du
Christ à baiser.
L'excellente Vitorina était descendue au tombeau
un an avant, après avoir été bénie ; elle léguait ses chaînes
reconstituées et une belle propriété que lui avait donnée Ângela à la
fille aînée de sa maîtresse.
La comtesse de Gondar est encore vivante à
présent, ainsi que son mari qui est toujours resté Francisco José da
Costa, six enfants dont l'aîné, l'Antoninho né à Boticas, est le
gentilhomme le plus distingué du Minho, et sidère ses condisciples à
l'Université en leur racontant des légendes du Palais de Gondar, dont
il se trouve être le vingtième seigneur. La légende qu'il ignore, c'est
celle de son aïeule, D. Maria d'Antas.
Ângela a quarante-neuf ans aujourd'hui. Les rides
n'osent pas encore s'en prendre à la jeunesse ranimée ranimée dans ce
cœur. Cinq jolies filles qui la suivent à la messe ont le désagrément
d'entendre dire :
– La mère est mieux que ses filles.
Il y en a un qui vit encore pour rivaliser avec
les vieux chênes du Palais de Gondar, c'est João Pedro, qui a demandé
sa retraite, l'intendant officiel du domaine comtal.
La veille de Noël, il vient toujours à Ponte
réveillonner avec son petit monde, comme il dit. Et quand les pains
perdus et le porto lui ont aiguisé la mémoire, il a pris l'habitude de
dire, tous les ans, à part, à Ângela :
– Ô, Madame le Comtesse !... Je ne saurais dire
quand je vous ai vue mariée à cet Hemorragilde.
Bien qu'Ângela connaisse déjà d'avance
l'inévitable plaisanterie de la nuit de Noël, elle la salue toujours
d'un éclat de rire et de deux pichenettes sur les oreilles moussues de
l'ancêtre.
ÉPILOGUE
Le livre conclu, on souille une page
véritable avec les fouilles que nous avons fait effectuer dans les
marécages de cette histoire.
On a découvert, en explorant de fétides égouts,
que les trois amis et héritiers d'Hermenegildo Fialho de Barrosas
respirent encore et prospèrent.
Atanásio José da Silva est baron da Silva.
Pantaleão Mendes Guimarães est baron de Mendes
Guimarães.
Comme Joaquim Antônio Bernardo n'avait pas de nom,
il s'est emparé du domaine des Choupos qui lui avait été hypothéquée
dans la fantastique reconnaissance de dette de Fialho, et s'est fait
baron des Choupos.
Il y a encore un titre.
Le mari de Rosa Catraia, retiré sur la terre où il
est né, à Cabeceiras de Basto, est devenu un politique influent, en
tant que regedor d'abord, puis conseiller municipal, président de la
municipalité et maire-adjoint.
Militant fort actif dans les élections de députés,
il est parvenu à envoyer au parlement un neveu de Rosa, formé à ses
frais. La décoration que le licencié reconnaissant lui a obtenue a fait
sauter le bouchon de la corne d'abondance d'où jaillissent les grâces,
qui se tord encore de honte pour elle et la patrie, comme si l'une et
l'autre pouvaient alors alléguer la pudeur, et refuser de céder aux
sollicitations d'infâmes.
Rosa Catraia est donc baronne de Vilar d'Amôres,
un titre un tant soit peu lyrique et romanesque qui sied bien à ses
joues écarlates et à ses seins turgides qui suintent de bestialité,
d'allégresse et de lubricité prolongée.
Les autres baronnes, un tantinet plus usées,
manifestent les dégâts de la corruption morale sur les personnes, et le
déversement de la corruption politique sur les titres.
***
texte et dessins René Biberfeld - 2009
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