L'ONCLE, ANCIEN MOINE
[1]
ET SON NEVEU BACHELIER
Chapitre d'un roman ennuyeux
L'ONCLE - Que lis-tu, mon garçon ?
LE
NEVEU - Une chose édifiante ; à vrai dire une affreuse traduction de
roman. Il s'agit des
Amours de Paris
de Féval. Le chapitre VI parle du
Fandango.
L'ONCLE - (avec quelque appréhension) Le Fandango ! Qu'est-ce que cela ?
LE
NEVEU - Écoutez.
Carmela était à demi
étendue sur le canapé et Western,
assis sur une chaise en face d'elle, achevait un biscuit trempé dans du
vin de Bordeaux. De vilains tableaux... on s'y croirait ! Cela
vous
indigne-t-il, cela vous scandalise-t-il, mon oncle ? Eh bien, la vie
c'est cela. Des Carmela, des biscuits et du vin.
L'ONCLE - Tu es un être dépravé.
LE NEVEU - La dépravation est dans l'air.
L'ONCLE - Je croyais que l'air de ce siècle était un rayon lumineux.
LE
NEVEU - C'est un rayon dépravé. Voulez-vous, mon oncle, vous en prendre
au progrès ? L'actualité palpite jusque sous la main de fer des oiseaux
de nuit. Les préjugés ont été aplatis par les cylindres de la presse.
Le vieil édifice est en train de s'effriter. Il doit avoir plu quarante
jours et quarante nuits durant de l'huile de ricin, que l'humanité en
sorte nettoyée. Sauvez-vous dans une arche, mon oncle. Quant aux bêtes,
n'emportez que des poules, mangez et dormez ; et si vous avez une
colombe que vous pourriez envoyer à la recherche du vieux monde, je
vous donne le conseil de la manger aussi.
L'ONCLE - Tu es un coquin, mon gars.
LE NEVEU (distraitement) :
Sa beauté se vaporise
Tel un voile ou quelque brise
Dont la fleur s'aromatise
Sous la rosée du matin !
Douce comme la vanille
C'est une étoile qui brille
Et la plus chère des filles
Du fantastique Ossian
L'ONCLE - Qu'est-ce que cela ?
LE NEVEU - De la poésie avec du nerf.
L'ONCLE - De la poésie, ça ?
LE
NEVEU - Et alors ? La poésie, ce sera Bernardes, Ferreira, Filinto ? De
quoi empoisonner les bêtes ! Il n'y a pas de fleurs de l'âme qu'ils
n'abîment.
L'ONCLE - Voilà une sottise de qualité, savant docteur.
LE
NEVEU - Des raseurs ! Ils n'ont jamais senti leur poitrine éclater
telle un Etna de lyrisme. Tout ce qui existait en eux de volatile et de
diaphane sortait, de leur intellect, épais et lourd comme un sabot !
Ah, ces madrigaux, et nos aïeules qui se laissaient tourner la tête !
L'ONCLE - Que dis-tu, farceur ?
LE
NEVEU - Quand ont-ils vu la poésie ? Cette magicienne qui vit dans des
palais de perles ? Cette grâce qui tantôt gémit et défait ses tresses
d'or, tantôt papillonne, en irisant ses ailes aux éclats prismatiques
de la folle fantaisie ?
L'ONCLE - Docteur instruit !... Que fais-tu de la grammaire ?
LE NEVEU - Quelle grammaire ?
L'ONCLE - Je te demande, moi, si la grammaire papillonne elle aussi.
LE NEVEU - Je ne te comprends pas.
L'ONCLE
- Je me comprends. Tu me fais de la peine, grenouille enflée ! Que
sais-tu, et que sait ta génération ? D'où venez-vous ? En quoi réside
la nouveauté de ce livre ?
LE NEVEU - Nous ne faisons pas des livres nouveaux comme ceux du siècle
dernier, qui étaient faits depuis mille ans.
L'ONCLE
- Vous singez la France ! Dans vos momeries et vos grimaces, vous
suivez les modèles que vous apportent de là-bas les vents pestilentiels
de l'impiété. Qui ont-ils pillé, les auteurs du siècle dernier ?
LE NEVEU - Les Latins.
L'ONCLE - Comment le sais-tu, si tu ne sais pas le latin ?
LE
NEVEU - Les vieux n'ont d'autre insulte à la bouche contre les jeunes
en guise d'argument :
Ils ne savent
pas le latin ! Et pourquoi ne
sauraient-ils pas le latin, ces garçons ? Est-il un Omar qui ait
incendié les bibliothèques où étudiaient les jeunes gens d'il y a
cinquante ans ?... L'irrationalité des
fossiles ! Le dernier moine de
la congrégation de l'oratoire a-t-il emmené avec lui le dernier
exemplaire de la
Nouvelle Méthode ?...
Nous ne savons pas le latin !...
Vous y tenez !... Ce que nous ne connaissons pas, c'est ce que la
moinerie a écrit en latin monacal : c'est qu'on ne dit pas. On lit le
latin simple de la version Biblique, on lit le latin magnifique de
l'âge d'or à Rome.
L'ONCLE -
De la version biblique !...
Ça m'étonnerait ! Comme si vous
saviez ce que c'est que la Bible !
LE
NEVEU - Je connais même des passages de la Bible où les vieux sont
sévèrement corrigés par les jeunes. Mon cher oncle, ce n'est pas une
question de latinité, mais de cheveux blancs. La décrépitude se ronge
les sangs parce que nous avons les cheveux noirs.
L'ONCLE - Quelle puérile ânerie ! Reportons-nous à la Bible...
Parle-moi de ces anciens corrigés par de jeunes gens.
LE
NEVEU - À votre aise. Le prophète Daniel était âgé de douze ans quand
il tança Sédécias et Achab, deux anciens qui
lorgnaient je
me contenterai de dire
lorgnaient
la belle Suzanne
à son
bain. N'est-ce pas, mon oncle ?
L'ONCLE - Poursuivons.
LE NEVEU -
Dieu dit à Jérémie, âgé de seize ans, de prêcher la morale aux
vieillards.
Puer ego sum, a
dit Jérémie : "Je suis bien jeune". Les
anciens du royaume de Juda, il y en avait plus de cinq mille, et ce fut
un jeune homme qui fut élu pour morigéner les vieux. Salomon avait
douze ans, quand il trancha entre les deux femmes qui se disputaient un
enfant. Est-ce moi qui mens ou la Bible ?...
L'ONCLE - La Bible peut s'interpréter de diverses façons.
LE
NEVEU - Et l'Histoire ? Valerius Corvinus fut consul à vingt ans ;
Pompée à dix-neuf, dirigea trois légions. Tout ce qu'indiquent les
cheveux blancs, c'est la vieillesse :
Cani
indices aetatis, non
prudentiae ; c'est du Cicéron. Nous les jeunes gens, nous lisons
Cicéron. Il n'y a rien de plus obscène qu'un vieux qui fait étalage de
ses nombreuses années comme d'une vie bien remplie :
Nihil turpius est
quam grandis natu senex qui nullum aliud habet argumentum quo se probet
diu vixisse praeter aetatem. Ça, c'est du Sénèque. C'était déjà
un
travers de Caïphe, de huer les jeunes gens :
Vos nescitis quidquam.
"Vous ne savez strictement rien." Comme il ne trouve pas de Christ à
condamner, le pharisaïsme moderne dresse une croix pour le génie, et le
crucifie parce qu'il ignore le latin.
L'ONCLE - Tu me donnes sommeil
(il ouvre la bouche et fait un signe de croix devant). Comment cela se
fait que vous, si érudits apparemment sur le chapitre des bons exemple,
soyez si immoraux ?
LE NEVEU - Parce que le latin ne fait pas de
leçons de morale... Allons au fait... Où se trouve la dégradation de
notre morale ? Voulez-vous me parler d'amour ? de la soif de l'infini ?
de cette folie sublime : notre passion pour les anges que nous
présentent les plaines de la gloire, de la lumière infinie ?
L'ONCLE - Je n'ai rien compris. C'est de Sénèque ou de Cicéron ?
LE NEVEU - Ça, c'est de moi.
L'ONCLE - Je me disais bien que c'était de toi, mon neveu. Que te
proposent ces plaines ?
LE NEVEU - Vous plaisantez, Révérend Père ?
L'ONCLE - Non, Monsieur, je consulte le sphinx. Ainsi donc, l'amour...
LE NEVEU - L'amour, c'est la vie ; Dieu, c'est la vie ; et Dieu, c'est
la femme.
L'ONCLE - Tais-toi, sacrilège !
LE
NEVEU - Nous y voilà ! Le bâillon à présent ! C'est pour cela que nous
conspirons contre les vieux, qui ont oublié ce qu'ils furent. Des
Torquemada pour ce qui est vital à l'âme, autrement dit l'amour ; c'est
pour cela ...
L'ONCLE - Sais-tu bien ce que sont les femmes ? Dis-moi, toi, espèce de
fanfaron, ce que sont les femmes.
LE NEVEU - Vous le savez, mon oncle ?
L'ONCLE - Des animaux bipèdes.
LE
NEVEU - La femme est une aurore qui nous donne continuellement comme un
avant-goût du jour éternel du Ciel. On l'entend dans le murmure des
ruisseaux, le gémissement de la harpe éolienne, dans la consonance
harmonieuse des sphères.
L'ONCLE - La consonance consonante, tu veux
dire. Le pléonasme arrive à point. La femme peut être également un
pléonasme, comme l'est le ruisseau, et l'aurore qui ne cesse de naître.
Il me semblait plus correct de dire que la femme, c'est la femelle. Je
pense au demeurant que vous, les poètes, vous ne l'appelez pas femelle,
à cause de votre susceptibilité, de crainte que la femme ne vous traite
de mâles ! ou de baudets ! Eh bien, vous en êtes, et doublement. C'est
la femme, à mon avis, qui tend à Balthazar ivre sa coupe, tandis que
Cyrus enfonce les quatre-vingts portes de sa ville. La femme, c'est
Aspasie qui enlève sa couronne à Cyrus, pour le gifler.
LE NEVEU -
Vous me donnez là des arguments, mon oncle. Avec celui-ci, je vous
prouve, moi, qu'avec un fil de ses cheveux blonds, elle ligote un lion.
Qui a été le premier à vaincre Antoine ? Cléopâtre ou César Octavien ?
L'ONCLE - Et qui a fait tomber la tête d'Antoine ?
LE NEVEU - Une tête pleine de ses baisers !... Ah ! cela valait la
peine de la perdre !
L'ONCLE - À cause de Lucrèce, c'en fut fini des rois de Rome ; à cause
de Virginie, c'en fut fini des décemvirs.
LE NEVEU - Faisons l'éloge de Tarquin et d'Appius Claudius si vous y
tenez.
L'ONCLE
- Hélène a creusé la tombe de la jeunesse grecque. Bethsabée a fait des
jours de David un enfer. Judith a décapité un général ; c'est à cause
de Dina que meurt le prince de Sichem. Tamat tue Amon dans un festin,
Laodicée a tué Antiochus. Lucilla empoisonne et tue son mari.
Frédégonde tue Chilpéric. Vaincu par les femmes, Hannibal décline.
Voilà l'idole devant laquelle se prosterne le superbe génie de ces
petits héros en bavoir.
LE NEVEU - Je pensais que cette masse de
victimes n'appartenait pas à notre époque. Les temps sont meilleurs,
mon oncle. La femme actuelle ne tue pas.
L'ONCLE - Elle humilie.
LE
NEVEU - Ça non plus. Celui qui s'humiliait, c'est Hercule qui fila la
quenouille d'Omphale. C'est Achille qui enfilait une jupe afin de se
blottir parmi des femmes. C'est Sardanapale qui se coiffait d'un
bonnet. C'est Samson, passé maître dans le maniement d'une mâchoire
d'âne. C'est Hérode qui, à la demande d'Hérodiade, décapitait le
Baptiste. C'est Ninus, qui sur l'ordre de Sémiramis, est mort de rire.
L'ONCLE
- C'est ainsi que je mourrai moi-même, à force de t'écouter. Ce sont là
tous les faits répréhensibles que tu as trouvé en six mille ans, en
rajoutant ton répertoire mythologique à ton érudition. En ces temps-là,
pour chaque délinquant, la société t'offrait mille justes. Que
promettez-vous aujourd'hui ? Mille sots pour un homme sensé. La femme,
toujours la femme ! Dans les salons, les feuilletons, le drame toujours
étincelant de vices, applaudie dans le crime, et objet de compassion si
elle expie ! Et alors ! Ne me diras-tu pas ce que sont ces
malheureuses, qui se trouvent là, dans le monde, et que le monde
appelle
perdues, et qu'il
repousse, comme infâmes ? Que sont-elles ?
LE NEVEU - Des femmes.
L'ONCLE
- Des femmes ? Où est passé le trône que leur offrent votre génération
et vos poètes ? Qui les en a arrachées ? À qui doivent-elles leur chute
et leur ignominie ?
LE NEVEU - À leur mauvaise tête...
L'ONCLE -
Tais-toi, misérable ! Dans ton culte de la femme, il n'y a pas l'ombre
d'un sentiment : ce n'est qu'un effet de ton imagination. Pour entonner
des hymnes aux unes, vous écorchez en le foulant au pied le sein des
autres. Vous êtes vils, vous êtes des bourreaux ; mais ne soyez pas
hypocrites, et n'insultez pas le passé, qui avait moins de lumières et
plus de cœur.
Santa Cruz do
Douro - 1849
NOTE
[1]
En 1834, les ordres monastiques ayant été interdits, les
anciens
moines
étaient revenus dans le 'siècle', mais conservaient leur statut d'ecclésiastiques.