Castelo Branco

   Camilo Castelo Branco

Introduction et options de traduction
L'Aveugle de Landim................(Nouvelle)
Le Roman d'un homme riche......(Roman)
Les Amours fatales......................(Roman)
Les Amours salvatrices...............(Roman)
Les Nuits de Lamego..............(Nouvelles)
Les Brillants du Brésilien...........(Roman)
Volcans de boue..........................(Roman)
Monsieur le Ministre..........(Court roman)
Coeur, tête, estomac......................(Roman)
Mémoires de prison...............(GrosRoman)


Où se trouve le bonheur ?..............(Roman)
Le portrait de Ricardina................(Roman)
Ne me tue pas...................(Courte pochade)
Le seigneur du palais de Ninães... (Roman)
La sorcière du mont Cordoba....... (Roman)
20 heures de litière...(Petits contes moraux)
Le juif...........................(Roman historique)
Ça alors !.......................... (Roman déjanté)
Le bourreau...................................(Roman)
Vengeance.....................................(Roman)
La fille de l'archidiacre..................(Roman)

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Camilo CASTELO BRANCO

Les Nuits de Lamego

(suite)

Intrigues de cette vie


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Deux mariages
L'Oncle et son Neveu
Intrigues de cette Vie
Deux coups de poings...
La Belle aux Violettes
Comme elle l'aimait !
Histoire d'une Porte
L'Infant Dom Duarte
César ou João Fernandes
Images : Plafond de l'Archevéché - Brioude - photo JH Rrobert

Sirène au luth

CONTE MORAL

   Une personne digne de foi m'a raconté cette histoire, arrivée il y a quinze ans, dans le bourg d'Esposende et en d'autres lieux.

  I

   Un certain Gastão Mendonça, morgado de Pinhatel, fit la cour à une Balbina, native d'Esposende. Gastão était d'une lignée si ancienne qu'elle s'éteignait dans les ténèbres de la mythologie. Balbina était la fille d'une veuve, qui vivait de sa dextérité dans la confection des résilles, et de son industrie tavernière dans les fêtes religieuses et les pèlerinages circon¬voisins.
   Le morgado de Pinhatel était un homme de quarante ans vicieux, dépensier et rongé par le libertinage. Balbina avait seize ans, des mœurs irréprochables, elle respirait la santé et la gaieté. Leur nature apparemment les éloignait l'un de l'autre, mais le démon, qui est une seconde nature dans la condition de chacun d'entre nous exposée à la tentation, les réunit ! On se récrie. Telle est pourtant la vérité qui s'échappe d'un puits de boue.
   La fille unique de la femme laborieuse s'enfuit de chez elle, et entra dans le manoir de Gastão. La mère pleura à en mourir, et ne pleura que quelques semaines. Dès qu'elle en prit le deuil, Balbina sentit sa chair, ses os et son cœur transpercés de douleurs lancinantes, les mille aiguilles du remords, qui ne la laissaient pas en paix. Sa mère s'asseyait à côté d'elle à table, la suivait pas à pas à l'église, se couchait avec elle dans son lit et, aussitôt que le sommeil la lui retirait des mains, elle écrasait sa poitrine de songes horribles.
   Dans cette espèce de remords, il est une force qui épointe ses épines ; c'est l'amour de l'homme à qui une fille sacrifie l'honneur et la vie de ses parents.
   Il s'agit là d'un amour abominable ; mais aussi infernale que soit la magie qu'il exerce, il est certain qu'il prend le pas sur le remords.
   Néanmoins, même si elle avait voulu interposer entre elle et le fantôme de sa mère le bouclier de l'audace et de l'impudence que donne le bonheur dans le crime, Balbina ne l'aurait pu car, à l'heure où la vieille expira, elle n'était plus aimée.
   Alors, après avoir cessé d'être aimée, elle finit par agacer parce qu'elle ne cessait de pleurer ; et, s'il est un venin qui ronge le dernier lien dans le cœur blasé d'un méchant homme, ce sont les larmes d'une femme assommante.
   Gastão de Mendonça visa une autre cible. Il la laissa aux prises avec son fantôme, et s'en fut à la recherche d'objets plus réels.
   Il traîna deux mois dans les environs, tantôt à Porto, tantôt à Foz, aimant partout, sous les applaudissements de sa vanité, envié par les jeunes gens, bien vu de dames illustres qui se conduisaient moins mal à en croire l'infaillible opinion publique.
   Il revint chez lui pour vendre des propriétés, et revenir à Foz, où il avait perdu au jeu l'argent d'autres, qu'il avait vendues.
   Quand il arriva chez lui, et ne vit pas Balbina, il demanda où elle était. Les domestiques lui dirent qu'elle était partie un mois avant, à pied, mal vêtue, sans argent ni rien qui pût l'aider.
   Le morgado chercha à savoir si elle se trouvait à Esposende ; il comptait lui donner quelques pièces qui lui permettraient de retrouver sa taverne. Un homme bon !
   Personne ne donna de ses nouvelles : tout le monde la supposait à Pinhatel. Dans son for intérieur, Gastão se dit qu'elle s'était jetée dans le Càvado. Il plaignit Balbina, et cela lui inspira quelque horreur de lui-même ; mais, comme cette horreur l'incommodait, il s'empressa de vendre ses biens, et partit se distraire.
   Il se trouva qu'il vit une dame fascinante, de haute extrace, majeure, de vingt-huit ans, moqueuse, une séductrice bien dressée et intelligente, aux dépens des impostures de la poésie ; prosaïque en fin de compte, mais c'était une fort belle prose. Il l'aima ; on l'agréa pour le rejeter aussitôt ; peu après, il est aimé, ensuite importun, courtisé un jour, humilié le lendemain. Le résultat, c'est qu'ils se marièrent, avec un contrat avantageant insidieu¬sement la fiancée qui savait à qui elle aurait affaire. Elle se fit doter du plus clair du patrimoine de son mari, et il était bien stipulé qu'en cas de divorce elle récupérait sa dot.
   Les voilà en train de roucouler, comme deux tourtereaux, des joliesses là-bas, dans les bosquets du Minho.
   Au huitième jour de conjugales délices, Dona Perpétua ouvre sa bouche mutine, s'étire et dit :
   –  J'en ai assez de la campagne ! Si on allait à Porto ! Montemerli chante et c'est à s'en pâmer.
   –  Cela me coûte de ne pas céder à tes désirs, ma Perpétua adorée, mais je te dis sincèrement que, questions finances, ça va mal.
   –  Les finances à présent ! Débrouille-toi, mon garçon, trouve de l'argent. Cela dépend de toi que nous y allions.
   –  Je ne sais à qui m'adresser, mon amour ! À moins de vendre une propriété.
   –  Eh bien, vends-la ; ce n'est pas une propriété de moins qui nous mettra sur la paille.
   La propriété fut vendue et ils allèrent écouter Montemerli.
   Écouter un grand chanteur, c'était une envie innocente et dénotant de louables aspirations artistiques. Une propriété que l'on vend pour l'offrir en holocauste à ses oreilles, c'était une folie ; mais admettons : l'art et l'apprentissage des oreilles relèvent d'un despotisme pardonnable. Ce qu'on ne saurait en aucun cas pardonner, c'est que Dona Perpétua tendît une oreille à Montermerli, et l'autre à un particulier qui lui rendait visite dans sa loge, dans son salon, et dans les maisons où elle se rendait en visite.
   Gastão se douta de quelque chose, et sentit poindre en son âme pourrie l'aube du jour expiatoire. Il se conduisit en homme avisé : il se tut, et s'en fut avec son épouse à Pinhatel.
   C'était au cœur de l'hiver. Le village avait pris un aspect effroyable. La mine sombre du ciel n'avait pour égale que la mine sombre de Perpétua.
   Le conflit éclata. Leurs langues s'escrimèrent jusqu'à ce que chacun d'eux se retirât dans sa chambre en serrant les poings. Ils ne se virent pas de huit jours ; et pour qu'ils se revissent, il fallut que le curé s'entremît afin de parvenir à une réconciliation, l'Évangile à la main, bien que dans ce cas précis, l'Évangile présentât les mêmes vertus que le Coran. Et c'est d'autant plus vrai qu'au bout de quinze jours, ils s'emportèrent de plus belle, que le prêtre revint avec son Évangile et repartit horrifié par ce qu'il avait entendu sur la religion. C'est que Perpétua, au comble de sa haine pour la campagne, niait qu'il y eût un Dieu ; et que Gastão, s'il n'avait pas déjà été athée, et s'il n'y avait pas eu d'athées, se serait découvert athée du moment qu'il y avait eu un Dieu pour créer une telle femme !
   Une fois perdues toute religion et toute pudeur, ils se battirent à coups de poing. Perpétua écrivit à ses frères. Ses frères déposèrent une requête judiciaire, qui permettrait d'entamer une action en vue d'un divorce. Gastão s'y opposa. Les lois étaient pour lui ; mais les juges furent pour elle. La séparation prononcée, on appliqua ce qui avait été stipulé dans l'acte dotal. Le morgado, qui ne tenait de son titre qu'une tour et des chênaies, ne garda que des biens qui devaient tout juste valoir mille cruzados.
   Dona Perpétua, disposant de propriétés valant plus du triple de cette somme, se retira dans sa famille et s'empressa de mener joyeuse vie, prêtant non plus une, mais les deux oreilles au particulier qui avait partagé cet honneur avec Montemerli.
   Nous en arrivons au point où apparaît à Esposende un étranger qui ne disait ni d'où il venait, ni ce qu'il faisait là.
   Cet homme arriva un jour, et s'arrêta devant la maison où avait habité la mère de Balbina. Croyant que le voyageur cherchait l'ancienne tavernière pour dîner, la nouvelle locataire lui dit :
   –  Écoutez, on ne sert plus rien ici. La tavernière est morte il y a deux ans. Peut-être que je suis indiscrète, êtes-vous Brésilien ?
   L'individu marmonna une réponse inintelligible et demanda :
   –  Et la tavernière qui est morte, n'a-t-elle laissé personne ?
   –  Elle a laissé une fille, Monsieur, c'est la Rosa Balbina qui est apparue ici, il y a quelque temps, après que nous avons prié pour son âme. La pauvre !... Subir un tel châtiment !
   Le supposé Brésilien s'assit sur le banc de pierre contre la façade et il écouta l'histoire qu'on lui racontait sur la fuite de Balbina et la mort de la mère Serafina de l'estaminet. L'informatrice, sollicitant plus ou moins son imagination, termina son discours ainsi :
   –  Personne ne savait ce qu'était devenue Balbina, et l'on ne parlait plus d'elle quand un jeune homme d'ici, de notre région, qui est soldat, est tombé sur elle sur la Serra de Laboreiro, en train de garder des chèvres. Elle a détalé dès qu'il l'a appelée par son nom ; mais le garçon ne l'a pas lâchée avant d'en avoir le cœur net. Il semble, Monsieur, que la petite a une mine de déterrée. Voyez, Monsieur, où elle est allée se fourrer ! Dans la Serra do Laboreiro qui se trouve à deux lieues d'ici ! La mère Serafina se serait saignée pour elle. Balbina avait des mains si mignonnes, c'étaient vraiment des doigts de fidalga.  Elle ne faisait que des travaux délicats ; elle savait même faire du crochet ! Sauriez-vous ce que c'est que le crochet ?... Eh bien, c'est vrai ! Une gamine élevée comme ça, qui va traîner comme ça, sur les montagnes, à garder les chèvres. Mon cœur se serre, rien que d'y penser !... Tout ça pour ce diable d'homme qui, si ce qu'on dit est vrai, ne va pas tarder à demander l'aumône ! Si je pouvais le voir tomber en morceaux, et se couvrir d'autant de plaies qu'il a fait couler de larmes à la pauvre vieille qui est une sainte !... Alors vous, si je ne suis pas trop indiscrète, vous connaissiez bien la mère Serafina ?
   Le Brésilien, si c'était un Brésilien, comme on le vérifiera au chapitre suivant, fit une réponse qu'on n'entendit guère, et se leva, en saluant cette femme sensible, qui essuyait ses larmes.
   Quant à elle, elle fut froissée du laconisme de cet individu, et se dit : "Il a l'air d'un abruti, ce bonhomme ! Il s'en va comme ça, sans dire ni quoi, ni qu'est-ce !..."

   Peu après, le questionneur mal embouché revint sur ses pas, et dit :
   –  Pourriez-vous, s'il vous plaît, me dire comment trouver le soldat qui a rencontré Balbina?...
   –  Qu'est-ce que j'en sais, Monsieur ! À moins que sa famille sache où le régiment est cantonné.
   –  Prenez les renseignements que vous pourrez, répondit l'individu, en lançant sur les genoux de la femme quelques cruzados nouveaux. Voici pour votre peine, et je vous en donnerai autant pour votre discrétion. Ne dites pas que vous m'avez parlé, ni les questions que je vous ai posées.
   La femme articula quelques mots où elle laissait voir sa stupéfaction et sa joie, avant de partir s'acquitter discrètement de sa mission.
   Elle ne s'absenta pas longtemps, et assura, à son retour, que le José Torto se trouvait à Valença, dans la quatrième compagnie de son régiment.
   Le rémunérateur généreux de cette nouvelle prit congé en lui promettant de payer son silence le double de la somme convenue.
   Dès que l'homme fut parti, la femme joignit les mains devant une image de Notre Seigneur de Matosinhos et dit : "Ô mon père qui êtes au Ciel, faites que je ne dise rien de ce qui s'est passé !'
   Cette sincère créature voulait dire qu'elle n'arriverait à se taire qu'avec l'aide de Dieu. Et le miracle s'accomplit.

  II

   Cet homme qui fait tant d'efforts pour découvrir Balbina, vous voulez savoir, cher lecteur, qui il est, d'où il vient, et ce qu'il a à voir avec la bergère de la Serra do Laboreiro.
   Il s'appelle João Moreira, cet homme, et il vient du Brésil, où il a vécu dans son enfance. Il est natif de Esposende, et frère de la défunte Serafina de l'estaminet, oncle par conséquent de Balbina Rosa.
   Il était parti de sa terre natale cinquante ans avant. Il a écrit à ses parents durant quelques années. Puis ses parents sont morts, il s'est marié, il a travaillé, s'est enrichi pour ses enfants, et il a oublié sa patrie et la sœur qu'il y avait laissée. Serafina le croyait mort, et ses compatriotes l'oublièrent.
   Il était riche et vieux, quand sa femme mourut, ainsi que ses trois enfants, dans le court espace d'une année. Il se souvint alors d'Esposende et de sa sœur. Il était seul, accablé de douleur, spectateur mélancolique de sa richesse inutile.
   Il vint donc au Portugal, pour y chercher sa famille, et honteux de ne s'enquérir de sa sœur qu'au moment où il se sentait désemparé.
   Vous savez le reste. Il s'arrêta en face de la maison où il était né ; et, avisant une femme qui faisait quarante ans, il se disait que ce ne pouvait être celle-là. "Elle est certainement morte", se dit João Moreira, et il en éprouva du chagrin ; il se sentait mortellement détaché de cette vie, et se repentait de s'être éloigné des os de ses enfants, qu'au moins il connaissait, pour se rapprocher des cendres oubliées et inconnues de ses parents et de sa sœur.
   C'est à cela que songeait le Brésilien, quand la locataire, ou la propriétaire de la maison paternelle lui dit que la tavernière était morte.
   Partons maintenant derrière lui dans le Haut Minho. Le lecteur va se pâmer devant les berges bienheureuses du Lima. Il entre avec moi à Viana la gracieuse, courtisée par l'Océan, la belle coquette qui hésite entre se laisser aimer par les vagues qui lui baignent les pieds, ou par le bocages qui lui couvrent le front de branchages. Remontons à présent, dans cette petite embarcation, la rivière jusqu'à Ponte de Lima. Ne vous laissez pas retenir par les ondulations aux reflets d'émeraude que soulève la brise, je crains de partir seul à la recherche du Brésilien. Ce sont des bosquets qui cachent des buissons gazonnés et des méandres de sources, ainsi que des amours d'oiseaux, et des amours de châtelaines, qui se cachent par là, plus connues des étoiles que de nous-mêmes, et encore plus connues des illustres faunes de l'endroit que des étoiles.
   Nous voilà à la vieille Ponte. Nous nous rendons, par terre, à Valença, ce qui revient à toujours avancer sous des voûtes de feuillages. Voici la forteresse, en train de faire des grimaces à Tui, à la Galice décrépite, que le Minho sépare de nous, comme un cordon sanitaire entre les bords du riant Portugal et les confins de nos crasseux voisins, crasseux, comme le sont les Galiciens. Crasseux ! et voleurs, par là-bas, dans leur Cafrerie ? Il y a de quoi être saisi d'un tel effarement que ne seront pas effarés de ceux qui se trouvent là-bas, que les gens qui savent combien ils sont voleurs ici.
   Nous marchons sur les traces de José Moreira, qui cherche le matricule 23 de la quatrième compagnie, José Torto, de Esposende.
   José Torto déclara qu'alors qu'il escortait des prisonniers de la ville d'Arcos vers une autre destination, il avait vu sur le chemin une bergère qui ramenait vers son troupeau une chèvre qui s'était égarée, et qu'il avait cru voir Balbina ; mais, comme il avait entendu dire qu'elle s'était jetée dans le Càvado, il n'en avait pas cru ses yeux. Il ajouta qu'il avait été convaincu que c'était elle, quand il l'avait vue tourner la tête, et presser le pas pour s'enfuir vers un petit tertre au-dessous ; et il l'avait appelée par son nom ; et elle courait de plus belle. Il précisa encore qu'il avait fait quatre bonds en dévalant la pente de la montagne et l'avait attrapée, l'avait obligée à reconnaître qu'elle était Balbina, et n'avait pas eu le temps d'entendre quoi que ce soit de plus, parce que le chef de l'escorte l'avait rappelé, en le menaçant, croyant qu'il poursuivait étourdiment la jeune fille.
   À la fin du récit; João Moreira alla trouver le commandant du régiment; lui parla longuement, et obtint que le numéro 23 de la quatrième compagnie l'accompagnât à la Serra do Laboreiro.
   Ils arrivèrent le surlendemain à l'aube aux chênaies de Entrime, et, à partir du sommet le plus haut, ils découvrirent les troupeaux qui montaient des hameaux cachés dans les gorges de la montagne. Ils abordèrent le premier berger qu'ils aperçurent, et apprirent qu'il y avait à Castro Laboreiro une jeune fille travaillant pour un cultivateur, venue de loin, qui s'appelait Francisca. Les signes caractéristiques de cette Francisca corres¬pondaient exactement à ceux de Balbina. Ce devait être elle. De là, ils descendirent au tertre où le soldat l'avait rencontrée, et, pour leur bonheur à tous, en dépassant le coude d'un ensemble de ravines, ils entrevirent, à travers les branchages de quelques chênes, la bergère assise au bord d'un ruisseau, qui devait être un bras de la rivière des Várzeas, qui s'insinue là-bas dans ces ravins arides.
   –  C'est elle-même ! dit José Torto.
   –  Restez ici, lui ordonna le Brésilien.
   José Moreira s'approcha de Balbina qui, en le voyant, s'était relevée, surprise et effrayée.
   –  Bonjour Mademoiselle, dit le frère de Serafina.
   –  Dieu vous en donne de pareils, balbutia la bergère.
   –  Je viens vous chercher.
   –  Me chercher ?! s'exclama la jeune fille affolée, en regardant autour d'elle comme pour réclamer du secours.
   –  Il semble, reprit João Moreira, que mon âge soit assez avancé pour que vous n'ayez rien à craindre. Si vous voulez de l'aide, il y a notre compatriote, pas loin. Ne le voyez-vous pas, là-bas ?
   Balbina l'aperçut, et dit :
   –  Vous êtes d'Esposende, Monsieur ?
   –  Oui.
   –  Je ne vous ai jamais vu ; lui, je sais qui il est ; mais vous...
   –  Je suis d'Esposende, je suis le frère de Serafina, je suis l'oncle de Balbina.
   La jeune fille laissa tomber son fuseau, et ouvrit la bouche, prenant une teinte écarlate qui annonçait la perte de connaissance.
   Le Brésilien continua :
   –  C'est ton oncle qui te recherche. Ne rougis pas devant moi, et n'éprouve aucun remords pour ton infortune. Ta mère doit t'avoir pardonné. Baise la main de ton oncle. Serafina t'aura parlé quelquefois de son frère ingrat ou mort. L'heure est venue qu'il réponde aux ordres de la Divine Providence. Je viens te chercher, Balbina. D'ici, j'irai droit chez ton patron ; il enverra un nouveau berger garder son troupeau, et tu ne reviendras pas chez lui.
   Balbina écoutait ; elle voulait parler mais avait l'impression que sa langue restait collée au palais.
   –  Eh bien, ma nièce, dis-moi : qui est ton patron ? reprit le Brésilien.
   La jeune fille donna le nom du propriétaire de son troupeau, et resta ébahie.
   –  Indique-moi le chemin le plus court, insista son oncle.
   La bergère fit quelques pas, jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus en haut d'un tertre, d'où l'on apercevait le hameau, et dit :
   –  Ici, en descendant par ce creux, vous arriverez plus vite.
   –  Dis adieu à tes petites chèvres, je reviens tout de suite, mon enfant.
   Il fit un signe à son guide et ils descendirent au village en suivant les sentiers des troupeaux.
   Voici la plupart des propos échangés entre le Brésilien et le cultivateur.
   –  Depuis combien de temps la jeune fille qui vous est connue sous le nom de Francisca est-elle à votre service ?
   –  Depuis quatre ans et trois mois.
   –  A-t-elle été une bonne servante ?
   –  On n'en trouve pas d'autre comme elle dans le Laboreiro ; mais je ne sais pas d'où elle vient.
   –  Et je ne vous le demande pas, mon ami. Votre domestique n'est plus à votre service. Elle va repartir avec moi. Envoyez quelqu'un s'occuper de votre troupeau.
   –  Ainsi, comme ça, elle s'en va ? ! Et vous, qui êtes-vous ?
   –  J'ai des droits sur cette jeune fille.
   –  Des droits ? Et elle veut partir ? !... C'est ce que nous allons voir. On ne me fait pas avaler n'importe quoi, mon ami. Je vais monter là-haut, moi, et l'un de mes fils va venir avec moi.
   –  Soit, cela me convient ; cela prouve que vous êtes un patron honorable et qui veille sur ses employées.
   –  Il ne manquerait plus que non ! Est-ce ce que je sais, moi, si vous n'êtes pas en train de l'enlever ?
   –  Si je comptais l'enlever, je ne viendrais pas vous parler de cet enlèvement. Vous croyez qu'un vieillard à cet âge se promène sur les monts du Laboreiro pour enlever des bergères ?

   –  Alors, allons-y. Un peu de patience. Je ne suis pas prêt à avaler n'importe quoi.
   Le cultivateur prit une faux bien emmanchée, le fils mit un fusil de chasse à son épaule, et ils prirent le chemin de la colline sur laquelle à ce moment-là priait Balbina.
   Ils arrivèrent auprès d'elle.
   –  Francisca, dit le vieillard, cet homme dit que tu veux partir avec lui. C'est vrai ou pas ?
   –  C'est vrai, Monsieur, répondit la jeune fille.
   –  C'est un parent à toi ou un ami ?
   –  C'est mon oncle.
   –  Son oncle ! s'exclama José Torto.
   –  Balbina ! dit João Moreira, ému, j'ai voulu entendre ces paroles sortir de ton cœur. C'est ta mère qui te les a soufflées. Voilà qui lève tous les doutes, Monsieur le cultivateur. Pouvons-nous partir ?
   –  Pas encore, répondit le cultivateur, nous allons faire nos comptes. J'ai ici tous les gages de cette jeune fille.
   –  Employez-les pour les pauvres de votre village. Adieu, mon ami, dit le Brésilien ! Si nous ne nous revoyons pas, au jour du Jugement.
   Le fils du montagnard s'assit, mit son fusil en travers de ses jambes, baissa la tête et se mit à pleurer.
   João Moreira s'en aperçut ; le vieillard aussi, qui dit :
   –  Mon garçon pleure parce qu'il était pincé. Il voulait épouser la gamine ; et, s'il n'est pas son mari, c'est qu'elle n'a pas voulu. Vous le saurez.
   –  Ce n'était pas son destin, dit le Brésilien ; et, se tournant vers sa nièce, il lui demanda :
   –  Aimais-tu ce garçon, Balbina ?
   Balbina baissa les yeux et dit :
   –  Non, Monsieur ; j'avais de l'amitié pour lui parce qu'il me traitait bien.
   –  Ce n'était pas son destin... répéta son oncle. Allons-y, le soleil tape... Trouverai-je dans l'un de ces hameaux quelqu'un pour me vendre une monture ?
   –  Je n'en vends pas, dit le cultivateur. J'ai là-bas une mule, en cas de besoin. Descendez jusqu'à la route, je vous la fais amener au bois de la mère Andresa. La petite sait où c'est.
   –  Merci, bon vieillard. Je me souviendrai du service que vous me rendez, ajouta le Brésilien.
   L'ancien confia la garde de son troupeau à son fils, en lui disant :
   –  Ne reste donc pas à pleurer ici, Bernardo ! Un homme est un homme.
   Le jeune homme monta en haut d'une colline et vit disparaître la bergère.
   Quel âme de poète a été crucifiée là par des regrets plus douloureux ? Quelles larmes se sont séchées dans ces rochers abrupts ! L'infortuné se jeta sur le sol, et cacha son visage dans les bruyères. Tes larmes, ô âme transpercée, le Ciel pouvait les voir, elles étaient pures.
   Eux, ils s'en vont là-bas.
   Personne ne parlera plus de toi, pauvre solitaire des montagnes.
   Va pleurer sur les berges de ces ruisseaux ! Les fleurs de la forêt te diront que les larmes de Balbina les ont ravivées sur leurs tiges desséchées. Caresse ce chien qui lui léchait les mains. Tu as près de toi la bête qui se nichait sur son giron. Tu pleureras longtemps, amoureux chrétien ; et tu ne songeras jamais au suicide ; la lumière du flambeau de la civilisation ne te montrera jamais l'ouverture béante de la caverne où s'abîment les lâches !
   Et elle s'en va là-bas, elle ! Si tu la vois un jour, tu diras :
   Elle ressemblait à cette fidalga, c'était une bergère que j'ai aimée, et que j'aime encore dans mes montagnes du Laboreiro !


  III

   João Moreira acheta une maison à Porto, pour y établir sa résidence.
   Dona Balbina Rosa Moreira avait des domestiques qui la connaissaient à peine, une voiture qu'elle ne prenait jamais pour sortir, et de riches vête¬ments qu'elle ne regardait même pas.
   Son oncle passait la plus grande partie de son temps à bavarder avec elle, bien qu'il n'eût voulu entendre qu'une seule fois l'histoire de son infortune.
   Ce à quoi il n'était jamais arrivé, c'est à lui faire quitter la solitude de sa chambre, à ce qu'elle levât la main de ses travaux de couture, à l'amener à des théâtres et à des divertissements. Non contente de résister à ses efforts en se défendant doucement avec ses larmes, Balbina renforçait l'amour du vieillard.
   Après le premier mois passé avec sa nièce, João Moreira partit de Porto pour Viana, et demeura quelques jours dans les environs. Il revint chez lui, puis se remit à parcourir le Minho.
   Ces voyages avaient un rapport avec notre conte.
   Il fit son enquête, et apprit que le morgado de Pinhatel hypothéquait les propriétés qui lui restaient après la donation dont, une fois légalement divorcée, sa conjointe avait pris possession. José Moreira se rend en personne chez le morgado et lui propose pour son domaine un cinquième de plus que le prix auquel il est estimé. En s'engageant, d'autre part, à payer ses dettes, il pousse les créanciers particuliers et les confréries à porter plainte. Résolu à quitter sa patrie et à s'en aller finir sa vie au loin dans une misère obscure, Gastão de Mendonça signe l'aliénation totale des ses biens, et empoche quelque douze mille cruzados, une fois ses dettes payées par l'acheteur.
   João Moreira sait que Mendonça cherche à quitter le Potugal. Un douloureux contretemps qui traverse son plan ! Il ne se rend guère compte que la Providence participe elle aussi à une vengeance exemplaire et juste.
   Gastão se rend à Lisbonne, et João Moreira confie la gérance de son domaine de Pinhatel à José Torto qui a obtenu son congé. Balbina Rosa ignore tout.
   Le morgado, qu'on appelle toujours ainsi, se trouve à Lisbonne et pense à la meilleure façon de parvenir à son but, qui est de mourir ignoré, et juge, à juste titre, que Lisbonne est un endroit parfait pour mourir ignoré quand l'on meurt pauvre. Il décide donc de rester, et conçoit, pour se réconforter, l'idée de se donner la mort une fois son pécule épuisé. Douze mille cruzados, ça lui ouvre les portes de beaucoup de plaisirs bons pour s'étourdir, s'abrutir et mourir insensiblement. Il compte vivre ainsi deux ans et garder juste un pistolet qui ouvrira dans son crâne une brèche opportune à son âme, dont l'existence, vue de dehors, est à ses yeux la plus inacceptable des existences.
   Après avoir croqué quelques milliers de cruzados, il commence à sentir un vague désir de prolonger sa vie au delà des deux ans prévus. La Santa Casa da Misericórdia l'invite à gagner quarante contos moyennant une mise de vingt mille réis. Gastão accepte l'invitation immorale de la Santa Casa et achète, non pas un, mais douze billets. Ce sont douze probabilités peu coûteuses de s'enrichir qu'il achète.
   Il n'en revient pas de voir douze billets perdants à la fois, et en achète vingt-quatre pour le tirage suivant. La fortune lui sourit cette fois-là, en lui accordant la grâce de récupérer le prix d'un des vingt-quatre billets. Un vrai camouflet ! Le joueur voit rouge, et double ses mises. Le voici avant un an à deux doigts de se tuer dans l'obscurité à laquelle il aspirait. Le pistolet et la misère lui ouvrent les bras. Que fait-il ? Il vend son jeu de pistolets, il vend son costume inutile, il s'endette auprès de personnes qui le voyaient jeter l'argent par les fenêtres et s'imaginent qu'il a encore des biens dans sa terre. Pour finir, l'on découvre l'indigence du morgado du Minho ; il est cerné par ses créanciers et les injures ; la faim ravine son visage ; il s'enfuit de Lisbonne et s'en va au Minho vivre aux crochets de quelques parents.
   Ses parents le rejettent, car il est la honte des Mendonça, et Gastão est hébergé dans la pauvre maison de ses anciens fermiers.
   José Torto en informe João Moreira qui voyage alors en France et en Angleterre avec sa nièce.
   En s'en allant, il avait emmené Balbina presque de force, respectant la prescription des médecins qui la croyaient gravement malade de tristesse, et jugeaient qu'il lui fallait de l'action.
   Entre savourer les divertissements de Porto et partir en voyage, Balbina choisit, bien que sous la contrainte, d'aller où l'on ne la connaîtrait pas, et d'y finir ses jours ; en vérité, la vie ne lui pesait pas. Le souvenir de sa mère la tourmentait encore dans ses rêves. Mauvaise constitution ou absence de lumières !
   Alors que Balbina ne s'y attendait pas, après avoir reçu à Londres des lettres de son intendant, son oncle presse leur départ, sans donner d'explications à sa nièce.
   Balbina reste à Porto, et Moreira se rend à Pinhatel.
   Il y voit Gastão qui se réchauffe à un rayon de soleil sur l'aire d'un cultivateur. Le malheureux porte une capote déteinte en molleton, des souliers fendus sans semelle, et tient entre ses mains son visage cadavérique qui disparaît presque sous sa barbe et ses cheveux blancs, longs et sales.
   Il reconnaît le Brésilien, se lève et dit :
   –  Vous ne me reconnaissez pas, Monsieur Moreira.
   –  Si, vous êtes Monsieur Gastão.
   –  J'en suis arrivé à l'état que vous voyez : je vis d'aumônes.
   –  Eh bien, quand vous aurez faim, allez donc trouver l'intendant, il vous donnera quelque chose à manger.
   –  Merci.
   –  Et une chambre où dormir.
   –  Que votre âme reçoive le prix de vos bienfaits, Monsieur Moreira.
   –  Votre femme, qu'est-elle devenue ?
   –  Je l'ignore, Monsieur.
   –   On voit bien qu'elle ne fait rien pour vous.
   –  Je lui ai écrit, elle ne m'a jamais répondu. On m'a dit qu'elle était presque aussi malheureuse que moi. Ses frères ont dissipé tous ses biens. La donation que je lui ai faite, est vendue. Tout passe aussi vite que ça vient. Dieu est le même pour tous. J'expie mes péchés, elle doit expier les siens.
   –  Ainsi donc, vous avez de grands péchés à vous reprocher ?
   –  En effet ; si ce n'était pas le cas, en serais-je là ?
   –  Heureusement que la conscience de votre crime vous donne des forces pour l'expier. Adieu. Je vous l'ai déjà dit : quand vous voudrez, allez là-bas. Vous aurez de quoi manger et un lit.
   João Moreira retira sa main que le mendiant voulait baiser, et revint à Porto.
   Quelques jours après, il dit à sa nièce qu'ils iraient au Minho voir une propriété qu'il avait achetée pour y passer l'été.
   Ils s'en allèrent et respectèrent un horaire précis, empruntant des chemins de traverse, pour entrer de nuit à Pinhatel.
   Reconnaissant l'endroit, Balbina s'exclama :
   –  Où sommes-nous, mon oncle ? !
   –  Dans la propriété que j'ai achetée.
   –  Oh, mon Dieu, cette propriété...
   –  Je sais parfaitement ce que tu veux dire, ma nièce... Ne t'inquiète pas... Tu te trouves chez ton oncle. L'ancien occupant de cette maison ne pourra y entrer que par charité.
   À la surprise compréhensible de son oncle, Balbina éclata en sanglots.
   João Moreira se dit : "Il est impossible qu'elle ait une âme encore capable de compassion pour un être aussi infâme."
   Gastão Mendonça dormait dans une chambre ordinaire, près des écuries, quand le charitable Brésilien entra dans la maison.
   À la vue de la petite pièce où elle avait eu sa chambre, elle lâcha un cri et s'évanouit. Son oncle confia à sa domestique le soin de mettre sa nièce au lit et passa une nuit épouvantable. L'idée qu'elle l'aimait encore l'horrifiait et l'exaspérait :
   "Quelle femme indigne, murmurait-il."
   Au point du jour, la domestique appela João Moreira et lui dit, d'un air anxieux, que la jeune fille l'attendait au salon.
   Le vieillard s'en fut à l'endroit où sa nièce l'attendait à genoux.
   –  Faites-moi sortir d'ici, mon oncle, ou je meurs ! cria-t-elle, en lui embrassant les genoux.
   –  Tu meurs ?!... De quoi ?... De honte ?... dit-il avec une certaine sévérité.
   –  De honte et de remords !... répliqua-t-elle en se levant, avant de se réfugier dans son alcôve.
   Quelques heures après, João Moreira fit venir sa nièce et lui dit doucement :
   –  Nous nous en allons cette nuit, ma fille.
   Balbina déposa un baiser sur son front, avec une joie débordante.
   –  Mais, reprit-il, ne reste pas plantée dans ta chambre. Viens un peu à la fenêtre qui donne sur l'aire.
   Balbina s'en approcha.
   Son oncle ouvrit la fenêtre et, tendant son bras vers l'extérieur, il lui dit :
   –  Regarde, Balbina.
   –  Qu'est-ce que c'est ?! dit-elle, fixant Gastão de Mendonça qui, assis sur un banc de pierre, prenait le soleil.
   –  Voilà ton séducteur. Tu es vengée ! C'est ce vieux mendiant qui a soupé et qui a dormi dans la chambre où se couchait son laquais. Voilà Gastão de Mendonça !
   Balbina leva les deux mains vers son visage, poussa un cri tel que peut en expédier quelqu'un de sa gorge avec son âme, et tomba sur le plancher de tout son poids et de celui de sa détresse.

   IV

   La vengeance que voulait exercer João Moreira ne s'arrêtait pas là. L'émotivité de sa nièce y mit un terme, ainsi que, peut-être, la main invisible de l'ange de la Miséricorde. Le vieillard comptait amener Balbina devant l'indigent, la désigner comme la propriétaire de cette maison, et le contraindre à la remercier du pain et de la paillasse qu'il devait à sa charité. On en ferait une scène admirable dans un drame noir, ce que l'on appelle mélodrame chez nous, où l'on parle beaucoup le grec. Les adversaires de ce genre théâtral disent que le mélodrame passe les limites de la vérité et de la nature : une assertion fausse. Que représentait-il donc, ce José Moreira, un être parfaitement illettré, un prudent ennemi de la lecture, sinon la nature pure et vraie ? Si le mélodrame était un art se nourrissant de passions factices, le Brésilien n'imaginerait pas tellement à l'avance, et si froidement un dénouement qui devait être assez spectaculaire.
   La nuit du même jour, Moreira et sa nièce retournèrent à Porto ; et, peu de temps après, ils recommencèrent à voyager en Europe.
   Balbina, quoi qu'en eût le vieil homme, restait plongée dans une apathique introversion, prenant rarement sur elle pour faire semblant de partager le plaisir de son oncle. Les voyages accablaient son corps et son âme. Sa pâleur macérée, qui était la sienne quand elle était descendue du rude Laboreiro aux molles délices d'un petit palais, ne l'avait pas quittée, pour ne pas dire qu'elle était plus prononcée à cause de plus grandes tristesses intimes. Lorsqu'elle gardait les bêtes, elle ignorait le mariage de Gastão. Qu'espérait-elle de Gastão célibataire ? Dieu sait ce qu'attendait l'âme candide de cette pauvre fille. Nous, forts de notre raison, nous lui dirions ces paroles glaciales : "Meurs de douleur, et perds tout espoir de trouver un remède, il n'en existe aucun pour toi, femme perdue !" La Providence Divine ne parle pas de la sorte : elle propose un appui, elle berce d'illusions, elle inspire des espérances, elle instille dans un cœur ulcéré des liniments palliatifs, et c'est ainsi qu'elle soutient le malheureux, jusqu'à ce que le temps les transforme, ou que la mort les accueille sereinement.
   Son oncle lui a dit que ce méchant homme s'était marié ; et, à ce moment-là, il cassa tout au fond de son cœur le fil qu'un flot de larmes n'avait pas rompu.
   Et puis, le voir ainsi, l'homme qu'elle avait vraiment aimé, et qu'une fois  abandonnée, elle avait attendu dans les rochers de la montagne ; le voir aussi déguenillé, émacié, comme un mendiant, réchauffant au soleil ses mains décharnées, dormant sur le grabat de ses laquais, payant si durement les vices de son âge et de son opulence, abandonné par la femme qui l'avait volé, par ses parents qui profitaient de ses prodigalités, par des amis qui banquetaient chez lui !... La pénitente le prit en pitié, lui pardonna ; et, dans les songes fébriles de cette nuit, elle s'imagina qu'elle descendait à l'aire, portait à ses lèvres la main glacée de ce malheureux, et la lui réchauffait avec des torrents de larmes encore brûlantes du feu de son cœur !
   Voilà pourquoi sa maladie la dégoûtait de passer d'un pays à l'autre, sans désir, ni envie de s'extasier, étrangère à tout ce qui l'entourait, indifférente aux magnificences reconnues du genre humains et de la nature majes¬tueuse. Elle ne cessait de soupirer après la quiétude d'une cellule dans quelque retraite où, dans le travail et les prières, s'écouleraient ses jours dont toute joie était éteinte, fanés pour toujours sans espoir d'y voir reverdit quelque fleur.
   Son oncle sonda son âme et, au bout de six mois, ils retournèrent au Portugal.
   Ils séjournèrent à Lisbonne quelques jours.
   Dans la chambre contiguë à celle de Balbina à l'hôtel, logeait quelqu'un qui jouait du piano très tard, et ses mélodies étaient lentes et mélancoliques comme les hymnes sacrés.
   Un jour, le propriétaire de l'hôtel demanda au Brésilien s'il voudrait acheter le superbe piano anglais d'une dame qu'il hébergeait et qui partait.
   João Moreira dit qu'il n'en avait pas besoin, et Balbina demanda si cette cliente était celle qui jouait de nuit .
   L'intermédiaire acquiesça, en ajoutant que cette dame, selon lui, n'avait pas de chance : c'est pour cela qu'elle avait échoué chez lui, deux mois avant, en compagnie de son mari, ou d'un homme qui se présentait comme tel, que cet individu avait ensuite disparu, et qu'elle était restée sans argent, contrainte à vendre quelques bijoux sans grande valeur ; et maintenant, elle se débarrassait de son piano pour revenir dans sa province.
   –  D'où est-elle ? demanda distraitement le Brésilien.
   –  J'ai l'impression qu'elle est de Porto ou de quelque part par là. Vu que vous n'êtes pas intéressé, je vais voir si un magasin me le prendra au rabais.
   –  Mon oncle ! dit Balbina, d'une voix tendre.
   –  Veux-tu que j'achète ce piano ?...
   –  Oui... Si elle est tellement malheureuse...
   –  À ton aise : combien en veut-elle ?
   –  Je vais le lui demander, dit l'hôtelier.
   Le bonhomme revint : il demandait cinquante livres et affirmait que la vendeuse en perdait soixante.
   –  La pauvre ! murmura Balbina.
   –  Venez le voir de près, Monsieur, continua le porte-parole.
   –  Allons-y, dit le Brésilien, viens avec nous Balbina. Tu t'y connais autant que moi en pianos ; mais nous allons apporter l'argent à cette femme. Allez-y, Monsieur, nous vous suivons, ajouta João Moreira, en réfléchissant.
   Et il dit à sa nièce :
   –  Ce piano ne nous sert de rien, ma petite? Si ton cœur te dit que cette femme mérite qu'on la prenne en pitié, offre-le-lui, et laisse-lui le piano quand je lui aurai donné les cinquante livres.
   Dans sa joie, Balbina battit des mains, et finit par taper sur les joues du vieil homme en lui donnant un baiser.
   Ils s'engagèrent dans le couloir commun où donnait la chambre de la femme qui vendait le piano. Il attendit qu'on lui permît d'entrer et vit cette dame qui s'était levée pour l'accueillir. João Moreira fixa sur elle un regard étrange, hésita sur le seuil, et pénétra dans la pièce comme à contre-cœur.
   Dona Balbina salua la dame, sans remarquer le visage altéré de son oncle.
   –  Voici le piano dont il s'agit, dit l'hôtelier qui allait droit au fait dans les transactions.
   –  Je le vois bien, répondit le Brésilien ; vous pouvez sortir, je reste ici pour conclure l'affaire avec cette dame.
   Et, une fois sorti le maître des lieux, João Moreira continua :
   –  Vous êtes de Porto, je pense.
   –  Oui, Vous me connaissez ?
   –  Je le crois. Vous êtes la sœur des Leites Mascarenhas.
   –  En effet. J'ai l'impression, moi aussi, d'avoir vu cette dame à Porto...
   –  C'est possible. J'ai entendu dire que vous étiez venue à Lisbonne avec votre mari... Si mes souvenirs sont exacts, vous avez divorcé il y a un an de votre mari. Vous êtes-vous réconciliés, après ?
   –  Non, Monsieur. Je suis encore séparée de mon mari.
   –  Ah oui ? Où se trouve-t-il, vous le savez ?
   –  Chez lui, je crois. Le connaissez-vous ?
   –  Si c'est celui que je connais, votre mari n'a pas de maison à lui.
   –  C'est qu'il l'a dilapidée, répondit la dame.
   –  C'est le mot, madame : il l'a dilapidée. Et à quoi avez-vous employé sa donation ? Excusez mon indiscrétion.
   –  Mes frères me l'ont dévorée.
   –  Et vous êtes, par conséquent, pauvre comme votre mari ?
   –  Je suis plus malheureuse que lui parce que je suis une femme.
   –  Il est donc clair que votre arrivée à Lisbonne...
   –  Mon arrivée à Lisbonne, je la dois à mes infortunes... Mais voulez-vous m'acheter ce piano, enfin ?... Le reste, ce sont des malheurs qui n'intéressent personne.
   –  Ce n'est pas tout à fait le cas : ma nièce éprouve de la compassion, et pourra vous être utile.
   Puis, se tournant vers Balbina, il dit :
   –  Veux-tu redresser la triste situation de l'épouse de Gastão de Mendonça ?
   Balbina se leva, dans un élan impétueux, et regagna le couloir, sans se rendre compte de ce qu'elle faisait.
   Dona Perpétua, qui ne comprenait rien à cette scène, regardait, stupéfaite, le sourire du Brésilien, et balbutiait des monosyllabes interrogatifs. João Moreira, avec un admirable sang-froid, comptait cinquante livres, qu'il posa sur le clavier du piano en disant :
   –  Cette jeune fille fournit de quoi se nourrir et un lit à votre mari, Madame. Si elle est bonne avec l'homme qui l'a séduite et abandonnée, elle doit l'être encore plus pour vous qui ne lui avez fait aucun mal. Gardez les cinquante livres.
   João Moreira alla rejoindre sa nièce, qui avait la tête enfouie dans les oreillers de son lit pour étouffer ses cris. Il la rapprocha tendrement contre sa poitrine, lui essuya le visage baigné de larmes, et calma ses angoisses avec de silencieuses caresses. Quelques moments après, Dona Perpétua entra subitement dans la chambre du Brésilien, et avec les signes les plus vifs du désespoir, elle s'exclama :
   –  Je ne suis pour rien dans votre malheur, Madame. Tant que j'ai vécu avec mon mari, j'ignorais s'il avait aimé quelqu'un ; et quand je l'ai épousé, je n'ai pas entendu dire qu'il fût engagé avec une autre dame. J'ai su qu'il avait eu chez lui une fille du peuple, qui s'est jetée dans la rivière ; mais ma conscience n'a rien à se reprocher dans ce crime. Je l'ai souvent blâmé pour la façon indigne dont il avait abandonné la malheureuse ; cependant, Gastão me disait que si cette fameuse femme était restée chez lui, il se serait marié avec elle. La plus malheureuse, ç'a été moi, parce que je vis. Cet homme était coupable de forfaits que nous payons toutes les deux...
   João Moreira la coupa :
   –  Ces explications sont superflues, Madame, ma nièce, cette fille du peuple, cette fameuse femme ne se plaint pas de vous. Allez en paix et soyez plus heureuse qu'elle.
   Obéissant à son geste d'adieu courtois, Perpétua sortit sans avoir compris qui était cette fille du peuple suspectée de s'être donné la mort dans les eaux du Cávado. Elle balança entre accepter ou refuser l'aumône. Mais la nécessité est une conseillère si persuasive pour imposer la patience et la docilité que même les évangélistes et les saints docteurs n'en viennent pas à bout. Elle garda l'argent et le piano qu'elle vendrait à un autre moment pour assurer le redoutable intervalle entre un galant et un autre, ni plus amoureux, ni plus durable, que le dernier (le dernier dans l'ordre chrono¬logique, s'entend) qui l'avait laissée dans l'hôtel pour partir en Espagne sur les traces d'une danseuse et de ses castagnettes.


V

   João Moreira avait nourri de vaines espérances ! Les joies de la vie intime, sa nièce ne pouvait les lui procurer. Car pour elle, toutes les heures que lui accordait le Seigneur étaient toutes tristes et affligeantes.
   –  Tu étais plus heureuse à la montagne, quand tu gardais les chèvres de ton maître, lui disait son oncle consterné.
   –  J'attendais de mourir, j'ignorais tout ; j'étais plus heureuse, répondit Balbina.
   –  Si tu refuses le bonheur ! répliquait le vieil homme, pourquoi te laisser aller à cette incroyable tristesse ?
   –  Que puis-je faire, si Dieu veut que j'expie dans de telles souffrances ma faute...
   –  Là, ma fille, si toutes les filles coupables souffraient autant que toi, le monde serait une prison pleine de condamnées et une mer de larmes ! Veux-tu vivre, Balbina, et y trouver du plaisir ? Cherche-le sur la route de l'oubli. Accompagne-moi aux théâtres et aux bals ; retrouve ta santé ; sans elle, il n'est point de plaisir ; et si ton cœur t'attache à un garçon, dis-le moi sans ambages...
   –  Par compassion, taisez-vous, mon oncle, s'exclama Balbina. Je n'ai jamais envisagé, même dans mes rêves, une telle folie...
   –  Tu appelles folie...
   –  Ne connaissez-vous donc pas ma vie, mon bon oncle ?
   –  Bah !... Qu'est-ce qu'elle a, ta vie !? Tu ne sais rien du monde, ma petite, et tu n'en veux rien savoir !... Veux-tu aller te marier à Rio de Janeiro ? Personne là-bas n'est au courant de ton existence.
   –  Vous ne me plaignez même pas, mon oncle !... balbutia-t-elle.
   –  Si, mon enfant, si ; mais je voudrais que tu me plaignes aussi. Cela ne te fait-il rien de voir un vieillard qui demande aux gaietés de ton âge de tromper les tristesse du mien ; et toi, au lieu d'adoucir la solitude de mon âme, tu me la rends plus amère avec tes larmes continuelles... Au point que c'est encore moi qui te verrai mourir, comme j'ai vu en moins d'un an, l'un après l'autre, mes trois fils descendre au tombeau... Quelle triste fin, au milieu de tout cet or qui m'a coûté tant de peine !... Il faut croire que j'ai offensé Dieu en travaillant sans relâche, en gagnant toute cette fortune sans qu'elle soit entachée des larmes d'un orphelin, ni d'une veuve, ni d'un esclave fouetté pour satisfaire mon ambition !...
   Balbina courut embrasser son oncle et cria :
   –  Me voici, mon oncle chéri. Disposez de moi ; je ferai tout ce que je pourrai pour vous donner satisfaction.
   Le vieillard la cajola tristement, et dit en sanglotant :
   –  Que vas-tu faire, si tu ne peux rien faire !... Ton cœur ne te laisse pas de répit... Malheureuse ! Tu aimes encore ce bourreau que la Divine Providence a précipité dans la misère en l'exposant au mépris du monde ! Dieu te venge, et tu réprouves l'œuvre divine ! C'est à n'y pas croire !... Tu sanglotes et tu confortes ma méfiance !... Prends-toi en pitié toi-même, ma petite, cet amour est honteux, et ce n'est que pour te châtier durement que Dieu t'a empoisonné la vie avec lui !...
   En entendant ces propos et d'autres dont la sévérité outrepassait les bornes de la justice, Balbina haletait, prise d'une grande angoisse, et, en vérité, elle avait honte de sa faiblesse, ou plutôt, de son indignité.
   Le vieillard la prit en pitié et s'éloigna en se promettant bien de ne jamais plus appliquer un cautère à la plaie incurable de ce fatal amour.
   Il est des écrivains acerbes, et d'importuns lanceurs d'imprécations qui n'écrivent rien : ils ne manquent aucune occasion de dénoncer les saintes de l'amour, des malheureuses qui reçoivent leur part de Dieu dans les bourbiers du monde.
   Quand un livre chargé de calomnies tombe sous les yeux d'une femme aimante et tourmentée, avec quel abandon de son âme lève-t-elle à ses lèvres le calice que, dans l'imagination de l'écrivain, la société lui tend !... Quoi d'étonnant à ce qu'elle arrache et rejette sa couronne d'épine et dise : "S'ils t'injurient martyre, mieux vaut qu'ils t'insultent débauchée !" Et il se peut qu'ensuite, ceux qui insultent ce visage couvert de larmes s'age¬nouillent devant ses joues toutes rouges sous les effets de la drogue et de l'orgie ! Il se peut que la plume de fer qui déchirait le cœur de la pénitente s'adoucisse et s'épanche en d'épiques blandices en l'honneur de la Laïs insolente qui parcourt les places publiques en secouant la boue de sa voiture, la boue de ses yeux, la boue de son cœur, devant les Pétrone qui prenaient hier leurs distances de censeurs en se donnant des airs de Tacite. Et eux, tout fangeux, ils iront étaler la saleté par laquelle ils se distinguent. Oh ! Quels grands misérables Dieu a-t-il baignés de lumière, pour balancer les grandes vertus qui gémissent et agonisent dans l'obscurité !
   Revenons à nos moutons, ce n'est pas ici une sphère où l'on prêche en se donnant des airs d'avoir prêché sur la Lune.
   Deux ans passèrent après le serment que João Moreira s'était fait de ne plus jamais aborder avec Balbina le sujet de l'amour.
   Elle, de son côté, au prix d'une profonde dissimulation, elle affecta un air enjoué qui, parce qu'il était on ne peut plus artificiel, ne cachait pas son côté par trop infantile.
   Le vieillard se rendait compte de ses efforts ; mais il les acceptait quand même.
   Si elle ne parlait pas de théâtres et de sorties, dans l'intimité, au moins, lorsque son oncle se trouvait chez lui, elle le câlinait quand elle ne l'encourageait pas à parler de son passé, de son épouse et de ses enfants, ou de ses gamineries à Esposende.
   En fin de compte, après deux ans d'une existence plus douce, João Moreira, déjà bien atteint, entrevoyait la mort qui s'approchait ; et il la regarda bien en face, comme un homme qui se délivre aisément de ses pesantes chaînes d'or. Il prit dès lors ses dispositions sur l'usage que l'on ferait de ses avoirs, qui étaient assez importants pour réaliser bien des projets caritatifs. Il en laissait le tiers à sa nièce, et un autre à ses parents pauvres d'Esposende qui ne le croyaient pas encore vivant, le reste enfin à des établissements de charité dans l'Empire du Brésil, d'où sa femme était originaire, comme ses beaux-parents, naturels de Bahia, qui lui avaient amené le plus clair de ses capitaux.
   Il appela sa nièce à son chevet pour lui dire comment il avait disposé de ses biens.
   –  J'accepte à genoux la part qui me revient, dit-elle, si vous consentez, mon oncle, à ce que je garde pour moi ce qui m'est nécessaire et répartisse le reste entre des malheureux.
   –  J'y consens, dit le vieil homme. Et quel destin veux-tu suivre après ma mort, Balbina ?
   –  J'entrerai dans un couvent, si vous le voulez bien, mon oncle.
   –  Fais ce que tu veux, Balbina ; je ne puis, quoi que j'en aie, t'indiquer un meilleur chemin. À ta guise, Balbina, à ta guise ; et mon âme se trouvera mieux de tes prières.
   João Moreira mourut.
   Quand différents citoyens de Porto, estimables à tous les points de vue, surent, grâce à leur odorat d'inoffensifs corbeaux, que le Brésilien n'était plus qu'un cadavre, et avait laissé une nièce fort riche, ils firent le siège des exécuteurs testamentaires ; les uns alléguaient qu'ils étaient des gentils¬hommes, les autres faisaient voir qu'ils étaient des hommes gentils, d'autres recensaient la "fortune" qu'ils comptaient réunir à la mort de quatre tantes et de sept oncles décrépits. Les exécuteurs testamentaires répondaient qu'ils connaissaient à peine la nièce du défunt, et savaient qu'elle allait se retirer au couvent de Vila do Conde, de Viana ou de Vairão. Ces galants s'en retournaient stupéfaits de la séraphique sauvagerie de l'héritière. Et ils attribuaient sa bizarrerie à l'influence des auteurs qui ont commis Le Cœur Immaculé de Marie, car ils ne disposaient pas encore des Lazaristes.
   Balbina Rosa s'enferma dans un de ces couvents huit jours après l'enterrement de son oncle, et elle y prit ses dispositions. Nous en rappor¬terons une qui a un lien direct avec notre histoire. La voici : elle fit venir l'intendant du domaine de Pinhatel, avec lequel elle s'entretint brièvement, avant de lui remettre un papier qui semblait être la copie d'un document.
   À la suite de quoi, José Torto revint à Pinhatel et se présenta à Gastão de Mendonça pour lui dire :
   –  Comme mon maître est mort et que je ne sais pas si le propriétaire de ces biens voudra me garder comme intendant, je viens prendre congé de vous, Monsieur Gastão.
   –  Encore un malheur de plus ! dit le pensionnaire de l'intendant. Si vous pouviez rester ici, j'en serais heureux ; mais Dieu sait si l'intendant qui arrivera me laissera rester ici !... Il se peut que son héritière ne vous chasse pas, Monsieur José.
   –  Ce n'est plus son héritière.
   –  Non ? Sa nièce n'a pas hérité de lui ?
   –  Sa nièce a déjà cédé le domaine.
   –  Déjà ? ! À qui ?
   –  À vous, Monsieur le morgado de Pinhatel.
   –  À  qui ? !
   –  À vous, Monsieur.
   –  Vous n'êtes pas en train de vous moquer de moi ?... répondit Gastão avec le sourire triste d'un homme qui souffre qu'on rie de lui.
   José Torto ouvrit sa serviette et remit le papier à son nouveau maître.
   Gastão lut les formules qu'on emploie d'ordinaire dans une donation, pour autant que le lui permettait le tremblement du papier dans ses mains convulsives.
   Quand il arriva au nom de la donatrice, il s'exclama :
   –  Quoi ? ! Balbina Rosa !
   –  Oui, Monsieur, dit l'intendant. Balbina Rosa, la fille de la Serafina de l'échoppe, de Esposende, de la sœur de mon patron, que Dieu ait en sa Sainte Garde.
   L'exemplaire du document lui tomba des mains, et les larmes jaillirent de ses yeux. Il se pencha pour ramasser le papier ; mais, soit que les forces lui manquassent, soit qu'il fût saisi d'un frisson religieux, Gastão se mit à genoux, et, inclinant son visage jusqu'au sol, il baisa le papier que ses mains semblaient incapables de tenir. Puis la pâleur de ses joues décharnées s'accentua, non sous l'effet de la faim, mais d'une longue agonie, et, levant les mains au Ciel, il s'exclama :
   –  Pardonnez-moi, Seigneur, pour qu'elle me pardonne !

   Gastão de Mendonça vit encore dans sa maison de Pinhatel. Il garde sa barbe qu'il ne taille pas, et qui lui couvre la poitrine, comme le blanc suaire des joies qui sont mortes en son cœur. L'on dit qu'il était allé quatre fois par an au portail du monastère de *** s'enquérir de la santé de la séculière Balbina Rosa Moreira.
   Il ne l'a jamais vue.
   En 1855, Gastão est allé demander comme à son habitude au début de l'année des nouvelles de Balbina, et on lui a dit qu'elle se trouvait aux côtés de Dieu.
   Depuis ce jour-là, on voit à peine le morgado de Pinhatel, qui écoute chaque jour à genoux une messe pour l'âme de la fille de Serafina.
   Quant à Dona Perpétua, la rumeur publique annonce qu'elle s'est empoisonnée et qu'elle est morte quand son miroir lui a dit : "Donne-toi la mort, tu es vieille. "

Lisbonne - juillet 1863

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