PERSONNAGES :
BONIFÁCIO JOSÉ ANDRAENS
DONA LUISA ANDRAENS
VENCESLAUS DE MONDANHA
JOAQUIM GONÇALVES PARADA
PREMIER TABLEAU
Porto - 1849
UN SALON — DONA LUISA et
VENCESLAU.
DONA
LUISA - Nous sommes incompatibles. Vous vivez en-dehors de ce monde.
Vous concevez des choses extravagantes, les unes angéliques, d'autres
diaboliques. Quand vous vous élevez dans les nuages, en quête de
l'impossible, vous laissez un pied sur la terre, pour écraser des
cœurs. Il est dur de gravir de tels échelons !... La gloire de la
poésie comporte d'effroy¬ables exigences.
VENCESLAU - La gloire, non, la couronne d'épines et de dérision, Madame.
DONA LUISA - Une couronne supportable, qui se fait aimer, adorer et
envier.
VENCESLAU
- Personne ne voit le sang dans lequel s'enfonce la racine de ces
fleurs !... Le rire, cette stupide agitation des lèvres, est un masque.
DONA LUISA - Et les larmes ?
VENCESLAU
- C'est la liqueur sécrétée par des glandes qu'on appelle lacrymales.
La douleur qui se pleure se perd. Aucune passion ne résiste quand elle
commence par des larmes. Les enfants pleurent facilement et rient tout
de suite après. Mais il est des créatures sans larmes. La douleur en
elles, c'est du feu, pas de l'eau. Elle leur brûle le cœur et le
cerveau.
DONA LUISA - Et c'est ce qui se passe pour vous, Monsieur
Mendanha ?! L'on a du mal à le croire ! Au matin de la vie, alors que
l'aurore est si splendide, des futurs qui se déchirent, eux qui sont si
beaux !... Revenez sur terre... Vivez !... Rien ne vous intéresse en ce
monde ?
VENCESLAU - Je ne distingue plus la rose du chardon. Pygmées
et géants sont aussi profondément plongés, à mes yeux, dans leur
bourbier...
DONA LUISA - Et l'amour ?
VENCESLAU - Il m'a perdu.
DONA LUISA - On vous a trahi ?
VENCESLAU - On ne m'a pas compris.
DONA LUISA - N'avez-vous rencontré que des niaises ?
VENCESLAU - Jamais ! Voilà mon malheur...
DONA LUISA - Les auriez-vous préférées stupides ?!... Quel original
vous faites !...
VENCESLAU - Quel malheureux, Madame !... J'ai aimé en silence.
DONA LUISA - Et vous vous plaignez ! Vous allez jusqu'à vouloir que les
femmes entendent le silence !...
VENCESLAU
- Et vous arrivez à sourire, Dona Luisa ?!... Ne savez-vous pas que
j'ai aimé à en perdre la raison ! J'ai vécu sept mois sans me rendre
compte que je vivais... Et quand je suis sorti de cette léthargie, j'ai
vu ma famille consternée... Et lorsque, pour la première fois, je suis
descendu dans la rue, j'ai rencontré, en compagnie de son mari, la
femme qui m'avait rendu fou... Me voilà, ici, sans âme. J'ai vu hier
mourir un ouvrier, entouré de ses enfants orphelins de leur mère. Sept
voix innocentes baignées de larmes : elles ne m'ont pas ému. J'ai fait
l'aumône aujourd'hui à un homme déchu d'une situation éminente : j'ai
froidement écouté l'histoire des hontes qu'il a endurées avant d'en
être réduit au dernier degré de la mendicité ; eh bien, je vous affirme
que j'écouterais avec la même indifférence l'histoire de sa brillante
ascension vers ces sommets d'où on l'avait précipité.
DONA LUISA -
Cette apathie est temporaire. L'âme a ses bourrasques, ses hivers et
ses glaces. vous allez encore aimer beaucoup, beaucoup. Ils sont
nombreux, les printemps du cœur. Patientez : même à contre-cœur, vous
finirez par aimer...
VENCESLAU (sinistre) - Une corde pour me pendre...
DONA LUISA - Quels propos épouvantables !...
VENCESLAU
- Les gens qui aiment et sont aimés s'épouvantent de mes propos !...
Ils croient que ma douleur est une absurdité, et l'Enfer une ardente
chimère de la poésie.
DONA LUISA - Je n'ai jamais été aimée, Monsieur Mendanha. Cette
remarque ne me concerne malheureusement pas.
VENCESLAU - Et votre mari...
DONA
LUISA - Mon mari me considère comme une esclave intéressante. Mon
bonheur est une violence. C'est l'orgueil qui me fait rire. Je regarde
ces soies comme l'odalisque ses tuniques parsemées d'étoiles en or. Je
sais que l'amour est grand, l'amour du cœur humain, mais, sans le roman
et la poésie, je ne pourrais en mesurer le sublime. Si j'en juge par
moi-même et mes sensations, l'amour serait la mensongère étiquette du
plus grossier matérialisme. Je me trouve ici par obéissance et
peut-être par ambition. L'on m'a trompée, et pour me tromper, on m'a
d'abord abrutie avec la promesse d'un luxe et de grossières délices.
J'ai accepté le joug et je me suis résignée. L'amour maternel est une
compensation. Il n'est pas d'autre corde qui résonne en mon âme, ni
d'autre petite lumière qui s'allume dans mon obscurité. Je lui souris
et ma fille me câline. Mais... même ainsi... quel vide dans ma vie...
quel triste besoin de le remplir de larmes !...
VENCESLAU - Vous ne
me touchez pas, Madame. C'est là une enviable vie de végétal ! Vraiment
!... Laissez-vous vivre ainsi, Dona Luisa. Ne cherchez pas à savoir ce
qu'est ce fruit de Pentapolis qu'on appelle l'amour : ce sont des
cendres à l'intérieur, et un enchantement vu de dehors pour les yeux.
DEUXIÈME TABLEAU
LES MÊMES ET BONÍFACIO
JOSÉ ANDRAENS
DONA
LUISA (sursautant) - Mon mari!... (Avec le plus grand sang-froid)
Heureusement qu'il arrive !... J'allais me laisser aller à de telles
fadeurs !
ANDRAENS - Serviteur, Monsieur Mendanha !... Que savez-vous du
ministère ?
VENCESLAU - Rien.
ANDRAENS
- Que faites-vous de votre temps ?! Vous pourriez lire les journaux de
la première à la dernière ligne, vous n'avez rien à faire.
VENCESLAU - Que m'importent à moi le gouvernement et les journaux ?
ANDRAENS - Et la dévaluation des billets, vous vous en moquez aussi ?
VENCESLAU - Non, Monsieur ; je suis en train de vendre mon patrimoine,
et je me fais payer en pièces sonnantes.
ANDRAENS - Autant dire que l'on n'aime pas sa patrie.
VENCESLAU
- Ce doit être cela, Monsieur Andraens... J'ai aimé mon village, mais,
à mesure que je vendais les biens que j'y possédais, et que je voyais
ce qui m'en restait, j'ai senti et je sens que l'amour de la patrie,
c'est l'amour de nos biens.
ANDRAENS - Vous avez eu tort de vendre.
VENCESLAU - Cela aussi, c'est vrai ; je ferais mieux d'acheter.
ANDRAENS - Dépensez moins et trouvez un emploi. Songez à votre
vieillesse.
VENCESLAU
- Quand je serai vieux, je penserai à ma jeunesse ; penser à l'avenir,
c'est une aberration. Je sais le temps qui me reste à vivre.
ANDRAENS - Par exemple !...
VENCESLAU -
La vie est un contrat
dont la condition est la mort, a dit Chateaubriand qui était on
ne peut plus chrétien.
DONA LUISA - L'idée du suicide !...
VENCESLAU - Des théories qui n'effraient et ne tuent personne.
(Dona Luisa se lève tristement et sort)
ANDRAENS - Le comte de Tomar réussira-t-il à émettre un emprunt ?
VENCESLAU - Oui.
ANDRAENS - Et s'il n'y arrive pas ?
VENCESLAU - Il ne le fera pas.
ANDRAENS - Et il tombera... c'est inévitable !
VENCESLAU - Il faut voir.
ANDRAENS - Que dites-vous des vols dans les douanes ?
VENCESLAU - Ce sont des vols dans les douanes.
ANDRAENS - Ce pays court à sa perte.
VENCESLAU - On dirait bien.
ANDRAENS - Et mon argent, là-dedans ?
(Entrent Dona Luisa et le majordome avec le thé)
DONA LUISA - L'éternel sujet de la politique !... Toujours la politique
!... C'est agaçant !
ANDRAENS - Nous allons à présent parler toilettes, chère petite !...
Les femmes sont folles !...
(Dona Luisa a rougi)
VENCESLAU - La remarque de votre épouse était innocente.
ANDRAENS -
Chaque chose à sa place.
Ne viens pas fourrer ton nez quelque part si l'on ne t'appelle pas,
dit le proverbe.
(La tasse tremble dans les mains de Luisa. Le sieur Andraens mange des
tartines et dit au majordome de lui enlever ses bottes)
DONA
LUISA (En se levant, plus furieuse qu'il ne serait nécessaire)
-Monsieur Mendanha ! Ce spectacle indécent est nécessaire au bien-être
de mon mari !
(Elle sort. Andraens croit que son épouse qualifie de "spectacle
indécent" l'extraction de ses bottes)
ANDRAENS - Qu'est-ce qu'elle marmonne ?
VENCESLAU - Rien d'agressif.
ANDRAENS
- Elle a le diable au corps !... La littérature me la gâte ! Faites-moi
le plaisir de ne plus lui apporter de romans, mon cher Monsieur
Men¬danha... Vous savez ce que sont les femmes...
VENCESLAU - Et je sais ce que sont les hommes. Il y a de saintes
femmes, et des hommes saints.
ANDRAENS - J'en suis un, tel que vous me voyez.
VENCESLAU - Vous êtes injuste, et pardonnez-moi si je ne vous trouve
rien de saint.
ANDRAENS
- Vous trouvez donc joli que ma femme se mêle à la conve¬rsation pour
dire des balivernes quand on parle de choses sérieuses ?
VENCESLAU - Un bon mari n'oblige pas sa femme à rougir devant des
étrangers. Ayez la bonté d'accepter de moi cette remarque.
(Andraens compte des billets qu'il tire de son portefeuille. Il fait
des calculs avec un crayon, et marmonne. Mendanha dodeline de la tête,
frise sa moustache, se lève et prend congé. Andraens fait barrer les
portes et va demander à la cuisine si l'on a acheté du merlan pour le
dîner. Dona Luisa est en train de pleurer dans l'obscurité.)
TROISIÈME TABLEAU
CHAMBRE DE
VENCESLAU MENDANHA DANS UN HÔTEL.
(Mendanha boit du
cognac et écrit "Pages d'un Livre")
"Je suis un mystère !
Les larmes de cette femme, c'est la voix de
Jésus le Nazaréen à Lazare !
Je l'ai vue pleurer !... Oh ! Petit oiseau loin de toute branche
d'arbre... Vole, vole par ces cieux là-bas, et pose-toi en mon âme, qui
te suit.
Ô Luisa, Luisa, comme je t'aime !
Tu es la colombe de mon arche ! Je vois à
présent la terre ! Déjà s'abaissent les eaux tempétueuses !
Je n'avais jamais aimé, jamais...
J'ai cru que l'obscurité de mon abîme était la couleur du monde !...
Non ! le monde est beau ! L'âme se baigne dans des vagues de lumière !
Et cetera."
(Entre Joaquim Gonçalves Parada)
PARADA - Me voici. Buvons
.
Épanchons-nous donc. Tu viens de chez Andraens ?
VENCESLAU - Oui.
PARADA - Toujours un cœur de granit...
VENCESLAU - Qui, lui ?
PARADA - Toi, toujours un cœur de granit sous ses yeux dissolvants à
elle...
VENCESLAU- Ne me parle pas d'elle.
PARADA - Tu aimes donc Luisa.
VENCESLAU - Je ne sais pas.
PARADA - Qu'elle ne le sache pas, ça arrive avec beaucoup ; mais toi
?... Une telle ignorance est surprenante.
VENCESLAU - Je pense beaucoup à elle.
PARADA - Tu es donc amoureux.
VENCESLAU - Et je ne retourne pas là-bas. Elle me fait peur !
PARADA - Si quelqu'un devait me faire peur, ce serait le mari. Il a des
poignets d'éléphant.
QUATRIÈME TABLEAU
BONIFÁCIO JOSÉ ANDRAENS ET DONA
LUISA
ANDRAENS
- Il faut faire des économies, ma fille. L'État risque la banqueroute.
Lisez l'Estendarte, et vous verrez. Mes capitaux sont sérieusement
menacés. J'ai deux cents contos qui se trouvent entre les mains du
gouvernement.
DONA LUISA - Que veux-tu donc ?
ANDRAENS - Emploie
un autre ton, ma fille ! Je veux des économies. Bien manger et bien
boire ; pour les vêtements, nous en tenir à l'indispensable ; le
théâtre une fois par mois ; finis les bals ; finie la voiture ; voilà
ce que je veux.
DONA LUISA - À ta guise.
ANDRAENS - Tu pleures ?
DONA LUISA - Laissez-moi pleurer, Monsieur !
ANDRAENS - C'est à cause de l'équipage et de la loge.
DONA LUISA - Laissez-moi.
ANDRAENS
- Comme tu voudras. Tu ne connais pas ton bonheur, femme !... Continue,
ça va tourner au vinaigre ! Les romans, la littérature...
DONA LUISA - Baissez le ton... Les domestiques nous entendent.
ANDRAENS - Chez moi, je braille autant que je veux.
DONA
LUISA - Évitez au moins de m'exposer aux ricanements de vos
domestiques, vous m'avez entendu ? Tenez compte du fait que nous
n'avons pas été élevés de la même façon, Monsieur Bonifácio.
ANDRAENS - Bravo !... Nous avons droit à la princesse Maguelone !...
DONA
LUISA - Moquez-vous de moi, mais écoutez-moi ! Si vous découvrez nos
désaccords au monde, je m'assois sur les préjugés, et peu m'importera
que l'on voie une tache à mon front.
ANDRAENS - Je n'ai rien compris.
DONA LUISA - Je m'en rends compte...
ANDRAENS - Deux mots à ton oreille, ma fille. Approche-la...
Je ne suis pas d'humeur à plaisanter.
Tu vois, là, les domestiques n'ont rien entendu...
CINQUIÈME TABLEAU
BONIFÁCIO JOSÉ ANDRAENS,
DONA LUISA, VENCESLAU ET
JOAQUIM GONÇALVES PARADA
VENCESLAU - Je vous présente Monsieur Parada.
ANDRAENS - Enchanté.
DONA LUISA - Vos amis, Monsieur Mendanha, sont tout à fait dignes de
notre estime.
PARADA - Je suis vraiment heureux, Madame, de...
ANDRAENS - Avez-vou vu l'article de l'
Estandarte
?
VENCESLAU - Sur quoi ?
ANDRAENS - Vous ne l'avez pas vu ; et vous, Monsieur Parada ?
PARADA - Je ne lis que
A Nação.
ANDRAENS - Êtes-vous royaliste, monsieur ?
PARADA - Je m'en flatte.
ANDRAENS - Sébastianiste, si ça se trouve ! Il y en a encore...
( Dona LUISA a honte de son mari. )
PARADA (à part) - Effectivement !... On montre ici une franchise
patriarcale !
ANDRAENS - Ça alors, royaliste ! Une belle ânerie !
DONA LUISA - Bonifácio !
ANDRAENS - Serais-tu royaliste, ma fille ?
PARADA - Vous devez l'être. En tant que reines absolues, les dames
doivent voir la royauté d'un bon œil.
DONA LUISA - Je me vois incapable de rétribuer la finesse de ce
compliment.
PARADA - Qui dit la vérité, s'estime payé pour l'avoir dite.
ANDRAENS - Le comte de Tomar va tomber.
VENCESLAU - C'est possible. Laissez-le tomber.
DONA LUISA - Vous êtes-vous bien amusé pendant votre voyage en
province, Monsieur Mendanha ?
( Andraens fait la tête )
VENCESLAU
- Je me suis fort ennuyé, Madame. La poésie des montagnes est comme ses
fleurs : elle ne dure que quelques instants. Les auberges sont des
repaires d'insectes, ça va de la blatte à la chenille. Les bergères
sont sales, et les routes sont des bourbiers.
DONA LUISA - Êtes-vous également réfractaire, Monsieur Parada, à la
poésie champêtre ?
PARADA
- Je ne fais pas de vers, Madame. Quand je me rends dans les villages,
c'est pour dormir. Dormir, c'est réaliser les délices innocentes de
l'Arcadie. Vivre étranger au monde, c'est réaliser le vers du rat de La
Fontaine : Les choses ici-bas ne me regardent plus.
DONA LUISA - Et vous êtes heureux ?
PARADA - Comme les rats tant que les chats les laissent tranquilles. Je
crois que je suis heureux.
DONA LUISA -
L'homme le plus heureux
est celui qui croit l'être, dit Fénelon.
ANDRAENS - Exprimez-vous dans une langue de chrétien.
PARADA - Je vous crois encore plus que Fénelon, Madame. Moi, quand je
ne dors pas, je ris.
DONA LUISA - Vous riez à présent, ou vous dormez ?
PARADA (décontenancé) - À présent, je ne sais plus où j'en suis.
DONA LUISA (à Mendanha) - Votre ami est redoutable.
VENCESLAU :
Les esprits dont on
nous fait peur
Sont les
meilleures gens du monde.
ANDRAENS (bâillant) - Que dites-vous des registres espagnols ?
PARADA - Qu'est-ce que ces registres espagnols ?
ANDRAENS - Quelle question ! Dans quel monde vivez-vous ?
DONA LUISA - Ils peuvent vivre sans savoir ce que sont les registres
espagnols.
ANDRAENS - Que doit donc savoir un homme ?
DONA LUISA - Ce qui est écrit dans un précis de civilité.
PARADA (à part) - Et toc !
ANDRAENS - Elle devient de plus en plus idiote, ma lettrée ! Te
tairas-tu enfin, femme !... Tu es incorrigible!...
(Stupéfaction générale.)
ANDRAENS - Jouez-vous à la brisque ?
PARADA - Moi, mal ; mais avec un partenaire indulgent...
(Ils
s'attablent et jouent. Mendanha est le partenaire de Dona Luisa.
Andraens les soupçonne de se faire des signes discrets pour se
commu¬niquer leur jeu, et proteste. À minuit, les hôtes s'en vont.)
DEUX MONOLOGUES
MENDANHA
(dans l'allée des Virtudes, à une heure du matin) - Ô Luisa ! Je te
vois bien, éplorée et pâle, dans cette étoile !... Les larmes de tes
yeux sont douces comme les ondes de la fontaine de Siloé !
PARADA (à
la même heure, dans l'allée des Fontainhas) - Ouvre-toi, mon cœur !
Luisa est le baume de tes blessures !... Ah ! Tu diras, ô lune, si un
amant plus délicat, si Pétrarque ou Dante t'ont un jour confié de plus
tendres secrets ! Comme je t'aime, Luisa !
IL NE S'AGIT PAS D'UN TABLEAU
MAIS CE PEUT ÊTRE UN PANNEAU
LETTRE DE DONA LUISA ANDRAENS À
VASCONCELOS MENDANHA
"Je n'ai pas demandé au ciel le courage de vous écrire. C'est abuser de
la Providence et l'insulter que demander son aide en de telles
occasions. La religion n'a pas consolé Héloïse. C'est le malheur qui me
donne un prix. C'est le malheur qui m'absout. Elle pouvait bien
me rendre un service !
"J'ai la fièvre. Je me vois
indigne, je m'abomine et, toutefois, j'apprécie ma vie à présent plus
que jamais. Ah ! Je me comprends !... J'ai rêvé l'amour.
"Qu'est-ce ce que je viens vous demander, Venceslau ? La compassion de
l'ami. Même cela, vous ne pouvez pas me l'accorder ? C'est une larme
que je viens vous demander. Ne vous moquez pas de moi.
"Oh ! Quelle fatalité que mon amour pour vous ! Je vous le dis avec ces
lèvres impures, je vous le dis avec un cœur de vierge, je vous le dis
avec la candeur d'une fille de quinze ans ! Je vous demande la vie, je
vous demande un amour qui me fasse oublier la honte que j'éprouve."
LETTRE DE JOAQUIM
GONÇALVES PARADA À DONA LUISA ANDRAENS
"C'était hier au cœur de la nuit.
"La lune se balançait sur des coussins d'azur.
"Et le Douro sanglotait dans sa ceinture de falaises.
"Et la nature, fille de Notre Seigneur, écoutait dans une
silencieuse stupeur l'écho sonore de l'éternel
fiat !
"Et moi, telle une âme inquiète semblable aux ombres lumineuses qui
tourbillonnent dans les limbes de Dante, je te cherchais, Béatrice,
vision d'une extrême pureté, ô magique feu de Saint-Elme pour un
naufragé en détresse ;
"Luisa, Luisa, au-dessus de quel
abîme ta main flotte vers moi ! Reine de l'immortelle splendeur, houri,
oiseau du Paradis, lampe du sanctuaire des régions divines ! Comme je
plie devant toi ce genou que je n'ai jamais plié devant les filles des
hommes !
"Tu es la myrrhe et la cardamome des arches du Seigneur !
"Tu es l'abeille des ruches du Ciel !
"Tu es le son de la harpe éolienne !
"Tu es l'arôme des fleurs mystiques !
"Tu es la Vénitienne dans sa gondole !
"Tu es la vision de Mahomet quand il a inventé le Ciel !
"Et je t'aime... Oh ! Comme je t'aime, Luisa !... Si tu veux savoir mon
nom, demande-le aux soupirs de la nuit, à la clarté si suave de la
lune, cet astre qui me confie là-bas les ineffables mystères de ta
douleur !"
Et c'est tout ce qu'il y avait dans cette lettre.
SIXIÈME TABLEAU
DONA LUISA et VENCESLAU
DONA
LUISA (tremblante) - Merci ! Votre lettre, Venceslau, m'a donné le
courage de vous recevoir sans aucune honte ! Comme nos âmes se sont
trouvées !
VENCESLAU - Ma lettre ? ! Quelle...
DONA LUISA - Oui, la lettre que j'ai reçue hier.
VENCESLAU - C'est moi qui ai reçu une lettre de vous, Dona Luisa
DONA LUISA - Et en même temps, vous m'en écriviez une autre...
VENCESLAU - Moi !... Je le nie !...
DONA LUISA - La voici. Vous niez ? !
VENCESLAU - Cette écriture... Cette écriture... Oh, Ciel !
DONA LUISA - Qu'y a-t-il ?
VENCESLAU - Elle est de
mon ami
Parada !
(Il sourit férocement, et s'assied en sueur)
DONA
LUISA - Parada a donc osé !... Et moi qui étais folle de joie !
folle de joie !... Pourquoi cette lettre n'aurait-elle pas pu être de
vous, Venceslau ?!
VENCESLAU - Laissez-moi la voir. (Il lit.) Elle est pleine d'âneries.
Qui va traiter une dame d'
oiseau,
de
lampe, et de
cardamome !... Cet homme est infâme
et stupide. Je vous vengerai et je me vengerai, parce que je vous aime,
Luisa !
DONA LUISA (Ne se tenant plus de joie) - Qu'ai-je entendu !...
VENCESLAU - Le pas de votre mari... Il ne reste plus qu'à fuir !
DONA LUISA - Par où ?... Je ne l'attendais pas à cette heure... Par où
allez-vous fuir ?
VENCESLAU - Par cette fenêtre...
DONA LUISA - Elle donne sur le jardin... C'est fort risqué... Nous
sommes perdus !...
VENCESLAU - Je mourrai en voulant vous sauver !
Note
: Ce saut héroïque s'expliquait par la peur. Venceslau se fit mal au
genou et perdit le pan gauche de sa veste. Il s'en est bien sorti.
SEPTIÈME TABLEAU
DONA LUISA ÉVANOUIE,
BONIFÁCIO ANDRAENS PLUS ROUGE QUE D'HABITUDE
ANDRAENS - Il y a anguille sous roche ! Oh, ma fille ! (Il la secoue)
Ce sont des vapeurs ! Hop ! Bois un peu d'eau.
DONA LUISA (Se reprenant) - Je ne veux pas d'eau. Je suis morte !...
ANDRAENS - Il me semble que non, ma fille. Allez, mange, tu as
l'estomac sur les talons.
DONA LUISA - Morte !!...
ANDRAENS - Prends une prise, pour voir si tu éternues, ma fille. Tu
veux que je te masse les tempes ?
DONA LUISA - Non !... Laisse-moi !...
ANDRAENS - Je vais chercher de la rue dans le jardin.
DONA
LUISA - Non, non .(Le retenant par son veston) Je déteste la rue. Ne
m'achève pas !... Nous allons dîner... c'est une faiblesse, mon ami...
Ce n'est rien.
(Ils passent à table. Dona Luisa est aimable. Elle demande ce que dit l'
Estandarte et parle des registres
espagnols et de la dévaluation des billets de banque.)
ANDRAENS
(Il se retire dans son cabinet en se lançant dans ce soliloque) - Il y
a anguille sous roche ! À moi, tu ne la feras pas, ma petite Luisa !...
Je te prendrai la main dans le sac !... C'est l'un des deux... Si ce
n'est les deux... Il ferait beau voir !... Pour moins que ça, moi, j'ai
cassé les reins à des hommes, il ne manquerait plus que je me fasse
rouler par ces abrutis !...
HUITIÈME TABLEAU
PARADA ET VENCESLAU SE RENCONTRENT
À LA PORTE DE BONIFÁCIO JOSÉ ANDRAENS
VENCESLAU - J'ai essayé à trois reprises de vous rencontrer
aujourd'hui, Monsieur !
PARADA - Qu'est-ce que ces façons ? !
VENCESLAU - Vous êtes un goujat !
PARADA - C'est une plaisanterie ? Entendons-nous, Venceslau !
VENCESLAU - C'est tout entendu ! Vous avez commis la vilenie d'écrire à
Luisa une lettre pleine de sottises...
PARADA
- Je défends mon style, Monsieur Mendanha. Mon style passe devant tout,
devant l'honneur ! Si vous avez vu cette lettre...
VENCESLAU - Je l'ai vue !
PARADA - Si vous l'avez vue, retirez l'expression
sottises.
VENCESLAU - Je ne la retire pas, Monsieur Parada !... Elle est
ridicule, votre lettre... Un style comme celui-là...
PARADA - ...est biblique : le style de ma lettre est biblique.
Sachez-le, pauvre ignare !
VENCESLAU - Qu'il soit ce qu'il voudra ! Je demande satisfaction. Vous
savez que j'aime Luisa.
PARADA - Je m'en suis douté, il est vrai ; mais la passion est aveugle.
Moi aussi, je l'aime.
VENCESLAU - C'est moi qui vous ai présenté.
PARADA - Et qui vous a présenté, vous ? Ç'a été le mari. L'un d'entre
nous a des raisons de rougir.
VENCESLAU - Vous n'avez pas à me donner de leçons, détrousseur de
réputations.
PARADA - Ne me frappez pas sur l'épaule, ou bien...
VENCESLAU - Ou bien quoi ?
PARADA - J'en viens aux voies de fait.
VENCESLAU - Et vous voulez faire du scandale ici ?... Je vous envoie
demain mes témoins. Duel à mort !
PARADA - En ce qui me concerne, je ne me bats pas autrement.
VENCESLAU - Retirez-vous, maintenant.
PARADA - Pas question ! Retirez-vous, vous.
VENCESLAU - Je vais passer la soirée chez mon ami Andraens.
PARADA - Eh bien, moi aussi, je vais passer la soirée chez mon ami
Andraens.
(La porte s'ouvre sans qu'on ait entendu de sonnerie.)
DERNIER TABLEAU
(Bonifácio Andraens sort dans la rue en mules jaunes, coiffé d'un
bonnet de loutre, et dit : "Je viens accueillir mes amis dans la rue."
Et, sans plus attendre, il flanque deux coups de poing simultanés au
front de chacun des deux amis, des coups de poing à tuer des baleines.
Les deux freluquets voient trente-six chandelles et se couchent dans la
position la plus horizontale qu'ils peuvent. Bonifácio rentre chez lui
et demande s'il y a du merlan à table.)
MORALITÉ
Ces deux coups de poing ont été utiles ; et beaucoup de gens vous
diront qu'un troisième n'aurait pas été inutile. Il l'aurait été.
Depuis ce soir-là, Dona Luisa lit moins et — ce qui est le plus
étonnant — elle grossit.
Ce conte semble inventé ? Je ne vous
dirai pas d'aller le demander aux deux galants qui sont aujourd'hui des
maris, et des hommes bien, tout à fait comme il faut ; ni à la dame, ce
serait grossier ; mais parlez de cet incident au sieur Bonifácio qui
vous montrera les deux leviers que forment ses poignets et vous dira : "
Ce furent deux coups de poing utiles
pour eux, pour moi, pour ma femme, pour la société et pour les coutumes
nationales."
***
la suite : La Belle aux Violettes »»