Un
excès d’existence peut nuire à la santé. Dans la famille, on
tombe raide dingue de… Moi, je ne suis jamais de ma vie tombée raide
dingue de personne, ni de rien. La maladie, la mort, il y a de quoi
faire, pas besoin d’alourdir le cahier des charges. Toute mon enfance a
été infestée par des gens qui voulaient mordre dans la vie à pleines
dents, parents, grands-parents, arrière-grands-parents de tous les
côtés, une lignée de goinfres exemplaires, je passais pour frileuse.
L’on cultive chez nous tous les arts d’agrément. Moi,
c’était la musique, plus précisément le piano et la flûte traversière.
Il fallait régulièrement se produire au conservatoire. Je n’ai pas le
trac, les applaudissements ne m’apportent rien. Quand je joue un de mes
chers baroques, c’est une affaire entre lui et moi, les autres
compositeurs… Je sais procurer aux professeurs les illusions qu’ils
attendent. Premier prix de piano et de flûte, bonsoir la compagnie.
S’il m’arrive de faire de la musique de chambre avec d’anciens
camarades, c’est pour ne pas les contrarier. Je serais pour eux une
source d’émotions et de frustrations toujours renouvelée. Agrégée de
musique, je dégrossis des lycéens que j’arrive à intéresser, va-t’en
savoir pourquoi. J’exclus les exercices d’admiration, il nous suffit
d’essayer de voir ce que chacun a voulu faire, même les plus grands, si
je le voyais moi-même, c’est moi qu’on jouerait Les amateurs que
je trie sur le volet affichent une grande estime pour mes propres
compositions. Moi, je m’inscris modestement dans la lignée des
petits-maîtres du dix-huitième, avec un zeste de jazz à l’ancienne, il
suffit que ça danse dans ma tête. Une salle de spectacle, fût-elle
modeste, ça sent la rafle à plein nez. Ne pouvant apporter un piano en
classe, j’apporte ma flûte traversière. La musique, ce n’est pas une
affaire personnelle, juste une façon de filer le temps, et de
m’abstraire.
Tout était une affaire personnelle, chez nous, certains
repas familiaux, ça tournait à la bataille rangée. On me sommait de
prendre parti. Qu’est-ce que tu en penses ? Je n’y pense pas assez
fort. Et je n’aime pas veiller. Sept heures à table, on a fini par s’y
faire, neuf heures au plume. La famille commence à vivre à partir de
vingt-deux heures. Ils ne font vraiment pas leurs nuits. Il m’a fallu
prendre mes distances pour faire les miennes. Plutôt bricoleuse, avec
un oncle menuisier, ancien Compagnon du devoir, j’ai appris quelques
tours de main, qui m’ont permis de me meubler plus tard avec du doux au
toucher sans me ruiner. Il m’a aidée à isoler ma chambre avec les
plaques de liège que j’avais demandées pour mes quatorze ans. Je
m’endors comme un clou, j’ouvre l’œil, je suis debout. Et je ne
comprends pas qu’on puisse traîner au lit. La grasse matinée des autres
me procurait en fin de semaine de longues plages de tranquillité. Dans
une autre famille peut-être, j’aurais pu m’offrir le luxe de belles
braillantes, des malaises récurrents, des rancunes tenaces. Le sport
préféré, chez nous, c’était de se couper la parole, je préfère, moi,
écouter jusqu’au bout, ce que les autres ont à dire, et quand je
demande des précisions, on me fait comprendre que l’ironie, c’est
l’arme des tièdes. Mon professeur de grec m’avait dit que c’est un bon
outil. Nous ne sommes pas dans les jardins d’Académos. La lecture d’un
journal, les actualités, celles que l’on se bricole sur son portable
génèrent des lignes de front, avec préparation artillerie, chacun
s’enfonce dans ses boyaux, qu’il étale quand il réussit à couper la
parole à celui qui tient le crachoir.
Je n’ai point d’enthousiasme à partager. On a cru que je
me réveillais quand j’ai manifesté, à quinze ans, de l’intérêt pour les
danses de salon. J’étais fascinée par les figures, les pas, la cadence
qui règle les mouvements, cet accord provisoire qui épouse deux corps
dans un moment de grâce. Le seul inconvénient, c’est que cela
m’obligeait à veiller trois soirs par semaine Je surprenais des
instants d’harmonie fugace, aussitôt gâchés par des cavaliers un peu
trop satisfaits de leur prestation. Avec mes instruments, je n’essaie
pas d’en faire accroire, et l’on n’en revient pas quand je débusque un
effet que je serais la seule à avoir entrevu. Un jour que je me
promenais, j’ai surpris dans une Lettre à Élise vilainement ânonnée par
un gamin qui s’attelait à son pensum comme une mule à sa meule —
j’étais passée par là aux jours bénis où on ne m’importunait pas avec
mes prétendus talents — comme une belle intuition. Un autre
instrumentiste aurait monté les escaliers quatre à quatre pour
encourager le tape-notes à poursuivre dans cette voie, et lui montrer,
sur son clavier, le parti qu’il pourrait en tirer. Il m’offrait une
piste, des heures de travail, et je n’étais pas contre. Cela dit, je ne
lui en étais pas si reconnaissante qu’on eût pu le croire, des pistes,
il en existe une infinité.
Alors que j’aidais une de mes anciennes camarades à
travailler un concerto pour flûte de Mercadante — pourvu que je n’aie
pas à me produire, je ne crache pas sur de telles occasions, j’avais
improvisé une version pour piano de la partie orchestrale que j’avais
griffonnée en toute hâte, et j’abandonnais le clavier par moments pour
suggérer avec ma flûte un nouvel enchaînement, ce travail vaut tous les
concerts du monde — mon frère est venu sonner chez moi, pour m’offrir,
de la part de toute la famille, un harmonica haut de gamme. C’était mon
anniversaire, que je ne souhaitais point passer à gâter l’ambiance d’un
repas familial. Je ne le fais que pour les anniversaires des autres, où
ma présence est requise. On devait bien rire de la petite farce, ils
auraient pu se fendre d’un accordéon ou d’une cornemuse. Ils m’auront
au moins donné une idée. Quand je m’efforçais d’assimiler les pas de
quelques danses de salon — y compris les latino-américaines de plus en
plus envahissantes — un amateur m’avait entraînée dans un cours de
claquettes. La famille avait applaudi. Quel est l’intérêt des
claquettes, si l’on ne met pas au point des numéros ? Je m’intéressais
surtout au bruit que produisaient les talons sur le sol. Cela
remplaçait avantageusement la batterie, je ne m’intéressais guère à la
chorégraphie dont notre professeur faisait si grand cas, il me
suffisait d’obtenir les sons que je cherchais. Je ne pouvais jouer du
piano en faisant des claquettes. Avec la flûte traversière, je n’y
arrivais pas vraiment. J’essayais de voir ce que cela pouvait donner,
avec mon harmonica, sur une estrade que je m’étais bricolée. Je
commençai par des morceaux classiques, m’aventurais dans la variété —
en évitant les comédies musicales les plus connues — dans le jazz,
avant de me lancer dans des compositions de mon cru. Pour la première
fois, j’enregistrai le résultat. On me demandait, dans les repas de
famille, de jouer un morceau à l’harmonica, mais j’avais bien précisé
que je ne voulais en garder aucune trace, et il n’était pas question de
faire une démonstration de tap-danse. On me priait de prendre ma flûte,
ou de m’asseoir devant le clavier. Une nièce impubère m’a débarrassée
de cette corvée, en enregistrant une des dernières sonates de Beethoven
à mon insu. On lui avait demandé de la travailler. Elle voulait se
faire une idée. Si un jour l’envie me chatouillait de me faire
enregistrer, ce serait dans un studio, le sur le vif étant exclu. Je
m’en étais installé un, chez moi, en fait. J’y trimballais mon estrade.
Je me constituais un répertoire varié pour harmonica et claquettes
invisibles, si je savais comment transcrire et accompagnement, il
faudrait, après ma mort, faire appel à un spécialiste pour reconstituer
les pas. J’assiste volontiers aux concerts de mes anciens condisciples.
Je ne sais comment j’ai fait pour donner une vocation à bon nombre de
mes élèves, qui ont depuis longtemps renoncé à m’entraîner dans la
carrière. Vues leurs interprétations, je sens que je leur ai inculqué
de bons principes.. Si seulement certains metteurs en scène
partageaient leurs scrupules, les dramaturges ne serviraient pas de
prétexte à des performances dignes du Palais de Tokyo. Quand j’adapte
les calembredaines de Papageno pour les jouer à l’harmonica, avec
accom-pagnement de claquettes, je ne convoque pas ceux qui croient
savoir.
Mon salaire tombe régulièrement, je me sens bien dans la
ruine que j’ai pris plaisir à retaper. Je ne refuse pas de retaper
toutes les ruines qui sollicitent mes faveurs, je n’ai pas craché sur
les douces saccades que certaines pouvaient me procurer, à charge pour
moi d’expliquer aux rares élus que je ne tenais pas à prendre un
abonnement. Il en est qui peinent à comprendre. Comme si le plaisir
qu’ils procurent et qu’ils prennent leur donnait le moindre droit. Je
ne tiens pas du tout, moi, à transformer quelques moments de grâce en
plate routine. Je ne rendrai jamais assez justice à ma famille de
m’avoir montré les dégâts que génère un pathos régulièrement briqué.
D’autres auraient couvé de lourds ressentiments. Pourquoi prendre la
peine de traîner un boulet ? Quelques mesures de Haydn remettent les
choses en place. Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai voulu
avoir un enfant. Je ne tenais pas à me coltiner le père. L’enfant j’en
ai fait mon affaire. Bon chien chasse de race, il se traînait tous les
gravats de ses grands-parents de mon côté, plus une bonne brouette qui
devait lui venir de son père, que je lui ai toujours présenté comme un
honnête homme — il ne distillait pas trop d’aigreurs à mon encontre, il
m’arrivait même encore de coucher avec lui. J’avais dû lui faire
comprendre qu’il n’avait pas à reconnaître le gamin qui porterait mon
patronyme et le prénom que je voulais lui donner, que j’étais une mère
célibataire dans l’âme, et pas du tout sensible à la tiédeur du pain de
ménage. Je ne craignais pas de finir seule. Je redoutais d’être
accompagnée jusqu’à mon dernier souffle. Le meilleur de mes élèves, ç’a
été mon fils, qui, amoureux des cordes que l’on caresse, a jeté son
dévolu sur le violoncelle. Je n’ai pu l’empêcher, avec un autre
instrumentiste, de jouer en public mon duo pour harmonica et
violoncelle, mais il a dû se passer de mes claquettes, ce qui m’a
obligée à revoir ma partition. On devait, pour le monde, cette œuvre à
une défunte Luce l’Abstème, ce qui faisait rire mes anciens
condisciples. Le prénom, c’est bien le mien, le nom représente comme
une profession de foi. Je n’interdis pas à mon fils de se produire
après être passé par le conservatoire. Son père prétend que je l’ai
fait à mon image. C’est faux. Je fuis un public qui ne me fait pas
peur. J’ai donné à mon petit Valérien toutes les chances de devenir
aussi chaleureux que ses grands-parents maternels, ce qu’on veut éviter
vous retombe aussitôt dessus. Il se montre aussi réservé que moi,
j’exercerais sur lui, d’après mon père, une fâcheuse emprise. S’il veut
dire par là que je me suis efforcée de canaliser ses ardeurs juvéniles,
comme il s’est employé à ouvrir mes vannes, je ne saurais le
contredire. Un enfant unique ne peut que conforter mes principes, dans
la mesure où je m’attends à tout. Au moins aura-t-il échappé à la
tentation, via le jeu des permissions, de faire jouer un de ses parents
contre l’autre. C’était le sport préféré de ma sœur et de mon
frère. Chez nous, les enfants vont par trois, quand ils ont trop grandi
pour rester des marmots, on s’en fait un autre, comme on adopte un
chiot. Les arguments ne manquent pas. Il faut donner au solitaire un
compagnon de jeux. Le troisième, ça fait une bonne nichée. Mon amant
délicieusement intermittent me semblait d’assez bonne compagnie pour
m’en faire un. J’ai pris toutes les précautions pour que ce gamin ne
représente pas un moyen de pression, ni un enjeu, et surtout pas un
exutoire. Il sait qui est son père, chez qui il passe volontiers ses
vacances, il va voir ses grands-parents paternels, qui n’arrivent pas à
se faire à l’idée que, de ce côté-là, leur nom disparaisse du paysage.
Je leur ai suggéré de dire à leur fille de suivre mon exemple. Les
juifs ne reconnaissent que les descendances matrilinéaires. En
permettant aux pères d’imposer leur nom, ils se sont arrêtés en trop
bon chemin. Au moins vénèrent-ils leurs matriarches comme il se doit.
Les chrétiens ont jeté Marie-Madeleine aux orties ; ce qui permet à des
auteurs qui se vendent de commettre de bien méchants ouvrages. On
m’aura au moins donné le nom d’une sainte lumineuse. À la Sainte-Luce,
les jours croissent d’un saut de puce. Les chrétiens se sont bien
gardés de caser la sainte au solstice, comme aurait fait n’importe quel
païen. Ils n’ont pu s’empêcher d’effacer les saints de glace. Pauvres
Saint Mamert , pauvres Saints Pancrace et Servais. Ils sont toujours
là, mais on en fête d’autres du 11 au 13 mai. Ils rejoignent les rangs
des saints anhémères en 1960. Si tu veux éradiquer toute trace de
paganisme, supprime le culte des saints, renonce au culte marial. Il
faut croire que la Vierge, de Lourdes à Fatima, est d’un trop bon
rapport.
Je dois en fait Luce à un grand-père du nom de Luc, qui ne
m’a pas portée sur les fonts baptismaux, la famille ayant eu la
faiblesse de se contenter d’un baptême républicain. Au lieu de l’eau du
Jourdain, j’ai eu droit à une bassine de blanquette, au moins a-t-on
retenu le fait que le procédé de champagnisation a été découvert par
des Audois. Cette provocation ne fait que souligner l’importance que
les libres-penseurs accordent aux religions.
Ma sœur a trois enfants de pères différents dont ils
portent les noms, baptisés selon les mêmes principes. Le père de
Valérien savait qu’il valait mieux ne pas m’imposer sa présence, ni son
nom à l’enfant. Il voulait garder une trace de son passage, chose
faite, je ne voulais pas rester bréhaigne, contrat rempli. Ma couche ne
lui est pas interdite à mes heures, elle ne l’est pas non plus aux
gaietés que je me passe. Comme Louise Brooks en d’autres temps, je n’ai
jamais été amoureuse, ni fidèle. Je passe mon chemin quand l’on ne
partage pas les envies qui me viennent. J’avais, pour parfaire mon
éducation, un cousin dont tout le monde admirait les passions. Il avait
poussé la manie du « Il me la faut » à des sommets. À dix-neuf ans,
j’ai eu l’honneur de faire partie des filles qu’il lui fallait, avant
qu’il lui en faille une autre. J’ai eu droit à toutes les variantes du
dépit amoureux. Quelle étrange prétention que de vouloir qu’une dame
cède à un sentiment assez fort. Il a montré suffisamment de constance
pour que j’aie eu le temps de m’offrir trois joyeuses galipettes qui ne
l’ont pas découragé. Il ruminait comme une vache à l’estive, mais
n’avait pas assez d’estomacs pour savourer sa digestion. L’on me
pressait en famille de céder. Comme si l’on ne savait pas qu’une fois
sa passion soulagée, il jetterait son dévolu sur une autre pour
laquelle il brûlerait d’une amour sans seconde. Au moins, ne m’a-t-il
pas servi le chantage au suicide. Il s’est fait gentiment péter le
caisson, ce que ses parents n’ont pas manqué de me reprocher. Je suis
plutôt facile. Je ne fais languir personne quand je me sens d’humeur.
Je suis inaccessible quand je ne le suis pas. Une de mes anciennes
condisciples du conservatoire — elle, c’était la clarinette, entre
vents, on s’entend — m’a reproché mali-cieusement de fausser le jeu. Je
ne prends aucun plaisir à piquer un copain à une copine, je n’inflige
aucun parcours du combattant aux soupirants qui me plaisent. Le père de
Valérien est jusqu’ici le seul qui trouve encore grâce à mes yeux. J’ai
été plutôt soulagée d’apprendre qu’il s’était mis en ménage avec une
dame qui lui a donné deux filles, et connaît l’existence de leur
demi-frère. Elle me semble de bonne compagnie, sauf quand elle m’invite
à faire les soldes en la sienne. Bien qu’elle ne soit pas bi, comme on
dit, elle a ressenti un jour l’envie d’essayer, avec moi. Je ne suis
partante que pour les expériences qui me font vibrer. Celle-ci me
faisait vibrer autant qu’une vieille souche. Il n’y avait aucune
raison. Mon tempérament m’invite à refuser l’idée même d’expérience;
sauf dans les laboratoires conçus à cet effet. Faire de son corps, de
son cœur et de sa tête un sujet d’expériences, cela me semble une
singulière ineptie. Cette épouse fidèle ne voulait pas tromper son mari
— ce qui ne m’aurait pas gêné, épouse ou pas — mais ne crachait pas sur
un abandon qu’elle jugeait sans conséquence. Elle ignorait la force des
idées fixes qui peuvent vous venir après coup. J’applique à ma personne
un principe de précaution que l’on ferait bien de respecter dans nos
relations avec notre milieu naturel. La terre est généreuse, on l’a
rendue exsangue. « Sauver notre planète » quelle étrange expression !
Elle a fort bien supporté l’absence de toute vie pendant plus de deux
milliards d’années, les planètes rocheuses et gazeuses de notre système
n’en sont pas incommodées.
Les artistes, chez nous, courent le cachet, ils ont leurs
traversées du désert. Je préfère une mensualité qui tombe à la fin du
mois, avec à la clé, une retraite qui me permette de vivoter. Je me
suis moi-même retapé mon toit, j’ai mon piano crapaud sorti de chez
Gaveau, ma collection de flûtes, traversières ou à bec, mon harmonica,
mon estrade pour les claquettes, aussi longtemps que je pourrai en
faire. Valérien tient à se produire. Je veux bien qu’il m’enregistre, à
condition de ne pas divulguer mes interprétations avant que je lâche ma
rampe. Qu’il fasse ce qu’il voudra, après. Il est fasciné par mes
compositions à l’harmonica. Il arrive à s’en sortir avec le sien aussi
bien que moi. C’est pour lui, que je compose des morceaux pour
violoncelle et harmonica, qu’il ne pourra pas jouer aussi longtemps que
je m’incrusterai dans cette vallée de larmes…
J’ai pour lui de rares complaisances. N’a-t-il pas voulu,
pour fêter ma retraite, enregistrer des sonates pour flûte et piano,
cinq compositeurs du siècle dernier, dont Poulenc, en débauchant deux
de mes anciens élèves qui poursuivent leur carrière ? Ils étaient
flattés de figurer avec moi dans un enregistrement posthume. Je
regrettais juste que mes chers baroques eussent délaissé cette
association. Je dois être une compositrice dans l’âme, qui pourrait se
dire méconnue si j’avais cherché à me faire connaître. Je ne dois être
capable de me faire comprendre qu’avec mes instruments. J’en tire des
accents qui me surprennent, je sens monter en moi des bouffées de
gaieté qui me sont étrangères, le pathos se révèle un filon admirable.
Je n’oublie pas qu’il y a toujours quelque chose de pathologique, dans
le pathos, mais je sens ce qu’il peut nous offrir quand on ne le
galvaude pas en famille. Mes aspirations les plus secrètes m’inspirent
des morceaux beaucoup plus sereins. J’arrive à rendre le bouillonnement
tranquille des nébuleuses sans être épouvantée par les pulsations des
espaces infinis, loin de l’excitation des êtres éphémères. Les amas
globulaires, à ces heures font vibrer les lames de mon harmonica. Je
remercie ma famille de m’en avoir involontairement rapprochée. En
restreignant dangereusement le sien, elle a élargi mon répertoire. Il
faut laisser le bruit et la fureur aux tristes fêtards qui nous
assourdissent avec leurs mirlitons. Une saine abstinence du vivre nous
rapproche de la vraie vie. L’usure de nos corps est assez sensible, les
germes qui nous entourent nous procurent assez de saletés, pour que
nous nous abstenions d’en rajouter de notre cru. Mes compositions me
permettent de ne retenir de nos agitations que la manifestation
d’autres interactions, qu’elles soient fortes ou faibles. À une certain
degré, comme dans la soupe originelle qui précède la création,
celles-ci se confondent. Je lisais dans le tarot de Marseille un avenir
qui échappait à la sagacité d’une cousine qui aimait à tirer les cartes
; j’avais mon idée sur les deniers, qui ne représentent à mes yeux que
la rage de notre espèce à se perpétuer, de l’intouchable au
brahmane qui bande, sur les bâtons, qui nous firent jardiniers du monde
avant que nous entreprenions de le tondre, sur les épées qui
représentent toutes les énergies de l’univers, et les coupes, qui n’en
retiennent que les principes. Il n’y avait rien là qui justifiât
l’existence de castes, ni une division des tâches essentielles qui
transforme le plus clair de l’humanité en une tourbe d’éternels
soutiers. Il a fallu des siècles pour que ce fût un peu moins évident,
L’on s’efforce à présent de balayer nos dernières lois sociales —
l’équité veut que ceux qui sortent à peine la tête de l’eau se noient
comme les plus démunis. Chacun retrouve, dans mes morceaux; la dignité
qui devrait être la sienne, en l’absence de toute prérogative. Je
n’essaie pas de reproduire le monde baroque, j’essaie d’en retrouver
l’esprit avec les moyens dont je dispose, en faisant de plus en plus
appel à mon harmonica. Valérien, avec son violoncelle, mes anciens
condisciples et mes anciens élèves m’entraînent régulièrement dans les
méandres de la musique de chambre. Cela se passe chez moi, dans mon
propre studio.
Je n’ai pas hésité une seconde à essuyer la fantaisie d’un
de mes anciens camarades qui avait exprimé le désir de me voir jouer
(le mot voir dépassait sans doute sa pensée) le Concerto pour flûte et
orchestre, une fois mis en terre. Il s’était éteint au bout d’une
courte et pas trop douloureuse maladie. Le K.313 faisait partie de son
répertoire, il le dirigeait régulièrement. Nous avons eu droit à une
bonne journée de répétitions sur le pouce. Le plus timide, c’était le
chef d’orchestre. Le regretté se serait-il esclaffé en voyant sous le
coup d’une émotion qui aurait dû le fouetter, son remplaçant perdre peu
à peu de sa substance, on eût dit que sa baguette, pourtant impeccable,
battait des ailes sans savoir où aller. De ma place, je suis parvenue à
le remettre dans son assiette, sans qu’il s’en aperçût. Il croyait
avoir été le seul à s’être rendu compte d’une défaillance passagère. En
récupérant sournoi-sement la partie orchestrale, j’entrevoyais de
nouvelles perspectives. Tout le monde s’accorda, à la fin pour affirmer
que le disparu devait être comblé. Le chef était aux anges. La seule à
avoir parfaitement reconnu ma patte, ç’a été une jeune harpiste de
quinze ans dont le nez bourgeonnait que c’en était une horreur. Un
visage pour l’instant ingrat, une ligne à réveiller un régiment de
hussards. Il y aurait eu un organisateur dans le coin, j’étais prête à
m’embarquer avec elle pour la K.299, pour flûte et harpe. Heureusement
qu’il n’y en avait pas. Valérien n’avait pas été le seul à m’avoir
enregistrée à mon insu. À mon insu, c’est vite dit, je ne suis pas
dupe. Toute tentative pour commercialiser cet enregistrement aurait
gras-sement arrondi ma retraite.
La salle n’était pas ouverte au public, juste réservée,
après l’inhumation, à la famille, aux proches, et surtout aux
instrumentistes que le mort avait menés à la baguette, dont la jeune
harpiste. Elle est devenue une de mes familières. Elle a réussi à
débaucher une alto, pour jouer avec moi la sonate de Debussy pour
flûte, alto et harpe, j’improvisai des transcriptions pour piano et
harpe, et me lançai dans des compositions pour harmonica et harpe, avec
accompagnement de claquettes, une bonne trentaine, avant qu’une vilaine
arthrose m’interdît, même avec une prothèse, l’usage de ces joyeuses
percussions. La harpiste, conquise, voulait engager des
profes-sionnels, je ne suis pas chorégraphe, ils ne seraient pas venus
que pour faire du bruit. Elle ne comprenait pas ma mauvaise volonté.
Moins on est de fous, plus on rit. Je l’ai vue prendre de la bouteille,
je n’ai pas eu le temps de la voir grisonner.
« Ma mère s’est contentée de ne pas se réveiller un matin, alors
qu’elle s’était couchée gaillarde, à quatre-vingt-quinze ans. J’ai été
sollicité par le musicologue d’une encyclopédie pour lui donner des
détails sur sa vie. Elle doit sa disgrâce posthume à ses derniers
élèves.
« Elle n’a pu s’empêcher, à quatre-vingts ans, de mettre
au point une notation personnelle pour ses bruits de claquettes, on eût
dit que faute de pouvoir se jouer, elle voulait se relire et
s’entendre. Chambriste dans l’âme, elle avait refusé de mettre au point
des parties orchestrales, bien qu’on lui eût reconnu quelques talents
en ce domaine dans les cours de composition. On me dit que si elle n’a
pas brûlé ses partitions — elles sont serrées dans deux coffres — c’est
qu’elle souhaitait qu’on les jouât après sa mort. Rien de moins sûr.
Selon la formule de celui qui a rédigé la rubrique, elle était une
baroque du XXIe siècle. J’aurais bien aimé voir des contemporains du
Régent se lancer dans un numéro de tap-danse, on ne mettait plus de
perruque à la fin de la Restauration, quand sont apparus les premiers
harmonicas.
« J’ai joué ses huit trios pour violoncelle, harmonica et
claquettes avec un certain succès. Pour bien faire, il eût fallu cacher
le danseur derrière un paravent, bien qu’il s’appliquât à ne pas trop
distraire l’attention du public.
« Je ne me suis pas insurgé à l’idée que des chorégraphes
pussent monter un spectacle à Broadway, avec des instrumentistes juchés
sur un balcon, ou relégués à un coin de la scène, pourvu qu’on les vît.
Et j’ai même accepté de faire une adaptation pour orchestre de
plusieurs de ses œuvres. Chopin a bien payé son écot à des Sylphides
qu’il n’a jamais vues danser. La famille de ma mère, du coup, m’a
définitivement rayé de ses papiers. Je ne m’en serais même pas aperçu,
si elle n’avait pas jugé bon de me le faire savoir.
***
René Biberfeld - 2020
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