RÉCAPITULATIF
– Les jours distraits ne sont pas perdus pour tout le
monde, a dit ce franciscain à Ugo Buoncompagni, Grégoire XIII pour le
commun, pape de son état.
Il parlait d’une manière étrange, le franciscain.
Qu’est-ce que dix jours devant l’éternité ? Il ne s’agit que d’un
ajustement sans grande conséquence. Les saisons vont leur train, comme
la lune et le soleil qui ne s’accordent que de loin en loin, peu
importe que le bipède ait besoin de ses béquilles temporelles pour
savoir où il en est, tenir ses registres, faire ses Pâques à la bonne
époque. C’est juste une correction infime, on n’aura pas à revenir
là-dessus, tout est prévu, y compris le bricolage quadriennal qui
permet à Janus de retomber sur ses pattes à la satisfaction de tous.
Le franciscain hochait la tête comme un gâteux qui essaie
de se rappeler. Il ne devait d’ailleurs pas avoir toute sa tête. Les
jours que l’on essaie de passer à l’as, à l’en croire, on les chasse
par la grande porte, ils se réinsinuent céans par une lucarne. Tout ce
qu’on peut faire, c’est essayer de limiter les dégâts, éviter qu’il ne
s’y décide quoi que ce soit dont nous aurions tous à souffrir sans
savoir d’où est venu le coup, car ils ont une vie bien à eux, ces
jours-là, ils ne demandent qu’à venir mettre la pagaille dans les jours
canoniques.
Quelle pagaille ? Elle y était déjà, la pagaille. La
maison partait à vau l’eau. C’est à cela que ça sert, un concile, à
remettre de l’ordre, à fixer la doctrine, à préciser les règles une
fois pour toutes. À réformer le calendrier, tant qu’on y est. L’Église
a ses savants pour ça, qui ne sont pas faits pour les chiens.
Il insiste, le franciscain. Il pourra s’y passer n’importe
quoi, dans ces journées supprimées, et il faudra faire face aux
conséquences.
– Bah ! lance le cardinal Sirleto, ces jours auront
disparu pour de bon. La preuve, c’est que les citoyens de Francfort
vous accusent de leur avoir subtilisé dix jours dont ils auraient su
trouver l’emploi.
Le franciscain n’est pas rassuré pour autant :
– Sans doute, sans doute... Mais rien ne nous empêche de
prévoir des observateurs...
On n’a pas tous les jours l’occasion de se divertir, et
surtout pas de se divertir charitablement en flattant la marotte d’un
vieux franciscain. Ugo Buoncompagni décide de jouer le jeu :
– Des observateurs qui n’existent pas, pour des jours qui
n’existent plus. Une belle entreprise, et digne de notre temps. On est
parvenu à longer le Cap des Tempêtes, à traverser le Grand Désert qui
mène les caravanes jusqu’aux rivages de la Mer de Chine, mais on n’a
pas encore trouvé le moyen de s’insinuer dans des jours qui n’existent
plus. Il faudra des observateurs hautement qualifiés.
– C’est ça... et des observateurs dignes de confiance dont
on aura éprouvé la profonde sagesse. Nul ne me semble plus à même
d’observer que vous-même, notre Saint Père, qui avez pris sur vous de
modifier notre calendrier, Cristofer Clau qui a effectué les calculs,
le cardinal Sirleto, ici présent, qui veille sur les ouvrages de la
Bibliothèque Vaticane, je ne doute pas que tant de bons ouvrages ne lui
inspirent des idées pertinentes. Il faudra également une caution
morale, qui n’aura pas participé à vos travaux.
– Je représente moi-même une caution morale indiscutable,
si j’en crois le conclave qui m’a hissé sur le trône pontifical.
– Vous êtes partie prenante. Il faut une personnalité
indépendante.
– Autrement dit, une personnalité qui aura nettement
manifesté son indépendance?...
– Et une femme. Thérèse d’Avila a montré plus d’une fois
un enthousiasme qui vous a semblé mal venu.
– Et comment ferons-nous pour accomplir notre mission?
– Ne vous inquiétez pas... Nous nous occupons de tout.
Vous existerez comme ces jours-là. Et vous ne vous reconnaîtrez pas
vraiment. Ce sera vous, et ce ne sera pas vous.
***
LISBONNE
05-10-1582
Teresa sursaute.
Elle n’a vu que ce mendiant sur le marché de la Ribeira,
son visage surtout. Le nez a été remplacé par une sorte de tourbillon
où le reste menace de s’engloutir : les yeux, les joues, la bouche,
nettement décalés comme entraînés par un courant invisible ; on dirait
même que les oreilles commencent à s’ébranler. Pas étonnant que le
pauvre homme en soit réduit à tailler sommairement le hérissement d’une
barbe qui partirait sinon dans tous les sens. Quand on parvient à
détacher le regard de ce vortex, on s’aperçoit que le bonhomme est
enveloppé dans une manière de soutane grisâtre. Le capuchon a été
rejeté en arrière pour mieux solliciter la compassion du chaland qui
détournera la tête en lui jetant un réal ou deux. Teresa n’a pas
détourné la sienne. Elle a même noté que, mis à part le moignon à la
hauteur du mollet droit, et la main d’écorché, le mendiant serait
plutôt bien fait. Il se tient droit, et semble assez digne. Elle lui
donne au plus une quarantaine d’années. La blessure a dû affecter
également les cordes vocales : le remerciement machinal qu’il concède
au charitable fait penser à l’aboiement d’un mâtin enroué. On comprend
ce qu’il dit, bien que les consonnes semblent décalées comme les traits
du visage.
– Je ne sais si le spectacle t’a plu, grince une
voix derrière elle, mais il ne faut pas oublier que les artistes ont le
droit de manger tout comme les autres.
Cristofer Clau manque de tact, mais il la ramène sur
terre, c’est-à-dire au marché, en face d’une quinzaine d’aras et de
papegais qui la fixent en tendant le cou, de profil, pour mieux vriller
sur elle un œil aussi expressif qu’un caillou. Ils se dandinent en
poussant des cris rauques pour le moins désapprobateurs. Et ils ont
raison. Il faut s’exécuter. Elle sort une bourse de sous sa blouse et
dépose une pièce d’un bon cruzado au pied unique du mendiant.
Décidément, se dit-elle, ce franciscain fait bien les choses, car elle
devine que ses compagnons sont aussi bien pourvus. Au lieu du
compliment attendu, elle a droit à un texte un peu plus élaboré :
Le jour où je suis né, qu’il meure et qu’il périsse
Que jamais le temps ne le fasse revenir...
La marchande de perroquets, une monumentale négresse d’un
naturel apparemment chaleureux, s’esclaffe :
– En voilà une façon de remercier les dames ! Il ne faut
pas lui en vouloir, ma fille. C’est notre chéri, notre fétiche, notre
enjeitado à nous.
Il ne sait plus trop bien où il en est, mais il nous
porte chance.
Teresa ne doit pas oublier son âge apparent. La marchande
ne se serait pas montrée si familière si elle n’avait pas eu
l’impression d’avoir affaire à une gamine. Les dames auxquelles on doit
naturellement le respect ne s’aventurent pas dans la rue. Leurs
servantes et leurs esclaves sont là pour ça.
– Comment tu t’appelles, petite ?
– Madalena Cristoval. Je suis la fille d’Armando
Cristoval, le calfat. J’habite, comme mes cousins derrière l’église
São-Roque. Fernando Cifra aime bien me taquiner, mais il n’est pas
méchant. La preuve, c’est qu’il m’a promis un ara. Vous tombez bien.
C’est de bonne guerre se dit Cristofer Clau et il fouille
dans sa propre bourse en haussant les épaules. Après quoi, il ne sait
plus quoi faire. Cela se porte-t-il au doigt ? Mais la bête est trop
lourde. Au poing, comme un faucon ? La négresse éclate de rire.
– Qui nous a fabriqué un tel empoté ? Tiens... Pour
le même prix... Mets-toi ça sur l’épaule.
Et elle lui tend un rectangle de cuir fort sale. Qu’il est
ravi d’accepter. Ils ne sont pas habillés comme des fidalgos,
et n’ont aucune raison de se montrer regardants. Elle pose l’ara sur
l’épaule du client, et fixe sa chaînette à un œillet pratiqué au bord
du rectangle qu’elle attache sous l’aisselle avec une lanière, par deux
autres œillets. La sale bête se sent d’humeur à fraterniser. Elle
frotte son bec contre l’oreille à portée, qui lui tend libéralement son
pavillon, qu’elle s’abstient quand même de pincer. C’est au tour de
Teresa de s’esclaffer.
– Garde-le. Il te va vraiment trop bien.
Un petit attroupement s’est formé. Ces jeunes gens offrent
un spectacle plus fascinant que les pyramides de noix de coco,
disposées çà et là, ou les dattes pendues à leur gibet. Les chalands
sont blasés. On trouve de tout ici : des singes d’Afrique et du beurre
de Flandre, du poisson séché ou frais, toutes sortes de viandes, les
légumes et les fruits des environs. Et puis cette fille qui considère l’enjeitado
comme si c’était du bon pain sorti du four, et ce garçon qui ne sait
pas très bien comment se débrouiller avec l’animal affectueux qui
frotte à présent toute sa tête contre son oreille à lui, avec un
enthousiasme de maniaque, et en braillant tout ce qu’il sait...
Cristofer Clau estime que quand il y en a pour un, il y en a pour tous.
– Tu nous en prépare trois autres, la petite mère.
C’est moi qui régale.
Il ne serait pas juste que Teresa y coupe. C’est elle qui
a eu cette idée après tout. Ugo Buoncompagni trouve la plaisanterie
d’un goût douteux. Cristofer Clau lui donne une bonne tape sur le dos.
– Ne fais pas cette tête-là, Pedro. Tu vois bien que
ça fait plaisir à la petite, tous ces perroquets.
Et il harangue la foule sur sa lancée, tandis que la
négresse dispose des aras sur les épaules restantes :
– Il n’a l’air de rien, comme ça, ce bon Pedro
Carocha, mais vous avez devant vous le cordier le plus leste que l’on
puisse trouver dans nos chantiers. Il n’a peut-être pas passé la barre
de São-Julião, mais certaines de ses cordes ont fait vingt fois le tour
du monde. Et il veut se faire prêtre... Quel imbécile!... Ce n’est pas
qu’il ne se donne pas de la peine, mais ses parents ne veulent pas. Les
Carocha ont fondé leur fortune sur les cordes, et ils ont tous commencé
au bas de l’échelle. On n’a pas besoin de bons-à-rien dans la famille.
N’empêche que le bon-à-rien parle déjà le latin comme un jésuite...
Mais pas aussi bien que Bento Mestre, là, qui fait son modeste. Lui, ce
sont ses parents qui voulaient en faire un curé. Les cadets font de
bons curés. À quoi ça servirait d’avoir le plus bel atelier de
charpentier sur la place si l’on n’avait un curé sous la main ? Mais il
n’a pas voulu devenir curé. Pas si bête, lui. Il a fait ses classes,
mais il a séduit trop de bonniches. On l’a viré, et l’on a eu bien
raison. Il y a déjà assez de méchants prêtres. Et puis, il jointe les
planches à carvelle comme un vrai Breton. C’est un Breton qui a essayé
de leur apprendre le coup de main. Et comme Bento était celui qui se
débrouillait le mieux, les parents se sont fait une raison. Moi, je
suis voilier, défense de rire ! Je suis voilier à terre, petit voilier.
Petit voilier deviendra grand. J’ai cousu des voiles de tout calibre,
des épagons et des boulingues, de belles maistralles, des méjanes et
des trious, des trinquets de prore et de gabie. Tels que vous nous
voyez, honnêtes gens et braves dames, nous ne sommes peut-être pas
allés bien loin, mais sans nous, tous les navires seraient restés à
quai...
Ugo Buoncompagni ne relève pas les réminiscences, mais
juge les bêtes plutôt encombrantes. Bah ! Personne ne les soupçonnera
de s’équiper de la sorte pour des menées secrètes. En fin de compte,
ces aras sont le meilleur paravent qu’on puisse trouver. Et tant pis
s’il braillent.
Ces incursions dans ces jours que l’on a biffé des
calendriers ne se justifient que s’ils sont à même de reconnaître les
efforts de quelques dangereux irresponsables pour construire un monde
selon leur cœur. Or ils n’ont vu jusqu’ici qu’une négresse qui vend des
perroquets, et un mendiant dont tout le monde se détourne, même si
certains consentent à payer un maigre écot à la misère du monde. La
négresse précise sans qu’on le lui demande qu’elle travaille pour le
compte d’une maritorne qui fait griller des sardines un peu plus loin,
sans la quitter des yeux. Elle a du succès, la maritorne, et du mérite.
Les passants se pressent autour de son fourneau malgré l’épaisse fumée
qui l’enveloppe. Le fumet imprègne toute la Ribeira, vu que le vent
balance encore entre plusieurs points cardinaux. Les fenêtres du Palais
Royal, à quelques toises, sont encore fermées, avec ce soleil qui peine
encore à s’extraire de l’horizon. Et c’est dommage. L’exquise
odeur parviendrait sinon, jusqu’aux narines du nouveau souverain, qui
se distingue en ceci des autres qu’il lui suffit de passer une
frontière pour se faire acclamer en tant que Philippe Ier, ou que
Philippe II. Il se trouve à Lisbonne pour quelque temps encore, et
compte bien pour l’instant continuer à faire la navette entre ses deux
royaumes, deux royaumes bien distincts n’en déplaise aux envieux, et au
bâtard qui vient de se faire étriller avec ses Français aux Açores. Un
bâtard royal, il n’en disconvient pas, mais avec une bonne louche de
sang juif, vu que les rois ne font pas toujours attention dans le choix
de leurs maîtresses. Il ne manquerait plus que ça ! Un demi converso sur
le trône du Portugal ! Pourquoi pas un huguenot sur celui de France ?
On ne sait pas encore comment cela tournera en France, mais ici, il y
avait un vieux cardinal pour veiller au grain. En deux ans de règne, il
sera parvenu à barrer la route à son neveu. Et on le comprend. Il avait
fait gravir tous les échelons à ce morveux : sous-diacre à Evora,
diacre à Coïmbra, Grand Prieur de Crato enfin et membre de l’illustre
confrérie des chevaliers de Malte ; et il se permet de ne pas se faire
ordonner prêtre ! Sa nièce a été plus conciliante. Ce n’est qu’une
femme après tout, autant dire rien. Il suffisait d’envoyer son mari
faire le roi au Brésil, dans un royaume tout exprès créé pour lui.
La négresse exclue, il ne reste plus qu’à se rabattre sur
le mendiant. Un mendiant, ça rencontre du monde, aussi hideux soit-il,
et ça n’attire pas toujours l’attention quand ça cesse de mendier.
– L’honnête homme, lui dit-il, se garde bien de
négliger la mérende qui nous cale l’estomac en attendant le souper.
Mais songe-t-on aux heures qui courent entre le déjeuner et le dîner ?
Nos bourses sont bien garnies, et nos patrons nous ont donné quelques
jours. Je me sens tout plein d’allégresse. Que diriez-vous de venir
avec nous grignoter quelques viandes en pâté ?
– Il le suivait,
ce feu qui le guidait, répond le mendiant, Léandre, contre vents et marées.
Ce qui laisse Ugo Buoncompagni perplexe. La négresse
éclate encore de rire, mais avec une telle énergie que les perroquets
battent de l’aile sur leur perchoir, et sur les épaules des acheteurs
qui n’ont plus qu’à essuyer la tempête.
– Ne faites pas attention. Quand il est content,
mais content, vraiment content, notre enjeitado
vous offre un ou deux vers de Camõens. Il connaît tous les sonnets par
cœur.
*
Le gueux les aurait conduits dans une de ces gargotes
infâmes autour du Rossio, où les misérables vont absorber leurs poisons
en compagnie des tire-laine et des catins. Une fois passée la place du
Vieux Pilori, où des marchands mettaient des esclaves aux enchères, ils
ont préféré, eux, s’engager dans la rua Nova. L’unijambiste n’a eu
aucun mal à les suivre, avec ses béquilles, le long des boutiques de
luxe. Il y a des tavernes aussi dans ce quartier, qui ne sont pas des
coupe-gorge. Celle-ci tamise assez le jour pour rendre aux boiseries la
justice qu’elles méritent. Le mur du fond, derrière le comptoir, est
presque entièrement tapissé de tonneaux. Il y en a pour tous les goûts.
Une agua-pé moins
déshonorante que les autres pour les soiffards fragiles, du Colares et
du Dão, de l’aguardente et du bagaço
pour les gosiers endurants, du porto. La pratique semble
essentiellement constituée d’artisans cossus, et de quelques nobliaux
qui se viennent raisonnablement encanailler. Ils ont fait sensation en
entrant, et surtout en s’installant sans façons à une table. Leur mise
ne laisse pas vraiment à désirer, mais ce n’est pas le genre de la
maison. Comme ce n’est pas son genre de voir arriver cette volière sans
rien dire, ou de se transformer en hospice pour mendiant hideux. Le
ménate, sans doute contrarié par les aras, leur assène, de sa cage
au-dessus des tonneaux, tous les termes que l’on réserve en général aux
nouveaux-chrétiens les plus suspects. De plus, une femme n’a rien à
faire dans un établissement en principe réservé aux hommes. Le patron
remonte son pantalon et retrousse ses manches avant de se mettre en
branle.
Il est arrêté net par le regard attentif et froid de ces
gamins. Il désigne du doigt, en bredouillant, tantôt le mendiant,
tantôt la femme. Il n’est pas question de tancer cet individu, surtout
que le spectacle qu’il offre ne manque pas d’intérêt. Sirleto est le
premier à s’en lasser :
– Notre Seigneur nous invite à traiter comme il faut
les prétendus indésirables. Seriez-vous moins bon chrétien que ceux qui
le sont de fraîche date ? Quant à cette enfant, ce n’est pas simplement
une fille, mais un dépôt sacré. On nous l’a confiée...
– Et elle a faim, précise Teresa aussi glaciale que
le cardinal.
Ugo Buoncompagni en profite pour taper sur la table
plusieurs fois avec sa bourse, pour que l’assistance puisse constater
qu’elle est bien pleine.
– Vous nous apporterez deux bons pichets de vin du
Dão, et un plateau de vos rissoles. Vous en ajouterez un de ces
beignets de morue qui m’ont l’air à peu près mangeables.
Le tenancier s’affaire déjà. Les clients n’ont pas osé
sortir.
– On vous appelle l’Enjeitado,
dit Ugo Buoncompagni au mendiant. Auriez-vous été vraiment
abandonné à votre naissance ?
– Pas vraiment. Mon père est mort trois semaines
avant que je naisse. Et l’on m’a enlevé à ma mère six mois après. Il
arrive de ces choses-là quand les grands-parents ne parviennent pas à
s’entendre. Je suis resté dans la famille de mon père mort, et je n’ai
pu profiter de l’amour d’une mère pourtant vivante.
– Il existe en effet un abîme entre un enfant qu’on
abandonne et un enfant qu’on se dispute. Votre famille devait avoir le
moyen de vous élever tout en se querellant.
– Ce n’est pas ma famille qui m’a rejeté. Je me suis
rejeté moi-même, il y a quatre ans.
– Sous le ciel brûlant d’Al-Ksar al-Kabir ?
– Oui, à Alcácer Quibir j'ai perdu mon visage et une
jambe. Vous pouvez le constater par vous-même, ma main a subi le même
sort que le pauvre Al-Moutawakkil dont on a promené le corps écorché de
village en village. Je ne suis plus moi-même, vous comprenez ? C’est le
sort qui m’a mis au tour. Et je n’ai pas jugé utile de me recueillir.
***
LISBONNE
06-10-1582
On ne peut demander à quelqu’un qui s’est congédié
lui-même de donner beaucoup de détails sur sa vie antérieure. Sauf en
lui représentant qu’en s’effaçant de la sorte, on renonce peut-être au
meilleur de soi-même. Ils ont laissé repartir l’Enjeitado mendier au
marché de la Ribeira, sans trop insister, et se sont contentés de
flâner par les rues, ce qui n’est pas une mince affaire quand on a le
choix entre tout un assortiment de collines. Ils savaient, sans qu’on
le leur ait dit, qu’ils étaient descendus à l’auberge de la Tartaruga,
en haut du Bairro Alto. Ils savaient même comment y aller. Ils ne
caressaient plus aucun espoir de faire entre-temps quelque rencontre
significative. Par acquis de conscience, ils sont entrés dans quelques
tavernes, en prenant la précaution de laisser Teresa dehors flanquée de
l’un d’entre eux. En pure perte. Personne ne les a abordés, et les
passants qu’ils ont abordés eux-mêmes sous prétexte de demander un
renseignement n’avaient rien de particulier à leur dire. Comme ils ne
sont pas censés perdre tant de temps d’emblée, la conclusion s’imposait
d’elle-même. Le seul fil conducteur dont ils disposaient, c’était un
mendiant au visage repoussant, unijambiste de surcroît, enroué pour
mieux se faire entendre.
Teresa n’a cessé de penser à lui toute la nuit. Elle s’est
enfoncée une bonne fois pour toutes dans le tourbillon qui lui tient
lieu de nez, et le monde tourne autour de cet immense trou noir. Il a
tellement accaparé son attention, qu’elle n’a pas trouvé un instant
pour prier. Cette catastrophe actuelle et visible effacerait presque
le martyre du Fils, et de son Père inconnaissable. Si elle se laisse
distraire ainsi, l’on n’ose penser à toutes les âmes perdues
définitivement alors qu’elles auraient pu être sauvées par ses
ineffables oraisons. Elle ne songe plus pour lors qu’à s’unir à Dieu
pour en faire profiter l’humanité entière.
L’Enjeitado lui inspire même de curieuses idées. Se
retirer du monde, cela revient à se porter au tour. On s’abandonne à la
charité du Seigneur, si l’on en a la force, car il est d’autres
hospices pour ceux qui ont une âme moins bien trempée : les vaines
pompes de l’ambition et de la brigue, l’avidité des notables et des
brigands, la rage qui secoue par accès les humbles. Elle se reproche en
passant de mêler à cet horrible tourbillon les importunités dont le
Saint-Siège n’a cessé de l’accabler comme son pauvre Juan de Yepes,
cette manie d’élever tous ces bâtiments dont on se demande s’ils
manifestent la gloire du Sauveur ou la splendeur de ses serviteurs. Se
trouve-t-elle elle-même au-dessus de tout soupçon ? Toutes ces
communautés qu’elle a créées ne sont-elles pas comme autant de pierres
d’un édifice encore plus fastueux que les autres, quoique invisible,
une sorte de Babel lancée à l’assaut du Ciel ? Est-ce bien pour cela
que le Fils de l’Homme a souffert sur la croix, est-ce pour cela qu’il
est revenu après sa mort pour laisser en ce monde une empreinte
ineffaçable ? Tu ferais bien mieux de rentrer en toi-même, ma pauvre
fille. C’est dans les sources mêmes de ton infirmité que tu as le plus
de chances de sentir vraiment sa présence. Elle a passé en revue les
monstres informes dont elle n’est jamais parvenue à se défaire, avant
de s’endormir dans un spasme de joie. La nuit s’éclaircit déjà. Les
rues se réveillent, baignées de cette timide luminescence dont elles se
sont peu à peu imprégnées, alors que les maisons restaient plongés dans
l’ombre. Ces rues qui s’allongent peu à peu avec quelques à-coups,
avant de s’en aller rejoindre tout en bas, le Tage qui coule à leur
pied comme une immense avenue tout aussi lumineuse, qui commence à se
boiser de mâts épars.
Elle n’a pas dû dormir plus d’une heure. Elle a été
réveillée comme tout le monde par le grondement de la terre qui frémit.
Ce n’est pas plus violent que les ébranlements qui se produisent de
temps à autre, pour mieux inspirer les prédicateurs. Ceux-ci se sont
montrés si convaincants qu’ils ont suscité toutes sortes de rumeurs.
D’après l’une d’elles, les collines devaient entraîner la ville, dans
leur écroulement, jusqu’au fond du Tage. La perspective l’a vidée de
tous ses habitants, il y a treize ans. En la retrouvant intacte, ils
ont cessé de s’inquiéter outre mesure, et se contentent de frissonner à
chaque fois comme la terre.
Les autres semblent avoir passé une bien meilleure nuit,
bien que la Tartaruga,
mise à part la tortue qui figure sur l’enseigne, mérite à peine le nom
d’auberge. C’est tout juste si l’on trouve la place de s’insinuer entre
la paillasse et une table minuscule pour ranger son ballot sous la
chaise. La salle commune occupe tout le rez-de-chaussée, les étages se
présentant comme une ruche où l’on a ménagé le plus de cellules
possibles. Ugo Buoncompagni est maintenant convaincu que l’Enjeitado a
son rôle à jouer. C’est presque une cour des miracles. Il y a bien des
artisans pas encore sortis d’affaire, mais l’on croise des individus
pour le moins douteux, en délicatesse peut-être avec la justice, et des
mendiants qui laissent là, entre le brouet des malchanceux et le fixe,
une bonne partie de leur récolte. Teresa est habituée à coucher dans
des cellules pas toujours bien confortables. Et l’idée de voir les
autres contraints à cette ascèse la réjouit un peu plus que nécessaire.
Le gueux se trouve effectivement dans la salle commune.
Mais ce n’est pas lui qui retient l’attention. Un bruit court entre les
tables : c’est la fête à la Mouraria. Quel type de fête ? Une certaine
Rosa Maria qui distribue du pain gris, des écuelles d’olives, et des
gobelets d’agua-pé met le doigt sur la bouche. Ce ne sont pas là des
choses qui se divulguent.
Les pauvres n’ont pas les moyens de savourer la
dramaturgie des grands autos-da-fé
qui durent des heures. C’est à peine s’ils peuvent s’approcher quand il
y en a un. Alors, on leur en consent un de loin en loin, vite expédié.
Pas question que cela se passe à la Ribeira, au Rossio, ou au Terreiro
de Paço. C’est un spectacle réservé aux gueux, sur une placette auprès
de la porte de la Mouraria. Il n’y a pas de Grand Inquisiteur, ni
évêque, ni plate-forme, la mise en scène est simplifiée, juste le
dominicain de rigueur, des juges parce qu’il en faut, un seul bourreau,
deux pénitents. Les chroniques n’ont gardé aucun souvenir de ces
aumônes consenties au petit peuple. Le condamné unique est coiffé de la
mitre ordinaire, et a droit à suffisamment de croix de Saint-André sur
sa tunique blanche pour que les plus obtus comprennent qu’il va griller
sur le bûcher déjà dressé. Ugo Buoncompagni essaie de deviner ce qu’on
reproche à ce brave homme. Sans doute un nouveau-chrétien qui aura, à
l’occasion de son Yom Kippour entrepris de dresser une tente dans son
appartement après avoir jeûné. Les familiers de l’Inquisition ouvrent
l’œil à la fameuse Dia Pura, quant au marrane, il a intérêt à
s’empiffrer alors la rage au cœur et pas trop casher devant une
assemblée de dévots soupçonneux.
Au lieu du marrane, on a droit à un hérétique
incontestable. Le condamné soutient que toute célébration, quelle
qu’elle soit, nous rapproche de Dieu, et que peu importe le nombre ou
la nature des sacrements pourvu que le fidèle ait le cœur pur. Bref, il
n’y a pas de quoi s’entretuer pour de telles bagatelles. La piété se
représente comme un vaste bâtiment d’où l’on peut considérer le ciel
par plus d’une fenêtre, et il en est des cultes comme des marchandises
exposées à la Ribeira. Qu’importe qu’on achète des sardines ou du
jambon pour assouvir sa faim. Qu’importe le fleuve auquel on boit pour
étancher sa soif ? La preuve évidente de la toute-puissance de notre
Créateur, c’est qu’il se manifeste aussi bien dans les priapes des
jardins romains, ou dans les temples grecs, que dans les cathédrales.
Sa présence est aussi réelle dans l’Eucharistie, que dans la poussière
que l’on foule au pied, ou toutes les étoiles de notre voie lactée.
– Il aura mal compris les leçons du Frei
Carlos de Alicerce, dit l’Enjeitado, tandis que le condamné se consume.
On ne se bat que pour de petits bouts de foi, il est vrai, mais à
vouloir le proclamer, on ne fait que susciter une nouvelle secte, et de
nouveaux combats.
Ugo Buoncompagni ne sait s’il doit se réjouir d’un tel
goût pour le statu quo avant
d’approfondir les leçons de ce bon moine.
– Je n’ai jamais entendu parler du Frère Alicerce.
– Il passe de temps en temps à la Tartaruga. Il s’inquiète des
pauvres mieux que personne.
– Qu’est-ce que ces bouts de foi ?
– Imaginez-vous un morceau de glace dans l’eau. Les textes
sacrés, c’est comme une glace qui ne fond pas. La vraie force des
textes réside dans la partie immergée. Nous nous disputons la partie
qui émerge, au risque d’oublier tout le reste. C’est une de ses images.
Il vous expliquera cela mieux que moi.
***
LISBONNE
07-10-1582
Autant les perroquets se sont montrés faciles durant
l’auto-da-fé, se contentant de
leurs manigances ordinaires, affectant
juste de regarder le spectacle de côté, ou par en-dessous, sans oublier
de surveiller leurs arrières en pliant le cou mieux que nous ne
saurions faire ; autant, ce matin-ci, ont-ils décidé d’attirer
l’attention. C’est à peine si l’on peut s’entendre dans la salle
commune. L’air frais, dehors, leur inspire encore plus d’enthousiasme,
comme s’il était besoin. On comprend que Teresa exprime le désir de se
recueillir un bon moment à l’église São-Roque. Elle confie pour ce
faire son ara à Cristofer Clau, avec le carré de cuir qui va avec. Et
il accepte avec un sourire un peu forcé qu’on braille à ses deux
oreilles pour équilibrer la charge. Et pas question de faire entrer un
seul perroquet à l’église. Teresa priera pour tout le monde.
Un frère prêcheur les aborde :
– J’avais peur que vous ne fissiez entrer ces volatiles
dans un lieu saint.
Sirleto hausse les épaules.
– Nous savons nous tenir. Le Saint Esprit ne se manifeste
que sous la forme d’une colombe, et cela dans des circonstances
exceptionnelles. Il n’a jamais été question de perroquets, bien que
notre Père à tous accorde parfois la parole à des ânesses quand leurs
maîtres ont la vue trop basse pour apercevoir un ange du Seigneur. Il
peut lui arriver dans sa toute puissance, de la prêter à des ânes.
Le moine blêmit. Cristofer Clau s’empresse de le rassurer.
– Il descend également en langues de feu sur les plus
méritants de ses serviteurs, Bento. C’est ainsi que Pierre s’est fait
entendre de tous quel que soit leur langage, car le moment était venu
de rappeler ces mots du prophète Joël : Je
répandrai de mon esprit en toute chair, vos fils et vos filles seront
prophètes, vos jeunes gens auront des visions, vos vieillards auront
des songes. Les prophéties se sont multipliées en effet, les
véritables, garanties par le Saint-Office, comme les mensongères qui
conduisent l’hérétique au bûcher avec votre charitable assistance. Vous
remplissez là le plus utile des ministères, car c’est une rude tâche.
L’hérésie est une hydre dont les têtes ne cessent de repousser.
Que voilà une galante façon de traiter son prochain de
mouchard. Mais le ton reste doux et posé. Malgré leurs perroquets, ces
jeunes gens respirent une autorité qui n’a pas besoin de s’afficher.
Mais il ne s’agit pas de se laisser impressionner.
– Le Saint-Esprit reste en tout cas présent durant
l’Office Divin, comme le Père auquel on adresse ses prières, et son
Fils que l’on y sacrifie.
Ugo Buoncompagni s’efforce de garder son calme, ce qui
n’est pas facile quand un imbécile essaie de vous confondre. Sirleto,
en revanche, a visiblement décidé de s’amuser.
– Sa présence est effective, dit-il, mais pas de même
nature. Il n’a ni chair, ni sang qui se puisse confondre avec le pain
et le vin. Et il procède du Père et du Fils depuis le bon empereur
Charlemagne. Il est fâcheux qu’une bonne partie de la chrétienté n’en
tombe pas d’accord. Le Seigneur accorde à chacun son libre arbitre et
le loisir de comprendre ce qu’il veut quand il peut.
Encore un sarcasme déguisé sans doute. Mais le frère
prêcheur croit distinguer une faille.
– Ne procède-t-il du Père et du Fils que depuis
Charlemagne ?
– Il procède du Père et du Fils de toute éternité. On ne
s’en est avisé que grâce à Charlemagne. Le Seigneur peut éclairer, dans
sa sollicitude, les empereurs comme les pauvres, un reître sur le
chemin de Damas, un ermite dans le désert.
– Vous avez une vision bien historique de la Révélation.
– C’est que Dieu ne concède que le siècle aux pécheurs que
nous sommes, comme il concède la règle au moine, et confie le
gouvernement de son Église à ses serviteurs, et son Fils à tous les
hommes pour les sauver s’ils y consentent. L’éternité lui appartient,
au regard de laquelle le temps ne signifie rien, qui permet à sa
créature de s’y retrouver et de digérer peu à peu le choc d’une
révélation qu’elle est incapable d’embrasser d’un seul coup.
Le dominicain croit tenir sa proie. Il fixe Sirleto en
détachant chaque syllabe.
– Il suffit donc d’y consentir, pour être sauvé ?
Ugo Buoncompagni trouve qu’il est temps de mettre un terme
à ce badinage.
– Ce bon frère est trop conscient de ses responsabilités,
Fernando, pour bien t’entendre. Tu dois faire attention à ton langage.
Les expressions propres sont parfois un peu rudes, et l’on se doit de
les utiliser prudemment. Nous sommes encore trop jeunes pour bien
dominer l’art de la suave périphrase et des savants discours. Mais il
n’y a pas là de quoi s’inquiéter. Vous voyez bien, mon frère, que mon
ami ne se laisse pas tenter par les erreurs du breton Pélage qui nous
croit capables d’être vertueux sans l’aide de Dieu, puisqu’il reconnaît
qu’on ne peut être sauvé qu’en accueillant sa grâce en nous sans aucune
réticence. L’hérésiarque soutenait qu’à l’impossible nul n’est tenu,
alors que notre Seigneur nous donne quand il veut la force d’accomplir
l’impossible. Et la tâche la plus dure qui nous est proposée, c’est
celle de reconnaître notre infirmité, ainsi que la valeur du don qui
nous est accordé.
Mais le dominicain prépare déjà in petto les pièces d’un
autre méchant procès. Ugo Buoncompagni a décidé de l’attaquer de front.
– Ne va pas t’imaginer, mon cher Fernando, que ce bon
moine se laisse tenter par les thèses abominables de Luther, sous
prétexte qu’il te croit incapable de résister à la grâce sanctifiante
de notre Seigneur, aussi irrésistible que gratuite.
Le dominicain du coup, devient tout pâle. Ugo Buoncompagni
considère le château São-Jorge en face, avant de poursuivre, tandis que
son perroquet vrille un œil incisif sur le soupçonneux en hochant
gravement la tête, comme pour souligner les propos de son maître.
– L’homme n’est pas un simple réceptacle où le Seigneur
déverse une foi d’autant plus inutile qu’il reste un pécheur et un
pénitent, sans rien perdre de la grâce qui lui est dispensée. Il en est
de notre vie comme de ces jardins que l’on cultive après avoir été
chassé du paradis terrestre. Dieu fournit la terre, et l’homme doit la
travailler pour que la grâce porte ses fruits. C’est en s’y abandonnant
sans réserve qu’il devient juste et qu’il assure son salut. Et c’est
ainsi que l’on préserve son libre-arbitre tout en reconnaissant la
toute-puissance de son créateur, suivant les recommandations du dernier
concile. Fernando ne voulait pas dire autre chose quand il avançait que
le Fils ne demande qu’à nous sauver si nous y consentons, Frère...
Frère... quoi ? Nous n’avons pas encore eu le plaisir de vous
rencontrer, frère...
– Frère Carlos Verde.
– Je suis convaincu que vous avez déjà entendu parler de
nous, et que vous nous connaissez déjà. Votre vigilance n’est jamais
prise en défaut, et ce serait une insulte de vous préciser notre
identité. Votre ordre a pu s’enorgueillir d’un prêcheur inégalable qui
s’est installé à Toulouse, au cœur même de l’hérésie, pour mieux la
confondre ; d’un docteur universel et d’un autre angélique, dont on a
contesté les leçons, d’un peintre qui a rempli les murs du couvent de
Saint-Marc de fresques pénétrées d’une foi sans orgueil ; d’un penseur
puissant, enfin, qui a eu l’honneur d’être pendu et brûlé à Florence.
Vous avez entrepris, dans votre modestie, de porter la bonne parole aux
plus entêtés, quoi qu’il vous en coûte, et quoi qu’il leur en coûte.
Quand l’Église se propose d’exalter la gloire du Seigneur par un
somptueux édifice, c’est l’un des vôtres qui s’en va courir les
campagnes alémaniques pour recueillir des fonds en distribuant des
indulgences. J’en profite pour rendre au frère Tetzel et à
l’infatigable Torquemada l’hommage qui leur est dû. Votre ordre ne
s’est jamais dérobé. Il faut se faire sicaire de Dieu quand cela
s’avère nécessaire, et trafiquant à l’occasion. On n’en devient pas
pour autant un persécuteur simoniaque. Mais il faut prendre garde à ne
pas tomber dans les erreurs que l’on prétend éradiquer.
Le pauvre dominicain ne sait visiblement plus où il en
est. Surtout quand Ugo Buoncompagni, d’un geste ample et distrait lui
signifie qu’il peut disposer.
***
LISBONNE
08-10-1582
L’Enjeitado mendie le matin à la Ribeira, et disparaît
ensuite on ne sait où. Aujourd’hui, il leur a demandé s’ils voulaient
l’accompagner.
– Deux fois par semaine, je me lance dans une longue
promenade, pour ne pas oublier qu’il fut un temps où je pouvais marcher
autant que je voulais.
Il n’a pas tout perdu de son endurance. Béquille ou pas,
il abat deux bonnes lieues, gravissant les collines sans trop de peine,
et les redescendant sans s’étaler. Ils ont poussé jusqu’au Campo de
Santa-Clara, en amont, se sont aventurés au-dessus du Rossio, et cela
ne les a pas gênés pour redescendre en aval, jusqu’à Santa-Catarina.
Pour compliquer encore l’itinéraire, l’infirme les a entraînés dans un
nombre incroyable de venelles et de travessas. Il est vrai qu’ils ne
cessent de s’arrêter. Car l’Enjeitado a sa cour. À mesure qu’il
s’avance, tout ce qui est resté jusque là dans l’ombre refait surface,
autant de rassemblements de dépenaillés plus ou moins intacts qui
rentrent dans leur trou quand il repart.
Une catin s’est jointe à leur groupe, qui suit l’Enjeitado
dans ses tournées avec une sorte de pliant qu’elle installe au milieu
de la rue chaque fois qu’il leur faut s’arrêter. Joana Pote, car tel
est son nom, évite de dilapider son pécule en bêtises, car elle croit
aux vertus rédemptrices d’une vie réglée entre deux dérèglements. Le
fait de remplir un tel office la protège des maquereaux et des
sergents, comme si elle s’était ainsi acquis une étrange immunité. Pour
évoquer la condition de cette fille, l’Enjeitado a encore cité Camoëns,
hors contexte :
Si les peines d’amour dont je ressens les coups
Veulent que si longtemps j’en souffre et que j’en vive...
C’est aux auditeurs de compléter s’ils peuvent. Une
définition pertinente de la prostitution, se dit Sirleto. La pratique
se décharge sur les putains de ses misères affectives, comme le
fanatique se décharge sur les clercs de sa misère spirituelle. Il
secoue la tête, et son ara proteste en agitant une aile. Cette jeunesse
temporaire ne lui vaut rien. Surtout qu’il ne peut s’empêcher d’ajouter
in petto que celui
qui se laisse entraîner par les prédicateurs est sans doute moins nocif
que ceux qui battent le rappel, et qu’il y a bien des prêtres qui
auraient des comptes à rendre. En tout cas, ils ont cet avantage qu’ils
donnent à Joana Pote une occasion de conter son histoire que l’infirme
connaît déjà. Son arrière-grand-père faisait partie de la fournée de
jeunes juifs baptisés de force après qu’on les eut arrachés à leurs
parents sur le quai de la Ribeira. Confié à des chrétiens il avait eu
le malheur de s’éprendre d’une gamine de bonne famille, et de
l’engrosser malgré les obstacles. Enlèvement avant l’incarcération dans
un couvent pénitentiaire, où l’on fût certainement parvenu à faire
mourir la mère avant que l’enfant vînt au monde. Expédients misérables.
Ils n’en finissaient pas d’avoir les dents gâtées par les raisins verts
dont le bisaïeul avait cru bon de faire son ordinaire. Teresa lui
représente que, dans certaines familles juives, le patriarche brandit
les foudres du dieu le plus jaloux qui soit si l’un des membres de la
tribu manifeste le désir d’épouser une goy. Elle est bien placée pour
le savoir, étant elle-même issue de conversos. Elle a de plus moins
d’excuses que cette pauvre fille. Celle-ci ne vend son corps que par
nécessité. Elle n’a jamais eu à se plaindre, elle, de sa condition
métisse. Ses parents n’étaient pas malheureux. C’est elle, qui,
entraînée par les courants de sa folle vitalité, s’est jetée, mauvaise
tête baissée, dans le brasier de la foi, alors que d’autres se laissent
glisser, par manque de ressort, jusque dans les sentines du
putanicat.
Ugo Buoncompagni essaie de saisir au vol une phrase
significative dans le fatras des banalités. Les gueux parlent sans
doute de leurs difficultés sans geindre, et se permettent même d’en
plaisanter avec l’Enjeitado, mais ils ne lui apprennent rien. Sauf
peut-être sa fonction réelle dans la ville. Il permettrait à chacun de
considérer son sort autrement, d’en faire l’objet d’une dérision
d’autant plus gaie, que l’on n’y sent aucune complaisance. Le monde est
ainsi fait, mieux vaut en sourire, et en rire s’il se peut. Chacun joue
sa partie, les rois, comme les ministres et ses autres sujets. Il faut
des pauvres, comme il faut des bouffons, sauf que les pauvres ont
intérêt à susciter la compassion. Rien ne les empêche de bouffonner
entre eux. Le misérable qui serait tenté de s’écarter de ses semblables
comme d’autant de miroirs, ou de ne plus vouloir connaître d’autre
humanité que celle dont personne ne fait cas, car il ne tient pas à
nourrir trop d’espoir, ce misérable se sent du coup moins seul, et
puise dans ces entretiens la force d’affronter les grains qui se
dessinent.
Les anciens combattants, et il y en a, ne songent pas à
évoquer leurs faits d’armes, comme lorsqu’ils demandent la charité. Les
défaites font partie de notre patrimoine comme les victoires, et la
désillusion fait partie de notre vie comme les espérances. Il est
difficile de prendre tous ces malheurs au sérieux, avec l’Enjeitado. Il
n’y a que les plus fortunés qui s’en sortent, ceux qui savent faire la
part des choses, et y prélever la leur. On a bien acclamé Dom
Sebastião, et c’est son cousin qui gouverne le royaume, qui reste
d’ailleurs ainsi dans la famille des Aviz, comme il le serait resté si
le bâtard avait tenu sur le pont d’Alcântara.
Lorsque l’Enjeitado se lève de son siège improvisé, les
misérables semblent en tout cas plus rassérénés qu’après une bonne
confession. Les directeurs de conscience, se dit Cristofer Clau, font
mousser nos tristes appétits pour les mieux réprimer, et nous faire
oublier la spirale des désirs collectifs qu’une poignée de satrapes a
su convertir en un pactole inépuisable. Sans ce pactole, la basilique
encore en chantier de Saint-Pierre à Rome ne s’élèverait pas bientôt à
des hauteurs inconnues jusque là. L’Église a bien le droit de prélever
quelques gouttes de ce flot ininterrompu, surtout si l’opération permet
de raccourcir le séjour de quelques pêcheurs méritants au purgatoire.
On n’imagine pas les frais que cela suppose, le gouvernement de
l’Église. Après tout, la masse imposante d’un édifice religieux,
l’appareil des processions, et le faste des jubilés auront ramené sur
le bon chemin bien plus d’âmes égarées que toute la magnifence des rois
et des empereurs qui ne songent qu’à leur propre grandeur. L’Évangile
affirme qu’il faut rendre à Dieu ce qui lui revient, et aux princes ce
qui leur appartient, et n’est que le fruit d’une suite interminable de
violences. Le roi Salomon a élevé un temple fabuleux pour son Dieu
jaloux. On ne saurait faire moins pour le Dieu d’amour, n’en déplaise à
un saxon irascible. L’Enjeitado essaie simplement de rendre aux
infortunés toute l’attention qu’ils méritent. Alors qu’on se détournait
à la Ribeira, il attire maintenant tous les regards, comme s’il était
devenu l’idole de la gueuserie. À l’inverse du Veau d’Or qui reçoit des
offrandes et n’offre rien en échange, il donne tout ce qu’il peut
donner, le sentiment d’exister comme les autres. Ugo Buoncompagni note
qu’ils ne se sont pas contentés de se faire à ce visage monstrueux. Le
sombre tourbillon qui s’ouvre en son centre semble à présent aspirer
les aspects les plus dégradants du malheur pour n’en laisser surnager
que les innocentes épaves.
Ils sont revenus à la Tartaruga. Et un homme les attend,
d’une toute autre condition, un homme qui se lève pour embrasser
l’Enjeitado en lui tapant sur le dos et lui dit :
Et si de grands et puissants royaumes,
Ton roi détient la majesté,
Quels présents m’apportes-tu, diplômes
De ton incertaine vérité.
Sirleto reconnaît un extrait des Lusiades,
ce qui les change des sonnets.
L’homme bien mis ne voit aucune façon à ce que le gueux
s’assoie à sa table ainsi que la catin et ces jeunes psittacophores. Il
a même quelques mots aimables pour ces derniers.
– À peine débarqués, vous prétendez travailler dans nos
chantiers et l’on vous croit, quoique je n’aie jamais entendu parler de
Pedro Carocha, le cordier, ni de Bento Mestre, le charpentier, ou de
Fernando Cifra, le voilier. Vous me pardonnerez, ma petite Madalena,
mais je ne connais pas non plus de calfat nommé Cristoval. Je suis
pourtant capitão-mor à Almada. Je me serais empressé de m’assurer les
services d’aussi remarquables artisans. Ne vous inquiétez pas, vous
devez avoir vos raisons pour vous présenter sous ces noms, et ces
raisons ne peuvent être qu’excellentes. Les amis de l’Enjeitado sont
les miens. Surtout quand ils apprivoisent des perroquets et mettent en
fuite un familier de l’Inquisition. Et vous faites bien. Les perroquets
sont plus traitables que les inquisiteurs.
Les nouveau-venus en restent un instant pantois, et se
gardent bien d’intervenir quand il est question des intrigues de la
cour. Tout se tasse, semble-t-il : le prieur de Crato a entraîné dans
sa proscription les plus enragés de ses partisans, le comte de Vimioso
est mort ainsi que Philippe Strozzi. Et les autres, c’est tout comme.
Trois gouverneurs sur cinq se sont prononcés aux Cortès pour le
Castillan, il n’y a plus qu’à le caresser. Chacun le fait avec plus ou
moins de grâce, et l’on en sourit.
L’Enjeitado se lève enfin. La journée a été longue. Ugo
Buoncompagni se dit que ce gentilhomme pourra leur livrer quelques
indices.
– Nous avons suivi l’Enjeitado dans sa tournée, et appris
par la même occasion qu’il l’effectuait deux fois par semaine pour
réconforter ses semblables. Venez-vous également ici, à la Tartaruga,
deux fois par semaine, pour le réconforter, lui ?
– Il n’en a pas besoin. Je me sens mieux, chaque fois que
je le rencontre.
– Aurait-il été de vos semblables ?
– Plus que vous ne pouvez l’imaginer. Le désert a englouti
bien des vies. Ma pauvre Madalena a perdu son mari à Alcácer Quibir,
ainsi que son fils à Ceuta. Elle n’a plus que moi pour la soutenir, et
je le fais d’autant plus volontiers que je l’aime.
– Avez-vous été si proche de l’Enjeitado.
– Aussi proche que peut l’être un Manuel de Sousa
Coutinho. C’est le malheur qui nous a rapprochés. Il me rappelle à
chaque instant, avec son visage ravagé et ses béquilles, qu’il est des
disparus qui reviennent, et qu’il ne faut jamais cesser d’espérer... ou
de désespérer. Car c’est en perdant tout qu’il est devenu le Roi des
Pauvres.
– Le Roi des Pauvres ?
– Vous avez bien entendu, le Roi des Pauvres. Mais il ne
veut pas encore l’admettre. Le Frei
Carlos de Alicerce ne cesse pourtant de le lui répéter. C’est le moment
où jamais. Nous avons vu où nous conduisaient les grands projets de nos
rois. Ils ne voudront jamais entendre ce que nous dit le vieillard du
Restelo :
Il n’est aucune entreprise, qu’elle soit grande ou sacrilège,
Qu’il nous faille affronter le feu, le fer, les ondes, la canicule ou le froid,
Qui ne tente pas la race des hommes.
Notre pays tout entier repose sous les sables du désert.
On a laissé l’ennemi grandir à nos portes,
Pour en aller chercher un autre au loin.
Les poètes ont une vue plus perçante que nos rois. Ce fut
une bien déplorable croisade. Ses malheurs et les nôtres assurent à
notre cher Dom Sebastião une renommée sans doute éternelle. Il est
temps d’entamer une croisade plus secrète, celle qui ramènera dans
notre royaume terrestre ceux qui en ont été injustement écartés. C’est
la tâche que Frei Carlos de Alicerce aimerait confier à notre Enjeitado
pour l’expiation d’un péché qui fut celui de tous.
***
LISBONNE
09-10-1582
Ugo Buoncompagni n’en revient pas, quand il arrive à la
salle commune avec les autres. Le vieux franciscain est déjà installé à
une table. Et pas n’importe quel franciscain, celui qui le promène si
cavalièrement dans le temps, et qui se lève en bredouillant :
– Je n’y suis pour rien... Vraiment pour rien. Je n’étais
qu’un messager... Il faut comprendre...
Il regarde dans le vide comme s’il essayait de rassembler
ses idées.
– Faisons quelques pas, voulez-vous...
Et il est pris d’un petit rire presque silencieux.
– Cela fera prendre l’air à vos perroquets.
Il se dirige vers l’entrée sans attendre de réponse. Il ne
reste plus qu’à le suivre, ce qui ne semble pas si difficile, vu qu’il
marche plutôt moins vite sur ses deux jambes que l’Enjeitado avec ses
béquilles. L’infirme doit déjà faire son marché à lui à côté de la
négresse. L’infortune est à ceux qui se lèvent tôt. Les autres peuvent
prendre leur temps. Et c’est ce qu’ils ont fait. Ils ne sont pas
habitués aux visites pastorales qui vous font gravir et redescendre des
collines. Le soleil s’était déjà levé depuis un bon moment quand ils se
sont réveillés. Le franciscain juge sans doute qu’ils peuvent sauter le
déjeuner. C’est bien la peine de les rajeunir, si c’est pour ne tenir
aucun compte de leur appétit ! Et il se paie leur tête en plus :
– Je ne puis, malheureusement vous rendre les honneurs qui
vous sont dus. Vous ne portez pas votre anneau pontifical, et l’on
s’étonnerait de me voir prosterné devant un si jeune homme.
Faute d’anneau à baiser, il passe son doigt sur le bec
d’un perroquet ravi qui fait crôô crôô. Ugo Buoncompagni sourit.
– Seules comptent les intentions, dans certains cas. Je ne
suis pas encore à l’âge où l’on porte la tiare et un anneau pontifical.
Et je ne puis qu’exprimer mon respect pour Frère Carlos de Alicerce qui
veut faire présent à l’humanité d’un roi des pauvres. Vous avez
conservé votre âge vénérable, ainsi que le souvenir de nos entretiens,
et vos traits répondent mieux à votre expérience, que les nôtres à
notre état. Votre apparence inchangée laisse à penser que vous êtes
l’un des acteurs d’un drame dont je ne connais pas l’argument. Vous
n’avez pas jugé bon jusqu’à présent de vous manifester. Si vous le
faites aujourd’hui, c’est que vous avez l’intention de nous proposer
quelques éclaircissements.
Le franciscain mâchonne un instant dans le vide, avant de
répondre.
– Je vous l’ai déjà dit... Je n’étais qu’un messager...
C’est à vous de prendre une décision. Dieu propose, les hommes
disposent. Le monde est une machine qui ne lui échappe que dans la
mesure où tel est son plaisir... Et vous avez employé le terme exact :
je suis un acteur, un simple acteur, rien qu’un acteur... Je ne siège
pas sur le trône de Saint-Pierre, et je ne puis être à la fois juge et
partie... Une partie bien accrochée à la ville qui l’a vu naître...
C’est à vous qu’il revient de résoudre les problèmes qui se présentent
au cours de ces jours que l’on croit disparus, et qui échappent plus
que les autres à notre contrôle, avec des conséquences peut-être
redoutables sur les jours que l’on a retenus... Il n’est même pas exclu
que je puisse moi-même en représenter un... Alors, pour l’instant, je
ne puis vous offrir que ce que j’ai, mon histoire et mes espérances...
Le destin a voulu que je vous connaisse et que je vous aie reconnu.
C’est un destin bien malicieux, jamais je n’ai cessé de reconnaître des
gens... Je vais juste vous parler de mon passé, et j’essaierai de ne
pas vous influencer... S’il m’arrive de plaider, ce sera bien malgré
moi, vous pouvez en être certain.
Cristofer Clau n’a pas envie d’essuyer un flot de
précautions oratoires :
– Dieu ne choisit pas ses messagers au hasard. Votre passé
doit être une recommandation suffisante.
Ugo Buoncompagni se détourne pour ne pas trop montrer sa
contrariété. C’est à lui de diriger les entretiens, tant qu’il n’a pas
expressément confié ce soin à quelqu’un d’autre. Cela dit, il est aussi
impatient que Cristofer Clau de connaître le passé du vieillard.
D’autant plus que celui-ci ne serait pas venu à la Tartaruga s’il avait voulu leur
cacher quoi que ce soit.
– J’ai six ans de plus que vous, dit le franciscain à
Buoncompagni. Puis il regarde Sirleto et Teresa : – J’en avais
vingt-et-un quand vous êtes venus au monde. Il considère enfin
Cristofer Clau qui a déjà fait ses calculs : – Et je pourrais presque
me permettre de vous considérer comme un gamin, car j’en avais
quarante-trois lorsque vous êtes né.
Bon, se dit Ugo Buoncompagni, la longévité de ce moine est
remar-quable, mais ne concerne guère l’affaire en cours. Comme s’il
lisait dans ses pensées, le franciscain secoue la tête, et il ne
bredouille plus du tout :
– Cela n’aurait aucune importance si je n’étais pas né
précisément l’année que Dom Manuel Ier décida de convertir les juifs de
son royaume qu’ils le voulussent ou non. Joana vous a sans doute parlé
des scènes terribles qui se sont déroulées à la Ribeira. On baptisait à
tour de bras sur les quais et devant le palais des Estaus. Les
barbaresques attendaient au large de leurs côtes les plus rétifs qui
avaient réussi à s’embarquer bien que la plupart des navires fussent
restés embossés au port sous bonne garde, de peur qu’il n’y eût pas
assez de gens à convertir.
– Il est parfois nécessaire d’en venir à de telles
extrémités, fait remarquer Ugo Buoncompagni, les douces représentations
sont de mise dans les campagnes de prédication, mais les princes
entendent voir tous les sujets professer une seule et même foi. C’est
parce que les peuples doivent savoir à quoi s’en tenir que l’empereur
Constantin a fait réunir le concile de Nicée, et Marcien celui de
Chalcédoine. Paul III n’a-t-il pas réuni lui-même notre dernier concile
à la demande de Charles Quint qui appréhendait d’avoir à signer les
compromis et les paix qu’il a fini par signer ? Les princes sont utiles
à notre foi, qui s’arrangent pour que nous supprimions une lettre à un
mot, et pour que nous ajoutions une conjonction à notre credo.
– Je n’en disconviens pas. On n’eut pas à recourir à la
force pour convertir ma mère. Elle s’était mariée à l’église. Mais elle
a pensé revenir à la religion de ses pères, quand elle a vu comment
l’on traitait ses semblables. Il a fallu toute la sagesse et toute la
tendresse de son mari pour la garder parmi nous. Je n’ai pas assisté en
personne à ces tristes événements. Je n’étais qu’un nourrisson. J’avais
dix ans quand une vingtaine de nouveaux-chrétiens ont été surpris chez
l’un d’entre eux en train de célébrer le Séder. Les dominicains de
notre ville ont lancé contre les convertis une foule chauffée à blanc.
Je me rappelle parfaitement les corps tailladés, les têtes des
nourrissons fracassées contre les murs. Les plus frénétiques
pénétraient dans les maisons pour les fouiller. Mon père a eu le plus
grand mal à nous soustraire, ma mère et moi, à leurs violences. "Mon
épouse, disait-il, n’a pas attendu d’y être forcée pour se convertir,
et compte faire de notre enfant un prêtre. Auriez-vous oublié que les
premiers apôtres ont été des juifs persécutés eux-mêmes par d’autres
juifs ?" Des arguments bien faits pour toucher un tel public. Il a été
sensible à d’autres. Mon père maniait une épée à deux mains pour mieux
appuyer son discours tandis que ma mère armait une arquebuse. Des
navires mouillaient au port, dont les équipages n’attendaient qu’un
signal pour participer à la curée. Les massacres n’ont cessé que
lorsque Dom Manuel se résolut à faire brûler deux dominicains, à exiler
la plupart des fautifs, à supprimer les privilèges de sa bonne
capitale, et à faire main basse sur les biens de ceux qui avaient cru
bon de fermer les yeux. Deux années après cette tuerie, la ville avait
récupéré ses droits, et les dominicains étaient revenus à São-Domingo.
Je me suis fait prêtre comme le voulait ma mère, mais je n’ai pas
envisagé une seconde à me faire dominicain. Ce n’est pas faute d’en
connaître de remarquables. J’ai rencontré Las Casas à Barcelone avant
qu’il allât rejoindre leurs rangs, et suivi les leçons de Francisco de
Vitória à Salamanque. J’ai compris que l’on pouvait se consacrer au
droit des gens, et qu’il est des injustices que l’on peut combattre
sans les aller chercher au bout du monde. Un jour où je lui expliquais
l’empreinte ineffaçable qu’avaient laissée dans mon esprit les
massacres de Lisbonne : «Ce sont de telles horreurs, me dit-il, qui
inspirent la plupart de mes leçons. Pour de sincères vocations, combien
de frères inutiles à qui manque, sinon le cœur, du moins la science et
l’esprit. L’on se dévoie chaque fois que l’on confond la violence et la
force. Méditez l’exemple de Catarina Bonincasa qui accueillait dans sa famiglia
franciscains et dominicains sans exclure les autres ordres ni les
laïcs. C’était une de nos tertiaires. Une négociatrice comme on n’en
trouvera plus. Et pourtant elle n’a pu éviter le Grand Schisme
d’Occident qui multiplia les papes comme notre Seigneur les pains. Le
siècle a ses contraintes.» Voulait-il me faire comprendre que les
tribunaux du Saint-Office en sont une, à laquelle on n’est pas
cependant tenu de prêter la main ? Il est vrai qu’on ne saurait
instruire un procès sans connaître les pièces. Nos recherches au sein
des Universités permettront peut-être un jour de mettre fin à ces
horreurs. Nous ne cessons d’approfondir et d’affiner la doctrine. Le
temps viendra sans doute où la science n’épouvantera plus les clercs.
Ce clerc-là se berçait d’illusions. Je me suis laissé dire que les
idées de Copernic provoquaient quelques remous. Il a été bien avisé de
quitter cette vallée de larmes avant de pouvoir présenter de solides
preuves de ses conceptions.” Cristofer Clau n’ignore pas les
travaux de Copernic :
– Je me garderai bien d’en présenter moi-même, l'Église a
bien assez à faire avec la prétendue réforme.
Le franciscain acquiesce.
– On peut condamner sans aucune réticence les procédés que
l’on emploie avec les Indiens dans les encomiendas,
et Las Casas ne s’en est pas privé dans sa relation sur la destruction
des Indes. Ceux qui entreprennent de le réfuter montrent clairement
leur collusion avec ceux qui en profitent. Je voyais, moi, un Indien
dans chaque homme qui me tendait la main, ou qui peinait sans parvenir
à nourrir sa famille. J’ai continué à suivre les leçons des meilleurs
maîtres, mais j’ai renoncé à en devenir moi-même un, malgré leurs
instances. Je n’avais pas le cœur, devant cet amas de misères, de
consacrer le plus clair de mes jours à de savantes controverses. Je
préférais suivre l’exemple de Saint-François d’Assise lui-même, plutôt
que d’essayer de me hisser au niveau de Roger Bacon qui releva les
insuffisances du calendrier julien...
Cristofer Clau s’incline pour saluer l’allusion à
ses propres travaux. Le franciscain poursuit :
– ...ou à celui de Duns Scot qui fait une distinction
entre les commandements que Dieu ne peut modifier et ceux sur lesquels
il pourrait revenir. Le sort des pauvres n’a pas été fixé une fois pour
toutes. Guillaume d’Ockham nous invite à ne pas nous embarrasser
d’universels. Et j’étais las de courir de ville en ville. Je suis
revenu dans la mienne pour y partager la vie de ses pauvres.
– Et vous allez parachever une longue carrière d’indigent,
dit Ugo Buoncompagni, en couronnant le Roi des Pauvres.
Une affirmation qui sonne comme une question.
– Vous ne comprenez pas... dit le franciscain. Vous
ne comprenez pas, parce que vous ne voulez pas comprendre... Ça m’a
semblé évident quand je l’ai reconnu... Je ne sais comment vous
expliquer... Vous devriez venir constater par vous-mêmes. Un
rassemblement de pauvres est prévu pour demain soir au quartier du
Restelo, au-dessus de Belém.
***
LISBONNE
10-10-1582
L’avantage d’avoir été aussi explicitement invité à une
réunion censée vous apporter un complément d’information, c’est que ça
libère tout le reste de la journée. Et ils comptent bien en profiter.
Levés dès l’aurore, ils ont envoyé le patron chercher pour eux-mêmes et
l’Enjeitado une bonne provision de pastéis
de nata.
Ce sont des friandises trompeuses. Elles ne sont pas bien grandes, une
ration bien tassée de crème jaune, brune par endroits, reposant dans
une minuscule tasse de pâte assez friable. On en engloutirait des
charretées. Force est pourtant de constater, à la dixième, qu’un maçon
plein de zèle a jeté les fondations d’un immense édifice dans l’estomac
du consommateur. Nul n’est tenu de garder l’Escurial en son entier à
proximité de son foie, aussi solide soit-il. Les prétendus jeunes gens
finissent pas caler, malgré leur appétit restauré.
Ils suivent l’Enjeitado à la Ribeira, mais évitent de se
poster comme lui à côté de la négresse, de peur que leurs perroquets
n’aient des confidences à faire à leurs congénères. Ce n’est pas
désagréable de badauder simplement d’étalage en étalage, en essayant de
surprendre les conversations entre les esclaves venus d’une même région
qui ne soupçonnent même pas qu’on puisse les comprendre. Un marché, on
en a vite fait le tour, mais Teresa semble infatigable. Comme les
tartelettes ont fait leur chemin, elle les persuade même d’acheter des
oranges, qu’ils vont déguster au bord du fleuve. Le temps passe vite,
quand on suit du regard les bateaux. Le marché s’est presque vidé. La
patronne de la négresse leur fait un prix pour les sardines grillées
qui lui restent.
Les après-dînées sont un peu languissantes dans cette
ville. Ugo Buoncompagni a choisi de rester dans sa chambre. Pour une
fois qu’il peut simplement s’étendre, sans avoir à songer à tous ses
collaborateurs, aux importuns qui vont le solliciter. Les charges de la
fonction pontificale sont plus absorbantes que cette mission. Et il se
sent d’autant moins inquiet que toutes les responsabilités reposent sur
ses épaules. Il n’a pas à tenir compte de ce que pense une armée
d’archevêques et de révoltés. Il n’est que l’instrument d’une puissance
qui le dépasse. Le Seigneur n’est pas affligé de nos impatiences. Il
sait à quel point nous sommes faillibles. Cela permet plus d’erreurs,
sans les autoriser formellement. Il n’a qu’à prendre, lui, les
décisions qui lui semblent s’imposer, en tenant compte de ce que ses
compagnons pourront lui suggérer. Il n’encourt pas la réprobation de la
postérité, puisque personne n’entendra parler de ces journées qui
n’existent pas.
Teresa a préféré aller se recueillir à l’église Nossa
Senhora da Cruz. Sirleto s’est dévoué pour l’accompagner et garder son
perroquet le temps qu’elle en finisse. Il a une bonne vue d’ensemble
sur la ville, pour se désennuyer entre ses deux aras. Cristofer Clau,
lui, a emmené le sien dans un jardin près de São-Domingos
soulager un peu sa nostalgie sous les arbres exotiques plantés là pour
l’édification du badaud.
C’est bien la première fois depuis qu’on les a lancés dans
cette entreprise que Teresa parvient à oublier vraiment les fantaisies
de la conjoncture. Peut-être est-elle aidée du fait qu’elle n’a pas
encore été mise en terre. Et Lisbonne fait après tout, depuis deux ans,
partie du royaume. Elle peut se laisser plus franchement aller à ses
pâmoisons, et son visage en est tellement illuminé qu’elle attire
l’attention d’une dominicaine tertiaire qu’elle n’avait pas remarquée
en entrant.
– Prier à vos côtés, ma fille, c’est comme se sentir
transportée sur les ailes d’un ange. Et cela nous rappelle à une saine
modestie en nous représentant que notre habit ne garantit pas la
ferveur de nos élans. Pourrions-nous échanger quelques mots dans les
allées du couvent ? La supérieure me connaît.
Sirleto s’efforce de ne pas manifester son impatience
quand il les voit toutes les deux se diriger vers l’entrée du couvent.
Les églises deviennent infréquentables. On ne saurait s’y hasarder sans
attirer une foule de jacobins des deux sexes. Il eût été peut-être
intéressé s’il avait entendu ce que disait la tertiaire :
– Le grand François Borgia venait se recueillir
discrètement dans cette église. Un grand homme et conscient de ses
devoirs. Il a pris la peine d’établir ses huit enfants avant d’entrer
dans la Compagnie de Jésus...
Sirleto l’a rencontré à Rome. Cet homme était la preuve
vivante qu’un ancien vice-roi de Catalogne peut donner un bon général
des jésuites. Il possède toutes les qualités requises pour se faire
béatifier, canoniser et, pourquoi pas, devenir le saint satron de ce
royaume.
– Songeriez-vous, poursuit la sœur, à mener une vie aussi
mondaine que la sienne avant d’entrer dans les ordres ? Je sens en vous
cette étoffe dont sont faites les femmes sur qui l’on peut compter, et
les vraies religieuses.
Cette dominicaine ferait mieux de s’occuper un peu plus de
son propre salut. Sans doute cherche-t-elle à recruter un élément de
qualité, mais elle va finir par se poser des questions inopportunes si
on la laisse faire. Teresa décide de ménager la bique et le crucifère.
– Je ne suis ni religieuse, ni postulante. J’aime le monde
plus qu’il n’est nécessaire et Dieu plus qu’il n’est souhaitable.
– On ne saurait trop aimer son Seigneur, et le monde
s’avère toujours décevant.
– Pas si décevant que cela, puisque vous avez choisi d’y
vivre en respectant la règle.
– Il faut bien que certaines d’entre nous s’efforcent de
le rendre un peu moins décevant. Et je suis sûre que vous viendrez un
jour nous rejoindre. Je sens en vous quelque chose...
– Je n’en suis pas encore digne. Mon père n’est qu’un
riche calfat plein de gravité qui s’efforce de passer par le chas d’une
aiguille. Il est porté sur les lectures dévotes et pénétré des
meilleurs principes. Il nourrit pour ses enfants les plus hautes
ambitions. Il veut faire de ses fils de grands capitaines, et de ses
filles des épouses accomplies. Une recluse ne serait pas pour lui
déplaire. On ne sait jamais à qui l’on marie ses enfants. En attendant,
je ne puis faire un pas sans mon chaperon attitré. C’est cet écervelé
que vous avez vu sur la place avec ses perroquets.
– Une duègne sans perroquets fait un chaperon plus
convenable.
– Une duègne est bonne pour les familles qui veulent en
faire accroire. Une simple bonne peut être circonvenue par un roué, si
elle ne songe pas elle-même à planter là sa maîtresse pour s’en aller
courir le guilledou. Croyez-moi, ce cousin craint mon père comme la
peste, et ne me quitte pas de l’oeil.
– Peu importe, on rencontre dans le monde bien des
écervelés affligés d’un perroquet.
– Comme on rencontre des grandes tantes carmélites. La
mienne m’a parlé d’une certaine sœur Teresa d’Avila ; et j’ai même eu
la chance, grâce à elle, de goûter un Cantique Spirituel que Juan de
Yepes a composé avant de s’évader de sa prison à Tolède.
Teresa a beau chercher dans ses souvenirs, elle n’a jamais
pris plaisir a mystifier qui que ce soit. Elle se le reprocherait si la
meilleure façon de couper court, ce n’était pas d’approcher le plus
près possible de la vérité. Elle évite d’évoquer ses propres ouvrages,
pour la bonne raison qu’ils ne sont pas encore parus. La dominicaine
est en tout cas restée interloquée, et Teresa n’a plus qu’à attendre
avec toute la modestie requise, que l’on veuille bien consentir à la
congédier, ce qui ne saurait tarder.
*
Ils ont voulu partir plus tôt pour voir la tour censée
défendre l’entrée de l’estuaire, et le couvent des Hiéronymites. Ils
ont pu laisser les perroquets à un marchand ambulant, moyennant
quelques réis. Teresa a fait
remarquer aux autres qu’il en est de certains édifices religieux comme
du marché de la Ribeira. On y trouve de tout. L’ensemble ne laisse sans
doute pas d’impressionner. Le fameux João de Castilho offre aux fidèles
une voûte si belle qu’elle inciterait l’esprit à se hisser à des
sommets comparables si l’attention n’était pas distraite par la
multiplicité des ogives adventices. On passerait des heures à relever
les détails. Les sculpteurs ont voulu rendre compte de toutes les
merveilles de la nature. Un tel foisonnement de formes que l’on s’y
perd délicieusement. C’est l’époque qui veut ça. L’âme en s’élevant
laisse retomber une écume étincelante d’où naissent de monumentales
pâtisseries, comme autant d’Aphrodites plantureuses.
Le soir tombe, il est temps d’aller rejoindre les gueux au
Restelo. La colline s’illumine peu à peu. Les fourneaux sont allumés
depuis longtemps. À mesure que le soir tombe, on en distingue les
reflets sur les murs, au bas de la colline d’abord, puis de plus en
plus haut. D’énormes caldeiradas frémissent dans leurs chaudrons. Des
cosidos cuisaient déjà depuis le début de l’après-midi, à petits
bouillons. Il y a des piles d’écuelles sur le pas des portes, des
miches entassées sur des tables à tréteaux. Le Restelo est tout entier
devenu comme une forge. On les a prévenus qu’il fallait apporter au
moins une cuiller et un couteau. Des groupes se sont formés çà et là.
Cela ressemble beaucoup plus aux allées d’une foire populaire qu’à ces
grandes réunions où les foules rassemblées viennent entendre un
discours. Ugo Buoncompagni voit mal comment ils pourraient se
faire vraiment une religion.
Un habit de franciscain les attire. Celui-ci n’a guère
dépassé la quarantaine. Les perroquets sont tout excités en le voyant,
et poussent leurs cris rauque en battant des ailes. Saint François
parlait aux animaux aussi familièrement qu’aux éléments. Faut croire
que les animaux ont bien des choses à dire à leurs disciples. En tout
cas, ce franciscain-là semble ravi de les rencontrer.
– Frei Carlos de
Alicerce m’a parlé de vous. Il ne devrait pas tarder à arriver. Je suis
moi-même descendu de Sintra tout exprès pour le voir, ainsi que
l’Enjeitado. C’est mon frère qui est censé offrir officiellement cette
fête aux pauvres. Nul ne songerait à le lui reprocher. Il était
de ceux qui sont partis avec notre roi pour l’Afrique. Philippe II l’a
racheté il y a quatre ans, avant même de monter sur notre trône. C’est
vous dire... Il a bien connu Sà de Miranda, mon frère... Et puis Manuel
de Sousa Coutinho y est aussi allé de sa petite contribution...
L’Enjeitado interrompt cette énumération de mécènes :
– Frei Agostinho
da Cruz ! J’espérais bien que vous descendriez de Santa Cruz. Mais je
crains bien de vous décevoir. Vous attendiez un grand événement, sans
doute...
Cristofer Clau tire la manche d’Ugo Buoncompagni. On y est
enfin. Qui sait la façon dont le souverain qui soupe au Terreiro de
Paço prendrait le sacre du Roi des Pauvres à moins de deux lieues de
chez lui. Le franciscain semble en effet déçu.
– Rien de nouveau alors ?... Ce n’est pas nouveau...
Un vieux marin qui a déjà un peu de vent dans les voiles,
et quelque peine à se tenir debout vu que toute la colline s’est mise à
tanguer sous ses pieds sans que la terre se soit mise à gronder comme
d’habitude, est fasciné par le perroquet de Teresa.
– Vous avez raison, ma fille, dit-il, il ne faut pas
hésiter à recueillir ces braves bêtes qui ramènent nos âmes à bon port.
– Tu n’as pas honte de mentir comme ça à cette dame ?
s’écrie une grosse femme qui touille une des caldeiradas
avec sa louche, cet homme, ma fille, n’a pas toujours été le
traîne-sa-faim qu’il est. Il a simplement eu le malheur d’épouser la
fille d’un brahmane, et de la perdre presque aussitôt. On s’est
empressé de le rapatrier pour mieux l’oublier. Il tenait des journaux
de bord, et a servi sous les ordres de Brás de Albuquerque. Il compose
encore de belles élégies dont il régale ses pauvres amis qui n’en
peuvent mais. Quant aux perroquets, ils représentent, à l’en croire
tous les désirs qui nous forcent à endurer tant de naissances avant de
nous fondre dans le Grand Tout. Le nautonier Charon nous faisait passer
dans l’autre monde. Ces bêtes nous contraignent à faire le chemin
inverse. C’est pour cela qu’elles ne cessent de rabâcher les phrases
qu’on leur apprend. Comme nous. Ce pauvre Fernando est devenu si
instruit dans ses voyages qu’il mourra dans la misère, comme Camoëns.
– La misère, répond le vieillard, on a eu le temps de s’y
faire. Et la mort, on n’aura jamais assez de temps pour s’y faire. Au
moins aurons-nous appris entre-temps à endurer notre misère sans la
souffrir.
– Voilà qui est galant, dit Sirleto, mais l’on n’y entend
goutte.
– J’ai croisé à Cordoue un jeune clerc qui composait des
vers aussi bien tournés, dit Teresa.
Ugo Buoncompagni hausse les épaules :
– Notre pauvre Teresa n’est jamais allée plus loin que le
campo de Santa Cruz, et encore! Elle raconte n’importe quoi, comme
d’habitude, pour faire son intéressante.
Mais cela dit quelque chose au franciscain :
– J’ai parcouru une édition espagnole des Lusiadas. Elle était préfacée par
un jeune poète dont j’ai oublié le nom.
Cristofer Clau sent que l’on commence à s’embourber. Il
est temps de sortir ses compagnons de la flaque.
– Les riches ont les moyens de citer les autres, nous ne
pouvons compter que sur nos paroles. Laissons les doctes célébrer comme
il se doit les auteurs reconnus, dussent-ils les laisser mourir sur la
paille. C’est à notre propre fonds qu’il nous faut puiser. La formule
de Fernando m’a frappé. Qu’entendez-vous par endurer la misère sans la souffrir ?
– Excusez un petit reste de vanité. Je me suis pris
naguère pour un de ces auteurs dont on se souviendra. Les formules
sortent de ma bouche avant même que j’aie pensé à réfléchir.
L’Enjeitado nous apprend à ne compter que sur nous-mêmes. Et nous
mettons en commun nos ressources sans nous croire tenus de l’aller
crier à tous les carrefours. Avant, nous avions de bons jours, et de
mauvais, cela dépendait des aumônes que l’on voulait bien nous faire.
Nous ne connaissons plus que les bons jours de ceux qui s’en sont le
mieux sortis, parce que l’Enjeitado nous a montré comment il faut
s’arranger pour que tous en tirent leur profit. Pour le reste, dès que
nous avons besoin d’un coup de main, nous faisons appel aux autres,
nous avons nos charpentiers, nos cuisiniers, nos ravaudeurs, et même
nos écrivains et nos barbiers qui se dévouent pour la communauté à
charge de revanche. Autant de biens et de services qui échappent à
l’avarice des négociants et des traitants.
Ugo Buoncompagni acquiesce gravement :
– Une société qui s’est peu à peu développée à l’insu des
sociétés reconnues pour mieux répartir le produit de la mendicité sans
avoir à rétribuer qui que ce soit en cas de besoin.
– Et c’est ce qui nous permet d’endurer notre misère sans
souffrir qu’elle nous pèse. Encore faut-il que les ressources ne soient
pas détournées par l’un ou par l’autre, que l’on ne tienne compte que
des besoins, et que personne ne se révolte parce qu’il a l’impression
d’en faire plus que les autres. Car telle est notre nature. Nous ne
connaissons que le prix de nos propres peines. Frei
Carlos de Alicerce nous demande de ne regarder que ce dont nous avons
besoin et les énergies disponibles. Libre à qui le voudra de rejoindre
le troupeau des badauds pressurés, d’applaudir ou de siffler la parade
des princes et leurs combats, les jeux imbéciles des financiers et des
marchands, nous avons choisi de rester en deçà. Jusqu’ici nous vivons
tous sur une cassette commune sans aucun incident. Mais cela ne peut
pas durer. Il nous faut une autorité souveraine, un mendiant comme
nous, pour veiller à ce que personne ne vienne troubler nos
conventions, pas un prince qui sera tôt ou tard forcé d’entretenir une
armée d’officiers et de chambellans, de conseillers et de flatteurs. Il
faut à tout prix se tenir à l’écart du gaspillage universel. La moindre
faille nous ramènera dans la commune ornière.
Le vieux franciscain est arrivé. Il enfonce le clou.
– Et nul ne semble mieux placé que l’Enjeitado qui a connu
les gloires les plus vaines et la pire des misères, celle qui vous
touche dans votre chair en vous laissant dans la rue. Il a ressenti la
vanité des grands, et vécu parmi nous. Il ne sera le roi que de ceux
dont les richesses n’excèderont pas leurs besoins. Et ces richesses-là
n’attiseront pas la cupidité des princes de ce monde.
Teresa s’est tout à coup sentie pénétrée d’une étrange
tristesse. Elle essaie de ne pas prendre un ton trop rude.
– Les riches et les puissants, dit-elle, se sentent
spoliés de tout ce qu’ils n’ont pu accaparer.
On relève en passant ce qu’elle a dit sans y accorder une
importance particulière. Ugo Buoncompagni prend un plaisir certain à
passer de groupe en groupe avec l’Enjeitado, et se surprend à abonder
dans son sens.
***
LISBONNE
12-10-1582
Ugo Buoncompagni a demandé qu’on le laissât seul. Teresa
est allée se recueillir à la Sé avec Cristofer Clau, Sirleto au marché
avec l’Enjeitado. On lui a laissé tous les perroquets, qui s’agitent
sur les barreaux de deux chaises, à côté de lui. Des perroquets, c’est
moins gênant que des témoins ordinaires dans une audience privée. Il
attendra le temps qu’il faudra. Le Seigneur ne lui a pas donné les
moyens de se trouver là pour que le franciscain conteste son autorité.
Tous les moines y sont d’ailleurs soumis quoi qu’ils en aient. Celui-ci
comme les autres. Et il sait qu’on ne le fera pas attendre longtemps. Frei
Carlos de Alicerce se dirige directement vers la table de son pontife,
et s’assied sans façons. Les autres clients ne doivent se douter de
rien, et il serait peu indiqué de manifester un respect excessif pour
un si jeune homme. Ils parlent à voix basse, comme s’ils échangeaient
des confidences.
– Vous voulez proclamer Dom Sebastião roi sans couronne
d’un royaume invisible et sans frontières, dit Ugo Buoncompagni. Vous
agissez comme le prophète d’une Église sans pontife. Non que vous
vouliez usurper notre titre, comme le ferait un vulgaire antipape, élu
à la sauvette. Il n’y a aucune place pour un pape dans votre système,
ni pour un antipape. Vous m’invitez implicitement à continuer d’ignorer
tout un pan de l’humanité au moment même où vous vous efforcez de le
ramener parmi nous. Vous nous abandonnez les princes et les riches,
ainsi que ceux qui les font vivre et n’en peuvent mais. Je vous
remercie de me soulager d’une charge supplémentaire en vous efforçant
de soustraire vos ouailles à nos soins et à notre charité.
– Ils s’en sont dispensés jusqu’ici sans que cela vous
inquiète outre mesure. C’est ainsi que l’on reconnaît les intouchables,
ils restent à l’écart. Ils ne sauraient donc vous donner de l’ombrage.
Vous ne pouvez d’ailleurs même pas connaître tous les misérables.
L’avantage de la hiérarchie, c’est qu’elle permet de déléguer certaines
tâches à des subordonnés qui arpentent le terrain à notre place.
Nos mystiques explorent les domaines encore inconnus. Il est des
territoires qui échappent encore à notre vigilance et à notre foi. Vous
envoyez des missionnaires dans les régions qui viennent d’être
découvertes. Considérerez nos gueux comme des peuples à ramener au sein
de notre Église. Elle ne pourra que s’enorgueillir de tous ces
intouchables que nous croisons tous les jours sans les voir.
– Vous avez raison de vouloir les ramener au sein de
l’Église, et tort de penser à leur accorder un statut particulier. Car
vous leur offrez d’extraordinaires exemptions. Cette autorité censée
gérer les aumônes que vous aurez mises en commun, comme faisaient les
premiers chrétiens de leurs richesses, je vous l’accorde, prélève
simplement un impôt sur la charité de chacun sans aucune contrepartie.
Le laboureur le plus pauvre doit en principe payer ses taxes et la
dîme. Vous entendez, vous, confisquer, au profit de vos parias, une
partie des ressources communes, à l’insu des princes et de leurs
ministres, ainsi que de l’Église.
– Nos parias n’ont pu bénéficier jusqu’ici de cette saine
gestion. Les fonds ainsi réunis ont échappé jusqu’ici à votre infinie
sollicitude, et vous ne pouvez pas nous reprocher qu’ils soient
dilapidés en vain. Nous ne dégageons aucun bénéfice, aucun excédent qui
puisse alimenter l’universel négoce, et nous n’utilisons que des bras
dont personne ne veut plus pour améliorer la vie de ceux dont personne
ne se soucie. On peut continuer à les ignorer, puisqu’en tout cas ils
restent des intouchables.
– Ils ne le sont plus à partir du moment qu’ils trouvent
une place dans une société faite pour eux. Un intouchable doit en
principe rester un intouchable pour un autre intouchable. Les
misérables ordinaires n’hésitent pas à s’en prendre à leurs semblables,
à défaut de pouvoir s’en prendre aux riches. Les grands ne peuvent
subsister qu’en prélevant le plus clair de ce que rapporte le travail
des autres. Ils n’en concèdent au commun que le strict minimum, et
c’est à eux de décider en quoi consiste ce strict minimum. L’Église
elle-même n’a pas d’autre ressource que les dons de ses fidèles, et la
dîme qu’elle prélève. Nous assurons à ce prix une paix relative et la
justice autant qu’il se peut. Vous ne tendez qu’à laisser à certains
usagers le contrôle des biens qu’ils produisent. C’est la
négation de toute autorité. On ne peut à ce compte qu’aboutir à une
société sans Église et sans État.
– Le risque est maigre. Qui voudrait partager notre sort ?
– De plus en plus de pauvres, si vous faites vos preuves.
– Et si les pauvres se résignent à le rester. C’est la
pente de leurs désirs qui donne aux peuples la force d’entretenir
somptueusement les princes et les ministres. Les grands bâtisseurs ne
font qu’utiliser un bien qui n’était pas le leur avant qu’ils en
disposent. Il s’est construit ici des palais par dizaines, des
ensembles conventuels. J’ose à peine évoquer les grands travaux à Rome.
Vous savez ce que nous ont coûté toutes ces indulgences qui ont servi à
financer la basilique Saint-Pierre. Je suis conscient de vos
difficultés. Il vous faut ravitailler la ville sainte, faire rentrer
les impôts que vous prélevez sur les juifs, les vins étrangers, la
viande, et vous ne savez où donner de la tête avec la participation
qu’exigent les rois et les empereurs chaque fois qu’ils se lancent dans
une expédition. Rien que la guerre contre les Turcs... Mais je ne
voudrais pas évoquer ce qui vous fait tant de peine. Vous vous consolez
en attrapant au passage un petit pourcentage sur les emprunts que vous
lancez, avec l’espoir que la dette s’éteindra avec le créancier. Toute
cette gymnastique entre monti
vacables censés revenir dans votre escarcelle, et monti non vacables
indéfiniment transmissibles de génération en génération me remplissent
d’une admiration sans mélange. Un banquier ne ferait pas mieux. Ce qui
ne vous empêche pas de faire de l’un d’entre eux, ce bon Olgiati, le
dépositaire général de la Chambre Apostolique. Nous sommes bien loin de
nos petits arrangements entre gueux.
– Vous ne serez ni le premier, ni le dernier à nous
traiter de satrape simoniaque.
– Ce n’était pas mon intention. On ne saurait reprocher à
personne les contraintes auxquelles il est soumis. Même si l’on est
encore plus sensible aux contraintes qu’endurent les peuples. Mes
intouchables les ont éprouvées plus que d’autres. Je souhaitais juste
leur redonner un peu d’espoir. Ils rejoindront le troupeau commun dès
qu’ils en auront les moyens.
– J’entends bien.
L’audience est terminée. Pas la peine de demander au pape
si les arguments ont porté. On peut juste espérer qu’il prendra la
peine de peser le pour et le contre.
Frei Carlos de
Alicerce se lève, s’incline et s’en va.
***
LISBONNE
13-10-1582
Pour Cristofer Clau, les tournées de Dom Sebastião ne
présentent pas plus de dangers que les manigances de n’importe quelle
société secrète. Il ne souhaite pas jouer un rôle dans les affaires du
pays, ni circonvenir qui que ce soit. Il ne prépare pas de coup de
force et ne médite aucun attentat. Il ne songe même pas à lancer ses
troupes dans quelque entreprise. Le seul danger réside en une
incertaine lame de fond censée balayer à long terme la terre entière.
Cela n’empêche pas, pour l’instant, le royaume d’aller son nouveau
train : le changement de dynastie ne lèse pas des Portugais qui
conservent leurs postes, gardent leur monnaie, et sont confirmés dans
leurs privilèges. Non content de respecter les institutions, Philippe
Ier de Portugal s’est mis en tête, en bon bureaucrate, de mettre
un peu d’ordre dans le maquis des règlements. Ses Ordenações Filipinas
refléteront l’esprit des anciennes institutions. On voit mal comment
une société d’entraide qui ne concerne que les gueux menacerait une si
belle organisation.
Parce qu’elle l’ignorerait, tout simplement, selon
Sirleto. Même si l’on affecte de vouloir y porter remède, la misère a
son rôle à jouer dans la vie d’une nation. Pas de riches sans pauvres,
ni de bien sans mal. Loin de se combattre, le principe du Bien et celui
du Mal, ne sont, n’en déplaise à Mani, que les deux faces d’une même
réalité, depuis la Chute. Ils garantissent également notre
libre-arbitre. Un royaume sans gueux serait comme un homme sans ombre.
Si l’on ne se sent pas plus pauvre parce qu’on à sa faim, on se sentira
démuni parce qu’on ne jouit pas des mêmes commodités que le voisin. La
rage des frustrés remplace avantageusement la détresse des
crève-la-faim.
Pour Cristofer Clau, ce ne serait pas un mal, s’il y avait
d’autres pauvres que les frustrés correctement alimentés. Mais on ne
peut croire que la subsistance assurée à chacun résoudra tous les
problèmes. La spirale des désirs est un gouffre sans fond.
C’est justement ce qui inquiète Teresa. La religion mal
comprise offre un exutoire trop facile. Elle voit déferler un peu
partout des hordes de fanatiques. Après un début de soulagement, le
misérable voit trop bien ce qui lui manque en constatant que son
prochain n’en est pas privé. Il lui faut un supplément d’âme. Et l’âme
a ses misères invisibles que l’on ne peut soulager qu’en mettant les
autres à contribution. Ils sont rares, les gens qui savent distinguer
une véritable expérience religieuse d’une routine à laquelle on ne
saurait toucher sans provoquer de terribles convulsions. Quand l’Église
prêche la résignation, ce n’est hélas pas que pour complaire aux
puissances.
Cristofer Clau hausse les épaules. Il croit aux vertus à
long terme d’une éducation sérieusement conduite, qu’elle soit
religieuse ou non.
Sirleto fait remarquer qu’une éducation bien conduite doit
permettre à chaque individu d’exploiter ses possibilités, et que les
talents sont inégaux. En voulant supprimer les convoitises, on ne fait
que les exalter. Rares sont ceux qui se résignent à ne pas être ce
qu’ils aimeraient être.
Ugo Buoncompagni n’a pas prononcé un mot.
– Tout va se jouer sur un coup de dés, dit-il enfin. Il
suffira de mettre l’Enjeitado au pied du mur. J’ai bien envie de lui
offrir un bon repas à la taverne de la rua Nova.
*
Cette fois-ci, le patron ne voit aucun inconvénient à la
présence de Teresa. Il n’y a que le ménate pour trouver à redire à la
présence des perroquets, et il n’a pas voix au chapitre. Ils ont gardé
un bon souvenir des rissoles et des beignets, et comptent bien ne pas
en rester là. Cristofer Clau commande du Dão pour accompagner. On
commence par évoquer benoîtement la bonne soirée au Restelo, et l’on
pose des questions sur les gens qu’on a rencontrés. C’est un sujet qui
plaît à l’Enjeitado. Il connaît à présent bien plus de personnes que
lorsqu’il s’enfermait dans sa forteresse, loin du palais de la Ribeira,
pour mieux rêver à ses campagnes futures. Il rend d’un trait, d’une
phrase, ses personnages étrangement présents. Il relève une
particularité dans l’apparence, un détail dans les attitudes, un tic de
langage, une marotte. Teresa se dit qu’il eût fait un admirable
chroniqueur. Aucune condescendance dans ces anecdotes. Il ne se sent
vraiment pas supérieur à ces misérables. Il est dommage qu’un tel homme
se dérobe au moment précis où il manifeste des qualités qui feraient de
lui un grand roi. Les plus prestigieux tiennent le peuple pour un
instrument de leur puissance, ou pour un public censé applaudir aux
spectacles qu’on lui offre. Ugo Buoncompagni décide que c’est le moment
d’en venir au fait.
– Pourquoi rejeter ce titre de Roi des Pauvres, si vous
l’êtes en effet ? Toutes vos réticences ne vous empêchent pas d’en
remplir les fonctions. La façon dont on vous accueille dans les rues,
ce concours de peuple au Restelo montrent d’une façon éclatante à quel
point vous régnez sur les cœurs. La moindre de vos suggestions est
mieux écoutée que l’arrêt d’un prince. Les conseils que vous dispensez
valent tous les décrets des rois, et l’on en est conscient. Vous aurez
beau faire, vous êtes le Roi des Pauvres, et vous le resterez tant que
vous serez sous le regard de vos sujets. Qui sait ?... Un jour,
peut-être, vous redeviendrez le roi d’un pays qui ne laissera pas dans
son sillage cette traînée de déchets qui déshonorent les nations
policées. Il suffirait de convaincre vos anciens pairs. Un jour ou
l’autre Philippe Ier installera un gouverneur dans ce pays, et ce
gouverneur agira comme font tous les gouverneurs. Le moment viendra
sûrement où vous pourrez vous déclarer. On rêve d’un royaume gouverné
par un prince qu’il aura lui-même porté au pouvoir, et une cour plus
proche des petites gens qu’aucune autre. Votre visage,
excusez-moi, vous recommande. Il vous épargnera les tentations des
fêtes et des vains défilés. S’il existe une seule chance qu’un tel
royaume existe, il la faut saisir. C’est ainsi que tous les rois
devraient accéder au pouvoir : en remontant ainsi des gueux aux
artisans, des artisans aux bourgeois, des bourgeois aux gentilshommes.
Votre oncle vous a rendu service en s’installant sur le trône. Vous
pourrez rassembler derrière votre nom un peuple enfin réconcilié que
l’on ne pourra empêcher de se libérer de toutes les tutelles.
Toutes ces perspectives frappent visiblement l’Enjeitado
de plein fouet. Ugo Buoncompagni pousse l’avantage.
– Vous ne pouvez vous soustraire à cette mission. Il en va
de l’avenir de ce pays. Il faut en passer par là, et que tout le monde
puisse reconnaître l’Encoberto
et le Desejado derrière un
Enjeitado enfin rendu aux siens, et enfin découvert.
Teresa apprécie le travail. On dirait qu’Ugo Buoncompagni
a été saisi d’un enthousiasme communicatif. Dom Sebastião ne sait plus
trop où il en est. Le moment est venu de porter le coup de grâce.
– Mais il faut que vous vous sentiez la force de mener à
bout une telle tâche. Si ce n’est pas le cas, il serait cruel
d’entretenir des espoirs chimériques. Vous devez aller jusqu’au bout de
vos idées ou disparaître pour de bon. Peut-être que la légende de
l’Enjeitado rendra plus de services que celle de l’Encoberto. Il n’est pas besoin de
vous exiler. Les franciscains de Santa-Cruz vous accueilleront les bras
grands ouverts.
***
LISBONNE
14-10-1582
Teresa a sans doute décidé, au plus profond d’elle-même,
qu’elle s’éveillerait au moindre son émanant de la chambre de
l’Enjeitado. Quelques ivrognes attardés ont pu se taper longuement sur
les cuisses dans la rue sans la faire émerger. Elle est comme ces mères
endormies qui n’entendront que les plaintes de leur enfant malade.
Il compte disparaître sans alerter personne. On est
habitué à le voir passer à une heure précise. La seule façon de
s’éclipser, c’est de s’évanouir dans la nature en pleine nuit, en
effaçant toute trace de son passage, pour soigner sa légende. Il a
suffi d’un bruit infime pour que Teresa se trouve prête à toute
éventualité, habillée de pied en cap. Pour l’instant, elle évitera de
le déranger. Elle n’interviendra que s’il fait mine de vouloir se
donner la mort d’une façon ou d’une autre. Inutile, sinon, de traverser
les desseins du pape, si tant est qu’il en ait réellement eu un.
Pour une fois, elle donne raison à son pontife. Le titre
de Roi des Pauvres n’apportera pas grand’chose si l’Enjeitado continue
simplement ses tournées pastorales en attendant que la situation évolue
d’elle-même. Il faudrait gagner les grands qui ne veulent pas voir leur
statut remis en cause, et ne se gêneront pas pour faire intervenir les
autorités, si c’est le cas. Les misérables rentreront dans le rang dès
qu’ils le seront un peu moins, et leur argent les rejoindra dans le
gouffre commun au moment précis où ils pourront assurer plus ou moins
leur subsistance. Puis tout rentrera dans l’ordre quand ils ne le
pourront plus guère. Ce n’aura été qu’un répit. On ne doit pas laisser
croire aux plus gueux qu’ils pourraient l’être un peu moins, à moins de
les vouloir franchement gruger. Ils s’y attendent, ils vous en tiennent
à peine rigueur. Dès que l’on excède le cadre des mensonges machinaux,
on expose ses fidèles à de sévères déconvenues. De celles qui laissent
des traces d’autant plus douloureuses qu’elles vous ont été infligées
par des réformateurs sincères. L’Enjeitado a dû s’en rendre compte.
Elle s’est plantée à la fenêtre aux volets à peine
entrouverts. Elle l’a vu partir avec ses béquilles. Et il avance encore
moins vite que d’habitude. C’est qu’il va lui falloir se hisser à une
altitude de près de seize cents pieds. Passé Queluz, il ne risquera
plus de rencontrer des gens qui le connaissent. Ce ne sera plus qu’un
mendiant ordinaire. Ça lui fait quand même presque trois lieues à
parcourir avant le lever du soleil, un peu moins du tiers de la route.
Il s’est mis en chemin entre matines et laudes. Il arrivera peut-être à
destination à la tombée de la nuit.
En ne le voyant pas descendre, tout le personnel de la Tartaruga
s’est précipité dans sa chambre, craignant qu’il fût tombé malade. Ils
ont pratiquement réveillé tous les clients après l’avoir trouvée nette
et vide. Ils se concertaient à haute voix, montaient et redescendaient
les escaliers, posaient des questions à tout le monde. Ugo Buoncompagni
comptait faire la grasse matinée. Ils en sont quittes pour boucler
leurs bagages, et envoyer le patron chercher leurs pastéis de nata après avoir répondu
qu’ils ne se sont eux-mêmes aperçus de rien.
La nouvelle s’est entre-temps répandue jusqu’au marché de
la Ribeira, et commence à remonter vers les collines, en suivant le
parcours bi-hebdomadaire du mendiant.
– Il va falloir nous priver de la compagnie de nos aras,
dit Ugo Buoncompagni, après avoir avalé la dernière bouchée de son
ultime friandise.
– Plus facile à dire qu’à faire, lance Sirleto.
Le patron revient les voir.
– Je n’en reviens pas, dit-il.
– Nous non plus, fait Ugo Buoncompagni. Nous aurions aimé
lui dire au revoir. Va falloir nous faire une raison. Notre petite
Madalena doit aller voir un grand-oncle à Évora. Nous l’avons appris
hier. C’est un jésuite de la première heure. Il enseigne le droit
canon. Il a connu Gil Vicente quand il était encore enfant, et composé
des élégies avant d’entrer dans les ordres. C’était une belle histoire
d’amour, comme toutes les histoires d’amour impossible. Elle a épousé
un gentilhomme, il a continué de soupirer deux ou trois ans, ça lui a
fait des souvenirs, et pas mal d’élégies supplémentaires. Il ne nous
épargnera pas un seul souvenir, pas une seule élégie. Il est comme ça,
son grand-oncle. Il prépare l’avenir en remâchant son passé. Mais je
vous ennuie avec ce grand-oncle alors que l’Enjeitado a disparu. On se
raccroche à ce qu’on peut. Nous le retrouverons peut-être à notre
retour. Vous ne pouvez pas savoir à quel point nous avons apprécié
votre hospitalité. Si vous vouliez bien accepter que nous vous offrions
nos perroquets.
Le patron regarde les perroquets, les perroquets regardent
le patron, ce n’est pas le coup de foudre.
Ugo Buoncompagni hausse les épaules en souriant :
– Ça ne fait rien, nous allons les rendre simplement à la
négresse qui nous les a vendus. Elle sera sans doute ravie de les
revendre. Vous avez été parfaits. Ne vous étonnez pas si nous vous
envoyons du monde.
*
À la Ribeira, la négresse n’a vu aucun inconvénient à
reprendre les perroquets.
– Il est arrivé quelque chose de grave, n’est-ce pas ?
– Il est sûrement arrivé quelque chose, mais je ne sais
pas si c’est grave. Il nous faut partir. C’est pour ça que nous ne
pouvons pas garder les perroquets. Nous espérions apprendre quelque
chose avant de partir.
La négresse fait une mine dubitative.
– Repassez donc me voir à l’occasion.
Certaines coïncidences ne manquent pas de troubler les
êtres les moins soupçonneux. Ils préviennent les questions en prenant
congé. Ils doivent en effet échanger quelques mots avec le vieux
franciscain qui les attend un peu plus loin, en considérant le
mouvement des embarcations sur le Tage.
– J’ai vu partir l’Enjeitado très tôt, lui dit Teresa. En
ce moment il doit se trouver sur la route de Sintra.
Le franciscain se tourne brusquement vers Ugo Buoncompagni.
– La décision vous revenait.
– C’est bien pour ça que je lui ai laissé le soin d’en
prendre une. Vous aviez réussi à le convaincre que votre rêve était le
sien. Vous auriez été le ministre d’un roi sans cour et sans armée, qui
se serait uniquement consacré à son peuple, et l’artisan d’une réforme
sans précédent. Pouvait-elle être mise en œuvre? Les peuples vivent
dans une perpétuelle enfance. Il leur faut des régents et des maîtres.
Ils manquent de constance. Leur histoire est faite de projets avortés.
Le vôtre était assez modeste pour durer un peu, assez ambitieux pour
échouer un jour ou l’autre. Il était conforme à l’esprit de notre
Église, sinon à la politique qu’il lui faut mener. Vous aviez compris
qu’un système ne peut s’imposer sans un réformateur connu de tous, et
que les personnalités reconnues de tous attirent les charognards les
plus aptes à tirer le meilleur parti des révolutions. Vous avez donc
choisi le visage le plus repoussant qui soit, un souverain légitime et
malheureux, capable d’oublier qu’il est un souverain parce qu’il aura
été malheureux, et un peuple qui n’aura jamais assez de ressources pour
entretenir une bande de parasites. De telles circonstances ne se
présentent pas deux fois. Il fallait les saisir. Il est juste
regrettable que Dom Sebastião se soit avisé qu’un souverain reste un
souverain, s’il consent à le redevenir.
– Vous l’y avez un peu aidé.
– Il aura sans doute plus fait pour vos idées en
disparaissant. Ce n’est pas un roi qu’il faut aux peuples, fût-il celui
des pauvres, mais de bonnes habitudes. Quand ils les auront prises, la
loi du Seigneur s’imposera d’elle-même sans qu’il soit besoin d’une
Église, et ils feront ce qu’ils ont à faire, sans qu’on ait à le leur
dire. Ils le feront au jour le jour, chacun à son niveau, et pourront
même réunir toutes leurs énergies, pour faire face aux catastrophes
éventuelles. Vous vouliez brûler les étapes, frei Carlos de Alicerce. Dom
Sebastião comptait sans doute aller plus vite encore. Ce sont là de
nobles impatiences.
– Eh bien, il ne me reste plus qu’à l’aller rejoindre. Je
m’en vais comme lui prendre congé. Je me sens pour lors un peu las.
J’espère que j’aurai encore assez de force pour atteindre le couvent de
Santa Cruz. J’aimerais bien m’éteindre près de lui.
René Biberfeld -
2003/2015
Photos jhrobert
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