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Le cycle de Jocelyn

 V. Les temps confondus
 















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Chessy (Seine et Marne)
   J'ai mes absences. Ce ne sont pas la mémoire ou l'attention qui sont en cause. Je me rends compte à la lumière, aux sons, qu'il s'est passé une heure ou plus. Je me souviens de tout sinon. Les visages autour de la table aussi loin que me porte la conscience. Les mots. L'aspect des mots dans les dictionnaires. Les mots concrets. Sans conséquence. Sans exigences. Même quand ils désignent un état d'âme. Les mots encore innocents, étrangers à tout marchandage affectif ou calculé.
   Les feuillets que je sécrète de loin en loin, des confidences sans témoin ou l'effet d'une hérédité chargée, ne sont adressés à personne. Je les joins à ma production journalière de transcriptions fidèles. On me renouvelle régulièrement le papier. Ils ont pris une bonne génération avant de s'apercevoir que certains feuillets suivaient en gros la typographie du dictionnaire sur lequel je travaillais à ce moment-là, mais que les paragraphes ne présentaient pas les signes particuliers (italiques, caractères gras, abréviations) auxquels on devrait s'attendre. Une bonne génération. Les définitions laissent filtrer de surprenantes imprécisions. D'après le Robert, ce mot par ext. désigne l'espace de temps correspondant à l'intervalle qui sépare chacun des degrés de filiation (évalué à une trentaine d'années). On se serait arrêté avant la parenthèse, il n'y avait rien à dire. Grâce à la parenthèse, je serais, comme mon frère et ma soeur, de la même génération que mes parents qui nous ont eus avant trente ans. Le Littré, plus prudent, précise qu'il y a une génération du père au fils, et deux du père au petit-fils. Ce qui en fait, d'après une citation, quatorze d'Abraham à David (La Bible, trad. Sacy - St. Matth. I, 17 ). Un neveu relevait les mots sur lesquels je travaillais dans l'espoir de suivre le fil de mes pensées. Il a remarqué des feuillets qui ne présentaient pas les caractéristiques habituelles. Il en a fait un recueil, les autres suivent son exemple. Je m'en rends compte aux mots qu'ils me proposent, comme faisait jadis La Tilde. Cela ne me dérange pas. Ils croient tirer parti d'un phénomène que je n'ai aucune raison de contenir.
   J'ai dû me résoudre, il y a vingt ans, à revenir au stylo à bille de mon enfance. Les articulations de la main se sont raidies, la main elle-même n'a cessé de se déformer. Ce n'est pas faute de lutter contre ce raidissement progressif. Je porte des orthèses, je m'applique à mettre en boule des feuilles de journaux que me tend mon énième kinésithérapeute. C'est mon père qui m'a présenté le premier. J'abordais la trentaine.
   - Tu ne sors pas. Tu ne bouges guère. Si tu ne t'entretiens pas, nous serons bientôt forcés de t'aider à marcher ou de te porter.
   Je ne voulais pas qu'on me portât. Je sais qu'on m'a porté. J'ai vu des photos et des reproductions. On porte les enfants. Je ne me souviens pas.
  Sans me toucher, mon père l'avait prévenu, le kinésithérapeute m'a montré des étirements, des exercices, qui régulièrement pratiqués m'éviteraient d'être porté. D'autres se sont succédé. Quand je ne reproduis pas un article de dictionnaire, je m'entretiens. On m'indique des exercices compatibles avec mon état. Le dernier m'a dit, comme si cela ne nous concernait ni l'un ni l'autre, c'est la règle que l'on se transmet, que, pour un centenaire, il me juge étrangement autonome. Et pour cause. Il y va de mon intégrité.
   Le neveu qui s'est occupé de moi quand mes parents ont disparu, m'a proposé une réédition du Grand Robert. Tous les dix ans, j'ai droit à la dernière édition. Je tiens compte, dans mes lectures, de la première et de la dernière. Comme jadis, je parcours quelques pages avant de choisir une entrée (l'expression me plaît). C'est toujours le même neveu qui a mis entre mes mains un Grand Usuel Larousse (le substantif "usuel" n'était pas admis naguère. S'agissant d'ouvrages de référence, la dénomination laissait à penser qu'il est de grands et de petits usuels, et que celui de Larousse était l'usuel par excellence. Je ne pouvais m'empêcher de voir dans cette appellation à peine contrôlée   ̶ un calembour à l'intention des psychologues qui guettent un signe de connivence   ̶ une idée de margoulin qui cherche à placer ses articles   ̶ cela fait deux calembours pour le prix d'un). Le même neveu a mis à ma disposition un Dictionnaire du français non conventionnel, et un Vocabulaire Européen des philosophies qui m'a ouvert d'autres horizons en me présentant de nouveaux systèmes d'écriture (très belle typographie : à force de recopier des mots russes, hébreux, arabes et grecs, j'ai appris à les lire dans le bon sens. Le Grand Usuel propose d'ailleurs des alphabets que j'ai reproduits, avec le mode d'emploi). Il n'était pas utile de renouveler le Dictionnaire Historique de la Langue Française. J'ai un mur à présent tapissé de dictionnaires, ma table, mes outils de travail, les feuilles. Chaque matin je prends deux ou trois dictionnaires sur lesquels je travaille. Je compare. La base reste le Littré et mon premier Robert.
   Je ne puis travailler par contre sur le Robert des noms propres, encore une idée du fameux neveu, à cause des reproductions de peintures et des photos. On me le renouvelle aussi tous les dix ans. J'ai vu mon père y faire son entrée (une photo, et une liste de ses principaux romans, selon les rédacteurs). J'ai constaté que ma mère s'y trouvait également (pas de photo, mais la liste des réalisateurs pour lesquels elle a travaillé, son nom reste surtout lié à l'oeuvre de Serge Beau ; aucune mention du seul film qu'elle ait réalisé, et que l'on se projette en famille les jours anniversaires de sa naissance). D'heureuses surprises. J'ignorais jusqu'ici que la Société pouvait se présenter comme un charmant paysage avec des cocotiers. L'île Moorea. photo Roger-Viollet.
   Ma petite nièce vient d'entrer de son vivant dans le Robert des noms propres. C'est elle a présent qui supervise. On ne mentionne pas qu'elle est grand-mère (je retiens tout et les conversations à notre table me permettent de suivre le fil des générations ), mais l'on précise que c'est une élève de Mathilde Nebelstein (1950 Provins - 2040 Anduze). C'est avec ma mère et La Tilde que tout a commencé : ma mère m'a ouvert la porte des mots ; La Tilde m'a découvert le monde qui s'agite derrière les mots. Il continue à s'agiter comme devant, les décors ne sont plus exactement les mêmes, les discours se sont modifiés, les tabous se sont renouvelés, mais les acteurs n'ont fait que changer de défroque, si j'en crois la boîte à images qui a changé, elle-même, d'aspect. Elle est à présent suspendue à un mur comme un tableau.
   Mes parents ont gardé leur niche dans le Grand Robert, ce qui est assez rare pour les personnes récemment entrées (un demi-siècle, ce n'est rien, en comparaison d'autres qui y ont déposé leurs portraits peints pas toujours fidèles. Je tombe en arrêt quand je lis : "Pascal, portrait présumé de Blaise Pascal, attribué à Philippe de Champaigne". Quand on n'est sûr ni du personnage ni du peintre, on ferait mieux de s'abstenir, comme on fait pour Socrate ou Rabelais).
   Les termes grammaticaux qui pouvaient m'occuper des jours, j'ai dû y renoncer. Je jette mon dévolu sur des articles plus courts, comme celui consacré à la médersa, ou au rabat-eau, qui a conquis son indépendance par rapport à rabattre. Les médecins se feraient une meilleure idée de mon état s'ils étaient plus attentifs à mes travaux. Quand j'ai du mal à me concentrer, je peux me contenter d'un RESTRINGENT (Rem: on dit aujourd'hui astringent). J'aimerais que l'on se préoccupât un peu plus de sauvegarder les vieux mots. Sophie - c'est le prénom de ma petite nièce - me tend chaque année une liste de mots condamnés, et des nouveaux-venus. Ces derniers pourraient occuper la place qui leur revient sans que l'on soit tenu d'en chasser d'autres. J'ai remarqué, en consultant la liste annuelle des mots condamnés (qui me sont plus chers encore que les autres, je m'empresse de travailler dessus), que l'on cherche à épargner ceux qui contiennent un K, un W, un Y, un X ou un Z. Il faut bien tenir compte du lobby des joueurs de Scrabble, m'a dit Sophie, qui ne parle pas toujours sérieusement. J'ai cru comprendre qu'elle participait de temps en temps à une compétition. On s'est empressé d'accueillir les keufs et les keums des populations dites sensibles (on se demande si l'adjectif est pris dans son sens ancien   ̶ qui se fait douloureusement sentir : "Vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles ; Rouss.”   ̶ ou s'il s'agit, comme le veulent apparemment les bonnes âmes, d'un anglicisme bien plus récent   ̶ qui requiert des précautions particulières). Les joueurs de Scrabble, on n'en trouvait pas, semble-t-il avant 1962. En revanche, on continue d'honorer les joueurs de whist (un mot d'un bon rapport semble-t-il) probablement disparus au profit du bridge (1893) qui a conservé le mot trick.
   Un autre désagrément du grand âge : je ne puis me soustraire aux examens réguliers. On ne saurait laisser un vieillard s'éteindre sans observer les étapes de son extinction. Pour éviter d'aggraver cette épreuve   ̶ à mon sens inutile   ̶ Sophie a fait "médicaliser" (mon Robert de base ignore le mot, y compris dans son supplément, il ne daterait que de 1970, mais on peut depuis 1982 démédicaliser un produit, en attendant de démédicaliser une région, si j'en crois la boîte à images) une pièce dans l'aile qui m'est réservée, et me protège des vents mauvais. Je puis être reconnaissant à mes parents d'avoir réuni les fonds nécessaires pour que l'on continue de m'épargner. Il semble que ma seule présence a l'effet bénéfique d'empêcher les héritiers de dilapider leur patrimoine à des sottises. Mon extinction aura sans doute des conséquences déplorables, si j'en crois certaines discussions à la table familiale. Les sommités qui se déplacent me considèrent comme un cas. Peut-être m'accordera-t-on le privilège d'être disséqué lorsque je cesserai d'être intouchable. L'idée ne me hérisse pas. Que l'on fasse ce que l'on voudra de ma carcasse.
   Sophie m'a un jour amené un ordinateur sur une table à roulettes. À peine si je l'ai regardée. Elle est habituée.
   - Juste une possibilité, a-t-elle dit.
   Elle s'est placée de telle sorte que je pusse suivre ses mouvements et voir ce qui s'affichait sur l'écran, et elle a commenté d'un ton aimable et neutre ce qu'elle faisait. En trois clics, elle convoquait le TLF dont j'ignorais l'existence. J'avais aussi une encyclopédie à ma disposition, et un aperçu de la presse. Jamais je n'ai touché à cette machine. Mais je ne trouve pas mauvais que Sophie le fasse devant moi. Elle a dû considérer comme un signe positif que je n'aie jamais été tenté de réduire ce dispositif en miettes. Il fait à présent partie de décor, comme la boîte à images et la table familiale. Ce n'était qu'un effort supplémentaire pour m'ouvrir au monde. Un reflet de plus.
   Mieux encore que La Tilde, Sophie a su trouver le ton juste, en deçà des conditions minimales d'un contact régulier (j'emploie l'adjectif dans le double sens de normal et habituel), au-delà de toute affectivité, qu'elle soit convenue ou spontanée. Ça ne lui exige aucun effort. Elle se glisse naturellement, comme j'ai pu le constater à la table familiale, dans n'importe quel contexte. La famille a fini par sécréter une thérapeute adaptée à mes besoins.
   Un signe sans doute. Ils se multiplient, mais restent en général négatifs. J'ai par exemple laissé passer un jour. Et je ne m'en suis pas rendu compte. Je me suis couché comme chaque soir et, lorsque je me suis réveillé, les draps étaient plus froissés que d'ordinaire, je m'étais oublié, il n'y avait pratiquement plus de rabat, on m'avait relié à une sorte d'écran par des tubes, une infirmière a prévenu Sophie. J'avais l'air si déterminé à me lever qu'on m'a précautionneusement débranché. J'ai pu faire ma toilette sans qu'on m'aidât. Ce n'était là qu'un signe ordinaire. Je ne m'intéresse guère aux symptômes organiques. En revanche, je suis attentif aux messages que m'envoient innocemment les dictionnaires.
   Je viens de faire un sort au mot NIRVÂNA, déjà présent chez Littré. Il désigne, selon les dernières définitions, l'extinction du karma, du désir humain, qui nous épargne toute renaissance. J'apprends dans le Dictionnaire historique de la langue française que la doctrine freudienne emploie ce mot pour le désir de supprimer les tensions, un désir tout relatif si j'en crois la boîte à images et certains échos qui me parviennent à la table familiale. Je laisse les disciples de Freud à leurs petits jeux, pour m'en tenir au point de vue des bouddhistes qui se sont trompés, à mon avis. L'extinction du karma n'interrompt pas le cycle des renaissances. L'univers ne renonce pas aisément aux existences qui émergent. Nous sommes, mes semblables et moi, des revenants du nirvâna, ni heureux, ni malheureux, indifférents, sans désir, nos actes arbitraires, nos voix discordantes ne sont que des façons de préserver notre intégrité de tout ce qui pourrait venir l'entamer, et nous ramener dans le monde illusoire. Les plus avancés d'entre nous, quoi qu'en pensent les doctes, refusent de développer une intelligence qui ne leur sert de rien, sinon à partager les extases communes. Il ne faut pas grand chose pour susciter un enthousiasme dont la boîte à images reproduit le reflet : l'arrivée d'une vedette, d'un dignitaire religieux, un discours, un groupe qui chante sous un chapiteau, un défilé, un but (je distingue ceux que l'on marque de ceux que l'on cherche à atteindre, les premiers ont droit à un gardien dont tout le monde peut constater l'existence, les seconds doivent avoir eux aussi leurs gardiens que l'on ne peut voir). Le nirvâna n'est qu'un passage. L'âme parvenue à ce point, il ne lui reste plus qu'à se relancer après sa mort dans le monde du désir et de la souffrance.

***

texte R.Biberfeld - 2009
image : Chessy (Seine et Marne) J-H Robert 2009


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