I
OÙ L'ON VOIT COMMENT UNE BELLE
VOCATION A ÉTÉ
A ÉTÉ ÉTOUFFÉE PAR UN GRAND MAIRE>
Elle voulait être wattman. Le tramway s'arrêtait
pratiquement à sa porte. Elle ne le prenait que le dimanche, avec sa
famille, pour aller pique-niquer au Jardin des Plantes. Elle le sentait
vibrer dans toutes ses fibres, à elle, parce qu'un tramway n'a pas de
fibres, elle guettait tous ses sursauts, et les claquements de cymbale
saluant les accidents de parcours. Le tramway ne poussait pas jusqu'au
Jardin des Plantes, il fallait marcher.
Son père, qui travaillait à la Poudrerie comme ingénieur
(ainsi que le disait fièrement leur bonne) ne partageait pas son
enthousiasme. Il lui fallait sauter les rails soit dans les premiers,
soit dans les derniers kilomètres. Il devait être un virtuose à ce jeu.
Il n'y a laissé que trois jantes, disait-il, une fois rangé des
voitures. Sophie ne l'a vu revenir qu'une fois avec une roue en huit.
Quand le temps était laid, on allait passer le dimanche
chez Mamie Georges. C'était rigolo de l'appeler Mamie Georges. En fait,
elle s'appelait Georgette. Quoi qu'en eût le préposé à l'État Civil, le
père avait insisté pour l'inscrire sous son vrai prénom. Une fille ne
peut s'appeler Georges. La mairie, c'est la mairie, disait la mère qui
éprouvait la plus grande admiration pour la bonne dame de Nohant, je
fais ce que je veux. Le s
final, c'était une concession aux usages du
temps. C'était bien, chez Mamie Georges, il y avait des plafonds très
hauts, des tas de pièces et un clavecin. Et puis, Mamie Georges fumait
la pipe après le déjeuner. La pipe, c'était celle d'un poilu imberbe
qui s'était fait photographier avec, la photo était accrochée au-dessus
du clavecin. Il avait eu le temps, le poilu, de s'illustrer sur la
route de Bapaume, vers la fin de la guerre, de faire la nique aux
assauts de la grippe espagnole, avant de mourir bêtement de la fièvre
typhoïde. Premier prix de piano avant de faire son paquetage. Acteur
dans la petite troupe de son lycée. Il rêvait de monter des pièces.
Mamie Georges l'avait épousé après l'armistice. Sa mère était la fille
d'un médecin militaire qui n'avait pas survécu à une attaque imprévue
de l'ennemi, et d'une boulangère qui en est morte de chagrin. Mamie
Georges avait géré la boulangerie de main de maître, et récupéré la
demeure de son père. Quand la boulangerie eut pris assez de valeur,
elle s'empressa de la vendre pour s'ensevelir dans son tendre mausolée.
C'est le nom qu'elle donnait à cet immense appartement. Sa chambre, sa
cuisine, la salle à manger et le salon, ça lui suffisait. Les quatre
autres pièces avaient été transformées en bibliothèque, car elle aimait
lire. C'était comme les vrais bibliothèque, avec de petites échelles à
chaque pièce. Un paradis pour les gamins. C'est Sophie qui a fini par
récupérer le mausolée dont personne ne voulait plus dans la famille. Il
lui a fallu quand même fallu rincer. De l'eau avait coulé depuis sous
le Pont Neuf. Elle était elle-même venue au monde durant la poussée
d'Avranches.
Il n'était pas besoin de prendre le tramway pour aller
chez Mamie Georges. Il suffisait de longer un peu le canal, et de
passer sous le train. Une expression de Mamie Georges. Pour aller en
ville, je dois passer sous le train. Les tramways ne passaient pas sous
le train, les autobus jouissaient de ce privilège. C'est dans l'un
d'eux qu'un peu avant la naissance de Sophie un grave instituteur avait
eu comme un haut-le-corps avant de s'affaler. Le commissaire Belon, un
ami d'école de Mamie Georges, avait compris le modus operandi. Tu
enfonces une épingle à chapeau là où il faut, et tu la retires aussi
sec pour descendre au prochain arrêt. Mamie Georges adorait les
intrigues policières, elle avait acheté tout ce qui se fait de mieux
dans le genre. Le commissaire ne lui racontait que ce qu'on pouvait
lire dans la feuille locale. Le mort passait pour un esprit fort. Il
avait refusé de faire chanter Maréchal
nous voilà à sa classe parce
que, disait-il, il ne faisait ni de la politique ni de la propagande.
Ce qui intriguait le commissaire, c'est qu'il ne s'était attiré aucun
ennui. Comme s'il jouissait d'étranges protections. Et les protections,
en ce temps-là, il n'y avait pas mille manières d'en avoir. Il a voulu
creuser. L'instituteur était un noctambule. Il faisait plusieurs fois
le tour de son quartier avant de s'endormir. Un balbutiant réseau
étouffé dans l'œuf, quatre familles juives déportées. Il y avait de
quoi se demander comment il avait pu être repéré par un résistant. Ce
farouche partisan de l'ordre imposé avait agi sous le nez de la police
sans que l'on soupçonnât qui que ce soit. Mamie Georges avait fait
observer au commissaire qu'on risquait moins en tuant un collabo, qu'en
expédiant un officier de la Wehrmacht, elle prévoyait d'autres
exécutions, ce qui ne manqua pas de se produire. Cinq dans le tramway,
une entre Châteauroux et Argenton-sur-Creuse. Tous des collabos ou des
miliciens en civil. On exécutait les plus discrets, pas ceux qui
paradent.
Après la libération, de courageux partisans étaient partis
à la chasse aux dames qui avaient eu des faiblesses pour un occupant,
afin de les dénuder et de les tondre, comme il était d'usage en ce
temps-là. On avait fait irruption chez une certaine Josiane Menaudet
qui avait fait la joie de quelques officiers de la Kommandantur. L'un
des furieux eut comme un haut le cœur et s'écroula. On oublia pour lors
l'affreuse catin qui était allée s'enfermer dans sa salle de bains. Le
temps qu'interviennent de vrais résistants. Cela avait donné lieu à une
scène édifiante. On fit comprendre aux assaillants que la guerre
n'était pas encore finie, et que, si le cœur leur en disait, ils
pouvaient aller combattre les Boches qui contre-attaquaient dans les
Ardennes. Le commissaire en avait déduit que parmi les intrépides
chasseurs, il y avait l'exterminateur de collabos, qui avait prévu
l'attaque et s'était mêlé aux autres. La rapide intervention de ses
camarades lui suggérait l'idée que cette dame était assez importante
pour qu'on veillât sur elle. Et si elle était importante, c'est qu'elle
avait rendu quelques services. Elle était la plus à même de renseigner
qui de droit.
Mamie Georges aimait bien revenir sur cette histoire. Elle
s'efforçait d'éclaircir les points obscurs. Et voilà que la petite
Sophie, qui allait entrer en sixième, demande si l'on savait où donnait
la fenêtre de la salle de bains. Les badauds devaient tous être plantés
devant, pour ne rien perdre du spectacle. La dame avait dû prévoir
qu'il lui faudrait filer, et repérer les lieux.
On trouva que la petite avait beaucoup d'esprit pour son
âge, et l'on se promit d'aller photographier l'arrière de l'immeuble.
Il y avait effectivement une cour, par laquelle on pouvait accéder
facilement à une autre cour. Les furieux auraient défoncé la porte de
la salle de bains pour rien.
Elle ne s'arrêtait pas là, la gamine. L'aiguille avait été
sans doute enfoncée au moment où l'on empoignait cette dame, qui était
fort bien placée. Dans ce cas, la qualité même de l'exécution indiquait
que ce n'était pas la première fois. Qu'est-ce qu'elle faisait dans la
vie, cette gourgandine?
Mamie Georges interrogea son ancien camarade.
Elle était interne dans un hôpital. Effectivement, une
fille qui est du plus grand bien avec un occupant, qui irait la
soupçonner de supprimer des collaborateurs ?
Mamie Georges avait une autre marotte, encore moins bien
vue des parents de Sophie. Elle avait entrepris de leur inculquer les
premières bases d'une variante locale de la langue d'oc, encore en
usage dans les marchés et chez les vieilles gens qui s'entretenaient
dans les jardins publics. On craignait que cela ne les aidât pas dans
l'apprentissage de la langue officielle, à quoi elle répondait que cela
pouvait être utile quand ils étudieraient le latin. Heureux temps où
l'on pouvait faire du latin dès la sixième, aborder le grec ancien en
quatrième, et se faire admettre en A' ensuite si l'on n'était pas trop
gourd dans les matières scientifiques. Tous les enfants Bernard sont
passés par là.
Un jour, Sophie n'entendit plus le carillon du tramway.
La ville pouvait cependant se vanter d'avoir un des meilleurs
maires qu'elle eût connus. Élu dès que le Général fut revenu de
Londres, il démissionna quand celui-ci revint aux affaires. La ville se
développa d'une façon extraordinaire, sous son aile. Mais il y avait
pour la petite Sophie une vilaine ombre au tableau. Jugeant que les
tramways étaient une entrave à la progression des automobiles qui
foisonnaient à qui mieux mieux, il en supprima progressivement les
lignes. Comme on tardait à enlever les rails à présent inutiles, le
père de Sophie conserva ses réflexes. La dernière ligne fut supprimée
au moment où Sophie se lançait gaillardement dans l'étude du grec. Mais
les tramways avaient rempli leur office.
Des problèmes de robinets à la géométrie dans l'espace,
Sophie assimila aisément tous les protocoles. C'était comme si elle
installait à chaque fois une nouvelle ligne. Perchée derrière ses
commandes, elle suivait les rails en faisant sonner le carillon à
chaque
étape d'un raisonnement. Ça marchait aussi pour les thèmes grecs et
latins. Elle avait le tramway pour elle toute seule, pas besoin de
prendre de passagers. Elle était le wattman, et la seule passagère. La
nuit, souvent, au moment de s'endormir, elle avait l'impression de
conduire sous une pluie d'étoiles, un croissant le lune dispensait une
douce clarté, car une bête lune ronde, ça ne sert qu'à faire hurler les
chiens. Elle repassait tranquillement ses leçons, sans s'en rendre
vraiment compte.
Elle n'avait plus besoin de se faire accompagner pour
aller chez Mamie Georges. Et l'on n'a rien à refuser à une adolescente
souriante qui réussit en classe, et n'est pas portée sur les mouvements
de jeune foule. À l'inverse de ses deux frères, elle n'avait aucune
photo des idoles du rock. Après lui avoir donné des leçons, la terrible
ancêtre ne trouva rien de mieux que de l'initier à la littérature
policière (tout un mur dans une des pièces réservées à sa
bibliothèque). Les énigmes, c'était un peu comme les théorèmes. Elle
mettait tranquillement son tramway en route, et déjouait tous les
pièges, un peu comme son père sur sa bicyclette.
On ne sait ce qui la poussa plus tard à se lancer dans
l'étude et la conservation des archives. Elle avait déjà montré
beaucoup de méthode dans les documents qu'elle avait réunis, archives
et photos, sur les tramways. Sa complaisante grand-mère allait
photocopier des articles et des documents, pour elle, à la bibliothèque
municipale.
Les pique-niques au jardin des plantes furent remplacés
par des promenades en bicyclette. Le père avait imaginé une savante
progression. Du plat d'abord, puis quelques vallonnements, de bons
raidillons pour finir.
On comprend le plaisir de Sophie, quand elle vit arriver
dans l'hypocharte qui venait de s'ouvrir, trois filles qui partageaient
sa passion pour la bicyclette et les romans policiers. Emmeline Croin
venait d'une ville où le tramway existait encore, toute en côtes et en
descentes. Gisèle Pouacre devait gravir un raidillon pour se hisser
jusqu'au quartier le plus ancien de la sienne. Sa mère avait préféré,
en apprenant qu'une école venait de s'ouvrir plus au Sud, la confier à
une tante du genre pas commode, afin de lui éviter les tentations de la
capitale, pourtant à moins de deux heures de train. Quant à Alberta
Fiselou, elle venait du chef-lieu d'un département contigu, et se
déplaçait en vélo pour aller voir ses cousins. Pour se délasser, elles
imaginaient des intrigues compliquées dont leurs camarades et leurs
professeurs fournissaient les personnages. Chacune à tout de rôle en
proposait une à ses amies. Elles fréquentaient les cours de danse
plutôt que les boîtes, et préféraient explorer la ville et ses
alentours plutôt que de traîner dans les cafés. On les appelait, non
sans malice, les filles d'à côté
(d'à côté de leurs pompes, bien sûr)
ou les jeunes jeunes filles en fleurs
(allusion au petit groupe dont
Proust a si joliment parlé). Sophie amenait ses amies chez Mamie
Georges. Elle dormait chez ses parents, Gisèle Pouacre chez sa tante,
les deux autres tout près d'une basilique, pour assister aux cours qui
étaient dispensés à côté d'un ensemble conventuel. Il y avait un lycée
entre elles et un hôtel particulier qui se recommandait par une cour à
laquelle ne public n'avait pas accès.
Les amies de Sophie profitaient de leurs visites à Mamie
Georges pour emprunter des romans policiers à l'ancienne. Elles en
étaient à Ellery Queen quand leurs camarades dévoraient Samuel Dashiell
Hammett, et Raymond Thornton Chandler – il leur fallait des atmosphères
prégnantes et sombres. Elles n'aimaient rien tant que ce moment précis
où le lecteur est censé disposer de tous les éléments. Ellery Queen le
dit carrément, on le devine quand Hercule Poirot, ou miss Marple
réunissent tout le monde dans un salon pour une de ces petites
conférences interactives. L'occasion pour Mamie Georges d'évoquer
d'autres affaires, dont elle avait eu vent, grâce à son ami d'enfance.
Le cas des mystérieuses exécutions avec une épingle à chapeau. On
n'aurait jamais de preuves. La dernière offrait deux solutions
plausibles. Le coupable se trouvait parmi les demeurés qui s'étaient
mis dans la tête de tondre Josiane Menaudet, si ce n'était pas Josiane
Menaudet elle-même qui avait expédié l'un des crétins. Ce qu'elle était
devenue ? Une rhumatologue assez connue, qui avait pris le nom de son
mari, lui-même dentiste. Mamie Georges s'était donné le plaisir d'aller
régulièrement la consulter, quand il lui a bien fallu en choisir un,
non pour la sonder, mais pour l'observer. Elle était trop fine pour lui
parler d'affaires de meurtre jamais résolues. Elle avait peut-être un
peu tiqué lorsque sa patiente lui avait confié qu'elle devait passer
sous le train pour aller la voir. C'était là que la première victime
avait été exécutée. Dans un autobus qui passait. Mais vu que sa
patiente avait juste l'air fière de sa plaisanterie, elle n'y pensa
plus. Il y avait peut-être quelque chose d'insidieux, dans la façon
dont l'autre avait prononcé cette phrase. Mais ce n'était qu'une fausse
impression, il n'y avait qu'à regarder la vieille. Mais ça, les
hypochartiste ne pouvaient pas le savoir.
Elles ignoraient aussi que leur professeur d'allemand
était une nièce de Josiane Menaudet. Si elle s'était, elle aussi,
appelée Menaudet, Sophie aurait jugé que c'était une bien étrange
coïncidence. En ce temps-là, les femmes ne s'accrochaient pas à leur
nom de jeune fille.
En menant chacune leur vie, elles passaient plus de temps
ensemble qu'on ne l'aurait imaginé. Emmeline Croin avait fait suivre
son buste pour se faire des tailleurs sur mesure. Le buste étant
encombrant, on l'avait entreposé chez Mamie Georges. Elle avait proposé
ses services aux autres. Sans succès. Quoi qu'elle portât, Alberta
avait l'air d'un mannequin, Gisèle d'un sac, et Sophie adorait
s'habiller avec ce qu'elle trouvait aux puces. Le jour où elle avait
trouvé un long foulard, comme une résille à mailles plutôt larges, elle
avait décidé qu'elle le porterait toujours. Elle le porte encore.
En tout cas, elle le portait quand, cinquante ans après,
elle ouvrit la porte à une dame encore plus vieille qu'elle. À certains
traits, elle crut reconnaître la jeune germaniste dont elle avait suivi
les cours en hypocharte.
– Ne me dites rien, Madame, ne seriez-vous pas Albine
Joanet qui est parvenue à nous inculquer quelques éléments d'allemand ?
– Cela n'a pas été sans peine.
– Ce doit être un bien mauvais vent qui vous amène.
– Qu'est-ce qui vous le fait dire ?
– J'imagine que vous avez toujours vécu ici sans éprouver
le besoin de venir me voir. L'écho de certaines enquêtes que nous avons
menées, mes condisciples et moi, a dû vous parvenir, je ne vous
demanderai pas comment.
– Par le fils d'un commissaire qui avait ses entrées chez
votre grand-mère. Il vient de prendre sa retraite.
– Vous prendrez bien du thé ?
– Du café, plutôt.
– Il doit m'en rester quelques grains. Vous m'excuserez
l'absence de biscuits, je reçois fort peu.
Pour ce genre d'occasion, Sophie Bernard a une petite
table et quatre chaises dans une des pièces de la bibliothèque. Sa
famille mange sur une vraie table à tréteaux installée dans dans
la cuisine, quand elle fait irruption.
Sa tasse à la main, madame Joanet décide d'en venir au
fait.
– Lisez-vous les journaux ?
– Il y a une télévision dans une pièce, et un ordinateur
portable dans une autre, que je consulte régulièrement. Je suis
surprise qu'un bibliothécaire en chef de la Bibliothèque Universitaire
expédié avec une épingle à chapeau ne soit pas mentionné dans la presse
nationale. J'ai vu quelques gros titres de notre feuille de chou
locale, en passant dans la rue. Un membre de votre famille serait-il
suspecté ?
– Non, juste une de mes dernières élèves, Christiane
Daniset, qui a eu le bonheur de récupérer un étrange manuscrit, et le
malheur d'en parler à Jules Minguet, le bibliothécaire. Le bonhomme n'a
cessé de multiplier les conquêtes, ce qui l'oblige à en quitter une
chaque fois qu'il parvient à en séduire une autre. Christiane Daniset
n'en avait pas été affectée, elle avait gardé de bonnes relations,
beaucoup moins passionnelles, avec lui. Elle avait trouvé normal de lui
parler de sa découverte. Et ce butor n'a rien trouvé de mieux que de se
l'approprier.
– On ne saurait trouver meilleur mobile. Les enquêteurs
étaient-ils au courant du fait ?
– Il leur a fallu effectuer quelques recherches. Jules
Minguet convoque la presse – ça tout le monde le sait – pour lui faire
savoir qu'il a déterré un manuscrit qui confirme un bruit qui courait
sur Dante…
– Laissez-moi deviner… Une divine comédie en provençal du
treizième siècle ?
– Juste un extrait, celui où il reçoit les confidences de
Francesca da Rimini. Le poète en est si ému qu'il s'évanouit. C'est à
la fin du livre V…
– Où les âmes qui ont trop aimé sont prises dans un vent
tourbillonnant. Si je ne m'abuse, Paolo Malatesta ne dit rien, il se
contente de pleurer. Voilà ce qui arrive quand on tombe amoureux de la
femme de son frère. Le frère avait le sang un peu chaud. Cela
correspondait-il au texte en florentin ?
– Je ne l'ai pas eu entre les mains. Je suis une
germaniste, c'est à peine si je lis les anciens textes en langue d'oc
sans m'aider d'une traduction. Ce n'était en tout cas pas une ébauche,
d'après les spécialistes qu'on a consultés. Encore moins un simple
brouillon, ni une esquisse, mais vraiment un passage entier qui ne
demandait qu'à être inclus dans un plus grand ensemble. Comme si Dante
avait voulu s'assurer qu'il dominait parfaitement le provençal. Le
texte florentin est écrit dans le même esprit, les effets sont le
mêmes, ainsi que l'argument. On y apprend les effets néfastes du Lancelot. Lancelot donne un
baiser à la reine sous les yeux de
Galehaut. Ce qui fait dire à Dante : Galeotto fu 'l libro, e chi lo
scrisse (vous me pardonnerez mon accent) : les amants
deviennent les
personnages de Galehaut, qui écrit le livre à mesure. Et le livre a
servi d'entremetteur, comme Galehaut. Une mise en abîme laconique. On
trouve ce vers, avec les ajustements nécessaires quand on passe d'une
langue à l'autre.
– Une traduction fidèle en somme…
– D'après le spécialiste, ce ne pouvait être une
traduction. Dante était aussi à l'aise en provençal que Cioran ou
Ionesco en français.
– Mais il n'est pas venu ici. Il a poussé jusqu'à Paris
sans doute, mais nous ne nous trouvions pas sur son chemin. N'empêche,
un manuscrit peut voyager dans un coffre. Sait-on où on l'a trouvé ?
– Jules Minguet refusait de préciser les circonstances de
sa découverte. Et pour cause…
– Qu'est-ce qui l'a empêchée, elle, de convoquer la presse.
– Elle était trop scrupuleuse. D'après moi, Jules Minguet
lui a proposé de contacter les gens qu'il fallait pour une expertise.
– Était-ce au moins l'écriture de Dante ? Il nous a laissé
quelques échantillons.
– C'est ce qui l'a le plus surprise.
– Bref, aucun écrivain provençal n'a intérêt à commettre
un faux, ni à proposer un simple extrait ; un faussaire moderne doit
disposer de l'encre et du papier adéquats, et dominer suffisamment le
provençal de l'époque. Je ne parle de la prosodie. Tout anachronisme
sauterait aux yeux d'un lecteur averti.
– Et Christiane Daniset est une lectrice avertie...
– Elle peut, elle est responsable de notre fonds en langue
d'oc.
– A-t-elle au moins crié au scandale ?
– Elle s'est fait porter pâle, et s'est enfermée chez elle
une bonne quinzaine.
– Après le meurtre de Jules Minguet ?
– Non, Jules Minguet a été tué avant qu'elle ne refasse
surface.
– Bref, elle a été vilainement frustrée du prix de ses
recherches, mais ne s'en est ouverte à personne. Comment a-t-on pu
remonter jusqu'à elle ?
– Ça n'a pas été facile. Le commissaire Claude Rénate
s'est étonné qu'on annonce une découverte en précisant qu'on va
effectuer les vérifications d'usage. En principe, on vérifie d'abord.
Il n'y a pas cinquante mille personnes qui puissent en mesurer
l'intérêt. Il est allé naturellement poser quelques questions à
Christiane Daniset, qui a juste fait preuve d'un remarquable
sang-froid. Il attendait au moins l'excitation d'une spécialiste qui
tient entre ses mains un manuscrit d'une valeur inestimable. Elle s'est
contentée de l'authentifier, en émettant les mêmes réserves que Jules
Minguet. Le commissaire lui a demandé si elle allait mieux. Il savait
qu'elle s'était absentée quinze jours. On peut faire
confiance au
commissaire : il a vite été mis au fait de la canaillerie du défunt. On
ne pouvait trouver meilleur mobile.
– L'a-t-il mise en garde à vue ?
– C'eût été aller vite en besogne. Il fallait encore
établir que Christiane était capable d'enfoncer une épingle à chapeau
dans le corps d'un de ses semblables. Le serait-elle, je la vois mal
faire une démonstration de sa compétence en la matière lors d'une
reconstitution. On peut s'enfermer chez soi, il faut se nourrir. Si
elle est coupable, elle ne va pas fermer ses volets. Peut-être
va-t-elle prendre soin d'aérer sa maison. L'épicier du coin ne manquera
pas de dire qu'il l'a vue, et qu'elle était toute pâle.
Sophie apprécie l'esprit de son ancien professeur.
– Comme il n'y a qu'elle qui ait un mobile, votre
commissaire ne va pas lâcher l'affaire. N'importe qui peut fort bien
simuler une dépression qui lui laisse le loisir d'expédier
tranquillement un malfaisant. Comment se présente le manuscrit ? Il a
bien dû le montrer à l'assistance avec toutes les précautions d'usage.
Ce bon commissaire va se heurter à deux murs : la famille du défunt ne
tient pas à salir sa mémoire, la suspecte ne va pas crier haut et fort
qu'elle s'est fait justice. Je ne me permettrais pas d'aller interroger
un commissaire. Qu'attendez-vous de moi ?
– Que vous établissiez clairement l'innocence ou la
culpabilité de Christiane.
– Je ne suis pas détective privée.
– J'ai entendu parler…
– C'était inévitable à force.
– Si vos amies…
– Cela va sans dire… Si vous voulez bien me suivre…
Sous les yeux de son ancien professeur, elle rédige un
courriel.
"Une ancienne chartiste risque d'être accusée d'un
meurtre. À moi le légion ! Rendez-vous chez Mamie Georges."
– Chez Mamie Georges ?
– Vous y êtes.
Avant de s'endormir, Sophie Bernard entend comme un coup
de cymbales, et le bruit d'un tram qui s'éloigne de la station. Comme
quand elle était chez son père. Ce n'est pas la première fois... il
leur fallait des atmosphères prégnantes et sombres.
II
PREMIÈRE STATION : AUGUSTE PIBOULET
Il n'a pas fallu plus de dix minutes à Sophie Bernard pour
mettre ses amies au fait.
– En somme, résume-t-elle, Jules Minguet s'est fort mal
conduit avec Christiane Daniset, de là à lui a enfoncer une épingle à
chapeau sous les fausses côtes...
– Le procédé n'est pas vraiment original, fait remarquer
Emmeline Croin. Remarquez, l'on n'utilise plus d'épingles à chapeau.
– Ce qui ne veut pas dire qu'il n'en reste pas
quelques-unes ici ou là. J'en ai moi-même deux que j'ai gardées je ne
sais pourquoi. Elles se trouvent dans un des tiroirs où je range mes
souvenirs.
Alberta Fiselou prend un air rêveur.
– Es-tu bien sûre de n'en avoir pas enfoncé une par
mégarde dans le dos du malhonnête ?
– J'aurais pu prendre la précaution de la nettoyer
soigneusement avant de la ranger avec l'autre. Circonstance aggravante,
Mamie Georges était fascinée par une série de crimes, pendant
l'Occupation, où l'on s'était servi de cette arme. Pratiquement toutes
les femmes en avaient. L'assassin ne s'en prenait qu'aux collaborateurs
trop efficaces. C'était à se demander comment l'on avait fait pour les
identifier. Or, il se trouve qu'une certaine Albine Joanet n'était pas
insensible aux charmes des officiers de la Wehrmacht, et bien placée
pour recueillir des renseignements. Un résistant trop enthousiaste a eu
droit au même traitement à la libération, n'ayant pas eu le temps de
beaucoup résister, il cherchait des femmes à tondre. Où bien elle avait
un ami dans le groupe qui l'accompagnait, ou bien…
– Elle a elle-même expédié le goujat, dit Gisèle Pouacre.
– Elle terminait ses études de médecine.
– Aurais-tu comme un lien de parenté avec cette dame ?
– Aucun. Je me demande si le bon commissaire Rénate est
prêt à déterrer de si vieilles histoires.
– Il ne nous reste plus qu'à faire comme on faisait avant,
dit Emmeline.
– Lire les journaux ? Pourquoi pas... j'ai mes
entrées au Courrier du Sud.
Les archives se trouvent à côté d'un marché. Elles vont
faire le leur.
Rien jusque là de particulier sur le meurtre du
bibliothécaire, preuve que le commissaire n'a pas voulu donner cette
piste à la presse. Sans doute comptait-il surveiller les activités de
la suspecte sans se faire remarquer. Il a dû donner l'alerte, sans le
vouloir. La première chose qu'elles auraient fait elles-mêmes, c'est de
lui demander comment il se faisait que Jules Minguet n'eût pas invité
une archiviste responsable du fonds occitan à la petite fête. Un petit
froid entre l'inventeur – comme on dit – et la seule dame capable
d'apprécier la valeur de la découverte ? Elles n'auront pas été les
seules à s'en étonner. En remontant jusqu'au jour où Jules Minguet a
orchestré ce petit morceau de bravoure, ils tombent sur une chronique
d'Auguste Piboulet, plus connu sous le pseudonyme de Lucien Paumade. Ce
chroniqueur, comme l'explique Sophie à ses amies, s'est fait une
spécialité des critiques élogieuses dont on ne se remet pas. Ce n'est
pas une phrase en soi, c'est l'ensemble. Rien n'échappe à son regard,
ni les expositions, ni les vernissages, ni les livres, ni les
représentations théâtrales, ni les films. On ne sait pourquoi, il était
là, et il y est allé de ses commentaires :
LE TOMBEAU DE DANTE
Virgile a
prié Mécène de détruire son Énéide. Il avait ses
raisons. Dante n'a demandé à personne de brûler les ébauches en
provençal de sa Divine Comédie, M. Jules Minguet a sans doute raison de
nous en offrir une primeur. Nous ne savons pas dans quel fond de tiroir
il est allé fouiller, à l'instar des héritiers de certains écrivains
qui font rendre la bête après sa mort. Tout chercheur a le droit de
ramener au jour un texte que l'auteur lui-même n'a pas voulu publier,
cela éclaire au moins les spécialistes du pauvre homme et l'Histoire
Littéraire. Une de nos plus honorables maisons d'édition n'hésite pas à
faire état des manuscrits successifs, des épreuves corrigées, des
révisions postérieures, voire des regrets d'un écrivain tombé dans le
domaine public. En sachant ce qu'il n'a pas voulu écrire, on comprendra
ce qu'il a écrit en effet : même si toutes les ébauches et les regrets
mis bout à bout donneraient un merveilleux navet, on admirera encore
mieux son discernement. J'ai entendu dire, du temps où je traînais sur
les bancs de notre antique université pas encore expatriée derrière une
rocade, que Dante voulait écrire en provençal. On comprend cette
tentation. Les poètes siciliens qui l'ont précédé ne se gênaient pas
pour semer leurs œuvres de latinismes et de provençalismes. Cela
n'empêchait pas l'un d'eux, l'illustre Giacomo da Lentini, d'inventer
le sonnet. En écrivant sa Divine Comédie en provençal, Dante aurait
joui tout de suite d'une renommée internationale. D'autant plus que les
Florentins l'avaient exilé. Il a dû trouver qu'en revenant à sa langue
maternelle, il insulterait bien plus aisément les morts qui lui avaient
déplu Il y a beaucoup de ses contemporains dans son Enfer.
Je ne m'étendrai
pas sur l'authenticité du passage proposé, vu
l'empressement qu'on met à attribuer à Marie un évangile de son cru
rédigé en copte. Elle devait être allergique au grec et à l'araméen à
moins qu'il ne s'agisse d'une traduction.
Le sérieux de
l'assistance garantit l'importance de la
découverte. Je ne froisserai pas la modestie des universitaires en
citant leur nom. Il ne nous manquait plus qu'un édile. J'ai regretté
l'absence de Madame Daniset, qu'on n'a pas dû prévenir à temps, à moins
qu'on ait voulu lui faire une surprise ; elle aurait sans doute
apporté des précisions sur le provençal de ce Dante-là.
La preuve
que l'instant était grave, c'est qu'on a été
privé de petits fours. Je ne l'ai pas regretté. Il aurait fallu un
traiteur de première pour se mettre à la hauteur de l'événement.
– On ne peut pas ignorer l'instruction de ce chroniqueur,
reconnaît Emmeline. Je ne serais pas étonnée que ce soit soit lui qui
ait fourni une piste au commissaire. Tous ses articles débordent-ils
comme celui-ci de références ?
– Les références sont là, dit Gisèle, pour gagner un peu
de temps. La cérémonie elle-même ne tient que quelques lignes.
– Il y a toujours une astuce dans les articles de Lucien
Paumade, dit Sophie. Gisèle parle comme une initiée. Le en effet
employé dans son sens classique, est une de ses coquetteries. Quant aux
références, elles trahissent malicieusement un effort pour se mettre au
niveau des autres assistants. Je sais où il habite. Il ne refusera pas
de nous recevoir. Cela dit, vous aurez pu constater son érudition, dont
il ne fait pas état sinon.
Elles n'ont pas voulu laisser traîner leurs vélos en
ville, en ces temps de maraude. Mais là, elles n'ont pas besoin de
marcher beaucoup.
Giséle finit par perdre son sérieux.
– Oui, dit Sophie, ça me fait la même impression qu'une
lettre de Cicéron à Atticus datée par son auteur de l'an quarante-cinq
avant notre ère. L'on trouverait peut-être des dupes, surtout si elle
fait état des prochaines ides, et comporte le S.D. de rigueur.
– Des gens très sérieux ont bien cru avoir sous les yeux
une tiare de Tissaphernès, ajoute Alberta, datée de la sorte.
Malgré l'heure tardive, Auguste Piboulet leur ouvre en
pyjama.
– Excusez ma tenue, dit le chroniqueur. Je ne m'habille
que pour sortir en ville, passer au journal, partir en quête d'un sujet
pour l'un de mes jeudis, recevoir un hôte.
– Pardonnez-nous de ne pas nous être fait annoncer, dit
Sophie en entrant. Comment va le petit Bernard ?
– Il se portait à merveille, le dernier week-end. Et votre
Valentin ?
– Il m'a fait grand-mère, mais je ne crois pas que vous
soyez restés en contact. C'est l'avantage des amis que l'on a connus au
lycée. On les perd vite de vue. Il y a des exceptions, je ne vous ai
pas présenté mes amies d'hypocharte.
Les présentations faites, Auguste Piboulet n'attend pas
qu'on lui donne le motif de leur visite.
– Vous vous inquiétez pour madame Daniset, et vous
aimeriez savoir ce qui s'est passé le jour où l'on nous a présenté un
manuscrit autographe de Dante.
– Comment se présentait-il ? demande Gisèle Pouacre.
– Je n'ai fait qu'entrevoir des feuillets protégés par des
transparents , qu'il maniait avec des gants blancs comme font les
prestidigitateurs ; en revanche nous avons eu droit à un agrandissement
projeté sur un écran qu'on eu la politesse de dérouler devant nous. Le
projecteur de diapos me rappelait mes années de lycée.
– Si je comprends bien, devant une assistance savante,
Jules Minguet manie des manuscrits juste protégés dans des
transparents, dans une salle de sa bibliothèque. J'imagine que les
gants blancs confirmaient la gravité du présentateur.
Personne n'a posé
de questions ?
Auguste Piboulet comprend vite.
– On s'est juste inquiété de l'origine de ces feuillets.
Jules Minguet a préféré garder le secret là-dessus, malgré notre
insistance. Un occitaniste a trouvé le texte de bon aloi. On sentait
l'homme qui possède parfaitement l'ancien provençal, comme peut la
posséder un étranger. Il a cru voir affleurer une ou deux expressions
florentines sous le provençal.
– On s'est donc occupé de l'authenticité du texte, sans
s'inquiéter de celle du manuscrit. Vous avez dû vous douter de quelque
chose puisque vous avez regretté l'absence de Christiane Daniset. C'est
certainement vous qui avez lancé le commissaire sur la piste de
l'absente.
– Je ne pouvais pas envisager cet aspect de la question.
Le défunt se portait à merveille.
– Il ne nous reste plus qu'à examiner le manuscrit de plus
près...
– Vous ne pouvez pas me planter là, comme ça. Qu'est-ce
qui vous chiffonne ?
– Nous préférerions que vous vous engagiez à n'évoquer
notre entretien qu'au cas où Christiane Daniset ferait l'objet d'une
procédure judiciaire, dit Sophie. Vous imaginez alors l'effet sur le
public, et surtout sur les enquêteurs.
– Ce serait en effet beaucoup plus drôle, je m'imagine
déjà mes compliments au commissaire.
– Tu peux y aller, Gisèle. Qu'est-ce qui nous chiffonne
?...
– Le manuscrit autographe de l'auteur en provençal. Et
cette histoire d'écriture de Dante. Il a sans doute, à l'époque de son
exil, effectué quelques missions pour le compte des Blancs (je ne vais
pas me lancer dans un exposé sur l'histoire politique de Florence), ou
pour celui de sa ville, une fois rentré en grâce, dont il serait resté
des traces écrites. De sa main ? c'est à voir. Il m'étonnerait qu'il
existât de vrais manuscrits autographes mis à art d'éventuelles notes
de sa main, en marge d'une édition. Je ne vois que son éditeur qui ait
pu l'avoir sous les yeux. Quelques notes en marge de l'un de ses
propres ouvrages, ce ne serait pas la première fois. Je doute que
toutes ces notes réunies puissent nous donner des certitudes Au début
du quatorzième, on est capable de produire des manuscrits en série, et
même de les regrouper sous des reliures en cuir, en général muettes. On
n'a pas la même vénération que nous pour les traces écrites. Dante
aurait séjourné à Lucques, si j'en crois le PUF de Sophie, de 1307 à
1308 ; c'est là qu'on peut placer la rédaction de cette ébauche en
provençal, dont on se demande pourquoi il l'aurait conservée, et quel
intérêt on aurait eu à la lui subtiliser. On peut sans doute admettre
qu'un hôte ait voulu garder ces papiers abandonnés par un poète déjà
connu. Et qu'il se soit transmis, comme une relique, de génération en
génération, ou de collectionneur en collectionneur jusqu'à présent.
Cela me semble assez improbable. Mais je ne pourrai me prononcer que
lorsque j'aurai le manuscrit sous les yeux. Où se trouve-t-il à présent
? Nous vous communiquerons nos impressions, dès que nous en aurons le
cœur net.
– J'y compte bien. Je comprends maintenant la réaction de
madame Daniset. Elle n'aura pas voulu se prêter à cette pantalonnade.
– Nous ne pouvons encore affirmer qu'il s'agissait là
d'une pantalonnade.
– C'est un peu comme si l'on nous disait que l'on a
retrouvé une pièce d'Adam de la Halle écrite de sa main, ou des
fragments de Joinville, précise Alberta Fiselou.
Ces dames s'interrogent un peu plus tard sur l'origine de
cet étrange manuscrit. Aucun conservateur ne laisserait partir un
document aussi précieux. Il faut donc que cela vienne de particuliers
qui se le seraient transmis, ou d'un bouquiniste un peu fripon.
Ils vont donc s'adresser au responsable de la Bibliothèque
Municipale, parfaitement outillé pour examiner le document de plus près.
Le conservateur est une femme. Elle a très bien connu
Sophie Bernard, qui donnait de temps en temps des conférences sur des
sujets arides pour le commun.
Il suffit de se faire annoncer. Sophie Bernard va droit au
but L'autre, du genre pince-sans-rire :
– J'ai bien été conviée à cette petite cérémonie. C'est
bien la première fois que j'assiste à ce genre de spectacle. Je
comptais sur la présence de Christiane Daniset, qui devait attendre,
comme moi, qu'on lui soumît ce document dans un cadre plus sérieux.
Jules Minguet aura voulu aller vite en besogne. Il sait pourtant faire
preuve d'un peu plus de patience quand il s'agit de mettre une femme
dans son lit. Cela dit, il prévient ses conquêtes, il se considère
comme un dégustateur, pas comme un pochard.
– Et son épouse n'y voit aucun inconvénient ?
– Il a assez de discernement, comme il me l'a confié, pas
besoin de hausser les sourcils, pour ne pas délaisser sa femme. Il
arrive à lui donner l'illusion qu'il cherche à lui plaire, quand ils se
trouvent entre eux. L'originalité de la gageure lui plaît. Et c'est un
père parfait. Dans la profession, on le prend pour un farceur qui ne se
rend pas compte qu'il en est un. Ce n'est que dans son domaine préféré
que l'artiste se révèle.
– Il multiplie donc ces aimables expériences. Et l'on ne
peut dire qu'il y a des victimes. N'y aurait-il pas quelque exception ?
– Je ne vois qu'un exemple. En principe nous savions ce
qu'il était capable d'offrir, et c'était du goûteux. Nous pouvions
tranquillement tirer notre révérence dès que le jour se levait. Il
n'avait pas besoin de nous signifier notre congé. La représentation
était remarquable, le rideau était tombé, la partenaire ne voyait pas
l'intérêt d'applaudir
– Pouvez-vous me parler de cette exception ?
– J'ai pour principe de ne parler que de ma vie privée.
Et, vous ne risquez pas, vous, d'aller confier à madame Minguet son
infortune.
– Je ne vous demande aucun nom.
– Il s'agit d'une enfant précoce qui entamait sa deuxième
année à l'Université, à un âge où d'autres essayent de décrocher le
baccalauréat. Une enfant qui promettait. Il n'était pas du genre à
s'éprendre d'un tendron. Mais il a été pris d'un étrange besoin de la
bercer, de la caresser. Elle devait avoir à ses yeux quelque chose de
plus. Il ne lui a rien caché de son intention de ne jamais quitter sa
famille. Bon, au début, il pouvait faire comme pour nous, se borner à
lui laisser un excellent souvenir. Elle s'en serait remise.
Malheureusement, il a voulu recommencer. C'était plus fort que lui.
Encore et encore. Cela prenait des allures de vraie liaison. Le couple
officiel ne s'en serait pas remis. Il a essayé de lui chanter la
romance des séparations réussies, de la nécessité de se quitter pour ne
garder que le meilleur.
– On dirait que vous y étiez.
– Je connais l'animal. Plus question d'études, l'ombre
d'elle-même, ses parents lui offrent un emploi quasiment fictif dans
leur maroquinerie, juste pour lui assurer un salaire qu'on ne lui
donnerait pas ailleurs. Don Juan ne devrait jamais tomber amoureux.
– Évitez d'en parler au commissaire Rénate. Il se lancera
suffisamment tôt sur cette piste. Avez-vous eu des nouvelles du
manuscrit. ?
– Cette piste ne mènera à rien. Les parents ne songent
qu'à chouchouter leur fille. Je m'attendais à voir le manuscrit, et
même à ce qu'il me le confie à la fin de sa présentation. Pas besoin
d'envoyer quelqu'un à Paris pour faire procéder aux analyses
nécessaires. Nous disposons d'un spécialiste qui habite à deux pas de
la bibliothèque. Il sera ravi. On ne lui demande jamais d'utiliser
toutes les cordes de son arc.
– Où se trouve ce manuscrit, à présent ?
– Chez les Minguet, j'imagine, et je me demande bien ce
qu'ils en feront. Si j'étais moi-même convaincue de son intérêt, je
mettrais en branle quelque autorité. Mais je crains de me ridiculiser.
Difficile d'aller demander aux endeuillés de leur montrer
un manuscrit déterré par le défunt.
C'est Gisèle qui s'y colle. Elle a, plus que ses amies, un
certain savoir-faire dans ce genre d'exercice – sa voix peut-être – et
une mémoire de cheval qui lui permet de vous ressortir ce que vous avez
dit la veille :
– N'as-tu pas laissé entendre, dit-elle à Sophie, en
interrogeant Albine Joanet, que l'on disposait de quelques spécimens de
l'écriture de Dante ?
– J'attendais qu'elle me reprît. Si elle avalait une telle
assertion, cela voudrait dire que la plupart des gens s'y seraient
laissé prendre. Pour en juger, il aurait fallu comparer avec des
extraits aussi longs que le texte proposé. Un graphologue n'aime pas
trop se prononcer définitivement sur quelques lignes, il peut juste
relever des tendances. Encore faut-il que le scripteur se lâche.
Christiane Daniset devait connaître la procédure à suivre. C'est un peu
comme si elle prévoyait les réactions de Jules Minguet. On dirait...
– Une belle mystification, dit Alberta. Et si elle s'est
enfermée chez elle, c'est pour faire croire à Jules Minguet qu'il a
réussi son coup.
– S'il n'était pas mort, dit Emmeline, le ridicule
l'aurait achevé. Reste le manuscrit lui-même... Je ne vois pas
Christiane Daniset se lancer dans la rédaction de tout un passage en
provençal ancien. Je suis tombée, en vagabondant sur la toile, sur un
joyeux drille qui prétend citer de courts extraits d'une œuvre inédite
de Chrétien de Troyes. Il se contente prudemment de quelques vers.
– Christiane Daniset aurait donc voulu prendre Jules
Minguet au piège. Il faut bien qu'elle ait déniché cet apocryphe
quelque part.
– Elle se gardera bien de nous l'avouer. Personne ne l'a
vue remettre ces feuillets à Jules Minguet. Il n'allait pas parler à sa
famille de ce qu'il comptait faire.
– Je vois là, dit Gisèle Pouacre, un excellent angle
d'attaque.
Une bonne occasion pour Gisèle d'utiliser sa voix. Elle a
trouvé le ton juste, entre le chagrin que l'on partage et l'indignation
à la pensée que des malveillants fassent tout pour discréditer le cher
défunt. Il n'y a que le fils qui soit là, et c'est un bon public. Les
autres s'efforcent de garder leur sérieux.
– J'espère que vous avez pensé à mettre ce document dans
un coffre fort...
Il n'y a pas songé.
– Il pourrait susciter quelques convoitises. Nous sommes,
mes amies et moi d'anciennes chartistes. Nous jugeons nécessaire de
faire taire certains bruits selon lesquels votre père se serait fait
refiler un faux grossier.
– Mais qui ?
– Certaines personnes dans notre milieu, qui se fondent
sur le fait qu'il a produit ce manuscrit sans vouloir permettre à qui
que ce soit de l'examiner de près, et qu'il se soit contenté de
projeter une diapositive. Il y a eu d'autres erreurs de manipulation
qui ont pu intriguer les mauvais esprits. L'idée par exemple de manier
des feuillets sous transparent avec des gants blancs, et le fait même
qu'ils aient été glissés dans des transparents au risque de les
altérer. Nous ne pourrons confondre les détracteurs que si nous avons
des raisons sérieuses de les démentir. Et nous ne pourrons le faire
qu'après avoir examiné ces documents nous-mêmes.
Une grossière vitrine, les documents sous transparent
dessous. Le fils Minguet ouvre le couvercle, et va pour prendre les
feuillets.
– N'y touchez pas, malheureux. Si vous nous permettez.
Avez-vous une loupe ?
On s'empresse d'aller chercher l'objet. Les quatre dames
se penchent jusqu'à avoir presque le nez sur les transparents. Pendant
une bonne demi-heure, elles examinent les feuillets un à un, avant de
se redresser.
– Un remarquable spécimen. L'auteur a même pris soin
d'écrire sur deux colonnes, c'est ainsi que se présentent beaucoup de
textes de cette époque. Nous allons quand même prendre contact avec
d'autres spécialistes. Nous n'avons pas les moyens d'analyser les
encres et le support. Mais, au premier coup d'œil, ces feuillets
semblent de bon aloi. Ne vous étonnez pas si une équipe vient
l'examiner avec des instruments adéquats.
Le fils Minguet, semble, lui, rasséréné. Il n'était pas au
courant des bruits dont on lui a parlé. Ça le soulage de voir que ces
bruits ne sont pas fondés.
Elles se sentent encore d'attaque, et la conservatrice est
plutôt surprise de les voir revenir aussi vite. Cette fois, c'est
Emmeline Croin qui prend les choses en mains.
– Nous permettrez-vous une dernière question ?
– Une idée vous serait-elle venue sur ce manuscrit fantôme.
– Connaissez-vous bien Christiane Daniset ?
– Plus que bien, c'est-à-dire autant qu'on peut connaître
quelqu'un.
– Assez au moins pour savoir où elle passait ses
vacances...
– Pas assez pour me montrer indiscrète.
– Nous ne croyons pas que ce manuscrit ait été trouvé chez
un bouquiniste d'ici. Un antiquaire craindrait de se faire gruger, je
vois mal un marchand le proposer aux puces le dimanche. Jules Minguet
ne l'a absolument pas trouvé en feuilletant un livre de la bibliothèque
municipale. D'autre part, Christiane Daniset n'aurait jamais pris ce
genre de risque. En fait, elle est sans doute tombée sur un faux, et
pas ici. D'où notre question…
– Elle a fait un stage à Florence et avait des amis
là-bas. Elle y allait dès qu'elle pouvait.
– À mon avis, elle a trouvé cet étrange manuscrit là-bas,
et ce n'est pas elle qui se sera donné tout ce mal. Il y a là de quoi
monter une belle mystification, le papier, apparemment d'époque,
l'encre, et le texte autographe rédigé sur deux colonnes...
– Vous avez pu l'examiner ?
– Avec une loupe, et ça n'a fait qu'accroître nos doutes
sur son authenticité. Un farceur a mis ce manuscrit sur le marché, et
ce n'est pas pour mystifier Jules Minguet.
– Qui donc ?
– Des universitaires. Je connais le cas d'un chercheur
passionné de Rimbaud, qui faisait de l'ombre aux spécialiste reconnus,
ceux-ci ont tout fait pour l'empêcher de percer, pour lui casser les
reins. Des
spécimens de l'écriture de Rimbaud, on en a. Il a donc produit un
inédit sur lequel se sont jetés tous les caciques de la tribu. Il a eu
beau expliquer que c'était un canular, l'on a cru qu'il faisait passer
un vrai pour un faux, histoire de les contrarier.
– De vieilles histoires d'un autre siècle...
– Qui fut le nôtre.
– Et vous comptez aller farfouiller là-bas ?
– Pourquoi pas ? C'est la morte saison, et le moment de
nous faire un peu oublier.
Elles arrivent juste pour le dernier service au restaurant
qui occupe l'étage du marché. L'on a l'impression de savourer des
produits encore plus frais. Elles doivent patienter avant qu'on leur
trouve une table libre.
– On parle, on parle, et il est déjà question d'aller à
Florence.
– L'affaire de deux ou trois jours. Si nous ne trouvons
pas un vol, il reste le train.
– Et rien ne nous empêche de descendre dans un hôtel chic.
En y mettant le prix...
Deux heures perdues encore pour organiser cette petite
virée. Il y a bien un vol le lendemain, heureusement que nous ne sommes
pas à la saison des grandes transhumances, et un hôtel qui en jette
près du Duomo. Ça ou un autre, elles ne sont pas là pour visiter une
ville qu'elles connaissent parfaitement, vu qu'elles y sont déjà venues
faire de la bicyclette (les alentours sont riches en côtes). Entre deux
balades, on peut aller voir un monument ou visiter un musée, pour trois
jours... Là, il s'agit de se renseigner sur tous les bouquinistes
capables de proposer de tels documents à des chalands.
Elles disposent ensuite de toute la soirée pour faire le
point.
Toute la soirée, c'est vite dit.
On sonne à la porte. Sophie ouvre la porte :
– Bonsoir, mon petit Claude, cela fait bien vingt ans que
je ne t'ai pas vu.
– J'ai dû être attiré par l'odeur de la soupe.
Le commissaire, malgré sa taille de grenadier, s'est
toujours efforcé de se tenir bien droit. Le cou a tendance à s'avancer
un peu, sans qu'il s'en rende compte, esquissant le cou de tortue qui
ne manquera pas de s'accentuer avec l'âge. Les cheveux commençant à
s'éclaircir, mais il a autant de poils aux oreilles. Des sourcils mal
débroussaillés qui ne demandent qu'à envahir les tempes. Un grand nez
avec ça, et un menton qui cherche à prendre la tangente, des lèvres
raisonnablement charnues, et une voix qui présente un curieux mélange
de Gabin et de Bourvil Les suspects ne se méfient pas de ses yeux
clairs qui semblent, la plupart du temps, regarder dans le vague.
Jadis, du temps que son mari ne s'était pas fait la malle
avec une jeunesse un peu passée, Sophie aidait le petit Claude, qui
habitait juste en face dans un pavillon quasiment identique au sien,
ainsi que le veut l'usage, à réviser ses leçons d'une façon amusante.
Elle les abordait toutes sous un autre angle. Quand le dernier de ses
enfants fut entré à l'Université, elle garda la maison à la disposition
de la jeune classe, vu qu'elle refusait de leur payer une chambre en
ville – elle n'allait pas ajouter ça à la mensualité qu'elle leur
versait, à condition qu'ils ne se croient pas obligés de multiplier les
années sabbatiques – et alla se réfugier dans l'appartement de Mamie
Georges, laissée en l'état, avec les bibliothèques. Elle disposait de
huit lits de couchage et des sacs à viande de qualité, pour les
visiteurs, tous entreposés à la cave. Elle n'offrait pas mieux à ses
amies. Claude Rénate était ému quand il repensait à elle, mais pas
assez pour chercher à la revoir.
Quant à la soupe, c'était une habitude familiale qu'elle
avait réussi à imposer à son mari, et à ses enfants, mis à part les
jours où l'on priait quelqu'un à souper. La soupe, c'était une large
tranche de pain, servie avec un potage de légumes, de vrais légumes
coupés en dés ou en rondelles, sauf l'oignon. Les enfants, réduits au
pain sec, avaient vite compris qu'ils auraient de la soupe pour tout
potage. On le trempait, sinon, dans le potage, les uns voulant, comme
Sophie, sentir encore le goût et la consistance du pain, d'autres le
laisser s'amollir, voire, en couper des morceaux qu'ils laissaient
reposer dans le liquide, jusqu'à ce qu'ils prennent la consistance
d'une éponge prête à se déliter.
Le souvenir de cette soupe faisait venir l'eau à la bouche
de Claude.
On dégusta en silence le potage, en y trempant son pain,
comme c'est l'usage, et l'on attendit patiemment que le commissaire
veuille bien préciser le but de sa visite.
Comme ces dames ne disaient rien, il finit par se lancer.
– Je me suis laissé dire que, lorsque vous étiez réunies
toutes les quatre, c'est qu'une affaire vous intriguait.
– Mon neveu vous en aura trop dit, soupire Alberta.
– Je ne le connais guère, c'est une rumeur qui court parmi
nous.
Sophie le regarde bien en face :
– Nous n'allons pas tourner autour du pot. C'est l'affaire
du bibliothécaire tué avec une épingle à chapeaux, qui a attiré mon
attention. L'une de nos professeuses,
je suis en avance sur les
chercheuses féministes, je préfère sinon m'en tenir à nos profs
unisexes,
s'est inquiétée parce que l'une de ses dernières élèves se sent
observée. Elle ne peut l'être que par vos soins. Je dois l'avoir été
moi aussi puisque tu es venu le jour où nous nous trouvons réunies
toutes les quatre. Nous voulons nous assurer que le mobile qui t'a mis
sur sa piste est plausible.
– Pourquoi ne le serait-il pas ?
– As-tu vu les manuscrits ?
– Elle ne se serait pas enfermée quinze jours si c'étaient
des faux.
– Simple spéculation, comme diraient vos collègues
anglo-saxons. Nous les avons observés à la loupe, et nous ne pouvons
pas nous prononcer. Si le cœur t'en dit, ils sont chez le fils Minguet
qui ne pourra rien te refuser, et même convoquer les meilleurs
spécialistes.
– Vous partez pour Florence, à ce que l'on m'a dit.
– Le on, c'est l'employée d'une agence de voyage. Je vais
croire que nous sommes, nous aussi, observées.
– Un de mes inspecteurs aura cru suivre une piste.
– Le tout, c'est que nous n'entravions pas votre enquête.
Nous allons vérifier que l'écriture ressemble à celle de Dante, s'il en
existe des exemplaires, et nous efforcer de trouver où votre suspecte a
bien pu se procurer ces manuscrits, qu'ils soient authentiques ou pas.
N'importe quel avocat se demanderait pourquoi elle se serait enfermée
après avoir refilé un faux au bibliothécaire de nos universités. Vous
constaterez que dans les feuillets que nous avons eus sous les yeux, le
texte est écrit sur deux colonnes. S'agissant d'une œuvre poétique
c'est surprenant, mais encore possible. S'il s'agissait de prose, je
serais plus catégorique.
III
DEUXIÈME STATION : JACOPO SMARRITA
L'inconvénient des grands hôtels, c'est qu'on se sent
surveillé. Une surveillance discrète, mais le client a l'impression
qu'il marche sur un tapis de roses. Elles avaient déjà ressenti la même
impression chaque fois qu'on a cru leur faire plaisir en les invitant à
se sustenter dans un restaurant généreusement étoilé. Si l'on ne prend
pas la précaution de laisser un doigt de vin dans son verre, celui-ci
est rempli de nouveau par un loufiat qui épie le moindre de vos gestes.
Sans doute la maison a-t-elle intérêt à ce que la bouteille soit finie
assez vite, pour qu'on lui en commande une autre. Chaque assiette est
une composition artistique que l'on se doit d'admirer avant d'y aller
de son coup de fourchette. Ces dames ne sont pas intimidées, elles sont
agacées. Dans cet hôtel, cela ne se borne pas aux heures de repas,
c'est continuel. Elles se sentent comme dans une luxueuse maison de
retraite. La corbeille de fruits dans chaque chambre est offerte par la
maison. C'est purement décoratif. Sophie n'a pas pu s'empêcher de
sonner le garçon, pour qu'on lui apporte un couteau. Elle voulait
s'offrir une tranche d'ananas avant de passer aux choses sérieuses,
après. Emmeline a regretté que l'on ne servît pas de rollmops au
petit-déjeuner, tout en assurant que c'était une envie. Pas besoin
d'aller lui en acheter pour elle. Elle n'était pas sûre d'en vouloir le
lendemain. Afin de désarçonner l'adversaire, elles sont sorties
ensemble du restaurant, pour se séparer devant les ascenseurs. L'une
voulait monter à pied, l'autre prendre l'air, avant de se raviser, la
troisième rêvasser devant une baie du salon. Inutile de dire que Gisèle
n'a pas demandé le bon étage au liftier, elle a dû redescendre par
l'escalier. Vue sinon sur l'Arno et le Ponte Vecchio. Le jacuzzi qu'on
peut mettre en marche dans la baignoire est une expérience éprouvante.
Elles n'ont pas voulu essayer le fauteuil qui vous masse. On a fini par
les prendre pour une famille Fenouillard en goguette, mal habituée aux
palaces. C'était l'effet recherché. Le personnel est habitué aux
vieilles dames excentriques.
Dans certains quartiers, l'on butte sur des monuments à
chaque pas, là, il leur suffit de traverser le Ponte Vecchio, moins
achalandé que d'habitude – la plupart des boutiques sont fermées – et
de longer l'Arno jusqu'aux Offices, moins encombrés d'habitude.
Elles expriment le désir de voir monsieur Jacopo Smarrita,
qui a remplacé le précédent archiviste. Effusions d'usage.
– Vous nous rendriez un service inimaginable, dit Sophie,
si vous pouviez nous dire s'il y a des notes de Dante, écrites de sa
main, dans une édition sur parchemin.
– Bien sûr. Une dame de chez vous, madame Daniset, pour
laquelle j'ai la plus haute estime, a voulu comparer un manuscrit de
Dante écrit en provençal avec des originaux de sa main. Je lui en ai
donné l'opportunité. Elle a semblé ravie. J'ai été fort surpris de sa
satisfaction. Je n'ai pu m'empêcher de rire. Il y a un bouquiniste de
Lucques qui a voulu nous en refiler un pour cinq cents euros. Celui-ci,
m'a-t-elle dit ? Je crois le reconnaître. Je suis étonné que vous vous
soyez laissé gruger par l'immonde Marcello Stronzzi. Il a des complices
qui m'ont orientée chez lui. Et il vous en demandé ? Cinq cents euros.
Vous les avez payés ? Rubis sur l'ongle. Sancta Simplicicitas ! C'est
pour donner. Une farce à cinq cents euros… Où peut-on le trouver cet
estimable margoulin ? Ah ! Le mot "margoulin" ! J'adore votre
langue ! Derrière l'église San Frediano. Inutile de vous dire qu'il
aurait pu réclamer beaucoup plus pour un original… Voilà ce que c'est
que de vouloir admirer un exemplaire du style roman local. On tombe
ensuite sur d'étranges exemplaires.
– Je ne vois pas pourquoi Christiane Daniset a voulu
passer une journée à Lucques, avant de faire état de ce manuscrit. Elle
en aura entendu parler par quelqu'un d'autre que vous. Voyez-vous qui ?
– Je ne me suis pas posé la question.
– Je m'en pose une : comment votre bouquiniste…
– Marcello Stronzzi…
– A-t-il pu se procurer ce manuscrit ?…
– En l'achetant…
C'est l'opinion générale que Gisèle Pouacre exprime :
– C'est là ce qui nous chiffonne. Qu'est ce qui a bien pu
pousser un bouquiniste, fût-il un gredin, à acheter un manuscrit, même
pour une centaine d'euros.
– On lui aura donné des assurances, ou il aura demandé à
quelqu'un de le lui fabriquer.
– Imaginez-vous le mal que ça donne d'improviser une
ébauche en provençal d'époque ? Saint Louis, chez nous est mort quand
Dante avait cinq ans, après le bref règne de Philippe le Hardi,
Philippe le Bel monte sur le trône, quand Dante a vingt ans. Nous
n'avons pas de manuscrits de Rutebeuf, ni de Jean de Meung, bien qu'on
le montre, à la BNF à sa table de travail. Jean de Meung rédige en
formant soigneusement ses lettres comme celles d'un parchemin destiné à
être édité. Vous remarquerez, toujours à la BNF, une armoire à livres.
S'il estimait son travail fini, Dante ne l'aurait pas écrit comme il
rédige ses notes. Quand Philippe le Bel est mort, Dante avait largement
entamé sa Divine Comédie
Les bouquinistes ne sont pas des spécialistes
en épigraphie, mais ils ne sont pas assez gourds pour accepter de payer
un document de cette sorte, quoiqu'il soit plus sérieux qu'une relique,
ou un poil de la barbe du prophète. Tant qu'il n'a pas vendu ces
feuillets au prix prohibitif qu'il en demande, il n'y a pas là de quoi
ameuter la police. Elle ne se dérangerait que si l'acheteur portait
plainte. Cinq cents euros, ce n'est pas cher payé, si l'on tient compte
du temps qu'on a passé à les mettre au point. Il suffit que l'on n'y
trouve pas la signature de Dante. Et il aura pris la précaution de le
vendre comme un manuscrit que l'on pourrait attribuer à Dante. Tant pis
pour les dupes. Cela dit, un de ces feuillets bien encadré peut
s'accrocher à un mur dans un salon. Ce sera original.
– Il ne vous reste donc plus qu'à aller interroger le
bouquiniste à Lucques. Il y a une belle autoroute qui mène à Pise, ou
le train, qui vous épargnera d'avoir à garer une voiture. On peut faire
l'aller et retour en une journée.
Ces dames s'assurent qu'elle peuvent rester dans leur
chambre une nuit de plus.
Elles ne s'arrêtent devant aucun monument, contournent
l'église San Frediano, pour s'engager dans une rue, puis dans une
misérable ruelle, suivant les indications de Jacopo Smarrita. Le
bouquiniste tient ses états dans une boutique de cette ruelle.
L'entrée, c'est une sorte de couloir aux murs tapissés de livres, puis
l'on pénètre dans un vaste vestibule, étrangement bien éclairé par des
verrières : il doit y avoir une cour baignée lumière. Une lumière quand
même insuffisante. Il y a une table au milieu, avec une lampe assez
forte, et des chaises autour de la table. L'on peut accéder par un
escalier, à une sorte de galerie qui surplombe le vaste vestibule. Rien
que des étagères le long des murs en bas comme dans la galerie. Juste,
au fond, une porte apparemment interdite au public. Celle, sans doute,
des appartements du maître des lieux. Une petite table à un coin, et
une échelle qui coulisse grâce à une rampe. Derrière la petite table
une chaise, dessus, le nécessaire pour encaisser et rendre la monnaie.
Un ordinateur portable qui doit permettre d'accéder au répertoire, et
d'enregistrer les transactions. les chaises, au milieu, il y en a
suffisamment pour que la clientèle puisse examiner à loisir les
éditions qui lui sont proposées ; elles sont presque toutes occupées.
Un être tout droit sorti d'une nouvelle de Tchekov, avec son costume de
petit employé d'avant les grandes guerres, la cinquantaine peut-être,
soixante ans au plus, se tient debout à un endroit d'où il peut
embrasser tout le vestibule du regard. Si c'est un escroc, il n'a pas
le physique de l'emploi. Les chalands semblent à première vue des
collectionneurs, assez érudits pour qu'il soit difficile de leur en
faire accroire ; seul détail inquiétant : on a ménagé, entre les
livres, à gauche, un espace où se trouve exposé, joliment encadrée, la
photocopie d'un des feuillets qu'elles ont eus entre les mains.
Le bouquiniste a suivi leur regard, il leur fait signe
d'approcher.
– Un document surprenant, n'est-ce pas ?
Alberta est aussi à l'aise en italien que Sophie :
– Fort surprenant, en effet. Il fera très bien dans ma
chambre, au-dessus de la commode. Combien en demandez-vous ?
Le bouquiniste semble un peu décontenancé.
– Cinq cents euros.
– Il les vaut bien ; un exemplaire unique, n'est-ce pas ?
– Si vous voulez bien vous approcher…
– De quel extrait de l'Enfer s'agit-il à présent ?
– C'est le début du Chant III, dit Emmeline, au moment où
le poète passe la porte des enfers, il est en provençal, comme
l'exemplaire de Christiane Daniset.
Son accent est moins bon, mais le bouquiniste marque le
coup.
Alberta insiste :
– Pourriez-vous avoir deux ou trois passages de plus ? Je
sais que, pour mille euros, c'est donné… Soyons clairs : combien vous
a-t-on demandé ?
– Rien.
– Et vous vendez à cinq cents euros un document que vous
avez eu pour rien ?
Gisèle fait celle qui n'entend pas bien :
– Pourriez-vous parler un peu plus fort ? Je n'entends
rien…
Alberta résume la situation, en levant la voix :
– Ce monsieur si aimable veut bien nous céder ce manuscrit
pour cinq cents euros, je lui ai demandé si nous pouvions en avoir deux
de plus, pour mille euros.
Les lecteurs commencent à tendre l'oreille.
– Si vous voulez bien me suivre…
Elles veulent bien gravir l'escalier qui mène à la
galerie. Il les conduit à un espace ménagé entre les livres, où ils
pourront continuer leur conversation.
– Est-ce que sont les autorités qui vous envoient ? Mon
fournisseur m'a dit que chaque fois que je parviendrais à vendre un
extrait, il me donnerait cinq cents euros de plus.
Alberta le rassure :
– Nous ne comptons pas les alerter. Nous voulons juste que
vous nous donniez le nom de votre fournisseur.
– C'est monsieur Primo Della.
– Comment s'est-il procuré lui-même ces documents ?
– Il ne me l'a pas dit. Comme il me les cédait pour rien,
je ne pouvais pas réclamer de certificat.
– Que fait-il dans la vie ?
– Il donne des cours à l'Université de Florence.
Allez-vous l'inquiéter ?
– Pas le moins du monde. Je vous prends trois épisodes
pour mille euros, et nous n'en parlerons plus, vous direz à monsieur
Primo Della que vous en avez vendu trois, et vous gagnerez trois mille
euros d'un coup. S'il vous pose des questions, vous lui direz que vous
êtes tombé sur trois vieilles excentriques qui ne voulaient pas partir
sans en prendre tout un lot. Je vous rassure… nous ne le dénoncerons
pas aux autorités.
Il insiste pour donner les exemplaires en plus, sans rien
leur faire payer. Elles tiennent à régler ce qu'elles lui doivent.
Elles ont juste le temps de se restaurer dans un bouchon
local avant de repartir. Le bouchon ne doit pas être aussi modeste que
les autres, puisqu'on leur propose des côtes de bœuf à la Florentine.
Comme dit Sophie, ça leur évitera d'en essuyer une à Florence. Elle
explique aux béotiennes. La principale singularité de cette côte, c'est
qu'on vous la sert à point quand vous la voulez saignante, quasi
semelle quand vous la voulez à point, et calcinée si vous la voulez
bien grillée. Les gens du lieu, qui sont au courant, la prennent
saignante. Quant à ceux qui la veulent saignante à notre mode, ils
doivent s'engager dans de longues tractations, après quoi, on la leur
sert selon leur goût. Il vaut mieux demander franchement une bouteille
que le verre de vin rempli à ras bord, d'un meilleur rapport pour la
maison qu'un pichet que l'on se partage. Lorsqu'on est aussi bien au
courant que les gens du pays, c'est délicieux. Ni Sophie, ni Alberta
n'ont le courage de se lancer dans les tractations. Un client, qui
n'est visiblement pas un habitué, est allé jusqu'à vérifier dans la
cuisine la cuisson. Il est vrai que la viande est préparée au gril, ce
qui rend malaisées les nuances. Au four, on peut choisir des tranches
plus épaisses, et l'amateur saura que les morceaux les plus saignants
sont près de l'os, et le plus cuits sur les bords. Toutes les
gradations sont possibles du bord jusqu'à l'os, ce qui n'échappera pas
au connaisseur. Couper donc la viande en épaisses lanières, pour la
satisfaction de toute la compagnie.
Le trajet leur bouffe une partie de l'après-midi, elles
préfèrent se reposer avant de dîner à leur hôtel.
Jacopo Smaritta n'en revient pas de les voir rappliquer
dès le lendemain. Elles lui collent les nouveaux manuscrits autographes
sous le nez.
– Et vous les avez payés…
– Le prix fort, dit fièrement Alberta.
– Je ne vous ai pas entendues roucouler.
– Un faux de qualité vaut parfois plus que l'original. On
a pris la peine de trouver un papier qui entretienne l'illusion, nous
allons voir si l'expertise la confirme, et pris soin de retrouver les
encres d'origine. Si le faussaire s'y est bien pris, seul le carbone 14
permettra d'en avoir le cœur net. Retrouver une écriture cursive
plausible que l'on puisse attribuer à l'auteur, c'est du travail, cela
demande un long entraînement. Et je passe sur la difficulté et la
structure ternaire des trois cantiche
et les tercets collés les uns aux
autres à chaque chant, en provençal du début du quatorzième, le
trecento pour les
gens du lieu. Et tout ça pour cinq cents misérables
euros ? Il s'agit là d'un travail de longue haleine, l'affaire de deux
ou trois ans. N'y a-t-il rien qui vous choque là-dedans ?
– Maintenant que vous me le dites, je sens déferler sur
moi tout un océan de perplexité. Pourquoi quelqu'un prendrait-il la
peine de réunir deux faussaires de qualité, et se lancerait-il dans une
telle gageure pour un résultat aussi dérisoire.
– D'autant plus dérisoire, que celui qui a improvisé cette
version provençale a dû lui-même payer les faussaires dont vous me
parlez. Il engage des frais pour cela, puis pour intéresser le
bouquiniste que vous n'êtes pas allé voir, bien qu'il vous ait contacté.
– Je vois où vous voulez m'amener.
– Ne vous faites pas prier.
– Vous me demandez de débusquer un spécialiste méconnu par
ses pairs et qui voudrait les inviter à prendre des vessies pour des
lanternes. Qu'importe si les vessies sont belles ! C'est
l'impossibilité même d'une telle entreprise qui rend plausible le
résultat. Vous me demandez de trouver un chercheur assez rancunier pour
mettre au point une aussi belle mystification. Un brave homme qu'on a
juste payé d'un doctorat et d'une chaire pour le calmer. Il se
contentera de captiver ses étudiants, semant un vent dont il ne verra
pas la récolte. Il est trop pressé pour se priver du plaisir de voir
des caciques condescendants essuyer la tempête.
– Je vois que vous avez un nom sur les lèvres.
– Un latiniste plus qu'averti, et qui domine plus que
personne le provençal de tous les poètes qui ont hanté les cours de
l'Aragon à la Sicile ; ainsi que de ceux qui ont travaillé en Sicile du
temps de Frédéric II à Palerme. Ils avaient eu le temps de se faire
connaître en Toscane avant que Charles d'Anjou préfère se fixer à
Naples. Il a fallu les Vêpres Siciliennes pour que l'île passe aux
mains des Aragonais…
– N'essayez-vous pas de nous embarquer dans une croisière
? Je parlais d'un nom. Nous avons assez de lueurs en histoire médiévale.
– Je ne donne pas de nom, même devant toute une escouade
de carabiniers.
– Si je voulais en parler aux carabiniers, je ne serais
pas venue vous voir. Nous ne sommes pas des auxiliaires de police. Nous
nous sommes à l'occasion amusées à donner un petit coup de pouce à des
innocents que l'on inquiétait sur des présomptions mensongères. Les
coupables ne nous intéressent qu'à titre purement informatif. Et là, il
n'y en a pas : Christiane Daniset a elle-même voulu se servir du
premier échantillon pour se jouer d'un bibliothécaire prétentieux, elle
savait parfaitement ce qu'elle faisait. Comme nous. Le bibliothécaire
est mort, on croit que notre collègue y est pour quelque chose. Nos
échantillons à nous serviront à la mettre hors de cause. Nous allons
proposer à votre chercheur un moyen plus efficace et moins dangereux de
se moquer de ses ennemis, en se montrant… bien plus compétent qu'ils ne
se l'imaginaient eux-mêmes. Un grand coup de pied dans un panier de
crabes. Et signé de sa main…
– Je lui en parlerai.
– Nous préférons lui en parler nous-même.
– Il aime à déjeuner dans un marché tout près du Duomo..
– Et son nom ?
– Primo Della.
– Devrons-nous nous promener avec une pancarte ?
– Plutôt grand, porte beau, coquet, une jambe un peu plus
courte que l'autre, fortes lunettes, ne se sépare jamais de sa canne,
pommeau en argent, présence massive, voix qui porte. Les étudiants
l'adorent.
Le personnage s'apprête à engloutir une omelette locale,
aux épinards, ne pas oublier le sel, le poivre et la muscade, triple
portion, une demi-bouteille de Chianti pour accompagner. Gisèle
s'adresse à lui, avec son accent épouvantable, quoique les mots soient
propres, et la syntaxe pure. Il y a sa voix, aussi, la voix des belles
occasions :
– Pouvons-nous nous asseoir à votre table ?
Il en est de libres. Trop délicat pour le leur faire
remarquer, il lève la tête et fixe les quatre dames. Derrière ses
lunettes, ses yeux, on dirait des yeux de verre. De plus intrépides
seraient cloués sur place, elles, elles lui sourient. Son visage
s'éclaire, et c'est en français qu'il leur répond :
– Si vous me connaissez, je suis le plus heureux des
mortels ; et si vous ne me connaissez pas, je brûle, moi, du désir de
vous être présenté.
Elles accèdent volontiers à ce désir. Il se lève pour
reculer un peu les deux chaises qui restent, approcher une autre table
(je m'en occupe, Manfredo, a-t-il lancé, en italien, au serveur qui
allait se précipiter, apporte-nous plutôt quatre serviettes et quatre
couverts de plus). Pendant que l'autre s'active. Il ne s'assoit pas
avant qu'elles l'aient fait :
– Vous êtes naturellement mes invitées. Je ne partage mon
omelette avec personne, mais ce bon Manfredo n'en est jamais à court. À
moins que vous préfériez autre chose… Il propose toutes sortes de plats
à base de pâtes. Ses spaghettis aux palourdes ne sont pas dégueulasses.
– Votre omelette nous fait venir l'eau à la bouche.
Il sourit. Regarde Manfredo, puis son omelette, et lève
quatre doigts pur faire comprendre qu'il en veut quatre autres.. Puis
deux doigts, ce qui signifie qu'il aimerait deux bouteilles de plus. Ce
doit être un jeu entre lui et le serveur qui s'incline.
– Je crains que nous n'ayons pas autant d'appétit que vous.
– Qu'importe ! C'est un grand jour ; je finirai les
vôtres… Il n'est pas nécessaire que je vous précise mon nom, vous
saviez à qui vous aviez affaire. La malheureux Stronzzi m'a téléphoné
pour me parler de votre visite. Il avait l'air tout retourné. Quant à
Jacopo, il a pris presque autant de temps pour m'avouer qu'il vous
avait vendu la misérable mèche dont il disposait. En un mot, je
m'attendais à votre visite. J'ai cru comprendre que vous aviez une
proposition à me faire, encore plus farce que la petite espièglerie que
je désirais leur servir.
– Nous voulions tout d'abord vous exprimer notre
admiration. Le travail est à la hauteur de la supercherie. Il faut que
vous soyez bien fâché des procédés de vos confrères.
– Des confrères, ça ? Des faux frères, oui !… Les poètes
qui ont introduit les thèmes courtois dans leur propre langue, ont fait
comme l'on faisait un peu partout ailleurs. Ils sont entrés dans la
danse. Tiens, Charles d'Anjou, qui a pris le pouvoir en évacuant le
pauvre Manfred, mort dignement sur son champ de bataille, vous savez ce
qu'il était ? Comte d'Anjou, du Maine et de Provence. L'alliance de
l'anglo-normand et du provençal. Et vous croyez que ça le gênait ?
Dernier fils de Blanche de Castille, petit-fils d'Aliénor d'Aquitaine,
rien que du beau linge !… J'ai simplement voulu m'imprégner de la
culture de mes compatriotes, en ce temps-là, qui savaient le latin, et
lisaient couramment le provençal.
– Vous semblez vous-même le dominer autant qu'eux. Au vu
des trois spécimens que vous avons eus sous les yeux, nous avons été
effleurées par l'ange du bizarre, et nous sommes allées jusqu'à
imaginer, que vous disposiez d'une intégrale de l'Enfer en provençal,
rien que pour montrer aux tristes figures qu'il suffisait de se mettre
dans l'esprit de ce temps pour réussir de telles performances. Sophie
connait au moins deux libraires chez elle qui ne cracheront pas sur une
telle aventure, et ne demanderont qu'à embarquer des collègues
provençaux avant d'appareiller… Nous connaissons une prof, journaliste
à ses heures, qui saura vous balancer une fausse préface en un rien de
temps. C'est une styliste, et une improvisatrice née. Ce n'est qu'un
rêve, bien entendu.
– Un rêve qui se laisse caresser. J'ai pour épouse une
fille du Vieux Port. Sa grand-mère s'appliquait à parler un français
sans accent dans le monde, mais s'empressait de revenir à sa langue
maternelle dans la vie de tous les jours. Elle parle elle-même fort
bien l'italien, nous parlons en français devant nos enfants dès que
nous avons un secret de polichinelle à leur cacher – c'est la meilleure
façon de les dégourdir – et nous gardons le provençal, pour quand nous
sommes entre nous. Cela m'a donné, disons, une certaine aisance, qui ne
tromperait pas les gens de cette époque, mais les meilleurs
spécialistes ne pourront prouver que c'est un faux. J'espère avoir
rendu à Dante l'hommage qu'il mérite. On m'a soufflé que vous avez
besoin de vos trois exemplaires pour disculper une innocente.
– Cette innocente est parfaitement innocente d'un point de
vue purement pénal. Elle s'est juste servie du premier exemplaire pour
mystifier un bibliothécaire qui a eu l'heur de lui déplaire, elle a dû
même coup enclenché un mécanisme qui a conduit à la mort de l'odieux
personnage.
– Vous ne pouvez pas me laisser sur ma faim…
– Vous ne tarderez pas à la calmer. Et si ce n'est pas le
cas, vous pourrez dévorer ce que nous serons incapables d'avaler.
– J'aimerais tant connaître le fin mot !…
Gisèle le lui dit.
Un rire grondant, qui résonne par tout le marché.
C'est là qu'Ellery Queen avertirait sa pratique qu'elle
dispose de tous les éléments. Si elle veut bien réfléchir avant de
faire sauter le sceau qui protège les dernières pages. Nous n'userons
pas d'un procédé aussi indigne. Nous avons nous-mêmes libéré les
dernières pages sans nous donner la peine de réfléchir. Et nous nous
adressons à un public qui n'a pas besoin qu'on l'encourage à le faire.
Sans contester le talent d'un maître de l'énigme (ils étaient deux)
nous désapprouvons fermement ces manières.
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