La dédicace
Chapitre I
LA CRIQUE
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Depuis toujours, du moins aussi loin que remontent ses souvenirs,
chaque fois qu'il débouche sur la place principale, celle où se tenait
en d'autres temps une foire aux bestiaux, on lui a raconté, les bêtes,
les maquignons, les tentes improvisées, les échoppes, la crêpière qui
étalait sa pâte sur une énorme plaque fumante, c'était au moment de la
foire qu'elle faisait les meilleures affaires, il y avait à côté de
quoi improviser une garniture à la demande, du fromage râpé, du jambon
cuit, des bouts de saucisse, entre la chipolata et le format au-dessus,
du sucre sinon, ou de la confiture de pommes, avec deux ou trois
galettes, tu avais l'estomac tassé, va-t-en savoir si c'était au temps
des parents, des grands-parents ou des bisaïeux, ça fait des
générations que la famille s'est installée là, de vieilles cartes
postales chez les buralistes et les libraires en attestent l'existence,
on voit bien les veaux, vaches, cochons du pot au lait, parfois la
crêpière dans un coin avec tout son attirail, lui n'a jamais connu que
la place telle qu'elle est, il la verrait sinon autrement, chaque fois
donc, l'effet de la colline en face, avec sa cathédrale qui descend du
sommet, bien campée sur ses arcs-boutants, l'on entend les cris des
freux, il ne peut s'empêcher de se sentir comme dans la crique où il
allait passer ses vacances en famille, on descendait le sentier de la
plage de Senix, une plage moins infestée de surfeurs que celle de
Parlementia universellement connue pour sa fameuse vague.
Gisèle Pouacre n'a jamais passé ses vacances sur la côte basque, pas
même près de la longue plage qui court, nonobstant quelques
interruptions, de Bayonne à Soulac-sur-Mer sur fond de dunes et de
résineux, elle, c'était Saint-Palais sur Mer, ou quelques kilomètres
plus loin, une fine étendue de sable qui semblait aussi longue vu que
de Lacanau on ne peut voir Arcachon, ni la Pointe de la Coubre depuis
Saint-Palais. La place, pour elle, c'est surtout la cathédrale. Elle
n'a jamais pensé que celle-ci s'appuyait sur ses arcs-boutants pour ne
pas glisser plus bas, elle l'a plutôt vue comme une bête qui s'apprête
à bondir, suivie de sa nuée de freux, comme les grands chalutiers qui
laissent derrière elle un sillage de mouettes et de goélands. Le temps
des cathédrales n'est pas celui de leurs fidèles, c'est un peu comme le
temps géologique. Une fois hissées au statut de monument historique, on
ne cesse de les retaper et de les restaurer pour les aider à traverser
nos pauvres siècles. Si l'on ne compte que sur la générosité des
usagers… Certains prêtres italiens l'ont compris, qui installent des
lampes qui ne s'allument que lorsqu'on glisse une pièce pour mieux
distinguer les détails d'une fresque. Pas besoin d'allumer de lampes,
ici, pour admirer les vitraux qui passent pour les plus anciens que
l'on puisse voir. Le touriste de base est d'un meilleur rapport que le
croyant, il paie son écot rubis sur l'ongle. Une forme de simonie bien
plus efficace que celle qui permit de construire en son temps la
Basilique Saint-Pierre à Rome. Le denier du visiteur est globalement
plus généreux que le denier du culte et même les trente deniers de
Judas. La bête qui s'apprête à bondir, Gisèle Pouacre, ça la repose.
Elle a senti comme un frémissement dans la pierre quand l'on a changé
de millénaire, une impression sûrement. Le temps n'est pas encore venu
où, riche de tant d'élan contenu, la cathédrale bondira hors de notre
pauvre globe pour se laisser délicieusement emporter par les courants
de l'espace. Presque tout le monde la connaît dans sa ville, depuis
que, fillette grêle, elle a brusquement pris le volume d'un Pierrot de
Watteau, tout en gardant un gros fond de séduction. Elle a cessé depuis
trois ans de s'occuper des archives de la ville. L'on ne sait rien de
son goût pour les enquêtes sur lesquelles les officiers de police
judiciaire se cassent les dents. Un goût qu'elle partage avec trois
amies qu'elle a connues en hypocharte.
Il en est une
qui est de nature à intéresser ses camarades. La célèbre Simone
Hauveceau, notre reine du roman noir, est morte d'une façon pour le
moins étrange. Elle aurait à cinquante-huit ans brusquement oublié de
respirer à trois heures du matin le vingt-deux septembre de l'année
courante. Aucune trace de soporifique, peut-être une légère pression à
la hauteur des jugulaires qui lui aurait fait perdre conscience le
temps qu'on glisse affectueusement sa tête dans un sac en plastique. On
pense au sac au plastique dans la mesure où une personne qui s'étouffe
aurait tendance à projeter quelques sécrétions à l'entour. Cela dit, il
se produit parfois de ces accidents chez les gens qui ont fait leur
temps, ce qui n'est pas le cas de cette dame. Simone Hauveceau aimait à
parcourir les rues de la ville en chaussures de randonnée, car elle
préférait les hydrocarbures crachés par les automobiles aux pesticides
répandus par le rural de base. Pour se promener en forêt, il lui aurait
fallu prendre sa voiture, ce qui était contraire à ses convictions.
Elle avait la politesse de ne pas faire de la marche nordique sur les
trottoirs, préférant prendre de l'altitude de temps en temps pour cet
exercice. Elle ne restait jamais longtemps absente parce qu'elle aimait
sa ville, dont elle connaissait tous les quartiers. Elle avait fait ses
premières armes en débitant tous les clichés du roman sentimental à
l'ancienne quand elle ne servait pas de négresse à de bons écrivains en
mal d'inspiration, ou à des illustres en mal d'idées. Après avoir passé
la revue de tout ce qu'il fallait éviter, et de tout ce qu'on pouvait
produire quand l'on se donnait un peu de peine, elle avait pris la
peine de se demander ce que cela donnerait quand elle aurait enlevé ses
défroques de Frégoli. Son employeur n'en espérait pas tant. De la façon
la plus naturelle qui soit, elle vous troussait des affaires
criminelles, résolues ou pas, aussi bien sinon mieux que les
Anglo-saxonnes dont tout le monde s'arrache les traductions. Elle vous
mettait en présence des personnes aussi secrètement torturées les unes
que les autres, et l'on se demandait d'abord qui allait tordre le cou à
qui, puis comment l'auteur du crime s'en sortirait ou pas. Elle ne
refusait pas les secrets de famille bien enfouis, ou ces actes
fondateurs qui rongent un groupe de personnes qui auraient participé,
d'eux-mêmes ou malgré eux, à quelque vilaine action, mais elle n'en
faisait pas un système, préférant les malentendus qui naissent des
attitudes et des paroles qu'on eût mieux fait de ne jamais prononcer.
Le lecteur ne pouvait s'empêcher de retenir les caractères bien qu'elle
produisît deux à trois romans par an. L'énigme était accessoire, les
enquêteurs montraient tant d'esprit qu'ils avaient du mal à comprendre
le margouillis dans lequel ils pataugeaient. Ils ne parvenaient à
trouver la solution que lorsqu'ils consentaient à y tremper le bout de
leurs orteils. C'était à la fois glauque et transparent, riche et sec,
grave et souvent sarcastique. Malgré le refus de toute complaisance,
cela se lisait d'un trait, au point qu'aucun lecteur paresseux ne
songeait à regarder la fin avant de poursuivre sa lecture.
Née elle-même d'une famille qui n'était pas avare de fantaisistes et de
bohèmes aux impulsions parfois ravageuses, elle en avait pris
délibérément le contre-pied, et refusé de vivre dans ce salmigondis
d'émotions diverses que l'on entendait ressentir pleinement, fût-ce en
s'aidant de substances diverses. N'étant pas suicidaire, sa tribu se
gardait bien de franchir les bornes qui font d'un simple amateur un
fiévreux zombie. L'on n'avait que mépris pour les crétins qui se
soûlent à en vomir. Des marginaux certes (si l'on peut dire, ils
gagnaient largement leur vie, en bobos avant l'heure) mais soucieux de
ne pas s'enfoncer dans cette boue grise où l'on ne trouve que des
chairs exténuées s'acharnant à griller ce qui leur reste de conscience.
L'idée même de dépendance leur inspirait une nausée de bon aloi. Pas de
grands fumeurs, pas de pochards, pas de junkies. Juste un mépris total
des convenances, dont les effets indésirables n'étaient perceptibles
que pour un enfant qui était moins public que ses frères et sa sœur.
Une licence de lettres rondement menée, et financée par ses premiers
romans à l'eau de rose. Au moment de conclure, elle avait estimé que
trois giclées de guimauve dans l'année lui laissaient plus de loisirs
que des tombereaux de copies. Des loisirs qu'elle occupait surtout à se
cultiver comme elle l'entendait, essayant par elle-même, sans suivre de
cours (les maîtres sont un peu trop sensibles aux tendances du temps,
comme les couturiers) de parfaire ses connaissances dans les domaines
les plus divers. Elle avait vite fait de saisir la manière qu'auraient
eu des auteurs en herbe, ou ceux à qui l'on demandait d'écrire leur
vie, s'ils s'en étaient donné la peine. Cette nouvelle activité, encore
plus lucrative, l'avaient poussée à se poser des questions sur sa
matière à elle. Les réponses à ces questions l'avaient conduite à se
lancer dans une manière de roman policier où la psychologie des
personnages offre autant de péripéties que les concours de
circonstances. Les êtres qu'elle faisait vivre en tapant sur son
clavier étaient bien moins solides qu'elle-même, qui avait un peu trop
tôt appris à ne pas s'écouter. La vie ne l'avait pas épargnée, il lui
avait fallu encaisser pas mal de coups durs dont elle cultivait
sagement les séquelles, en s'interdisant toute confidence, et en
répondant sèchement aux proches désireux de connaître les détails. Elle
avait bien rangé ses cadavres dans les armoires adéquates dont elle ne
confiait la clé à personne. Juste quelques remarques cinglantes qui lui
échappaient de loin en loin. Elle éprouvait un plaisir étrange à mettre
en scène des gens qu'on ne voit guère, tout à fait différents de ceux
qu'elle avait connus et fréquentés. Des personnages de bonne volonté
brusquement placés dans une situation inextricable. Comme la plupart du
temps, ce sont les failles de notre marâtre société qui les y mettait,
on la soupçonnait de nourrir quelques idées réformatrices, ce dont elle
se défendait. Elle éprouvait, en tant qu'électrice, assez de peine à
choisir le coquin qui la représenterait pour se mêler au chœur des
anges.
Après avoir payé ce qui revenait aux autres
héritiers d'une vaste demeure où s'étaient succédé plusieurs
générations d'Hauveceau, elle s'était trouvée à la tête d'un bon pécule
dont elle ne savait que faire. Le capital prudemment rangé dans des
valeurs pas trop nauséabondes (elle refusait les bouquets de placements
offerts par son banquier) ne faisait qu'augmenter. Elle pouvait
s'habiller et se chausser sur mesure, choisir de bons équipements,
changer de voiture tous les deux ans, du prétendu bas de gamme, ne rien
se refuser (elle ne cuisinait elle-même que des produits de qualité et
ne buvait que du meilleur), ça ne suffisait pas à siphonner les
surplus. Il est vrai qu'elle n'avait aucun goût pour les pierres
précieuses, et préférait acheter des tableaux peints par des artistes
travaillant à côté de la cathédrale (il y avait plusieurs ateliers et
plusieurs galeries, elle préférait se servir dans les ateliers des
peintres qui lui avaient une fois ou l'autre tapé dans l'œil). Rien qui
pût exciter le larron de passage. Un jardinier pour le potager, le
verger, le jardin ; une entreprise qui passait trois fois par semaine
nettoyer la maison, un ouvrier lorsque nécessaire, ça lui suffisait
amplement. Elle se déplaçait incognito à l'occasion de quelque
exposition, et en profitait pour flânasser dans les alentours. De
grands hôtels, car il n'y a aucune raison de coucher à la dure pour
voir quelques croûtes. Ce n'était pas comme ces randonnées d'une
dizaine de jours, qu'elle s'offrait deux fois l'an, dans des régions
pas trop courues par le touriste de base. Une santé de fer d'après son
médecin, pas du tout le genre à oublier de respirer. Aucune angoisse
apparente. Rien qu'à l'entendre parler, c'est un peu comme si l'on se
sentait pris en mains. Le mal être, elle le réservait à ses personnages
plus ou moins bien installés dans la vie.
Elle avait un
jour décider d'encourager les travaux d'une troupe locale qui
commençait à faire d'autant plus parler d'elle que l'acteur qui
organisait aussi le programme de chaque saison et réglait les affaires
courantes – d'autres s'occupaient des
accessoires, des éclairages et
d'autres effets selon les principes du Café de la Gare – avait jugé que
ce serait amusant de prolonger les représentations par des films
tournés lors d'une couturière particulièrement fignolée. Une réponse
inconsciente aux critiques qui n'apprécient guère le théâtre filmé. Là,
on jouait le jeu. C'était du théâtre et du cinéma. La jeune Armande
Bilboquet avait suivi des cours sur les arts du spectacle, et eu
l'occasion de manier une caméra : mise au pied du mur, elle était en
train d'inventer tout simplement un nouveau genre, une sorte de théâtre
filmé qui en accepterait enfin toutes les contraintes aussi bien
théâtrales que cinématographiques, suivant l'exemple de Sacha Guitry.
Leur bienfaitrice n'avait pas lésiné sur le matériel, et avait même
consenti à organiser des projections devant un public averti. Elle
touchait sinon sa part, comme tous les membres de la troupe réunis
joyeusement comme ceux que l'on met en scène dans l'Illusion Comique.
L'étonnant, c'était que ça marchait, que ça s'exportait, qu'il y avait
des émules, et qu'un Œdipe
dans la traduction de Fred Bibel s'était
offert une palme d'or pour le moins inattendue. Bien qu'elle ne touchât
que sa part, cette bonne action rapportait beaucoup d'argent à la
romancière. Certains membres de la troupe s'étaient égaillés dans la
nature, répondant aux sollicitations de producteurs à l'affût de
nouvelles têtes, il restait un bon noyau d'irréductibles, parmi
lesquels l'opératrice. La mise en scène, c'était une sélection des
meilleures idées, ce qui permettait à chacun de s'initier à l'art des
cadrages (sans débordements), et des mouvements de caméra. Les
infidèles avaient été vite remplacés, jamais réengagés. L'on attendait
avec impatience les nouvelles sorties. Le public, qui venait au
théâtre, ne savait pas laquelle des pièces finirait dans les salles. On
faisait des paris. Les fonctionnaires des impôts avaient été effarés de
constater que la productrice ne touchait pas plus que les autres, et
trouvait ça normal. Il est vrai que la première mise de fonds avait été
modeste, et que les bénéfices de chaque film étaient réinvestis dans le
suivant. L'on s'efforçait ensemble d'obtenir des adaptations théâtrales
des succès de Simone Hauveceau, qui n'hésitait pas à remanier carrément
les arguments pour se plier aux règles du genre. Jamais écrivain
n'avait pris autant de libertés avec ses propres œuvres. Sinon, sauf
exception, l'on se bornait au classique, pour ne pas avoir à payer de
droits. Pas de metteur en scène, mais, pour les mises en place, et le
choix des pièces, le discernement de Jérôme Arnaud était reconnu pare
ses camarades. Il ne touchait pas plus pour cela. On lui envoyait des
manuscrits. Les auteurs retenus devaient accepter les règles du jeu.
Assister aux répétitions quand une réplique ou une scène ne venaient
pas naturellement en bouche, et se résoudre à ne pas toucher plus que
n'importe quel membre de l'équipe. Libre à lui de faire publier et
faire jouer ses pièces ailleurs. La notion même d'exclusivité leur
semblait absurde.
Jérôme Arnaud vivait seul dans une
aile de la ferme de Simone Hauveceau. Quoique celle-ci vécût elle-même
seule, il n'y avait entre eux aucun autre lien que le fait qu'ils
bavardaient volontiers ensemble. Il avait ses conquêtes, elle avait un
vieux béguin qu'elle voyait de loin en loin. Ils ne tenaient pas à se
fixer, l'une parce qu'elle en avait déjà fait une fois l'expérience,
l'autre parce qu'il ne voulait pas la faire.
Parler
d'une ferme en l'état, c'était peut-être abusif, cela ne se justifiait
que par l'aspect extérieur. Toutes les commodités, sinon. Le bâtiment
central, c'est juste un rez-de chaussée très légèrement surélevé,
surmonté d'un étage bas-de-plafond. Les enfants survivants mènent leur
vie, l'ex a trouvé un tendron qui lui en fait voir, mais ce n'est plus
son affaire à elle. Passer en revue chaque matin toutes les chambres
inoccupées, ça la revigore. Une courte pensée pour le trop tôt disparu.
L'aile gauche est occupée par le couple de jardiniers, l'aile droite
par Jérôme Arnaud.
C'est Jérôme Arnaud qui a trouvé
Simone Hauveceau, avant d'aller répéter avec ses camarades. Il avait
l'habitude de passer la voir, le matin. Elle se trouvait dès sept
heures à son clavier, un paragraphe jeté de chic, dont elle travaillait
la musique et les cadences ; l'argument, les enchaînements elle les a
déjà ruminés à loisir, elle savait discrètement tenir en haleine. Bref,
ce jour-là, elle ne s'est pas levée. Jérôme Arnaud se permet d'aller
gratter à la porte de sa chambre, puis d'ouvrir après avoir attendu une
réponse. La maîtresse des lieux n'est plus. Appeler dans l'ordre les
secours, inutiles, et les autorités, jamais superflues. Le commissaire
Albert Thuil se déplace en personne, flanqué d'une inspectrice,
Madeleine Tançat. Médecin légiste. Coup de fil de Jérôme Arnaud à ses
camarades pour leur annoncer la triste nouvelle, et que la répétition
de ce matin-là serait annulée. On devait jouer une adaptation d'un des
romans de la morte.
À part Jérôme Arnaud, personne ne
se trouvait sur les lieux. Le couple de jardiniers était parti une
semaine à la campagne chez des parents (la patronne ne tenait pas un
compte exact des jours qu'ils prenaient. Pourvu que le travail fût
fait).
La ferme, qui se trouvait en rase campagne a été peu à peu
cernée par les faubourgs, elle est protégée des curieux par une haie
derrière une grille. Le portail n'est jamais fermé à clé. Tout le monde
sait qu'il n'y a rien de précieux dans le domaine. À part le gros
monospace des jardiniers. Jérôme Arnaud se déplace en bicyclette.
D'après le médecin légiste, la grande dame du roman noir (elle
détestait qu'on l'appelât ainsi, c'est bon pour des Anglo-saxonnes qui
aiment ça. Elle se contentait elle de faire un travail propre comme
quand elle faisait soupirer dans les chaumières et donnait du talent à
ceux qui n'en ont guère) est morte vers trois heures du matin. Elle a
eu le privilège de mourir en jouissant d'une santé que lui auraient
enviée des sportives bien plus jeunes. À part le coup du sac en
plastique, on ne voit pas. Le visage a peut-être été essuyé avec une
éponge qu'on sera allé jeter plus loin avec le sac dans une poubelle.
Les ordures ont été ramassées le matin-même.
En somme,
résume Albert Thuil, si la mort n'est pas naturelle, elle peut être le
fait d'un ou d'une qui savait que les jardiniers étaient absents et que
l'on ramassait le contenu des poubelles, suivez notre regard. Cela dit,
l'on a affaire à un chef de troupe plutôt connu depuis que son travail
est filmé, et que les films sortent dans les salles, il n'est pas
question de l'appréhender comme n'importe quel pauvre bougre en se
fondant sur d'assez maigres présomptions. Ce n'est pas comme si l'on
avait débité cette dame à la hache. La mort naturelle est pour le moins
étrange, mais point exclue.
Le moins que l'on puisse
faire, c'est d'interroger le suspect provisoire. Le commissaire, ça ne
lui dit rien, pour l'instant, il réfléchit. Madeleine Tançat n'a plus
qu'à se lancer :
– À quelle heure avez-vous trouvé Simone Hauveceau dans
cet état ?
– À huit heures quinze.
– Vous avez frappé avant d'entrer. Au bout de combien de
temps êtes-vous entré ?
– Cinq minutes.
– Vous deviez être un familier de la maison pour entrer
chez une dame à huit heures quinze du matin.
– Je passais toujours lui dire un mot avant de partir, et elle était
toujours levée. C'est bien la première fois que je la voyais dans sa
chambre. Si je ne m'étais pas un peu inquiété, je n'aurais pas poussé
jusque là.
– En somme, les relations que vous
entreteniez avec cette dame ne vous ont jamais donné l'occasion de vous
aventurer dans sa chambre.
– Nos relations n'étaient pas de cet ordre-là.
– De quelle ordre étaient-elles ?
– Il est difficile de parler précisément de ces choses-là. Parler
d'amitié, c'est aussi malaisé que de parler d'amour.
– Je n'ai pas pris un billet pour une croisière…
– Je refuse de répondre à une question délicate en cochant des cases.
Vivions-nous ensemble ? Non. Couchions-nous ensemble ? Non. Vous
parliez de mes relations avec Simone Hauveceau. J'essaie d'être exact.
Dans la mesure où il n'était pas question entre nous de désir charnel,
on ne peut pas parler d'amour, et encore moins de liaison. Elle m'a
proposé de loger dans une aile de sa bâtisse, pas de partager son lit
ou son petit-déjeuner. Il m'arrivait deux ou trois fois par semaine, de
partager son déjeuner. Elle adore cuisiner, et elle le fait bien.
– Vous étiez au moins amis.
– Il est des amitiés possessives comme des amours possessives, où
chacun doit rendre plus ou moins explicitement compte de sa conduite.
Notre amitié n'était pas de ce genre-là. J'ai eu des aventures sans
qu'elle y trouvât à redire. Je me suis laissé dire qu'elle aimait à
retrouver un vieil ami lors de ses randonnées. Un vieil ami au
demeurant d'autant plus cher qu'il vivant à cent cinquante kilomètres
et qu'on ne le voyait qu'à ces occasions. Bref, nous menions notre vie,
chacun de son côté.
– Nous tiendrons pour acquis que
votre amitié n'était pas du genre possessif. Je ne m'y connais pas
aussi bien que vous en genres d'amitié. Comment qualifieriez-vous le
vôtre ?
– Je parlerais d'un attachement distant.
– L'oxymore est de bonne facture. De si bonne facture que je brûle
d'éprouver un attachement distant pour un être de qualité.
Malheureusement, j'ignore comment ont fait…
Elle laisse la phrase en suspens, voir si l'autre…
L'autre attend bêtement une question. Madeleine Tançat la
lui pose.
– Parlez-moi d'un attachement si spécial…
Le comédien ne se fait pas prier :
– Je n'oserais pas le dire dans un autre contexte, crainte de m'attirer
quelque sarcasme, cela tient essentiellement au plaisir de la
conversation. Simone Hauveceau aimait, comme moi, distinguer des types
derrière les personnalités (c'est un peu notre travail), des tendances
derrière les événements, des courants sous les clapotis de l'actualité.
– En somme, vous parliez de tout et de rien, mais surtout
pas de vous.
– Si nous parlions de nous, c'était comme si nous parlions de quelqu'un
d'autre. La réalité propose un embrouillamini qu'il faut transformer en
quelque chose qui se tienne, un livre, une pièce, un tableau. Chaque
sujet de conversation permettait toute sortes de variations. Nous ne
cherchions pas à convaincre l'autre, juste à voir certaines choses sous
un nouveau jour.
Elle l'a laissé parler pour mieux lancer son premier
hameçon.
– Sans vouloir me hisser au niveau de tels échanges, que pensez-vous du
fait que votre interlocutrice ait cessé de respirer pour des raisons
qu'on ignore ?
– Rien tant qu'on les ignore. Je me conte d'en être
affecté.
– Si vos conversations vous procuraient des plaisirs ineffables, nous
avons, nous autres, un cadavre sur les bras, des conclusions à faire,
un rapport à rédiger. C'est vous qui avez trouvé la défunte, il n'est
pas établi que la mort soit naturelle – elle est pour le moins
surprenante – nous pouvons comprendre qu'à
trois heures du matin vous
dormiez à poings fermés – vous m'excuserez le cliché – au lieu de faire
des rondes dans le domaine. Je commence à comprendre ce qu'est un
attachement distant, et me prends à rêver d'une affection distante et
d'un amour distant. Notre métier nous interdit hélas de prendre de la
distance, et même de la hauteur. Je ne saurais trop vous déconseiller
d'évoquer cet attachement distant devant le juge d'instruction. Je vous
laisse à votre chagrin, et, en attendant, au commissaire Thuil.
Bref résumé au supérieur. Celui-si se tourne vers le
comédien.
– Vous ne verrez aucun
inconvénient à ce que ma collaboratrice aille
faire un tour avec vous dans vos appartements. Si quelqu'un a voulu
vous compromettre, il aura semé quelque indice. Je ne me froisserai pas
si vous refusiez ce qu'on pourrait qualifier de perquisition.
L'autre ne voit pas d'inconvénient.
Une maigre bibliothèque :
– Je ne vois pas l'intérêt de garder les livres qu'on a lus. J'ai sur
cette étagère pour six mois de lecture. Vous trouverez les pièces que
nous donnons régulièrement sur l'étagère au-dessus dans des
chemises – c'est plus commode qu'un livre - et celle que nous allons donner.
Celles que nous avons jouées un ou deux mois se trouvent au théâtre.
– Vous permettez ?
Sur un signe de Jérôme Arnaud, Madeleine Tançat ouvre une chemise, et
parcourt des feuillets simplement réunis par des agrafes. L'on peut
savoir le rôle que jouait l'acteur. Ses répliques sont en caractères
gras. Certains espacements dans celles de ses camarades doivent
correspondre à des jeux de scène. Pas d'annotations au crayon.
Un regard interrogateur. L'autre prévient la question.
– Je retiens mieux ce que j'ai recopié. Je tire les exemplaires de mes
partenaires, avant de trafiquer le mien à ma façon. Chacun son phrasé,
chacun ses pauses et ses gestes. Les espacements correspondent à des
suggestions que je leur ferai. Dans nos couturières, Armande Bilboquet
qui tourne nos films, nous demande certaines choses, qui nous donnent
des idées pour la représentation elle-même. Il y a comme des phénomènes
d'osmose entre son travail et le mien. Je tiens également compte des
remarques des acteurs qui s'occupent des éclairages et des accessoires.
René Charles conçoit et dessine nos décors. Il joue sinon les natures.
Vous ne croirez jamais que notre soubrette règle la musique et la sono.
– Isabelle Narche ?
– Exactement. Je vois que vous avez le temps de venir voir nos
spectacles. Chaque acteur a sa spécialité. Comme je ne savais pas faire
grand chose de mes dix doigts, j'assure l'intendance, la mise en place,
les mouvements, et les jeux de scène lorsque nécessaire.
– Qui a trouvé le nom de Vide-Grenier
que vous avez donné à votre théâtre ?
– Jean Pass, notre petite main. Il voulait être couturier dans sa
jeunesse. Avant de s'aventurer sur les planches. Il avait des idées
étranges. Le théâtre, c'est notre vide-grenier à nous. Aristote
préférait parler de catharsis.
– Notre tâche est moins noble : nous ne vidons pas les greniers nous fouillons les poubelles. Mon
patron est comme les chiens, il les fait toutes, et ne me pardonnerait
pas si je ne jetais pas un coup d'œil à la vôtre.
Comme
c'était prévisible, il n'y a presque rien. Et surtout pas de sac en
plastique susceptible de contenir des traces d'ADN. Juste les écorces
de deux oranges, et des feuilles de thé infusé.. Le grand sac poubelle
a dû être introduit le matin même, avant le petit déjeuner. Il est trop
grand pour qu'on songe à étouffer quelqu'un avec ; mais l'on ne sait
jamais. Une fois débarrassé des écorces d'orange et des feuilles de
thé, il présentera peut-être quelques indices. Une idée qui aurait plu
à la reine du crime. Remplir l'arme du crime de déchets en attendant de
s'en débarrasser. L'acteur reste impassible.
– C'est vous qui sortez les poubelles ?
– Le mardi et le samedi avant le passage de la benne.
– C'est-à-dire ?
– À six heures. Ils passent après.
– Vous vous levez tôt.
– Je dors peu, et je n'aime pas m'attarder après le
spectacle.
– Vous n'utilisez que trois des six pièces que l'on met à
votre disposition.
– Quatre, si l'on compte celle où il y a une grande table et une
dizaine de chaises. Nous nous réunissons là pour une première lecture.
Nous ne pouvons convoquer les morts, mais nous demandons aux auteurs
vivants de lire la pièce devant nous. Puis nous discutons un moment
avec lui, et nous faisons un premier essai en lisant chacun nos
répliques. Dernière mise au point avec lui, après quoi, il peut venir
aux répétions s'il veut, ce n'est pas obligatoire. Si l'on sent qu'une
réplique ou qu'une scène passe mal, nous lui demandons de venir nous
voir pour se rendre compte par lui-même. C'est ainsi que l'on procède
en général. Simone Hauveceau aimait bien assister à ces séances. Et
personne n'y voyait d'inconvénient. Nous étions chez elle. Nous lui
avions fait découvrir les contraintes de l'adaptation théâtrale, et
elle adorait ça. Elle envisageait même d'écrire un jour directement
pour le théâtre.
– Les deux dernières pièces sont vides.
– La famille et les visiteurs apportent de quoi coucher.
En rentrant au commissariat, Madeleine Tançat fait le point avec Albert
Thuil. Ça ne leur demande pas des heures. Jérôme Arnaud se trouvait
bien dans la propriété, et il n'en fait pas mystère - pas d'alibi à
vérifier. Le commissaire a bien examiné les lieux, sans aucun résultat.
La dame aime dormir la fenêtre ouverte et les volets entrouverts, cette
fenêtre ne donne pas sur la rue. Une haie et une grille la protège des
voisins. Seul indice gênant : la porte d'entrée, qui est aussi celle de
la cuisine est fermée à clé, et Jérôme Arnaud possède cette clé, ainsi
que les enfants de la défunte égaillés çà et là. Le mari est mort d'une
saleté en lui laissant deux gamines et un gamin sur les bras.
Le commissaire avait demandé à l'acteur s'il avait trouvé
la porte ouverte. Ce n'était pas le cas.
– Je résume : vous trouvez la porte fermée, vous l'ouvrez, vous ne
trouvez Simone Hauveceau ni à la cuisine, ni devant son clavier, vous
allez frapper à sa porte.
– J'avais aussi frappé assez fort à la porte d'entrée. Je
suis entré parce que j'étais inquiet…
– Soit. Vous auriez pu la déranger.
– Si ç'avait été le cas, elle aurait laissé un mot sur sa
porte. Ça lui est déjà arrivé.
– Vous n'avez jamais eu l'idée de garder l'un de ces mots…
– Je n'ai jamais imaginé qu'on puisse m'en demander un.
Peu de choses en somme : il était là, il avait la clé, il a découvert
le corps et, surtout, il était bien placé pour savoir que les
jardiniers avaient pris quelques jours de vacances, et qu'il n'y avait
pas de domestiques.
Dans ces conditions, une garde à
vue ne servirait à rien. La défunte était sans doute connue. Il fallait
compter avec la curiosité des journalistes. Par miracle, ils n'avaient
pas été prévenus. On a mis les scellés à la porte de la dame, fermé
fenêtres et volets.
La ligne des vagues est moins
impressionnante que du haut de la falaise. La crique est bien protégée.
La plupart des gens sont partis. Le dernier samedi avant la rentrée.
Quelques familles. Des enfants jouent au lasso. Il est l'un de ces
enfants, le plus grand en fait, il a treize ans. Il a sauté des
classes, il entre en quatrième. Il a dû défendre son statut de bon
élève, se frotter à plus fort que lui, et s'en est donné les moyens.
Rouler en boule des journaux entiers dans ses mains, taper sur des
punching-balls de plus en plus fort, s'exercer à tomber et à rouler sur
lui-même, dévorer un vieux livre sur le jiu-jitsu, essayer sur son
frère les prises qu'il servirait aux agressifs. Il était l'aîné, ses
deux sœurs étaient des filles, son frère avait deux ans de moins que
lui, et un goût limité pour les prises et les balayages. Il ne cessait
de lui demander de lui faire des prises, pour mieux apprendre à se
dégager, et il s'énervait. Les prises du petit, c'était comme de la
vaseline. Ses balayages n'auraient pas déséquilibré un gosse de six
ans. Et que je te montre, et que je te remontre. Il ne lui faisait pas
vraiment mal. Et ce petit trouillard qui rasait les murs en le
croisant… N'empêche qu'il commençait à se débrouiller le petit
trouillard, qui prenait la tangente dès qu'une bagarre éclatait dans la
cour de récréation. Ça valait bien la peine qu'on se décarcasse… Le
petit, ça lui a donné des ailes, et l'envie d'afficher une supériorité
intellectuelle qu'il n'a jamais eue. Décideur, maintenant. On se
demande comment il a fait pour se retrouver énarque, promotion gros
faisan. Riche à en crever. C'est grâce à lui qu'une usine de
sous-traitants n'a pas fermé dans la ville, il suffisait qu'une autre
ferme à sa place. Soixante employés à la rue à une centaine de
kilomètres. Touche pas à ma ville. Sa ville, c'est son joujou à lui. Il
passe quand il lui tombe un œil, et toutes les huiles l'aident à le
ramasser en lui serrant la main. Moins il le voit lui-même, mieux il se
porte. Et ce crétin qui se croit obligé de venir le voir. Lui, ce qui
l'intéressait, c'était les chroniques judiciaires, les plaidoiries, dès
qu'il a pu, il s'est mêlé au public. Il est maintenant un des avocats
les plus demandés. On lui demande d'assister l'avocat local à droite et
à gauche. Il traiter les parties publiques comme son frère autrefois.
Ses adversaires ont l'impression qu'on leur sert une immobilisation ou
un balayage, c'est selon. Il adore ça. Pour la famille, il aurait pu
terminer bâtonnier, voire Garde des Sceaux. Il a brutalement décliné
les propositions de ses confrères. Le terrain, rien que le terrain, et
la gueule des procureurs, et des présidents quand il relève l'ombre
d'un mauvais procédé à l'encontre d'un client.
Il ne
pouvait pas plaider à treize ans. Il jouait au lasso. Il a voulu le
lancer sur son frère qui frissonnait dans l'eau à distance respectueuse
des vagues. Et voilà que cet abruti décide de se lancer. Le lasso
glisse et le prend à la gorge, un mur d'écume, il sent comme une
tension, il lâche le lasso juste à temps. Ça ne te suffisait pas de le
tourmenter, tu cherches à l'étrangler maintenant. Une baffe qui
l'envoie voltiger. C'est tout juste si les rares baigneurs
n'applaudissent pas. Puis après, cet œil chaque fois qu'il fait mine de
s'approcher de son frère, étiqueté monstre, les parents n'arrivent pas
à en revenir du fait qu'ils aient mis au monde un garçon affligé d'un
si mauvais fond, cadavre dans l'armoire avant même d'avoir pu faire ses
preuves. Et cette idée qui l'assaillait parfois : il est des gestes qui
sont comme des lapsus. On ne fustigera pas assez la psychanalyse à
l'usage des nuls. Il est des nuls qui ont pignon sur rue. Quoiqu'il
soit bon d'effleurer certains sujets. Il a lu les vrais maîtres. Ça
peut fournir des arguments. Fini ses études plus vite que la plupart
des plus doués. Puis, diplômes en poche, il est revenu dans sa ville
natale défendre la veuve et l'orphelin. Il ne dédaigne pas de
terroriser les salopards des prudhommes. Il est quelques fripouilles
qu'il n'a pu tirer d'affaire. Elles ont pris le minimum. Il désarmait
le méchant pathos de la partie adverse en démontant les effets de
manche. Normal que le client paie sa dette à la société, mais il est
inutile de charger la mule en hurlant avec les loups. Quant aux
innocents qui n'en peuvent mais, un artiste dans l'art de fracasser les
montages judiciaires.
L'illustre Gérard Labarre ne
cesse de défendre sa propre cause avant de s'endormir. Il n'était qu'un
enfant. C'était un accident. Ses parents auraient dû intervenir bien
avant. Il a été condamné à vie par des irresponsables.
Condamné à quoi ? À se réveiller régulièrement en sueur. Il a treize
ans, les ambulances. Son frère est mort. Il est l'assassin de son
frère. Les gendarmes. Un juge pour enfant qui ressemble tantôt à son
père, tantôt à sa mère.
Il a installé son cabinet sur
la place, juste en face de la cathédrale. Tantôt il se croit perché sur
la vague, juste en face de la falaise, avec la ville au-dessus, tantôt
sur la plage. Son frère se trouve sur la plage, en face d'une énorme
vague, qui se creuse derrière les arcs-boutants, avant de s'abattre sur
lui.
Il n'est jamais allé consulter. Il la connaît,
l'origine de son malaise. Il était le roi du monde, le fort en thème,
même les élèves de terminale n'osaient s'en prendre à lui. Il a fait
son temps. Retour en grâce après son retour triomphal. Il avait sorti
d'affaire un idiot qui se croyait quelque chose parce qu'il se coiffait
de tous les chapeaux qu'on lui tendait. Un jeu d'enfant. Un balayage
pour commencer, une prise pour terminer le travail. Il les a laissé
attaquer, brandir les charges, et dès qu'il a vu l'ouverture, deux ou
trois questions apparemment innocentes aux prétendus indignés qui se
frottaient déjà les mains. Plus besoin de plaider. Il s'est amusé à
enfoncer le clou, proprement, sans grands effets de manches. Ils
étaient imperceptibles, presque naturels, il avait travaillé ses gestes
comme il travaillait ses prises, quand tu essaies de trop en faire, tu
te retrouves sur le cul. Le bâtonnier l'avait convoqué pour lui dire
qu'il y était allé un peu fort avec des personnes qui ne manquaient pas
de pouvoir. Je ne vous savais pas complice, maître, mais je suis
d'accord pour tenir la presse à l'écart. Une menace savamment déguisée.
Je suis aussi à cheval que vous sur les obligations que nous impose
notre déontologie.
Un regret récurrent : n'avoir jamais
pu plaider sa cause devant ses parents, quand il aurait pu, le frère
était déjà énarque, et les parents en étaient si fiers qu'ils avaient
tout oublié. Ils auraient été vraiment surpris qu'on revînt là-dessus.
Les gyrophares, les gendarmes et l'ambulance, ça ne s'arrêtera jamais
pour lui.
La nouvelle s'est répandue dans toute la
ville avant même que les journalistes n'accourent. Il l'a apprise
presque tout de suite. Il habite juste derrière la romancière, son
propre jardinet touche ses grilles et sa haie. De plus, il lui sert de
conseiller juridique, non pour lui éviter d'éventuels procès, mais pour
lui dire si les procédures sont correctes. Elle l'a interrogé, il y a
peu de temps, sur celles qui sont de mise dans le cas d'un jeu
d'enfants qui tourne mal. Ce n'est qu'après coup qu'il a eu une bouffée
de sueur. Ça fait trois semaines son dernier livre est sorti en
librairie. Tout y était : la crique, la plage, les vagues, le gamin qui
joue au lasso. Il se rappelle, la famille de la dame avait comme ses
propres parents une villa en haut de la falaise. Mais elle n'était pas
du genre à se mêler aux vacanciers, qu'elle devait trouver
infréquentables au moment des congés payés. Il y a des sentiers de
randonnée qui longent cette côte aimablement échancrée. Le goût de la
romancière pour les longues promenades est connu. Rien n'interdit de
supposer qu'elle pouvait se trouver au-dessus de la plage à ce
moment-là. Des gamins qui jouent au lasso sur une plage, ça se remarque.
L'acteur a été tout surpris qu'on ne lui demande que de rester dans les
environs. Il a même fait preuve d'un certain mauvais goût en
l'occurrence :
– Quoi ? Pas même une garde à vue ? Je
mérite au moins de comparaître en tant que témoin assisté si l'on ne me
met pas directement en examen. Puis-je espérer les assises ?
Albert Thuil avait respiré, profondément, pour éviter de piquer une de
ces colères brique, que son équipe faisait poliment semblant de
craindre. Madeleine Tançat avait simplement souri :
–
Il faut des raisons vraiment sérieuses pour déranger un président de
tribunal, et ses assesseurs, un procureur de la république et ses
représentants, sans oublier les avocats et une dizaine de personnes.
Les assises, ça se mérite. Vous devrez nous convaincre de vous
présenter à un juge d'instruction, et convaincre celui-ci de pousser
plus loin l'affaire. Auriez-vous quelque chose à dire qui puisse nous
permettre de nourrir votre dossier ?
Jérôme Arnaud prenait des notes.
Madeleine Tançat s'était souvenue de quelques pièces en un acte, dans
le genre tribunaux ridicules, jouées par la troupe. Il y en avait
une dizaine qui permettaient de faire la soudure entre deux pièces plus
longues. Si le Paillasse songeait à tirer profit de sa mésaventure…
– C'est Joseph Bourdeau qui pond vos saynètes ? J'imagine
que nos entretiens vont être joyeusement transformés.
– C'est effectivement Joseph Bourdeau qui nous trousse ces friands
morceaux, quand il ne joue pas les soupirants fades, ou les comptables.
Je prends des notes pour lui fournir des répliques. Mais n'ayez
crainte, il vous les arrangera.
On dirait que ce drôle aimerait se faire embarquer.
L'opinion publique ne tarderait pas à abonder dans son
sens.
Gisèle Pouacre a appris cette mort étrange par les journaux. Le cas
d'un hôte qui, habitant une aile de sa demeure, dispose d'une clé pour
découvrir le cadavre de sa bienfaitrice, c'est un bon exercice pour
elle-même et ses camarades qu'elle va elle-même chercher à la gare.
Sophie Bernard est la première à se présenter, dans sa tenue d'élégante
romanichelle, avec son filet de pêche sur les cheveux. Puis c'est
Emmeline Croin, sanglée comme d'habitude dans ses quatre épingles, et,
trois heures après, Alberta Fiselou qui ne cesse pas d'avoir l'air d'un
mannequin. Une journée entière passée à des va-et-vient entre la gare
et chez elle. On aura droit à un résumé de ce que racontent les
journaux au souper. Quatre vélocipèdes au garage pour faire le tour de
la ville et des environs.
On en est pour l'instant aux
circonstances, pas de commentaire. Juste un malveillant qui s'étonne
que Jérôme Arnaud ait pu répéter l'après-midi. Le meilleur hommage que
l'on puisse rendre à la disparue, c'est sans doute de répéter une pièce
qu'elle a elle-même tirée d'une de ses œuvres, mais quand même ! L'on
ne peut qu'être choqué d'une telle absence d'entrailles.
La meute se déchaîne le lendemain. On prend vraiment beaucoup de gants
avec Jérôme Arnaud. Peut-on dire que sa notoriété n'y soit pour rien ?
Une caricature représente le commissaire et son adjointe en train de
marcher sur des œufs pendant que Jérôme Arnaud déclame une belle
tirade. La presse parisienne en rajoute une large couche. A-t-on
seulement pris la peine d'interroger sérieusement le suspect ?
Heureusement que le jardinier n'était pas là avec son épouse. Il se
serait vite retrouvé en examen. Et il n'aurait pas coupé à une garde à
vue prolongée.
Ces quatre dames ont essayé de faire le
tour de la propriété. Elle ont mis pied à terre pour mieux observer la
demeure de Simone Hauveceau et ses deux ailes à partir du portail.
Sinon, on ne voit rien. Les passants ne manquent pas de s'arrêter pour
se faire une idée du cadre. Les haies sont trop hautes, d'ailleurs,
derrière les grilles. Une première constatation. Si l'on peut longer
trois côtés de la propriété, la quatrième limite des jardins privés
auxquels on n'a pas accès. Cela n'empêche pas de regarder les noms
inscrits sur les boîtes aux lettres des pavillons qui empêchent de voir
cette haie, au demeurant impeccablement taillée. On en entrevoit des
bouts ici ou là. Assez pour constater que les lauriers-roses se
trouvent toujours à une cinquantaine de centimètres des grilles. L'un
de ces pavillons appartient au fameux Gérard Labarre dont le cabinet se
trouve sur la place, en face de la cathédrale. Une occasion de faire un
tour jusque-là, et d'admirer le généreux bosquet d'arcs-boutants avant
de s'installer devant l'ordinateur de Gisèle Pouacre dont Sophie
Bernard se sert pour examiner, via Géoportail,
les cours et les jardins
qui empêchent de faire le tour de la propriété. Il y aura bien
quelqu'un qui aura longé la haie pour voir s'il y avait des traces
anormales. Le dit quelqu'un ne se sera pas permis de piétiner d'autres
plates-bandes.
Albert Thuil s'est franchement présenté à la
porte des pavillons. Il désirait juste examiner les abords de la
grille. On ne peut poser une échelle contre une haie de trois mètres
sans laisser quelques indices. Il n'espérait pas trouver deux traces
nettes sur le sol, avec quelques feuilles de lauriers roses, et le haut
de la haie un peu moins régulier, un malveillant pensera à égaliser la
terre, et à ramasser les feuilles. On ne pourra lui reprocher de ne pas
avoir envisagé d'autres possibilités. C'est un minutieux. Il se met
dans la peau de la défense. Un avocat a laissé de mauvais souvenirs en
ouvrant une porte qu'on croyait condamnée. L'on avait un peu trop
insisté sur le fait que personne ne pouvait entrer, et que le suspect
qui aurait débité ses parents à la hache se trouvait seul sur les
lieux. Les dossiers que présente le commissaire au juge d'instruction
sont toujours solides. Il a été ravi de voir Gérard Labarre avant qu'il
parte. Il lui a expliqué les raisons de son intrusion.
– Si cela ne vous dérange pas, j'aimerais que vous assistiez à mes
investigations. Si vous aviez entendu quelque chose, vous me l'auriez
fait savoir.
Gérard Labarre apprécie la technique du
monsieur. Cette façon d'interroger un quidam sans lui poser de
questions lui plaît. Il pourra de plus témoigner du sérieux de
l'enquête.
– J'essaierai de ne pas trop vous retenir, mais l'on n'a
pas toujours la chance de disposer d'un huissier de luxe.
– Je crains de ne pouvoir faire tous les jardins avec vous.
– Ce ne sera pas nécessaire.
Ni là, ni ailleurs, il n'y a rien de notable. Si quelqu'un est passé
par derrière, il a pu le faire de n'importe quel jardinet, la plupart
de temps, il suffit de franchir un muret qui ne fait pas plus d'un
mètre, il est plus difficile de passer d'un jardin à l'autre : l'intrus
tombera sur une haie moins imposante sans doute, mais tout aussi
infranchissable, ou un grillage, à croire que l'on se méfie plus de son
voisin que des passants, à moins que cela ne trahisse la volonté de
chacun de se sentir vraiment chez lui. Bien des querelles sont nées
d'une branche qui dépasse, et si c'est la branche d'un arbre fruitier,
la fameuse règle qu'on lui a apprise dans son enfance (ce qui dépasse
est à qui passe) ne semble plus aussi évidente. Sauf autorisation, l'on
doit attendre que le fruit soit tombé à terre pour se servir. Il est
des propriétaires qui sont un peu trop conscients de leurs droits.
Bref, si l'on n'escalade pas la haie, au risque de se tordre une
cheville en sautant de l'autre côté, à partir de son propre jardin, il
faudra passer par la rue avec une échelle, et enjamber discrètement le
muret du voisin en espérant qu'il n'ait pas de chien. C'est fou, le
nombre de clébards qui infestent les quartiers pavillonnaires. Du
roquet braillard au rottweiler joueur, il est difficile de ne pas
attirer l'attention. D'autre part, un quidam qui aurait atterri sur le
gazon après une chute de trois mètres, n'aurait pas manqué de laisser
quelques traces. Pour en avoir le cœur net, il demandera à Madeleine
Tançat de tenter l'expérience à partir du jardin du sieur Labarre. Dès
qu'elle en a le loisir, elle s'adonne aux plaisirs - chacun les prend
où il les trouve - du parachutisme. L'idée de sauter dans le vide,
fût-ce de trois mètres, le fait frissonner. Il lui a bien fallu
apprendre, c'est aussi passionnant que de tirer sur des cibles plus ou
moins éloignées. Il n'était pas maladroit, quand on fait une chose,
autant bien la faire, mais n'aimait pas ça du tout. Il doit encore
tirer sur des cibles régulièrement, mais n'a pas encore fait de cartons
sur un de ses semblables. il continue de pratiquer le judo et la savate
(on tombe de moins haut) par pure conscience professionnelle.
Madeleine Tançat assiste aux répétitions, et en profite pour interroger
les autres membres de la troupe, durant les pauses. Il en ressort que
la disparition de Simone Hauveceau est un coup dur pour l'équipe. Pour
les films tirés de ses romans, les héritiers ne se contenteront pas
d'en partager équitablement les droits avec tous les acteurs. Armande
Bilboquet n'a d'ailleurs pas renoncé à jouer comme les autres. Tout le
monde sait se servir à présent d'une caméra. Les films coûtent peu et
rapportent énormément. Jérôme Arnaud fait répéter son propre rôle à
Cyrille Agaric qui devait cette fois-là jouer les utilités. On a trouvé
amusant de lui confier trois mois plus tôt, le rôle de Cyrille
d'Alexandrie dans une Hypatie
de Claude Chambièvre, Marie Joseph, la
menuisière, interprétant celui de la philosophe. Elle est montée sur
les planches pour oublier les plaisanteries que ses camarades ne
pouvaient s'empêcher de lui faire. On l'appelait Jésus ( ben oui :
“Jésus, Marie, Joseph”) ou la charpentière. Ou l'on chantonnait :
"Encore heureux que la Marie-Josèphe soit un bon bateau." Le Tour de
France des charpentiers pour faire taire le plaisants, il s'en trouvait
parmi les compagnons. Les dictionnaires n'admettant que des
charpentiers et des menuisiers, elle avait changé assez tôt de métier.
Sans passer par une école d'art dramatique, elle s'était présentée à la
troupe qui, l'ayant fait monter sur scène s'aperçut qu'elle savait se
placer, bouger, et placer sa voix. Il n'y avait plus qu'à lui apprendre
à articuler. Au bout de six mois, elle pouvait partager les recettes.
Celles de l'Hypatie, dans les
salles, s'annonçaient bien. Petit
contretemps pour le prochain film, Cyrille Agaric ne possédait pas
encore son rôle, une affaire de deux jours. Cela ne l'empêchait pas de
jouer sa partie avec un texte à la main, Dans les couturières qui
allaient suivre, il ne pourrait plus se permettre d'hésitations,
Armande Bilboquet aimait les longues séquences, et n'était pas une
fanatique du champ-contrechamp, le public doit avoir l'impression
d'assister à un vrai spectacle. Ses camarades s'étaient assez vite
adaptés à ces contraintes, les éclairages ne sont pas les mêmes,
Isabelle Narche était devenue une preneuse de son tout à fait correcte.
Les représentations elles-mêmes exigeaient d'autres réglages. Qui
semblaient en comparaison bien plus aisés.
Jérôme
Arnaud vivait une goûteuse aventure avec Marie Joseph, laquelle
n'envisageait pas du tout de se fixer, ni d'élever des enfants. Elle
préférait également dormir seule. Ce n'est pas parce qu'on aime baiser
qu'il faut s'encombrer d'un quidam envahissant qui ne vous laissera
qu'une moitié de votre plumard, ou moins. Il semble que Jérôme Arnaud
aimait lui aussi ses aises.
L'on s'était habitué à la
présence de Simone Hauveceau au point que, lorsqu'elle passait, l'on ne
s'occupait pas d'elle. S'agissant de ses propres pièces, elle n'avait
droit au chapitre qu'au moment où elle donnait à la troupe les
précisions qu'on lui demandait. Elle était toujours bienvenue. Elle
apparaissait de loin en loin. Elle envisageait, semble-t-il, de servir
à son public le meurtre d'un acteur dans une troupe en tournée. Cette
troupe-là ne faisait pas de tournées, elle se sentait trop bien dans
ses murs. À une heure de la capitale par le TGV, elle n'avait pas
besoin d'y montrer patte blanche. Le public n'avait qu'à se déplacer
s'il tenait à la voir. Depuis le succès du premier film, et la palme
d'or, la salle était toujours pleine. Cela dit, les acteurs devaient
connaître assez bien leur milieu pour lui fournir des indications
utiles. Elle n'en était pour l'instant qu'à la préparation.
On attendait le résultat avec impatience. Des acteurs jouant des
acteurs, puis un film représentant des acteurs jouant des acteurs, cela
pourrait donner quelque chose. La mort de l'auteur était pour le moins
contrariante. San parler de la mort d'un être qui vous est devenu assez
cher.
Toutes ces précisions rendent la culpabilité de
Jérôme Arnaud de plus en plus improbable. Madeleine Tançat ne doit pas
oublier qu'elle a affaire à des acteurs parfaitement capables de vous
embrouiller. Renseignements pris, aucun d'entre eux n'avait de raisons
de se trouver vers trois heures du matin sur les lieux. La plupart
étaient revenus chez eux, y compris Marie Joseph. Madeleine Tançat
s'est excusée d'avoir à leur poser une question aussi incongrue (que
faisiez-vous à trois heures du matin ? - Ma foi, je dormais.)
Si Jérôme Arnaud compte se faire remplacer, c'est qu'il prévoit d'être
assez souvent retenu ailleurs. Une sage précaution, beaucoup plus qu'un
aveu de culpabilité. Quoi qu'il arrive, le spectacle continue. Il ne
peut se permettre de faire faux bond au dernier moment. Il est vraiment
affecté par le décès d'une femme qui leur a permis de réaliser leur
premier film, moins par le fait que tout semble l'accabler. Il essaiera
chaque soir de retenir les entretiens qu'il aura eus avec les
représentants de l'autorité. En attendant, l'inspectrice ne leur a pas
donné beaucoup de matière. S'il est mis en examen, il compte beaucoup
sur les questions que lui posera le juge d'instruction. Peut-être
celui-ci lui permettra-t-il de les inscrire sur un carnet. Joseph
Bourdeau saurait accentuer le trait. On peut toujours rêver, dit
Madeleine Tançat. Ces honnêtes magistrats croulent sous les dossiers.
Si chaque suspect agissait de la même façon, ils n'auraient plus qu'à
camper dans leurs bureaux.
La presse ne comprend pas la
stratégie du commissaire chargé de l'affaire. Mis à part les
nécrologies, les hommages et les analyses des ouvrages commis par la
défunte, elle n'a pas grand chose à se mettre sous la dent. Les
critiques littéraires déroulent leurs articles. On revient sur la
guimauve de ses débuts plutôt honorable quand on y pense - elle devait
partager l'opinion des commentateurs, elle n'a jamais voulu se
dissimuler derrière un pseudonyme - on évoque ses activités de nègre,
ce qu'elle appelait ses gammes, et l'on y reconnaît un peu de sa patte.
Les tempéraments solides ne peuvent s'empêcher de se manifester avant
qu'on les reconnaisse. Dans ce cas, il a fallu attendre qu'elle
changeât de manière.
Les plus intrépides ne peuvent
s'empêcher d'importuner Jérôme Arnaud. Qu'avez-vous à dire... Si
j'avais quoi que ce soit à dire, je ne serais pas là pour vous rappeler
ce que tout le monde sait. Je ne pourrai pas non plus vous répondre si
vous m'interrompez quand je parle. Merci. C'est moi qui ai trouvé le
cadavre de Simone Hauveceau, et je l'ai trouvé parce que je suis entré
chez elle. Je suis entré chez elle parce que j'étais inquiet, et que
j'avais la clé. Je passais la voir chaque matin, et j'ai été surpris de
trouver porte close. L'inspectrice a été assez gentille pour me
mitrailler de questions. Je ne me sens pas le courage de vous répéter
mes réponses, qui devaient être satisfaisantes puisque l'on n'a pas
jugé bon de me mettre en garde à vue, ni en examen. J'ai quand même
pris la précaution de me faire remplacer pour la prochaine pièce, au
cas où une campagne de presse rondement menée contraindrait les
autorités à fournir un os à l'opinion publique. Qu'est-ce que veux dire
? Ma foi, ce que je viens de dire. Pourquoi je l'ai dit comme ça ? Si
j'avais voulu répondre à ce genre de questions, j'aurais choisi
d'enseigner la littérature. Je vous renvoie aux représentants de
l'ordre pour d'autres précisions. Ils seront ravis de trouver en vous
des défenseurs acharnés de la garde à vue, une de nos plus belles
institutions, quand on y pense. Qu'est-ce que j'entends par là ? Vous
n'allez pas recommencer...
L'acteur n'était pas du genre, ni d'humeur à se laisser
désarçonner par le plumitif de service.
L'inspecteur Thuil était habitué à affronter la meute. L'enquête se
poursuit. Je comprends que vous soyez pressé de satisfaire la curiosité
de vos lecteurs, vous comprendrez que je ne tienne pas à donner des
détails sur notre façon de travailler, et les résultats de nos
investigations. S'il y en a ? Je crains de ne pas m'être exprimé assez
clairement. Vous pouvez déduire de vous-mêmes que nous n'avons pas
assez d'éléments pour interpeller qui que ce soit. Sinon, ce serait
fait.
Madeleine Tançat s'est au demeurant assurée
qu'aucun membre de la troupe n'avait pratiqué de ces sports où les
étranglements constituent une base indispensable. Personne ne s'était
adonné à ce genre d'activités. D'anciens catcheurs ont fait une
carrière au cinéma. Rien de semblable, ici.
Il n'y
avait plus qu'à demander au besogneux (on ne l'appelait ainsi que
lorsqu'il n'était pas dans les parages) de vérifier. Il pourrait voir
par la même occasion si aucun des écrivains qui avaient fait appel aux
services de la nègresse ne séjournait à ce moment-là dans le coin.
C'était l'inspecteur Serge d'Aunis, le besogneux. Il était au demeurant
d'une beauté renversante. Madeleine Tançat avait voulu en goûter les
charmes, comme bien d'autres. Il était du genre altruiste en son
particulier, soucieux de trouver ce qui pouvait plaire à chacune de ses
conquêtes - ses conquêtes, c'est beaucoup dire, disons que ces dames
éprouvaient le besoin de l'essayer, et envoyaient les signaux
correspondants, qu'il avait la politesse de reconnaître. On saluait la
prestation, et l'on cherchait ailleurs. Il s'avérait aussi utile
lorsqu'il s'agissait d'interroger une personne du sexe. Il était
surtout passé maître dans l'art de rédiger des rapports convaincants
quand on lui fournissait la matière. Et il ne rechignait pas devant les
corvées. Les corvées, cela consistait à vérifier que ni Jérôme Arnaud,
ni personne d'autre dans la troupe n'avait rebondi sur les tapis d'un
dojo, pour commencer, à prendre également contact avec l'éditeur et
l'agent de Simone Hauveceau, pour connaître l'identité des écrivains
qui l'avaient employée. En trois jours on eut la confirmation que, non,
le Vide-Grenier ne recelait
aucun maître dans les arts martiaux, et que
les illustres aux quels elle avait prêté sa plume n'était en mesure de
l'étrangler chez elle à trois heures du matin.
Il ne
restait plus que Jérôme Arnaud à se mettre sous la dent. Et le
commissaire ne tenait pas à présenter au Juge d'Instruction un suspect
qui n'avait contre lui que le fait qu'il se trouvait tout près d'une
dame qu'on aurait peut-être assassinée. Le légiste se refusait à
exclure la possibilité d'une mort naturelle. Il se fondait sur le fait
qu'il n'y avait aucune trace suspecte, et qu'il n'avait relevé, à
l'examen, aucune substance malvenue. La dame était sobre, ennemie de
tout excès, l'état de ses organes le confirmait.
Bref, demander à un quidam de répondre d'une mort
peut-être naturelle, ce n'était pas vraiment tentant.
Laisser les choses en l'état, pas plus. Jérôme Arnaud n'avait pu
s'empêcher de sortir devant une journaliste qui passait :
– Il ne sera pas nécessaire de me passer les menottes pour la mise en
examen, il suffira de me convoquer; à moins qu'on ne se croie obligé de
m'humilier en me les mettant, ou de me faire perdre mes moyens. Je
jouerai le jeu. J'adore les rôles de composition. Les menottes, ça fait
partie des accessoires de tout suspect qui se respecte.
L'outrecuidance du cabotin commençait à agacer sérieusement l'opinion
publique, un peu déçue d'apprendre qu'il s'était fait remplacer pour le
prochaines représentations. Ce qui aurait été bien, ce qui aurait été
beau, c'est qu'on vînt le chercher pendant qu'il se démaquillait. Les
journalistes commençaient à s'étonner de l'inertie des pouvoirs
publics. Le préfet n'appréciait pas de passer pour inerte, aux yeux de
ses supérieurs. Il s'en ouvrir au procureur de la République. Lequel
demanda au juge d'instruction ce qu'il attendait pour instruire.
– Un semblant de preuve matérielle. Sinon, que l'on puisse établir
qu'il y a effectivement eu un crime. Je suis censé instruire à charge
et à décharge. Je cherche les charges. Quand j'en aurai de sérieuses,
je songerai aux éléments qui en faveur du prévenu. Les journaux me
disent que le prévenu, c'est Jérôme Arnaud. Mes officiers de police
judiciaire ne sont pas aussi formels.
Le procureur lui ayant servi quelques variantes de
l'inusable Débrouillez-vous, il le fit savoir à ses argousins.
Albert Thuil réunit son équipe.
– Je vais prévenir la presse, et l'intéressé que nous irons le cueillir
chez lui à potron-minet. Le bonhomme est matinal. Nous prendrons notre
beau monocoque noir, celui des affaires que nous nous refusons
d'enterrer. Quelques gardiens de la paix empêcheront les journalistes
d'entrer dans la propriété, peut-être les photographes réussiront-ils
avec leur zoom à surprendre le moment où notre client pénétrera dans la
voiture. Pas un mot sur nos autres investigations.
Madeleine Tançat a brusquement l'air de quelqu'un qui
aimerait avancer une suggestion. On la regarde…
– Ce ne serait pas mal si quelqu'un se dévouait pour lire
le roman de la défunte.
– C'est celle qui le dit, lance Serge d'Aunis épouvanté à l'idée qu'on
lui colle l'enfant… Il consent à se charger de la plupart des corvées,
mais ce n'est pas un grand lecteur. Il sait torcher un rapport, certes,
et dans les formes, d'accord, effectuer des recherches, il frétille à
l'idée de naviguer sur la toile, c'est moins dangereux que de
s'embarquer dans une navette spatiale, les hackers, les harceleurs, et
les flibustiers qu'il ramène dans ses filets en sont tout abasourdis,
particulièrement le malfaisant qui s'amusait à épouvanter depuis
quelques mois une fille de la ville, l'on ne soupçonnerait pas une
telle virtuosité chez un monsieur qui présente apparemment le QI d'une
statue de Praxitèle, mais se carrer dans un fauteuil pour lire… un
livre, alors qu'il aime tant garder les yeux rivés sur l'écran de son
téléviseur, là, c'est plus que de l'abus ; c'est une forme de sadisme
auquel le Divin Marquis n'avait jamais songé. Il avait écrasé de son
mépris un adolescent qui soutenait que lire, c'est glauque, mais c'est
parce que la mère était là. Les livres de Simone Hauveceau faisaient en
général plus de deux cents pages, en petits caractères.
– C'est vrai, ça, confirme Albert Thuil. C'est elle qui
l'a dit.
– Tu m'as déjà fait sauter sauter trois mètres sans
parachute, grogne celle qui aurait mieux fait de se la fermer.
Le commissaire la rassure :
– Tu pourras prendre tous les parachutes que tu voudras.
Quand on est allé le chercher, Jérôme Arnaud a pris la tête d'un
empereur romain qui ferait plus confiance à la justice de son pays qu'à
un prétorien chargé de veiller sur lui. Il ignorait ostensiblement la
foule. Si on lui avait mis les menottes, il aurait sorti un regard
foudroyant au sergent qui lui aurait fait baisser la tête pour éviter
qu'il se cognât la tête à la portière. Il a gardé ce visage de marbre
jusqu'au moment où on l'a déposé sur un banc à la porte du magistrat
instructeur. Gérard Labarre était déjà arrivé. C'est le premier avocat
auquel Jérôme Arnaud avait pensé. Il connaissait ses liens avec la
défunte, et avait lu des extraits de ses plaidoiries dans les journaux.
– Le juge est censé vous notifier les charges qui pèsent contre vous.
Écoutez ce qu'il a à dire, pas de protestations, vous vous contentez de
répondre aux questions telles qu'elles ont été posées. Retenez tout ce
que vous direz, choisissez vos termes sans vous laisser impressionner
par les mimiques de votre vis-à-vis. Vous les étudiez comme vous le
feriez pour le travail d'un de vos camarades. Vous n'avez rien fait
d'autre que trouver le corps. Comment avez-vous su qu'elle était morte ?
– Je lui ai tâté le pouls et mis le verre de ma montre
devant la bouche.
– Vous avez bien fait : si vous lui aviez tripoté la
jugulaire cela aurait prêté à confusion.
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