Le malheur embrase-t-il ou brise-t-il l’amour ?
Je laisse au lecteur le soin d’en décider.
Je lui rapporte des faits, pas des thèses.
Camilo CASTELO BRANCO
Les Amours fatales<
De tels sentiments
nous semblent anachroniques, même au moment des faits. Ces mœurs nous
sont étrangères. Le sont-elles en effet ? Le voisin de palier se révèle
à l’usage aussi bizarre qu’un pâtre mandchou. On trouve de tout à sa
porte, et d’autres nous-mêmes n’importe où. Voulez-vous réellement
voyager ? Il faut revenir aux sources, moins lointaines qu’on ne croit.
Je me contenterai, moi, de revenir
cinquante ans en arrière, au Portugal de mes enfances. Pour aller à
Cacilhas, il fallait prendre le ferry. Pas de pont, ni de Christ Roi,
pas d’immeubles pourris le long de l’estuaire. Les marchandes de
poisson marchaient pieds nus malgré l’interdiction ; les marchands de
figues vous en proposaient bruyamment à l’heure du goûter, les
bourgeois en complet s’enfilaient de petits verres dans les tavernes en
mangeant des beignets et des rissoles ; leurs dames s’empiffraient de
gâteaux dans les pâtisseries où l’on servait ce qui s’appelait du thé,
que c’en fût ou point. Il est des portes qui n’en finissent pas de
chanceler. Laissons la nostalgie où elle est, dans nos cœurs
inconstants. Les événements que je m’en vais vous conter ne se sont pas
déroulés à Lisbonne, mais derrière cette ligne de collines, de l’autre
côté, que l’on distingue parfaitement quand il va pleuvoir.
Ces collines plongent brusquement sur
les rochers qui bordent la côte. Je ne vous chanterai pas Sesimbra dont
les maisons glissent vers la mer à la façon d’un éboulis. Sesimbra se
trouve à l’ouest d’Arrábida, une sorte de hameau desservi par une seule
route à l’époque. Quelques maisons de pêcheurs, une pension au milieu,
un quai, les barques. L’amateur peut trouver plus haut un hôtel chic,
donnant régulièrement sur la mer. Je préfère le hameau d’où l’on voit
se dérouler chaque matin une immense plage en croissant, avec une île à
portée du nageur moyen. On y avance comme on peut sur un gravillon qui
ne s’est pas encore résolu à se transformer en sable, et l’on se trouve
tout de suite seul, loin de la foule des visiteurs occasionnels, au
pied d’une falaise couverte d’arbousiers.
L’autobus s’arrête à Azeitão, avant la
colline. On fabriquait là d’admirables fromages qui n’existent plus que
dans la mémoire des vieux. Laissons là ces fromages. Il faut trouver le
courage pour gravir la pente. Le mieux, c’est de se lester d’agua-pé*.
Cela se boit comme de la limonade, et avant que vous ayez pu vous en
rendre compte, vous êtes déjà en train de redescendre de l’autre côté,
la tête et la gorge pleines de chansons à brailler. Le faible degré du
breuvage est compensé par les quantités que l’on absorbe quand le
soleil donne. Tout se fond dans l’esprit, la mer qui se découvre d’un
trait, les touffes de genêt, d’arbousiers et de mimosas, et les
kilomètres qui passent vite quand on est en bonne compagnie.
Nous voici sur le fameux quai. C’est là
que l’histoire nous a été contée par João das Praças en présence des
intéressés, tout le hameau pour ainsi dire. C’était la nuit. Je ne vous
décrirai pas le fumet de la caldeirada
commune. Il me faudrait au moins une dizaine de pages. La sardine s’y
marie heureusement avec l’encornet, le congre avec la roussette, la
rascasse avec la raie, et les anguilles, ma foi, avec tout le monde. Ne
pas lésiner sur les poivrons, les oignons, les tomates et le vin. Une
bonne ration de patates pour caler l’ensemble. Des palourdes
s’ouvriront là-dessus en fin de cuisson. Le naturel du lieu n’hésite
pas à ajouter du saindoux à l’huile d’olive. N’oubliez pas l’ail et le
persil, un peu de piment en poudre, le laurier et de la maniguette si
cela ne vous fait pas peur. Faute de communier, je vous
invite à rêver. C’est le bouillon du batelier, la
bouillabaisse de Nazaré, larguez les ris, accrochez-vous.
João das Praças nous a conté les choses
telles qu’elles furent, sans rien nous cacher des épisodes les plus
délicats, et tout le monde le trouvait bon, y compris le couple dont il
évoquait les épreuves. A force d’être contées, les histoires nous
deviennent étrangères, l’anecdote se hisse au niveau de l’exemple, et
c’est de ces exemples-là que se nourrissent les mythes.
Il s’appelait José Paciencia, elle avait
nom Maria das Dores Salgueiro, bientôt Paciencia devant Dieu et les
hommes. Un couple idéal aux yeux de tous, un archétype. Platon les
imagine hors de notre portée. Il ne les a pas connus.
Les comparses auront leurs rôles à
tenir. Pafonso Taboca, d’abord, qui n’est jamais parvenu à regarder une
autre femme que Maria das Dores. Il est d’une beauté repoussante.
L’impitoyable rigueur du canon byzantin, et surtout, horresco referens,
un visage exactement symétrique. Un corps michelangélique en outre, et
un hâle assez ambré pour ne point trancher sur une peau déjà mate. Les
putains qu’il payait s’accordaient à reconnaître qu’il valait mieux le
voir de loin, car il est pénible d’accorder ses faveurs à une figure de
musée. Oliveira Malmequeres aurait pu, lui, s’ébattre tout nu sur le
rocher de Gibraltar sans qu’on pût le distinguer des autres magots, ce
qui ne l’empêchait pas de séduire ce qui passait à portée. Les filles
respectables l’autorisaient à butiner tout ce qu’on peut accorder sans
que ça prête à conséquence. Pour la Grande Oie, il est des
professionnelles qui s’en sont entichées. Simão Parafuso ne les
fréquente pas, non plus que Tomás Alencar, tous deux mariés, l’un à
Suzana Cartão, l’autre à Pedrinha Caseiro, de saintes femmes, la
première forte et luisante comme une poularde cuite au four, l’autre
sèche comme du bacalhau,
tenant toutes deux table ouverte de beignets et de rissoles : j’en ai
encore l’estomac qui coince. Je ne vais pas vous passer en revue les
vieux et les vieilles. Ils forment un seul corps, pour ne pas dire un
seul chœur. S’ils n’avaient pas été ce qu’ils sont, les parents de
Maria das Dores n’auraient jamais compris que les choses étaient ce
qu’elles devaient être. Honorables gâteux, vénérables bédoles, en vous
revivent les leçons de Zénon de Clitium.
Mais assez bavardé, il faut vous mettre
au fait.
Le méchant rafiot de José Paciencia fait
ce qu’il peut au large du cap Espichel, c’est-à-dire pas grand’chose.
Le moteur tousse, cogne et s’entête, mais c’est un bien petit moteur
pour escalader les falaises d’eau qui ne cessent de se dresser à la
proue, tandis que des gouffres se creusent à la poupe. Les paquets de
mer s’écrasent sur le pont. L’on ne parvient au bout de ses peines que
pour retomber dans un trou abyssal, et tout est à refaire. L’océan
mugit tout ce qu’il sait. Il ne consent une accalmie que pour vous
bombarder de grêlons gros comme des galets. Et cela fait une heure que
ça dure. Le temps de ne plus se souvenir que cela pouvait se présenter
autrement. Aucune raison que ça s’arrête. Il n’y a plus qu’à prier
Notre Dame, la patronne des marins.
Une légende veut que l’on puisse sauver
une peau condamnée si l’on s’engage à sauver une fille perdue. La
Sainte Vierge a des tendresses pour les filles perdues qu’on sauve.
Pafonso Taboca a déjà promis. Maria das Dores n’est pas pour lui.
Oliveira Malmequeres a promis. Il n’a rien à reprocher aux filles
perdues. Simão Parafuso et Tomás Alencar ne peuvent promettre. La
Sainte Vierge protège les ménages sérieux. L’équipage tout entier
considère José Paciencia avec une insistance qui devient gênante. José
Paciencia ne s’en rend pas compte, occupé qu’il est à caresser l’image
de Maria das Dores, la dernière qu’il veuille emporter dans la boue des
fonds. Simão Parafuso le rappelle à ses devoirs:
– Tu es sûr que Maria das Dores veut te voir mort plutôt
qu’à une autre ?
– C’est moi qui préfère me voir mort plutôt qu’à une autre.
– C’est pour ça que les promesses des deux autres ne
comptent pas. Ils n’ont rien qui leur tienne à cœur.
Tomás Alencar ne dit rien. Il pleure
sans cesser d’écoper, rejetant à la mer autant de larmes que d’eau de
mer, balbutiant le nom de ses marmots, un intolérable garnement et une
peste au visage ingrat. C’est curieusement Tomás Alencar qui remporte
le morceau. Si cela doit adoucir ses derniers instants... José promet.
Les nuages se déchirent. Le soleil les
frappe de plein fouet.
Au moment d’accoster, mis à part le
sillage du bateau, la mer est un vrai miroir. On accueille par des
vivats un équipage livide. On secoue les marins, on les interroge. Ils
parlent du vœu. Maria das Dores vacille et tombe.
La parole d’un marin n’est pas celle
d’un politique. Ce sont là des gens rudes mais droits. On porte Maria
das Dores chez elle pour la veiller comme une morte. Elle reste là,
comme une gisante, insouciante des larmes qui ne cessent pour autant de
ruisseler. La vox
de ce petit vulgus
la voit déjà promise à une grise chasteté.
Au cœur de la nuit, on entend un cri.
C’est la mère qui s’est mise à hululer comme un hibou pourvu d’un
mégaphone. Le père est resté vissé à sa chaise, la mâchoire quasiment
décrochée. Maria das Dores ne se trouve plus dans son lit. On accourt.
Ce sont des plaintes frénétiques. Les anciens congédient ceux qui ne
savent pas, et se lancent dans de longs conciliabules.
Maria das Dores n’a pas pris le temps de
se changer. Elle est venue telle qu’elle était, les traces de ses
larmes encore visibles sur ses tempes et sur ses joues :
– Si tu dois épouser une putain, je me ferai putain.
– Je ne veux pas que tu sois putain.
– Tu n’épouseras pas une autre putain que moi.
– Tu n’es pas une putain.
– Je suis ta putain, puisque la Sainte Vierge nous envoie
cette épreuve.
José Paciencia pense à tous ces hommes
qui la connaîtront avant lui.
Elle devine ce qui se passe dans sa tête
:
– Puisque je suis ta putain, c’est à toi de m’apprendre ce
qu’il me faut savoir.
Il en perd le souffle. Ils savent tous
deux qu’une femme qui se respecte n’est pas censée en savoir si long.
Pour le cas où il n’aurait pas très bien compris, elle précise qu’elle
compte sur lui pour éviter toute surprise.
Si l’Église est formelle sur un point,
c’est le fait qu’on ne doit pas coucher avec sa fiancée avant la noce.
Maria das Dores balaie toutes les objections :
– C’est la Sainte Vierge qui l’a voulu. Elle sait ce que
nous avons à faire.
L’amour transforme les filles simples en
casuistes averties. Il peut faire d’un pauvre marin un maître qualifié.
Intelligenti
pauca. Non intellegentibus nihil prosunt plura. Tous
leurs gestes étaient empreints d’une tendresse heureuse.
J’entends déjà les ricanements. Comment
comprendre de telles choses entre le Rossio et la Praça do Comercio ?
Je ne parle pas bien sûr des collines environnantes où l’on trouvera
un fadista
ou deux pour garder son sérieux.
Maria das Dores aurait pu se faire payer
une seule fois et se déclarer quitte. Mais elle sait qu’une vraie
putain se doit de respecter un quota raisonnable. José Paciencia
souffre peut-être comme une mule qu’on écorche, mais l’idée ne
l’effleurerait pas d’essayer de flouer la mère de Notre Sauveur.
Le
Jardin de Céleste se recommande par
son personnel stylé, les boissons que l’on sert, un crapaud dont les
clients peuvent jouer en attendant leur tour, et un grand jardin
couvert de giroflées. Putain, l’on veut bien, mais pas bête résignée
pour stalle d’abattage. L’histoire ayant transpiré, les meilleures
maisons de Setúbal se sont mises sur les rangs. Maria das Dores est
venue choisir son point de chute en compagnie de José Paciencia. Ce
dernier a surtout été conquis par le monstre assurant le service
d’ordre, un ancien sumo de Macau qui savait parler aux clients abusifs.
Pas question de tromper sur la
marchandise. Maria das Dores la connaît d’autant mieux qu’il s’agit
d’elle-même. Et elle fait école, transformant ses collègues en
mercenaires scrupuleuses. Du plus faraud au plus honteux, on ressort
apaisé. Au point que les habitués se déshabituent, vite remplacés par
d’autres messieurs qui valent le détour une fois rentrés dans le droit
chemin.
On vient de Lisbonne, puis d’Évora, de
Coimbra ensuite, de Porto, de Faro, de Braga, de Viana do Castelo. Au
moment où Maria das Dores quitte enfin Le Jardin de Céleste,
on affrète
des charters. Jamais on ne vit putains plus douces, plus aimables, plus
indulgentes.
Il en fallait, de l’indulgence, pour ne
pas sursauter en voyant débarquer tous les marins d’Arrábida. Le
premier, ce fut Pafonso Taboca. Si tout Setúbal pouvait se payer les
faveurs de Maria das Dores, pourquoi pas lui qui l’aimait tant, et sans
espoir ? Oliveira Malmequeres ne l’aimait pas plus que ça, mais il
voulait se rendre compte. Les vieux, les hommes mariés venaient tout
simplement l’aider à payer sa dette à la Vierge.
Nul ne songea par la suite à raviver des
souvenirs pourtant délicieux. Ils faisaient partie de l’histoire. Et
c’est tout.
Le mariage de José et de Maria
das Dores est resté dans toutes les mémoires. Il s’est déroulé à trois
cents mètres à peine du Jardin
de Céleste. Il y avait là les
pensionnaires, la patronne, les habitants d’Arrábida, et tous les
clients qui avaient pu se libérer, certains avec leurs dames qui
voulaient voir la mariée. C’est dire que l’église était pleine, ainsi
que le parvis, et qu’il fallut prévoir une déviation pour la
circulation.
Le soir, José Paciencia put constater
par lui-même que Notre Mère à tous avait fait don à sa moitié d’une
virginité toute neuve.
***
*
Vin très léger ; on trouvera plus loin caldeirada,
bouillabaisse et bacalhau,morue.
Texte et dessin R.Biberfeld - 2002
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