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Le Mousquetaire
Une nouvelle extraite de Mémé Toccupe Contes à s'éveiller debout de René C. Biberfeld Disponible également au format PDF - 328 Ko |
Quand Ninou était de sortie, toutes les chattes se
payaient sa tête, et ça le mettait d'une humeur exécrable. Il essayait
de déchirer le bas du rideau qui lui était réservé et qui en avait vu
d'autres, en jute épaisse, amovible, que l'on avait pas encore eu
besoin de changer, et pourtant, depuis le temps, ça faisait des tas et
des tas de fois que Ninou n'avait pas été dans ses bonnes. Ce rideau ne
laissait pas passer beaucoup de lumière. Heureusement qu'il y avait un
oeil d'auroch au-dessus. Ce rideau, c'était une idée de Mémé Toccupe.
Même les chats ont droit à un exutoire, droit qu'ils feront valoir en
tout cas et de la façon la plus imprévisible, si on ne leur en offre
pas un. Les chattes voulaient bien se faire faire des chatons, mais dès qu'il faisait mine de tailler un petit bout de gras, elles lui riaient au museau en se passant la patte derrière l'oreille comme quand il va pleuvoir. Le pauvre Ninou ne les intéressait que pour la bagatelle et la reproduction. Elles préféraient les histoires à dormir debout des imposteurs qui font semblant d'avoir la tête dans les nuages quand ils ont les pieds bien sur terre. Alors Ninou s'en allait méditer, sa petite affaire expédiée, sur le monument aux morts de la Place Dupuy, qui présente au moins l'avantage d'être aussi laid que la cathédrale Saint-Etienne. Les monuments trop beaux retiennent si bien l'attention de l'amateur averti qu'elles l'empêchent de réfléchir et de rêver. Ninou aimait par-dessus tout, à ces moments-là, faire le bilan de sa vie, juché sur son monument. Pour commencer, on l'avait appelé Ninou, rien que pour l'embêter, un nom ridicule que l'on donne à n'importe quel être cher que l'on garde sous la main. Il voulait bien qu'on le considérât comme un être cher, mais n'entendait être sous la main de personne. Mémé Toccupe manifestait à son égard toute l'indulgence que l'on réserve aux utilités qui peuvent à la rigueur servir de confi-dents quand ils ne portent pas des chandeliers ou des plats. La petite Coussinette le considérait comme un rigolo qui se faisait un peu vieux. Bref, on l'avait laissé prendre ses habitudes, mais sans lui accorder toute la considération à laquelle il estimait avoir droit. Sa vie avait filé son train, sans qu'il en eût rien fait de remarquable. Il avait heureusement un copain qu'il entendait venir de loin. C'était le Bonhomme Autan qui venait fiche son pastaga. Après avoir couché quelques arbres sur le canal, séché les plumes des colverts attardés sur la berge et caressé plusieurs ragondins dans le sens du poil, il venait danser sa gigue dans les rues, en renversant quelques poubelles, en secouant les lampadaires, en faisant tomber quelques panneaux signa-létiques et les enseignes mal accrochées. Quand le Bonhomme Autan passait le seuil de Naurouze, Ninou dressait l'oreille qu'il avait encore plus fine que celle de ses congénères, et quand l'autre foutait son bordel en ville, il applaudissait très fort, en faisant patte douce. Et pourtant, il est comme Mémé Toccupe, le Bonhomme Autan : il répond aux questions que l'on se pose ou qu'on lui pose quand il lui tombe un oeil, ce qui lui arrive rarement bien qu'il en ait des tas et des tas pour bien se rendre compte des dégâts qu'il provoque. Cette fois-ci, il en laisse tomber un dans un caniveau, par pure distraction et dit à Ninou : – Qu'est-ce que t'en as à faire de toutes ces mijaurées qui ne pensent qu'à se faire faire des chatons ? De celles de gouttière aux siamoises, des abyssines aux chartreuses, des birmanes aux persanes, il n'y en a pas une pour racheter l'autre, c'est tout de la mauvaise graine juste bonne à écouter les chattemites des pires faisans. Tu es d'une autre trempe, toi. Tu es un exilé sur la Terre, un étranger dans la nuit. Tu ferais un tabac chez les chattes de la Lune qui sont transparentes et sans malice. – La Lune est loin, soupira Ninou, et je ne sais pas comment y aller. – Chaque mois, juste avant d'entamer son dernier quartier, la Lune laisse tomber des myriades de fils si ténus qu'on ne les distingue pas à moins de faire très très attention. Vous ne remarquez même pas le bruit de soie de tous ces fils, bien que vous ayez l'oreille assez fine pour entendre un champagnol grignoter un petit bout de parmesan aux antipodes. Tu n'as qu'à t'accrocher à l'un d'eux, et ce sera comme si tu marchais sur un nuage. Il faut garder sa tête bien en l'air sous les cieux étoilés, et ne pas regarder en bas. Ces fils-là, c'est aussi solide que les échelles en corde des marins. Je sais qu'il est plus facile de grimper sur un arbre, mais ce n'est pas en montant sur des arbres qu'on arrive à la Lune. Ce que dit, l'Autan mit le cap sur Marmande sans cesser de souffler au pied de la Montagne Noire. Les chats sont très attentifs aux cycles de la Lune. Ce n'est pas comme les hommes qui, à force de vouloir concilier les mois et les saisons, ont perdu l'habitude de faire attention aux une et aux autres. Les chats s'en fichent bien des savants calculs de M. Cristoph Klau, lequel travaillait sous les ordres d'un certain Ugo Buoncompagni, qui a eu la faiblesse de changer de nom pour se faire pape. Ils savent que les pas exécutés par la Lune et le Soleil ne sont qu'apparemment décalés. Au bout d'un certain nombre d'enchaînements, ils retombent sur leur invisibles pattes, à peu près tous les dix-neuf ans, et quand cela se produit, toutes les étoiles applaudissent, ce qui ne fait pas plus de bruit que les applaudissements de chats. On dirait que je vous embête... Vous vous en fichez bien de la musique des sphères et des pas exécutés par les astres. Vous n'êtes ni philosophes, ni physiciens, et d'ailleurs ni les uns ni les autres ne savent qu'ils se trouvent au bord d'une piste de danse. Moi, il faut bien que j'amuse le tapis pendant que Ninou parcourt l'espace qui le sépare de la Lune. Il vient de s'apercevoir qu'il n'est plus obligé de s'accrocher pour grimper, mais bien pour ne pas tomber, ce qui prouve qu'il avait fait plus de la moitié du chemin, et vous comprendrez plus tard pourquoi. Il finit par se poser prudemment sur la Place des Abricots, à Ploumfennec, une aimable bourgade qui se trouve au bord de la Mer des Tempêtes, mais ne craint pas les raz-de-marée vu que les mers de la Lune sont des mers sans eau où les astronautes aiment bien alunir. Il n'y a pas de villes dans la Lune, il n'y a que des bourgades, et on pourrait les distinguer avec nos télescopes si elles n'étaient pas transparentes comme les chats qui les habitent. Il n'y a pas non plus d'abricots, mais les chats de la Lune sont tout à fait capables d'observer toute ce qui se passe sur notre planète pleine d'opacité, et la plupart sont férus de botanique. À l'inverse des chats de la terre, ils connaissent les noms de tous les arbres sur lesquels ils n'ont pas souvent l'occasion de grimper, quoiqu'il s'en trouve qui font en catimini le voyage aller-et-retour rien que pour ça. Les chasseurs ne songent même pas à leur tirer dessus, parce qu'ils sont transparents. Sur la Lune, il n'y a que de bêtes montagnes et de tristes cailloux. C'est pour ça que les chats de la Lune fabriquent, avec les os de ceux qui sont morts, des forêts de faux arbres dans leurs grottes innombrables, et comme cela fait des millions d'années qu'ils le font, cela fait d'immenses forêts squelettiques, qui leur tiennent lieu de stalactites et de stalagmites. Il n'y a pas une seule feuille, mais un bruissement continuel que seuls les chats, de la Lune ou pas, parviennent à percevoir. Voici donc Ninou qui fait son premier pas Place des Abricots, un petit pas pour lui, un grand pas pour la félinité. Et il est aussitôt obligé de se mettre les mains sur les oreilles pour ne pas avoir les tympans broyés comme graines dans un mortier. Une chatte à la voix archipuissante pousse de terrifiants ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! sous l'emprise d'une de ces colères qui ne peut s'assouvir que dans un déferlement de vocalises. Un des chats transparents lève une patte rassurante, et Ninou parvient à lire sur ses moustaches : « Ce n'est que la Reine-Mère qui pique sa crise. Il s'agit aujourd'hui d'une très grosse crise.» Le dit chat ne lui demanda pas s'il avait des papiers, ne lui reprocha pas de venir voler le travail des chats transparents, vu que ceux-ci ne travaillent guère, il le convia à boire un pot au café du coin où l'on servait toutes sortes de laits, le plus succulent étant celui des baleines de Jupiter qui font des bonds extraordinaires afin d'aguerrir les baleineaux accrochés à leurs mamelles, car la vie n'est pas toujours douce dans les océans de méthane où l'on est importuné par une lame de fond chaque fois qu'une météorite y fait son gros plouf sans provoquer d'autres dégâts. C'est ce qu'on peut trouver de mieux, et il n'y a que les snobs pour boire d'un autre lait, sous prétexte que celui-là est le moins cher qu'on puisse trouver vu que chaque baleine en produit autant que toutes les vaches de la Terre en un mois. Ninou apprit par la même occasion qu'il y a des chats transparents sur toutes les planètes solides ou gazeuses, brûlantes ou glaciales, et que ceux qui habitent la Lune sont les plus curieux. Ils s'intéressent à ce qui se passe sur la Terre. Ils vont jusqu'à escalader les filins pour s'approcher. Les plus maladroits finissent par tomber sur notre planète, et comme ils sont trop manches pour revenir, ils s'adaptent et deviennent opaques. Ce sont là des choses que le Bonhomme Autan s'était bien gardé de révéler à Ninou pour ne pas le vexer. Il existe également de vrais acrobates, des voyageurs subtils qui peuvent faire autant d'allers-et-retours qu'ils veulent. En consommant son lait de Jupitérienne, Ninou demanda aux autres consommateurs qu'est-ce qui lui avait pris à la Reine-Mère, pour qu'elle piquât une si grosse crise. Le patron qui savait à peu près tout ne se fit pas prier. – Faut dire qu'elle est devenue capricieuse depuis que son défunt mari lui a dit qu'elle était la Reine de la Nuit. Ce n'était qu'un compliment qu'elle a pris au pied de la lettre. Cette lettre avait un si gros pied que le prince consort a décidé de mourir pour avoir la paix. Et maintenant, toutes ses crises, elle les pique devant le mausolée qu'elle lui a fait construire. Cette fois-ci, il semble qu'elle ait de bonnes raisons d'être contrariée: sa fille Paminette a été enlevée par le terrible Greffiastro qui l'a enfermée dans une grotte pour l'avoir sous la main au moment où il voudra l'épouser. Or la Reine-Mère l'avait promise au Prince Paminou, de Kamerelle, qui paraît-il l’aime depuis sa plus tendre enfance. – Et que fait le prince Paminou ? – Il fait comme nous. Il ne fait rien. Greffiastro a une voix aussi forte que la Reine-Mère et encore plus de coffre. Et l'on ne sait pas dans quelle grotte il l'a enfermée. Les forêts souterraines sont si grandes qu'on s'y perd comme rien. Ninou eut alors une illumination. Il y avait peut-être un moyen. – Où peut-on trouver la Reine-Mère ? – Au Palais. C'est dans des palais que l'on trouve les reines-mères. – Mais il y a des tas de gardes aux portes des palais. – Tu n'as qu'à dire que tu viens résoudre les problèmes de la Reine-Mère. Ils seront bien contents. D'après une légende assez répandue, les chats opaques sont assez niais pour vouloir résoudre les problèmes des autres. – Je ne suis pas seulement opaque, s'indigna Ninou, j'ai aussi une croix fauve dessinée sur le front que je tiens de ma bisaïeule, des rayures noires sur un pelage fauve comme les tigres, et une patte toute blanche pour rompre la monotonie. J'ai également beaucoup d'expérience, car je commence à me faire vieux. – Les vieux imbéciles sont encore plus têtus que les jeunes crétins. On t'accueillera les bras ouverts. Les gardes lui firent d'aimables courbettes, en se tapant le cul par terre, les yeux baignés de larmes tellement ils se tordaient. La Reine-Mère le reçut avec beaucoup plus d'égards, d'abord parce qu'une souveraine trouve tout normal qu'un sujet manifeste une vocation de chat-lige même si ce n'est pas si fréquent que ça, et aussi parce qu'elle le jugea aussi fier qu'un haret, une circonstance à laquelle elle était d'autant plus sensible qu'elle avait, malgré sa transparence, un faux air de marguay des Amériques. Et elle savait trouver d'instinct les mots qu'il faut : – Tu vas être la poutre maîtresse de nos destinées, mon chêne, mon macaou de confiance, mon chatvalier servant, mon chéri. Mais cela restera entre nous. Pour la Lune, tu seras mon mousquetaire, ce qui ne saurait faire de l'ombre à aucun des gardes de mon royaume. Tu seras même le premier à porter un mousquet, des gants et des bottes à la mousquetaire, vu que des mousquetaires, il n'y en a jamais eu par ici. Ninou avala comme il faut cette mauvaise nouvelle. Il était parfaitement au courant. Les crispins ne servent de rien quand on ne tire pas l'épée, et les revers des bottes sont plus encombrants qu'autre chose. Essayez donc d'en faire enfiler à votre chat, et vous verrez. Mais Ninou était tombé amoureux. D'autant plus que pour lui donner du courage, la Reine-Mère le reçut en son particulier six jours durant et six nuits pleines, le temps de devenir pleine elle-même de cinquante-six chatons qui ne vont pas tarder à naître (les reines-mères sont très prolifiques ce qui n'est pas grave vu qu'il y a des tas de planètes et de satellites à coloniser dans la Galaxie). Si vous voulez je vous en garderai un, le plus maladroit, parce que sinon, il restera transparent, et ne songera qu'à se faire la malle. Quant à la Reine-Mère, à l'inverse des chattes terrestres qui n'y entendent rien à rien, elle prenait plaisir à bavarder avec Ninou, bien que ce fût lui qui tint la plupart du temps le crachoir. En tout cas, ses sentiments ne lui avaient pas fait oublier sa mission, ni l'idée qui lui était venue en savourant son lait de baleine. Toutes ces entrées de grottes ne devaient qu'être des leurres, des portes qui cachaient la forêt, car il n'y avait pas des tas de forêts, mais une seule pour sûr : toutes les grottes devaient communiquer. Peu importait par quel bout on la prît. Tout le monde y entrait en marchant sur la pointe des pieds, en tremblant si fort, qu'il s'y perdait immanquablement. Ninou y alla carrément, en faisant sonner ses bottes sur le calcaire. Il donnait de grands coups de pied aux squelettes qui avaient cru prendre racine, et cela faisait comme des craquements harmonieux. De loin, on aurait dit un orchestre de cymbales, de triangles, de cloches, de xylophones et de célestas. Le meilleur des accompagnements pour sa voix de barychat-martin. Et il ne se gênait pas pour lui donner tout son volume en braillant :
La musique était banale et les paroles sans intérêt. Mais ça faisait beaucoup d'effet à cause de l'acoustique particulière de ces grottes. Les sons restent suspendus sans se répercuter ni s'estomper, on n'en perd pas une miette. Et quand l'on a des tas de miette qui restent en suspension, comme ça, pendant trois bonnes heures, cela devient carrément insupportable. La voix de Ninou avait cependant un joli timbre tout plein de vigoureuses transparences par moments atténuées par une sorte de ronronnement. Et il poursuivait sur sa lancée, l'abominable :
– Fais-le taire ! Mais fais-le taire ! – Je viens vous délivrer, dit fièrement Ninou. – Qui est-ce qui vous a demandé de me délivrer ? Paminou ? – Paminou doit être accablé. C'est la Reine-Mère qui a pris les choses en mains. – Ca ne m'étonne pas, dit Greffiastro, la Reine-Mère adore prendre les choses en mains. – Elle écrit la parole et la musique, fit Paminette, et comme si ça ne lui suffisait pas, elle fait venir l'orchestre. – Je ne suis pas un orchestre, protesta Ninou, je suis un preux et un troubadour. – Ce qui nous fait deux importuns, gémit Paminette. – Il y a quelque chose qui a dû m'échapper, reconnut Ninou. – Explique-lui, dit Greffiastro. Paminette fredonna :
Pas la peine de monter sur vos percherons, en gueulant que vous ne savez pas ce que c'est une Grande Secrétaire. Sur la Lune, c'est le plus grand personnage après la Reine-Mère, la Chambellangora, la Duchiamoise, la Persannise, et la Chartronne. Comme on vit en matriarchie, les chats ne comptent que pour du beurre, mais comme les chattes détestent la margarine, elles leur passent leurs quatre volontés. – Mais alors... j'ai fait tout ce chemin pour des prunes... gémit Ninou. – Pas vraiment, dit Greffiastro, mais il faudra faire ce que je te dirai. Le jour du premier quartier de Terre, Ninou entra dans Ploumfennec, dans sa belle tenue de mousquetaire, en brandissant un étendard où il y avait écrit « V'là aut'chose ». Il précédait Greffiastro et Paminette qui se tenaient si étroitement par les griffes qu'on n'aurait pu glisser entre elles le plus petit poil de musaraigne. Bien que la foule fît patte douce en applaudissant à tout rompre, la Reine-Mère les entendit venir bien avant qu'ils se présentassent-tassent-tassent. Ce qui tombait très bien car c'était le five o'clock, clock, clock. La Reine-Mère fit préparer du ceylan à pointes d'or qu'on leur servit dans une grande théière et de petites tasses en porcelaine lunaire (la Mer des Tempêtes fournit un kaolin d'une finesse incomparable, et l'on trouve du feldspath et du quartz un peu partout). Quand elle vit les griffes de Paminette et de Greffiastro si étroitement entrelacées, elle comprit et se mit à pleurer. Elle s'était fait un roman dans sa tête, gros comme la cathédrale du Mans, avec des tas de freux qui font des loopings au-dessus des arcs-boutants en croassant, et ce roman s'écroulait comme un château de cartes avec ses ravelins, ses courtines, ses échauguettes et ses barbacanes : il n'en restait que les douves. Il fallait lui expliquer les choses gentiment. Ninou était le seul qui pût lui montrer patte blanche, parce qu'il n'était pas transparent, et qu'il en avait une, la patte arrière gauche, précisément. Et c'est en la tenant en l'air comme un chien qui pisse qu'il tint à la Reine-Mère ce discours : – On tombe amoureux de n'importe qui, on ne sait pourquoi. C'est l'amour myope qui a enlevé Paminette à votre affection, à son grand dam, un si grand dam que Greffiastro a fait des pattes avant et des pattes arrières pour la consoler. C'est en ces circonstances qu'on reconnaît les galants d'exception. Elle n'avait fait que craquer, elle en est à présent littéralement chipée, il est lui-même fou d'elle. Voyez comme l'amour s'y entend à faire des prodiges: ce n'est plus l'affreux Greffiastro qui captivait les minettes avec ses faux airs de baroudeur. Il est devenu joli comme un cœur . – Ce n'est pas joli, un cœur, feula la Reine-mère , on dirait un sac plein d'eau qui se balance au bout d'une ficelle... – Ce n'était qu'une façon de parler. Et je sens que je suis moi-même pincé à mort. Vrai, je vais sécher sur pied si vous ne me raccompagnez pas en bas sur Terre. Il se fait tard. Mémé Toccupe va nous gronder. Elle sera très contente de faire la connaissance d'une Reine-Mère. Je veux vivre avec toi mes sept vies pour peupler la Terre de chatons transparents, moins ballots que les autres. Cela dit, il reposa sa patte blanche par terre. La Reine-Mère pesa pendant une bonne demi-heure tous les pour et tous les contre, et il y en avait un gros tas, avant de répondre : – Je pars avec toi. Ne m'oubliez pas, ne me pleurez pas. La foule attendrie l'assura que personne ne la pleurerait. Ils bondirent sur le premier filin à leur portée, et l'on aurait dit que leurs silhouettes dansaient la mazurka dans les espaces infinis. Coussinette n'en revenait pas de voir Mémé Toccupe faire de temps en temps le geste de caresser un chat dans le vide. Mais elle ne lui faisait pas de questions. Touchée d'une telle discrétion, Mémé Toccupe prépara un de ces plats dont elle a le secret, comme chaque fois qu'elle est disposée à expliquer un phénomène tout simple qui intrigue son entourage. C'étaient des Montbéliards à la crème.
RECETTE DES MONTBELIARDS A LA CRÈME
Faites revenir les Montbéliards dans un
peu de beurre avec des oignons effilés. Quand les oignons commencent à
dorer, ajouter des rondelles fines de carottes et de navet, un peu de
moutarde à l'ancienne et des graines de cumin. Couvrir une vingtaine de
minutes avant d'ajouter un décilitre de crème et des copeaux de
parmesan. Servir bien chaud.– J‘aime bien caresser la Reine-Mère dans le sens du poil, dit Mémé Toccupe quand elle eut avalé sa dernière bouchée. C'est Ninou qui l'a ramenée de la Lune, mais il a laissé là-bas sa tenue de mousquetaire.
***
Mémé Toccupe et Coussinette place Wilson à Toulouse
Texte et dessins - René Biberfeld - 2005
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