Josiane Gerbille, née
Clinette, ne peut s'empêcher, quand elle pense à son époux, de
chantonner dans sa tête, sur l'air du Petit
Mari : "Mon Dieu quel homme, quel méchant homme" . Le souvenir d'une ronde enfantine. Mais ce
ne sont plus les mêmes paroles :
Josiane s'est donné un galant
Mon Dieu quel homme, quel méchant homme,
Josiane s'est donné un galant ;
Mon Dieu quel homme, qu'il est méchant
|
Alain Gerbille étant de taille moyenne, elle n'a
aucune chance de le perdre dans un grand lit, de le chercher avec une
chandelle, de mettre le feu à la paillasse, de le trouver tout rôti, et
que, placé dans une assiette, un chat le prenne pour une souris.
Si elle s'est en son temps laissé embarquer par un
petit cachetier qui faisait ses classes au Centre Ouest
Républicain, c'est parce qu'il avait l'art de trouver le
mot qu'il
fallait au moment où il le fallait. Une qualité vite remarquée par son
chef qui avait l'œil et du nez. On pouvait faire sauter au petit drôle
la case coupeur de dépêches pour l'envoyer directement au tapin. Il
savait déboutonner le témoin le plus inhibé, et repérait les bons
clients avant même que les collègues eussent l'idée de tourner la tête.
Mais, dès qu'il s'agissait de mettre la chose sur un papier, il avait
si peu de talent que, même dans ce milieu, on était forcé de s'en
apercevoir. Passé maître dans l'art de mettre l'interlocuteur à l'aise,
il souffrait mille morts à l'idée d'avoir à aligner deux phrases qui se
tiennent. Norbert Larousse, le rédacteur en chef de cette honorable
torchon, affectueusement surnommé le GUL (Grand Usuel Larousse) par son
équipe, demandait à l'un de ses chroniqueurs de faire le nègre, et à
l'inverse du nègre ordinaire, celui-ci ne se gênait pas de signer le
pensum de son nom, après avoir sécrété le nombre de caractères requis.
Et le Gul apaisait les aigreurs du pataud en lui accordant une
rémunération aussi importante qu'au signataire de l'ours.
La famille d'Alain Gerbille était quasiment comme
cul et chemise avec celle de Josiane Clinette. Il s'ouvrit un jour de
son petit problème chez les Clinette, en présence de Josiane, qui
comptait entrer à l'École des Chartes. Celle-ci, qui était bien jeune
et quelque peu naïve, lui demande gentiment de lui exposer le contenu
du prochain article. Elle se sentait ce jour-là des humeurs
pédagogiques qu'elle eût mieux fait d'étouffer. Connaissant l'abîme qui
sépare l'oral de l'écrit, elle essaie de l'aider à sortir quelque
chose. Elle a beau faire, cela reste à la fois pâteux et confus. Ne
doutant pas de la valeur de l'exemple, elle finit par lui faire une
démonstration. Il en est effaré : c'est lui, vraiment lui, et pas un
autre, et le moins que l'on puisse dire, c'est que ça accroche. Il
présente le résultat au Gul, qui se promet d'allumer une chandelle à
Lourdes. Comme Josiane n'est pas tout à fait dépourvue d'attraits, il
ne peut s'empêcher de la trouver belle. Elle ne s'attendait pas à ce
qu'on la trouvât si belle. Mariage dans la foulée, trois enfants coup
sur coup pour freiner des humeurs éventuellement vagabondes. Pas
question de la laisser végéter dans une grande école. À peine s'il
consent à ce qu'elle passe une agrégation, l'essentiel étant qu'elle
dispose d'assez de loisirs pour revoir ses copies après avoir corrigé
celles de ses élèves. La toile remplissant parfaitement son rôle, elle
suit la carrière de son mari, en recevant des informations d'un peu
partout. Elle renvoie le propre par le même canal. Le produit est livré
au Gul, après ce tour de passe-passe. Alain Gerbille a même eu
l'occasion plus d'une fois d'étinceler sur les plateaux, où sa faconde
émerveille le public. Il est vrai qu'il n'est pas tenu comme les
caricaturistes de montrer en direct ce qu'il sait faire. Il n'a pas
caché au journal que sa moitié revoit sa copie. Un euphémisme. Pour
apaiser certaines nostalgies, celle-ci ne peut s'empêcher de faire des
fiches, de classer, d'esquisser des synthèses, de faire des
rapprochement. Il lui est même arrivé de suggérer des sujets. D'abord
condescendant : "Chacun son truc, moi le terrain, toi, la plume d'oie",
il constate vite qu'il a laissé passer de beaux sujets. Ce n'est pas
que Josiane Gerbille soit comme lui dotée d'un flair d'épagneul, mais
elle réfléchit comme les cuistres qui ont fait les écoles. Il a d'abord
considéré, en son for, le talent de sa moitié comme une insulte, en
s'imaginant qu'elle n'avait pour lui aucune considération, puis, tout
en sautant sur les aubaines, il a eu l'impression qu'en lui proposant
certaines pistes, elle essayait de l'écraser. D'autre part, il estime
qu'en renonçant à sa carrière d'archiviste, Josiane ne lui a rien
sacrifié du tout, vu qu'il lui a permis de se faire une idée de la
vraie vie. La vraie vie présente moins d'attraits pour elle, tant
qu'elle n'est pas entrée dans l'Histoire qui remet nos misères en
perspective.
S'il n'est pas assez obtus pour ne pas se rendre
compte que sans elle, il ne serait pas considéré comme un des plus
grands reporters de son pays, qu'il pourrait essayer de rendre compte
des événements les plus spectaculaires sans arriver à produire autre
chose que des pétards mouillés, il ne peut s'empêcher de lui en
vouloir. Elle a bien essayé de lui expliquer qu'il avait des aptitudes
dont elle était parfaitement dépourvue ; elle a une conversation plutôt
terne, elle ne sent pas vraiment les situations, elle aurait été ravie
de vivre comme un modeste rat de bibliothèque, juste bon à produire des
ouvrages savants, et des conférences approfondies devant un public
choisi, sa faculté d'aborder simplement des sujets complexes pourraient
en faire une excellente vulgarisatrice, si elle en éprouvait l'envie,
elle a sué sang et eau pour dominer deux langues en dehors de la
sienne, alors que lui, il en baragouine au moins une demi-douzaine, en
multipliant les fautes grammaticales et les à peu près ; mais il ne
peut s'empêcher de se sentir humilié par la seule véritable supériorité
de sa moitié. Son exaspération se traduit par des frites administrées
régulièrement, et pas qu'aux fesses. Une technique qu'il tient des gros
bras d'un grossium qu'il avait contrarié à ses débuts. Les gifles
administrées du bout des doigts, quand on sait y faire, sont bien plus
douloureuses que les vraies et laissent moins de traces que les coups.
Chaque fois qu'il estime que son épouse affiche un air un peu trop
arrogant, il lui en file une, sous prétexte qu'elle cherche à le
rabaisser. Un jour, elle n'a pu éviter de lui dire : "Si nos élèves
nous traitaient de la sorte chaque fois qu'on les corrige, notre
administration se trouverait dans l'obligation d'ouvrir quelques postes
aux concours." - "N'essaie pas de me faire passer pour un
tortionnaire." Il est vrai qu'il ne tombait pas dans la spirale de la
violence. C'était un artiste en son genre. Il passait pour un père
exemplaire aux yeux de ses enfants, avec qui il jouait et plaisantait,
le géniteur attentif et jovial dont rêvent toutes les mères. Pire, il
prenait un malin plaisir à porter sa femme aux nues dès qu'il le
pouvait, s'extasiant sur sa culture et son esprit, reconnaissant
qu'elle l'aidait bien plus que l'on ne pouvait l'imaginer (il se
gardait bien de dire à quel point). Elle sentait se refermer sur elle
comme un étau de bonhomie, dans la mesure ou ce n'était qu'avec elle
qu'il se lâchait vraiment. Il allait même, sur les plateaux jusqu'à
trouver des formules qu'il n'aurait jamais trouvées devant son clavier.
Après deux semaines où il avait été retenu chez des Touaregs au grand
effroi du monde civilisé, avant d'être relâché moyennant un somptueux
pourboire, il avait répondu à un confrère qui lui demandait s'il avait
été maltraité : "Pas plus mal qu'un détenu ordinaire dans nos prisons,
ou qu'un cadre de France Télécom." Même s'il avait pu écrire cette
formule, il l'aurait noyée dans une bouillie indigeste.
Ce que son mari ignorait, c'est qu'elle tenait une
chronique de ce qui se passait quand ils se retrouvaient ensemble, tous
les deux. Le fait qu'elle ne formulait aucune critique, et qu'elle
n'émettait aucune plainte, accentuait les effets. C'était sec, c'était
nerveux, il y avait comme un rythme. On se serait arraché le livre dans
toutes les librairies. Ce texte était dissimulé parmi les cours qu'elle
préparait sur son ordinateur, pas besoin de fouiller dans ses fiches
pour les retrouver. Il ne s'était pas méfié quand elle avait spécifié
devant notaire, que cet ordinateur portable devait revenir à Emmeline
Croin, une amie de ses parents qui l'avait un peu aidée quand elle
préparait un concours qu'elle n'avait jamais pu présenter. Cette dame
n'avait pas été dupe apparemment des amabilités de son mari
quand celui-ci chantait ses louanges dans le monde.
- Ton mari est parfait. Il ne cesse de nous le
démontrer. Vrai, si tu le quittes, tu auras tous les torts.
Tout juste si Josiane Gerbille était alors
parvenue à ne rien lâcher.
Elle s'imaginait son mari en train de remettre
l'objet à Emmeline Croin : "Il sera dans de meilleures mains que dans
celles d'un éditeur de manuels", sans se douter une seconde du danger
qu'il représentait. Il y avait là de quoi intriguer un officier de
police judiciaire en cas de mort subite. En tout cas, il aurait tout
loisir de savourer la petite surprise si l'envie le prenait de tuer la
poule aux œufs d'or.
Cette idée le traversait, faute d'arriver à
trouver un autre moyen de l'anéantir. Le plus agaçant, c'est qu'il ne
pouvait rien lui reprocher, pas même son abjection, dans la mesure où
elle essuyait ces frites administrées au moment où elle s'y attendait
le moins, avec la patience d'une sainte face à ses bourreaux, elle
montrait alors une effrayante dignité. Elle n'avait même pas menacé de
rendre son tablier de nègre, sachant bien à quel point il avait besoin
d'elle. Il la soupçonnait de jouer malicieusement cette carte au moment
même où elle endurait ses mauvais procédés. Une plainte, un soupçon de
révolte lui auraient donné la possibilité d'assurer son emprise. Peine
perdue. Elle était juste de plus en plus absente d'elle-même quand ils
se trouvaient seuls. Elle étalait à plaisir son aisance sur le clavier.
Il lui suffisait à elle de faire courir ses doigts dessus, les phrases
se dévidaient sur l'écran sans qu'elle marquât le moindre temps
d'arrêt. Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, comme disait cet
imposteur qui faisait semblant d'ignorer que l'énonciation, quelle que
soit la qualité des conceptions, cela ne va pas de soi. Il était payé
pour le savoir.
Il ne put s'empêcher, quand le Gul lui demanda un
papier d'ambiance sur les croisières organisées par Les Rois Mages, de
proposer à sa femme de l'amener avec lui. Josiane Gerbille frémit :
cela voulait dire qu'elle se retrouverait encore plus longtemps avec
lui que d'habitude. Les enfants avaient été à cette occasion disséminés
à droite et à gauche à l'occasion des grandes vacances.
Le Gul n'était pas du genre à offrir des
croisières à ses baroudeurs, alors qu'il existe tant de conflits dans
cette vallée de larmes. Mais Les
Rois Mages avaient connu quelques
malheurs, ces derniers mois, deux navires plantés sur des écueils, un
troisième drossé sur une côte au pied d'une falaise par gros temps,
trois incendies à la suite d'un court-circuit. Cela rappelait des
souvenirs assez récents. Un autre voyagiste avait connu de tels
désagréments quelques années plus tôt. Normalement, pour participer à
ce genre de croisières, il faut s'y prendre assez tôt. Là, il y avait
eu pas mal de désistements. Les
Rois Mages avaient bien envoyé une
lettre circulaire pour annoncer à la clientèle que le bar serait
gracieusement ouvert, à condition que l'on n'ait pas des goûts de luxe,
l'on peinait à réunir un nombre de voyageurs suffisant. Le Gul était
curieux de se faire une idée de l'état d'esprit des passagers qui
s'embarqueraient dans ces conditions. Il suffisait à Josiane Gerbille
d'adhérer à l'association La
Grande Bleue spécialisée dans les voyages
agrémentés d'un vernis culturel, qui avait gardé quelques liens avec le
voyagiste. La Grande
Bleue trimbalait des enseignants sur les cinq
continents, et promenait ses retraités sur les bâtiments affrétés par
Les Rois
Mages. Faute de gravir au pas de charge les pentes du
Machu
Pichu, l'on pouvait parcourir, au pas de charge, les rues des capitales
côtières, et visiter vite fait bien fait leurs musées. Compte tenu des
règles du genre, La
Grande Bleue était ce qui se faisait de mieux.
Alain Gerbille n'aurait qu'à tailler le bout de gras avec le maximum de
passagers, et rapporter ses impressions à sa femme qui n'aurait pas
besoin de prendre des notes pour se faire une idée. On pouvait faire
confiance au journaliste pour fournir le matériel, son épouse était
capable de rendre l'ambiance. Cela se présenterait comme un feuilleton.
Chaque jour, le Centre
Ouest Républicain en offrirait un chapitre. Pour
éviter tout procès, la chose serait romancée, l'on ne divulguerait
aucun nom. Une sorte de roman à clé, où tous les traits de caractère
seraient brouillés de sorte que l'on ne puisse identifier personne,
tout en ayant l'impression de se trouver en terrain connu. Josiane
Gerbille n'avait jamais pratiqué ce genre d'exercice, mais elle était
prête à relever la gageure.
Quand Emmeline Croin apprit que le couple partait
en croisière, elle sentit comme une odeur de roussi, et mentit
effrontément en disant qu'elle salivait à l'idée de s'embarquer dans un
hôtel flottant, où l'on ne pouvait pas faire des randonnées à vélo.
Elle se concerta avec ses amies, avec lesquelles Josiane ne manquerait
pas de faire connaissance. On ne saurait imaginer tempéraments
apparemment plus dissemblables. Elle même était toujours sanglée dans
sa veste de tailleur, au dessus d'un pantalon sobrement impeccable,
Sophie Bernard ferait
on dans sa tenue de
gitane, avec un filet de pêcheur en guise de châle, Gisèle Pouacre
pouvait s'habiller comme elle voulait, elle ferait toujours penser à un
Pierrot de Watteau, et la grand Alberta Fiselou donnerait comme des
nostalgies aux vieux messieurs avec son air de mannequin des années
soixante. Elles s'intéresseraient comme Alain Gerbille aux expériences
des passagers. Sophie Bernard consignerait dans un ordinateur portable
toutes leurs observations, et s'efforcerait de faire les recoupements
nécessaires. En variant leurs centres d'intérêt, elles n'attireraient
pas trop l'attention d'Alain Gerbille. Pour l'instant, elles
se donnaient un objectif, relever toutes les possibilités qu'offre un
bateau de croisière à quelqu'un qui voudrait se défaire de sa moitié.
À première vue, Emmeline Croin ne voit dans cet
asile flottant rien qui puisse tenter le gazetier de base. C'est cette
absence même de sujet qui l'intrigue. Alain Gerbille est trop occupé à
savourer sa propre aisance qu'il ne s'est posé aucune question sur le
reportage qu'on lui a demandé de faire. Les papiers d'ambiance ont bon
dos. En principe, il faut qu'il y ait une ambiance. Un assortiment de
retraités en goguette servis par une armée de grouillots en livrée
chic, cornaqués par des organisateurs censés aplanir toutes les
difficultés, à qui l'on offre des distractions sous forme d'ateliers,
de cours de danse, et de conférences jovialement bâclées par des
célébrités venues toucher de gros cachets entre deux escales ; celle du
commandant, vers la fin de la croisière, présentera probablement bien
plus d'intérêt, il n'y a pas là de quoi passionner les foules. Elle
s'en est ouverte à ses amies, deux jours avant le départ, au moment où
elles essayaient de mettre sur pied un plan d'action. Alberta Fiselou a
demandé quelques précisions sur la personnalité du rédacteur en chef du
Centre-Ouest Républicain. Avant de se convertir au
journalisme, Norbert
Larousse s'est engagé dans l'armée, a démissionné à trente-cinq ans,
traîné un peu partout en proposant des articles et des photos au plus
offrant, le reporter-baroudeur dans toute sa splendeur, refusé de
s'attacher à un journal. Il avait dû réunir un assez joli magot pour
pouvoir s'offrir le journal qui battait de l'aile. Et peut-être avoir
sur les annonceurs potentiels des renseignements assez précis pour les
encourager à lui confier leurs réclames. Gisèle Pouacre émet l'idée
qu'il a dû, en parcourant le monde, se faire d'intéressantes relations,
qu'il dispose peut-être de réseaux dans des milieux pas tout à fait
officiels. Emmeline Croin confirme. Le bonhomme suggère aux membres de
son équipe des pistes qui donnent des scoops régulièrement repris par
les quotidiens nationaux. Sophie Bernard enfonce le clou en imaginant
qu'il pourrait se passer quelque chose sur ce bateau.
La brochure présente étrangement la Marie-Josèphe
comme un petit bâtiment. Pour ces quatre dames, cent soixante mètres de
long, vingt-deux de large, trente mètres de haut, six de tirant d'eau,
ce n'est pas rien. Sophie Bernard qui songe à la mésaventure survenue
au Vasa,
en Suède, coulé à peine lancé en l'an de grâce 1628, parce que
le roi avait jugé bon de le surélever en ajoutant quelques canons,
demande quelques précisions sur la Toile, où elle apprend qu'on assure
l'équilibre de l'ensemble en lestant le navire d'une bonne quantité
d'eau. Le Vasa
n'avait que 4,80m de tirant d'eau, mais trop de
batteries et un monstrueux château. C'était, ma foi, un beau galion. La
Grande
Françoise, une caraque prestigieuse construite presque un
siècle
avant pour faire pièce à l'Henry
Grâce à Dieu, qui avait 6,10m de
tirant d'eau, en avait elle 7,20 : c'est même ce qui l'empêcha de
quitter le port du Havre, même par grandes marées. Le Vasa avait trois
mâts, la Grande
Françoise quatre, la Marie-
Josèphe aucun mais un
puissant moteur, quoique d'un tirant d'eau inférieur à celui des deux
monstres. Avec ses trente mètres de haut, il ne pouvait concurrencer
les grands mâts et la surface vélique de ces malheureuses splendeurs,
en revanche, les autres dimensions dépassaient les possibilités de la
marine à voile, même si l'Eagle,
lancé en 1936, avait près de
quatre-vingt-dix mètres de long, pour onze-quatre-vingt-dix de large,
et un tirant d'eau de 5,20m. Ces considérations peuvent sembler
oiseuses, mais Sophie Bernard aimait savoir où elle en était.
On peut compter sur le couple Gerbille pour faire
mousser quelques scènes prises sur le vif. Le rédacteur en chef a de
l'instinct. Peut-être a-t-il senti que le moment était venu de planter
un nouveau marronnier. Présenter régulièrement des voyages organisés
aux saisons normalement réservées aux actualités sportives : après le
foot et le rugby, l'athlétisme et le Tour de France ; cela peut
s'avérer d'un excellent rapport. Pour pimenter la chose, on ne
retiendra que les voyages qui peuvent rebuter le client craintif : un
voyagiste qui a connu des malheurs pour commencer, l'on n'envisage pas
sereinement de se voir hélitreuillé ou récupéré par un essaim de
vedettes ; des excursions dans des régions au bord de la guerre civile,
ou parcourues par des bandes armées en quête d'otages. Les nouveaux
aventuriers.
Comme il n'y a pas de petites économies, Alain
Gerbille animera un petit atelier-presse. Les vieux apprentis
journalistes s'amuseront à classer des dépêches, et il sélectionnera
les meilleurs articles. S'il est infoutu d'en rédiger un, il connaît
les règles du genre, et sait reconnaître ce qui se fait de mieux dans
ce registre. Il ne sera pas logé avec les importants, il se mêlera au
petit peuple cossu, capable de lâcher à cette occasion quatre ou cinq
milliers d'euros. L'un dans l'autre, les faux frais d'une station
balnéaire peuvent vous entraîner plus loin. Les organisateurs tiennent
à vous faire voir tant de choses, qu'il reste peu de temps pour
s'encombrer de souvenirs. En ce qui le concerne, son nom étant assez
connu grâce à son épouse, les voyageurs seront flattés. Et il éprouvera
encore moins de mal à les confesser.
Une bonne nouvelle, du moins pour Josiane
Gerbille, Armand Languisse remplace au pied levé un conférencier qui
s'est bêtement fait renverser à un passage clouté. C'est un linguiste
de qualité, qui dispensera ses clartés sur l'histoire de la langue de
chaque pays concerné. On se sent tellement plus intelligent quand on
l'a écouté ! Quelques bribes d'information s'accrochent longtemps au
cerveau de chaque auditeur.
Si c'est une bonne nouvelle pour Josiane Gerbille,
c'est qu'il lui est souvent arrivé de le croiser, et même de déguster
un café en sa compagnie. Son lycée se trouve juste en face de
l'université où officie cet homme charmant qui aime mieux soupirer que
se fixer. Quoique séduisant, il n'a jamais réussi à se placer, parce
qu'il présente un mélange de douce insistance et de réserve qui fait
que l'on s'attache sans songer à conclure. Cela fait dix ans qu'il
soupire pour Josiane Gerbille. Il occupe une des cabines réservées aux
hôtes dont on attend quelque chose. Un bâtiment pouvant contenir six
cents passagers ne se prête guère aux abandons. Mais s'il osait inviter
Josiane à voir sa cabine pendant que le mari fait le beau dans son
atelier... Il est d'heureux accidents. Et d'autres moins heureux. Ces
dames ne peuvent s'empêcher d'y voir un mobile potentiel.
Cela dit, il n'y a pas là de quoi partir sur le
sentier de la guerre : Emmeline Croin a cru détecter quelque chose de
pas clair dans le couple Gerbille, et l'on envoie un bon journaliste
faire un papier d'ambiance dans une croisière probablement sans
histoire et sans intérêt.
Il est vrai que le Gul n'a pas été tout à fait
honnête. Il est le seul à connaître l'existence d'un groupe ignoré de
tous les services de renseignement pour la bonne raison que ses
activités sont pour le moins diversifiées. L'un de ses correspondants
s'est glissé dans le cercle restreint qui chapeaute des groupes dont
les membres seraient scandalisés par les activités d'autres groupes
relevant du même cabinet secret.
Le Grand Maître en est Sigurd Binse, un
franco-norvégien, qui a, en d'autres temps, montré ses aptitudes
d'instructeur dans des pays dont les populations s'obstinaient à
s'entre-déchirer. Quand il en a eu assez de s'occuper d'imbéciles qui,
au lieu de s'entendre pour faire tranquillement monter les prix, ne
cessent de se battre autour des terres rares, il s'est mis à son
compte, un compte au demeurant bien fourni, vu que ses employeurs n'ont
jamais deviné l'ampleur des pourboires qu'il s'accordait, dans le but
de promouvoir ses propres idées. Ses idées étaient simples, pour ne pas
dire simplistes. Le monde irait beaucoup mieux si l'on se débarrassait
de ses boulets. Il n'avait aucune idée sur ce qu'est une civilisation,
fût-elle occidentale, mais il en avait une assez claire sur tout ce qui
l'empêche de s'épanouir. Les futurs grabataires qui coûtent des
fortunes aux communautés, et les importuns de toute farine. Parmi les
importuns : ceux qui rançonnent leurs semblables soit en les effrayant,
soit en les escroquant, soit en confisquant, à leur seul profit, ce qui
devrait revenir à la communauté ; les trublions qui s'affrontent sans
se soucier des balles perdues ; les dévots qui, non contents de
chercher
à s'éliminer les uns les autres, s'en prennent aux indifférents et se
proposent de régenter leurs semblables ; les immigrés qui vivent de
redoutables expédients faute d'avoir été à même de se débarrasser de
leurs tortionnaires - ce n'était pas une raison pour déranger leurs
hôtes, même pas la reconnaissance du ventre !
Si l'on applaudit à des attentats contre des
spéculateurs trop heureux, des maffieux qui se croyaient à l'abri, et
un roitelet qui se croyait bien protégé -après une répression, il faut
le dire, assez féroce - on montra plus de réticences devant le
nettoyage de plusieurs banlieues dans l'espace européen, et des
massacres de vieillards dans des maisons de retraite. Une seule règle,
une fois l'objectif défini, l'opération ne devait pas prendre plus
d'une demi-heure sur le terrain. Sigurd Binse citait l'exemple de ce
demeuré qui avait tiré sur tout ce qui bougeait, jusqu'à ce qu'on finît
par le neutraliser. De jeunes socialistes s'étaient réunis pour engager
les autorités à se montrer plus accueillantes. Et la plupart, c'étaient
des jeunes qui avaient tout le temps de changer d'idées.
Si certaines actions avaient été bien accueillies,
parce qu'elles semblaient le fait d'une gauche armée qui n'avait pas
froid aux yeux, d'autres avaient comme des relents de droite radicale.
Quant aux opérations contre les vieillards de maisons de retraite, il
n'y avait personne qui n'y trouvât à redire.
Il faut dire que les parents de Sigurd s'étaient
découvert un même goût pour des drogues diverses, une vie de mendigots
errant de squat en squat, et un certain talent pour soutirer quelques
pièces aux passants. Leur eût-on proposé un emploi fixe, qu'ils eussent
fui en courant. Sa mère était restée attachée à son vieux drôle de père
dont la tête grouillait, et qui faisait partie de leur maigre bagage.
Pour échapper aux désagréments d'un tel milieu, Sigurd avait dû faire
trop vite preuve d'un caractère bien trempé. Quand son père se vantait
d'avoir pris la route avant de terminer ses études, il trouvait cela
d'un ridicule achevé. Rien à reprocher à la mère, issue de bras cassés
qui survivaient comme ils pouvaient. Le père avait pris la peine de se
brouiller avec ses parents, la mère n'avait pas eu à le faire. Sigurd
avait réussi du premier coup le concours que l'on balance d'entrée dans
les gencives de ceux qui veulent soigner leurs semblables, quand il
comprit qu'on le considérait comme la future vache à lait de la tribu.
Il s'était du coup engagé dans l'armée, après avoir passé d'autres
concours, au grand scandale de sa famille de mendigots d'autant moins
sensibles au prestige de l'uniforme, qu'ils passaient régulièrement une
nuit au poste. Le fils indigne n'avait pas été mécontent de planter là
ces claque-dents qui n'avaient d'autre mérite que celui de l'avoir mis
au monde. Il avait dû rincer pour les faire incinérer l'un après
l'autre, mais n'avait pas jugé utile d'aller les voir avant.
Les journaux le faisaient rire aux larmes, qui
parlaient d'insécurité et d'endettement national. Certains problèmes
disparaîtraient si l'on se défaisait des boulets et des nuisibles. Cela
représentait en gros un bon quart de la population mondiale, mais il
faut bien commencer un jour ou l'autre. Il était prêt à se retrousser
les manches, et conscient de l'ampleur de la tâche dont il n'espérait
pas venir tout seul à bout. Il se proposait à long terme de créer une
société secrète, une sorte d'entreprise de nettoyage, plus efficace que
le Kärcher qui faisait bander un frénétique. Les guerres lui semblaient
le comble de l'absurde, qui déciment les forces vives de la Nation et
sont décidées par de vieux fous. Il s'était imaginé dans sa jeunesse
une arène où l'on aurait placé Hitler, Ribbentrop et d'autres, en face
de Churchill, de Chamberlain, et de leur équipe. Ils auraient été
applaudis par une foule de pioupious. La conscription lui semblait une
infamie. Le comble de l'horreur, c'était pour lui, les féroces dévots
qui envoient des gamins se faire exploser dans les marchés. Ne fais
rien faire à d'autres que tu ne sois prêt à faire toi-même, dans la
limite de tes forces c'était sa devise. Si tu n'en as
plus, boucle-la.
Il y aurait moins de faucons, si tous étaient tenus de prendre
eux-mêmes les armes. Si Nivelle avait pu monter lui-même à l'assaut, il
y aurait eu moins de morts à Craonne. Il se flattait d'avoir à son
palmarès une dizaine de marchands d'armes, quatre prophètes enragés,
une vingtaine de spéculateurs particulièrement nocifs. La mort d'une
centaine de roitelets du commerce parallèle avait fait moins de bruit.
Quelques poignées d'ancêtres expédiés avait suscité une levée
d'inutiles boucliers. Sigurd se faisait un devoir de conduire lui-même
autant d'actions qu'il pouvait. Toutes avaient été menées à bien, avec
aucune perte. Il ne pouvait pas les diriger toutes. D'autres équipes
n'avaient pas montré la même sobriété. Mais le nombre de pertes restait
limité. Rétrospectivement, il aurait laissé à d'autres le soin
d'éliminer ses parents et son aïeul. Un reste de pudeur. Il avait pris
un plaisir particulier à liquider quelques passeurs et quelques meneurs
de chiourmes et marchands de sommeil. Plutôt que de s'en prendre aux
clandestins, mieux vaut faire disparaître ceux qui les exploitent.
Le Gul n'ignorait pas que ce dangereux original
voulait faire un exemple, et avait élu la Marie-Josèphe pour
sa
prochaine opération. Alain Gerbille était le mieux placé pour rendre
compte de l'événement. Il ne risquait rien lui-même car il n'entrait
pas dans les catégories indésirables. Mais cela ne pourrait
qu'accroître l'intérêt du feuilleton. Il ne pouvait pas publier la
remarque de Sigurd Binse : "Les nègres ont bien le droit de s'amuser en
Somalie, pourquoi pas nous ?" Il faut dire, à la décharge du monsieur
que
les nègres ne faisaient pas pour lui partie des nuisibles. Il n'avait
que du mépris pour les racistes et les sectaires. On n'est pas un
boulet ou un importun de naissance, aimait-il à dire, on le devient. Il
avait bien su se prendre en mains, lui. Certains groupes qu'il
contrôlait en sous-main n'auraient pas aimé entendre qu'il vaut mieux
un immigré qui suit des cours à l'université, ou répare un toit, qu'un
zonard bien de chez nous.
La Marie-Josèphe
ne faisait que balader la crème du
sénile, des retraités bien mieux rémunérés que la plupart des actifs,
ces respectables anciens n'avaient eu aucun mal dans leur jeunesse à
trouver un logement, avaient largement eu le temps de s'en offrir un,
ils étaient nés au bon moment, c'étaient les dernières sangsues des
Trente Glorieuses, bien décidées à s'incruster le plus longtemps
possible dans cette vallée de larmes. On rendrait par la même occasion
service à quelques héritiers au bord eux-mêmes d'une retraite beaucoup
plus succincte, et à leurs petits-enfants, dès qu'on se serait occupé
des enfants. Une bonne saignée de vieux sang ne pourrait que revigorer
un sang plus jeune.
Avec tous les renseignements qu'il détenait, le
Gul avait les moyens de monter une opération contre ce petit cercle
d'aliénés, en n'épargnant que l'infiltré. Ces imbéciles n'avaient pas
songé une seconde qu'ils étaient eux-mêmes vulnérables. Des autorités
mises au fait auraient perdu trop de temps à se concerter, les services
secrets ne songent qu'aux intérêts des gens qui les emploient, les
agents d'Interpol n'auraient jamais cru à l'existence d'une telle
société secrète. Le Gul jugeait que ce n'était pas à lui d'intervenir,
mais que rien ne l'empêchait d'envoyer la bonne personne au bon endroit
et au bon moment.
Il est une personne au moins qui avait décelé
quelque chose d'étrange. Qu'il s'agisse de liquider un pervers qu'on
libère, une bande qui épouvante un quartier, un maffieux dans son
repaire, un délocalisateur trop pressé, un banquier touché par démon de
la démesure, les pensionnaires d'une maison de retraite, le mode
opératoire était le même, un petit commando parfaitement équipé, qu'on
ne voit pas venir, qui fait ce qu'il a à faire en moins d'une
demi-heure, et disparaît. Toutes ces actions se déroulent dans l'espace
Schengen. Il existe une sous-rubrique dans l'ordinateur de Sophie
Bernard, que l'on peut consulter après quelques clics sous
l'icône : 1/2 h. Les vieilles gens semblent concernées, elle
relève de cette catégorie. Et elle compte bien ne pas se laisser
surprendre. Elle ne s'est ouverte de ces impressions qu'à ses trois
amies, qui ne l'ont pas traitée de paranoïaque. Il ne s'agit pas de
s'interroger sur le caractère plausible de ce genre de considération.
Il suffit que ce soit possible.
À leur dernière rencontre avant l'embarquement,
Gisèle Pouacre a suggéré qu'une maison de retraite flottante
représentait une tentation.
- Nous avons déjà le couple Gerbille à surveiller.
- Si nous venions à croiser la route d'un tel
commando, dit Alberta Fiselou, après avoir consulté le plan du bateau
sur la brochure, l'endroit le plus sûr, c'est encore une salle de
conférence où il n'y a aucune conférence.
- Une demi-heure, dit Sophie Bernard.
Mieux vaut
que les pensionnaires soient à peu près tous réunis comme aux heures de
repas. Ils n'auront pas le temps de visiter les cabines en parcourant
les coursives.
- Une demi-heure, dit Sophie Bernard.
Mieux vaut
que les pensionnaires soient à peu près tous réunis comme aux heures de
repas. Ils n'auront pas le temps de visiter les cabines en parcourant
les coursives.
La croisière risque d'être un peu plus captivante
qu'attendu. Il faudra être attentif au moindre détail.
Si, comme dans l'Océan Indien, une embarcation
apparemment innocente dégueule à portée quelques dinghies
ultra-rapides, il ne faudra pas se poser trop de questions. Chacun pour
soi.
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