Les
membres de la joyeuse confrérie des autophages rendent, le premier
vendredi de chaque mois, l’hommage qui lui est dû au regretté
professeur Johannes Heinrich Ruprecht, vilainement assassiné par des
paroissiens bornés pour avoir fait savourer à ses invités sa chair
cultivée en souche. Il pouvait leur proposer n’importe quelle autre
pièce de boucherie, n’importe quel produit de mer ou de rivière à
partir de cellules prélevées sur n’importe quel animal mort ou vivant,
voire sur des fossiles.
Le maître des lieux, un chef constellé de Fougères, avait
déjà suscité l’indignation des gastronomes et des grands cuisiniers, en
servant à des connaisseurs, dans des assiettes aussi grandes que des
plateaux, de telles chairs, meilleures que celles qui lui avaient valu
quatre étoiles : il les avait cultivées en amont dans le laboratoire
aménagé chez lui par le défunt que l’on honorait ce jour-là. Il avait
également hérité de tout son matériel. Les rustiques pâtes
fraîches à l’oseille et aux Saint-Jacques atteignaient des sommets.
Avec une matière première quasiment gratuite, il pouvait mettre à son
menu des agneaux de lait des prés-salés à prix modique. Les assiettes
dressées de Yann Roparzh étaient déjà aussi belles que riches,
abondantes et goûteuses. La Grande
Bretèche restait ouverte aux clients qui avaient de quoi,
et acceptaient de payer bien plus cher pour manger moins, mais La Cantine à Yann
ne désemplissait pas. La seconde pouvait faire perdre trois
étoiles à la première, la toque n’en avait cure, on pouvait même lui
enlever celle qui lui restait. Il y avait toujours eu entre ses
assiettes et celles de ses semblables la même différence qu’entre les
créations du Bauhaus et une cathédrale gothique, dont les légumes
constituaient les indispensables piliers. Il n’avait rien à faire d’un
monde qui n’avait pu endurer une innocente plaisanterie de son cher
Johannes Ruprecht.
Les autophages se flattent de faire déguster, dans la
résidence particulière de Yann Roparzh, aux autres membres de leur
honorable confrérie de bons morceaux de leur propre personne. S’ils ont
choisi le jour de la Passion, c’est qu’il n’en est pas de meilleur pour
assouvir l’une des siennes. Le chef a fini par découvrir que chaque
convive recélait en lui des morceaux particulièrement friands. Un gigot
de Jeanne Riton, à peine rosé, exalte parfaitement le goût d’un bon
matelas d’algues ; mais une côte de la même hisse des rattes au four,
délicatement posées sur des oignons grelots poêlés, enduits de miel et
déglacés au vinaigre de cidre, à d’inconcevables sommets. Les algues,
il va lui-même en faire provision dans des secteurs connus de lui seul,
les légumes lui sont discrètement livrés par l’irremplaçable René Cham
qui a radicalement renouvelé l’art du potager par l’attention qu’il
accorde au bien-être végétal.
Les convives ont un autre point commun. Ils se soucient
plus que quiconque de leur propre planète. Jeanne Riton, a commencé par
cloner des insectes qu’elle lâche dans les champs remis en état
par René Cham, avec des tombereaux de vers qu’elle a mis à sa
disposition. Elle repeuple de la sorte les océans, en y balançant
des représentants des espèces les plus menacées, avant que les méduses,
débarrassées de leurs prédateurs naturels, finissent par leur donner
une consistance tout à fait gélatineuse. Des bancs de thons clonés
s’emploient, avec un enthousiasme qui ne fléchit pas, à fluidifier la
Méditerranée orientale. Dans un moment de désespoir, elle a bien songé
à confier le gros œuvre à une armée d’ichtyosaures dont elle était
parvenue à produire un spécimen. Les curieux qui n’ont pas froid aux
yeux peuvent l’admirer dans un vaste aquarium installé au cœur de la
Mer de Paille, juste en face de Lisbonne, l’océanorium de la ville
n’étant pas à même d’accueillir la sale bête. Les méduses de tous les
océans ne pouvaient que mettre un banc d’ichtyo-saures en appétit, l’on
n’était pas sûr d'arriver à les exterminer avant qu’ils passassent aux
affaires sérieuses. Pour soutenir les thons dans ce rude combat, elle
favorise la multiplication de poissons aussi friands de méduses,
encourage ailleurs la prolifération des tortues luth, des manchots, des
albatros, et tapisse les rochers d’actinies. On vient de fêter comme il
se doit le premier anchois non cloné pêché à Collioure.
Un pied de Barbara Schwatz ne pouvait faire en principe
l’unanimité que chez les amateurs du pied de cochon à la
Sainte-Ménehould, le maître des lieux n’étant pas du genre à lésiner
sur les carottes, les oignons, les échalotes — il ne s’est pas permis
plus de deux clous de girofle, car il est vraiment fin, vraiment
goûteux le pied de Barbara. Peu à peu, tout le monde s’est laissé
convertir, y compris ceux qui n’apprécient pas le morceau chez le
porcin de base. Tu as de bons pieds, tu sais, murmurait-on en soupirant
d’aise, faute d’avoir de très bons yeux. La pauvre femme, qui porte des
lunettes épaisses comme des boules de cristal, en est d’autant moins
vexée qu’elle a la dent dure. Elle est la Madame Traçabilité du
Parlement européen. Elle y proclame son attachement à un honnête
libre-échange. C’est le terme honnête qui fâche. D’une force de travail
peu commune, elle est le cerbère des étiquettes. Elle tient à la
disposition des consommateurs la liste des saletés autorisées dans les
pays d’où proviennent les denrées qu’on nous vend. Doit figurer sur
l’étiquette, une note sur les conditions de travail et les salaires de
la main-d’œuvre, elle a elle-même fixé les critères et s’est
inspirée de la signalisation routière (rouge, orange, vert) — je veux
savoir qui j’exploite et comment ! beugle-t-elle en tapant sur son
pupitre. C’est elle qui a conseillé à Jeanne Riton de pucer ses clones
afin que les navires usines pussent être poursuivis si l’on en trouvait
dans leurs filets. Ses thons pouvaient se multiplier, mais comment être
sûr que l’on ne pêchait pas un des clones qu’elle continuait à balancer
dans la Grande Bleue ? En revenant à de bien plus anciennes pratiques.
Cela n’empêchait pas les viandards des océans de les rejeter à la mer
comme les mammifères marins pris dans leurs filets, mais c’était
agaçant. Elle n’était pas arrivée à empêcher que l’on infligeât de
bonnes secousses aux fonds marins pour récupérer les poissons plats qui
se tapissent dessous. Mais les consommateurs devaient savoir à quoi
s’en tenir. Elle n’était pas vraiment la bienvenue dans la plupart des
restaurants. Les cellules cultivées en souche présentaient des
garanties que ne pouvaient offrir la plupart des éleveurs. Et les
produits de la terre qu’elle acceptait d’absorber étaient tous issus de
la permaculture.
Laurent Beagle est la terreur des agriculteurs routiniers,
et des éleveurs industriels. Comme il ne veut pas la mort du pécheur,
il s’efforce d’imposer le goutte à goutte à toutes les exploitations,
quoi qu’en aient les grands producteurs de maïs, les céréaliers de la
Beauce et d’ailleurs. Plutôt que d’offrir une aide aux victimes des
sécheresses récurrentes — elles travaillent pour moi, aime-t-il à dire
— il propose le matériel nécessaire à ceux qui en acceptent les
contraintes. Les retenues d’eau qu’il préconise lui valent les foudres
des écologistes, ennemis déclarés des éoliennes au sommet des collines.
Leur plus illustre précurseur, le Chevalier à la Triste Figure,
n’aimait pas les moulins à vent. Ennemi des vastes champs de panneaux
photovoltaïques, il étudiait la possibilité d’en installer un réseau
serré sans entamer les parcs naturels. Régulièrement élu sans
appartenir à aucun parti — je veux bien être élu, je ne tiens pas à
être soutenu — sans faire de meetings, sans distribuer de tracts, il ne
se sent solidaire que de ses propres idées, et de ceux qui les
partagent. On lui reproche d’avoir aménagé son secteur à ses frais,
selon ses conceptions, ses vulgarisations lui en donnent les moyens. Il
a salué comme il faut les travaux de Johannes Ruprecht. Si une seule
vache peut nourrir toute l’humanité, on peut la traiter comme elle le
mérite. Il compte là-dessus pour mettre fin au potlatch alimentaire,
malgré les résistances de plus en plus féroces d’un nombre de plus en
plus grand de consommateurs. Les dieux de l’Olympe se repaissent des
viandes des sacrifices, il faut au menu peuple d’épaisses ventrées. Il
juge la démesure consubstantielle à notre nature profonde. C’est très
beau, les cellules en souche, on ne peut en faire des holocaustes. Ce
qu’il apprécie chez Yann Roparthz, c’est qu’ennemi déclaré du moindre
gaspillage, il fait longuement cuire les os de ses invités, cela donne
d’admirables bouillons et des fonds de sauce inimitables. Il offre son
échine à la compagnie. Pour rehausser la robuste grâce d’une bonne
platée de choux de Bruxelles, on ne saurait trouver mieux. Ce qui ravit
Laurent Beagle, c’est l’idée d’un fond de sauce humain, fût-il obtenu à
part de cellules-souches.
Yann Roparzh n’a pas été trop affecté quand il s’est
aperçu que son friand morceaux, c’étaient ses abats. Sa cervelle
sublimait les saveurs les plus secrètes du poireau commun, le chou
braisé semblait fait tout exprès pour son foie, les carottes nouvelles
n’attendaient que ses reins, sans qu’il fût besoin d’y mettre trop
d’oignons, ni — oh crime, oh sacrilège ! — de rincer le tout d’un trait
de vin blanc. Surprise… ses tripes n’apportaient rien aux haricots
venus d’ailleurs, mais rendaient toute leur dignité aux fèves
ancestrales. Une pudeur toute naturelle lui interdisait de servir ses
frivolités à une aussi noble assemblée, mais il sentait que, sans
elles, on ne découvrirai jamais les douceurs que peuvent recéler des
roquettes juste un peu poêlées.
À peine hissé par le conclave sur le trône pontifical,
Sylvestre IV, le deuxième de l’histoire — pour ce Saint-Père, un
antipape compte pour du beurre, tandis qu’un pape comme Sylvestre III,
excommunié par un prélat qu’il vient d’excommunier, mérite la
considération de ses pairs — se penche gravement sur le problème
des viandes en souche. Dans sa bulle,
De carnibus vivendisque,
il s’interroge sur le droit dont disposeraient les hommes faits à
l’image de leur Créateur, de reproduire sa création à l’identique, par
souches ou clonage. Il souligne les dangers que de telles innovations
font courir à l’Humanité. Même s’il a produit la femme à partir d’une
simple côtelette de l’homme, Notre Seigneur n’a pas autorisé celui-ci à
se constituer un harem par le même procédé. Si l’on peut, à partir
d’une poule, d’une sardine, d’une vache nourrir l’humanité
entière, quel besoin aura l’homme de gagner sa vie à la sueur de
son front ? Notre sauveur a peut-être multiplié les pains, cela
n’autorise pas une Jeanne Riton (il n’est pas donné à tout le
monde de figurer dans une bulle papale) à multiplier les thons, fût-ce
pour assainir les océans. Le libre-arbitre de l’homme l’autorise
à ravager la planète qui lui a été confiée, voire à s’entre-tuer,
vouloir rivaliser avec son créateur, c’est faire preuve de démesure.
Chacun doit songer à donner du pain à ceux qui n’en ont pas, mais
cela ne veut plus rien dire si tout le monde peut se gaver autant qu’il
veut de ce qu’il veut.
On acceptait à cette table à contre-cœur de parler
anglais (du moins ceux qui pouvaient) avec Rudolph Stick dont le nez et
les oreilles donnaient du corps à une platée de haricots sans qu’il fût
nécessaire d’y ajouter quoi que ce soit d’autre. Cet innocent s’était
imaginé que la meilleure façon de mettre fin au massacre des éléphants,
c’était de parvenir à se constituer des stocks régulièrement renouvelés
de défenses de mammouth, à partir d’un seul fossile. On eût cru ces
défenses prélevées sur un animal fraîchement abattu. Il y avait de quoi
mettre sur la paille des armées de braconniers et de contrebandiers. On
ne pouvait compter sur l’acaratherium, l’ancêtre du rhinocéros, pour
fournir aux clients l’indispensable corne de rhinocéros dont les vertus
aphrodisiaques restent à prouver. L’animal, comme son nom l’indique,
n’en avait pas au nez. Il en était réduit à prélever des cellules dans
les zoos. L’ivoire de mammouth était de meilleure qualité que celui des
pachydermes actuels. Il ne restait plus qu’une seule ressource aux
trafiquants, créer un label garantissant que l’animal avait été tué
clandestinement dans les formes. Le contrebandier photographiait la
bête morte ou mutilée, et l’on suivait le produit jusqu’au point de
vente.
Pas besoin de parler russe à Boris Godinov, pour qui les
minéraux n’avaient aucun secret. Il reconstituait n’importe lequel dans
son laboratoire, où il étudiait les convulsions de notre écorce. Il n’y
a plus de terres rares, aimait-il à lancer aux convives dont il savait
qu’ils ne laisseraient jamais transpirer une telle information. Les
vitelottes n’attendaient que son jarret pour exhaler d’ineffables
fragrances. Il s’était acoquiné avec un tailleur de diamants aussi
désintéressé que lui, pour donner à des organismes pas trop infectés
les moyens de faire le bien. Des comptables virtuoses s’achetaient une
conduite, en transformant cette manne en équipements. L’argent ainsi
lavé devient propre à la longue. Il ne s’agissait que de proposer à
certaines populations ce que leur refusaient leurs maîtres, qui ne
s’étaient pas encore rendu compte que les ressources qu’ils
s’obstinaient à s’accaparer ne valaient pas plus, virtuellement, qu’un
pet de lapin. Boris Godinov s’appliquait à ne pas casser les prix.
Les mains de Serge Orlac exaltaient à merveille les
douceurs byzantines du radis noir sans en atténuer la robuste
âpreté. Il soulignait, dans ses ouvrages, les mille et une façons dont
on invite le vulgaire à précipiter la dégradation de son milieu et de
ses conditions de vie. Il appelle cela le syndrome des algues vertes.
Ceux qui balancent leur lisier n’importe où reçoivent pour cela une
aide de l’État... Les subventions aux producteurs de denrées frelatées,
et de poisons divers, et surtout de produits prétendument biologiques
étaient passées au crible. Les mécanismes de l’évasion fiscale
devenaient si transparents que les intéressés ne manquaient pas de
crier à la chasse aux sorcières. Comme le disait Andréas Coprotis qui
ne manquait aucun de ces dîners, le peuple doit savoir, du modeste
fraudeur aux vrais brigands, qui lui vole quoi. Il ne se contentait
pas, le sieur Orlac, de brandir une liste comme un futur suicidé, il
éprouvait d’autant moins de scrupules à la publier qu’il n’avait pas
d’autre ambition que celle d’informer le public, et les reins plus que
solides vu qu’il le faisait à compte d’auteur, et qu’il avait ses
propres librairies réservées à des auteurs qu’il jugeait suffisamment
irréguliers. Qu’on l’appelât le mouchard, fortune de mer. Les rares
fois où il avait été poursuivi, il était arrivé avec une documentation
exhaustive sur ses parties.
Les autres convives n’étaient pas aussi connus, mais
partageaient les mêmes réserves sur la façon dont on traitait les sols,
les animaux et les plantes. Ils étaient bien décidés à ne tenir aucun
compte de la bulle pontificale, et à ne se nourrir que de chairs
cultivées en souche, et de végétaux qui n’avaient pas essuyé le
choc de l’agriculture industrielle. Johannes Ruprecht et René Cham
n’ayant vendu leurs brevets à personne, n’importe quelle entreprise
pouvait, moins habilement que Yann Ropartzh, travailler ces chairs en
amont. On ne jugeait pas que l’agneau pascal doit être sacrifié par un
homme de l’art, ou égorgé plus ou moins proprement par un chef de
famille.
Au moins voyait-on la fin progressive de l’élevage
industriel. Les huiles de l’agro-alimentaires devant se résigner à
privilégier la qualité. Chaque officine avait ses bêtes que l’on
sélectionnait pour la qualité des cellules qu’elle pouvait proposer,
avant de les abattre. Émergeant de leur relatif anonymat les autres
étaient, durant leur courte vie, traitées aussi bien que naguère les
taureaux qui mouraient dignement après avoir essayé d’encorner leur
matador.
Un soir, un commando mieux équipé que des fous de Dieu, a
enfoncé brutalement la porte de Yann Ropartzh pour tomber sur un repas
à peine entamé. Le temps que l’on trouve la trappe par laquelle on
s’était éclipsé, que l’on réussisse à l’ouvrir pour tomber sur une
vaste cave avec quatre portes donnant sur quatre tunnels différents,
les convives avaient eu le temps de disparaître. On ne s’attendait pas
à une vidéosurveillance aussi efficace. Une heure après, des extraits
choisis couraient sur la Toile, les agresseurs étaient parfaitement
reconnaissables. Il ne restait plus qu’à les identifier avant qu’on les
expédiât. Si la baraque de l’amphitryon saute pendant que les
assaillants explorent les tunnels, c’est pour leur laisser la
possibilité de faire les morts, et que les traces de chairs cuites
passent pour des bouts de chair fraîche calcinée. Un savant
trompe-l’œil cache au milieu d’un des tunnels un accès direct à La Grande Bretèche.
– Cette fois-ci, ce ne sont pas les cagots… dit Jeanne
Riton.
Serge Orlac ne la laisse pas finir sa phrase :
– Juste les fidèles du veau d’or. Ils ont toujours le
dernier mot.
|
|