Andréas Clou n'était sûr de rien, ce qui est normal quand
l'on s'est spécialisé dans les civilisations d'avant notre ère. Quoique
doué pour les sciences prétendument exactes, il avait préféré se lancer
dans les sciences dites humaines, parce que, sauf exceptions hélas
nombreuses, on sait que l'on n'y avance que des hypothèses. Cela ne
l'empêchait pas de parcourir des traités de physique, et de se tenir au
courant de ce qu'il appelait les cosmogonies actuelles. Agacé par les
théories qui se succédaient, cordes, mille-feuilles, effets miroir, big
bang et autres, il avait voulu y mettre un peu du sien, en suggérant
que les super amas globulaires se présentaient comme des Kleinsche Fläche, autrement dit des
volumes sans extérieur ni intérieur, contenues elles-même dans
une Kleinsche Fläche. — il
faut préciser que le mot Fläche
signifie surface, et qu'il vaut mieux ne pas le confondre avec le mot Flasche
qui désigne une bouteille. Il avait envoyé son essai, assorti
d'un tombereau d'équations, à des revues spécialisées, et frôlé le
Nobel, ce qui lui semblait excessif pour un canular. On ne s'était même
pas aperçu que sa bouteille à lui ressemblait étrangement à une grosse
bite reposant sur une somptueuse paire de couilles. Ce qui était une
manière élégante de faire un doigt à la communauté scientifique. On
avait écouté ses cours sur les civilisations du néolithique et de l'âge
de bronze avec encore plus d'attention : un esprit aussi universel
devait savoir de quoi il parlait.
Avec les temps historiques, disait-il, commencent les
mensonges. Ils sont d'autant plus dangereux que nombre d'historiens,
après Thucydide, professent une objectivité qui les rend encore plus
redoutables. Ce sont les Pierrots d'une mystification universelle. On
peut leur préférer les Augustes, comme Hérodote, qui montre le futur
coureur de Marathon, le fameux Philippidès, apostrophé par le Dieu Pan
au pied du mont Tégée. C'était pendant son Spartathlon de 250 km,
lequel devrait être admis comme discipline olympique. Le Marathon qui a
suivi l'a achevé. Nos marathoniens à côté ne sont que des enfants de
cœur.
La seule chose dont on soit sûr, disait-il, c'est que
quelqu'un a écrit quelque chose à un moment donné, parce qu'il a vu ou
entendu quelque chose.
Sa femme possédait un petit château que ses ancêtres
avaient eu le bon goût de ne pas laisser tomber en ruines, et qui avait
échappé à toutes les atteintes qu'entraîne la moindre émotion. Un bijou
qu'il fallait continuer à entretenir, un boulet à léguer à d'autres
malheureux.
Pour subvenir aux besoins de ce château, Andréas Clou
faisait des conférences à bord de beaux navires sillonnant la
Méditerranée plus vite que les trières tes temps héroïques. Vue sa
réputation, il pouvait exiger des sommes considérables. On n'est pas un
baladin, mais un chercheur reconnu de ses pairs (de quoi ? ne
manquait-il jamais d'ajouter quand on employait ce mot).
Deux conférences par jour, une pour le second service, une
autre pour le premier, il avait pris soin de se restaurer avant, vers
midi et treize heures trente, sept heures et demie et neuf heures
moins le quart, quand la pratique débarquait.
- Richard Cœur de Lion ne parlait pas l'anglais de ses
sujets, peut-être le comprenait-il, disait-il à propos des tablettes
trouvées en Crète. Je n'affirme pas que nous sommes en présence d'une
aristocratie de conquérants, je n'exclus pas la possibilité. Les
Hittites mentionnent des Akhkhiawa que l'on pourrait prendre pour des
Achéens. J'insiste sur le conditionnel. Peut-être parlaient-ils des
chefs. Les scribes comprenaient ces caractères. Les princes qui
faisaient dresser ces listes et donnaient des instructions, peut-être.
Le public comprend qu'il faudra considérer les vestiges
archéologiques avec la même prudence. Un doute roboratif. Ce qui reste
est assez grand pour que l'on n'essaie pas de broder.
Je ne sais si ce sceptique intraitable méritait une leçon,
ni si la Providence s'inquiète des leçons qu'elle peut donner aux
sceptiques intraitables. Le fait est qu'à Methoni, près de Pylos, son
épouse s'engouffra ainsi que d'autres touristes dans une de ces échoppe
bourrée de ces articles divers, dont le chaland raffole. Celle-ci était
bien plus vaste qu'on ne l'aurait cru. Parmi les colifichets, cartes
postales, effets, bijoux coûteux ou pas, magnets, calendriers, objets
divers, les curieux tombèrent sur une pile d'appareils photographiques
compacts, aux reflets changeants, à dix euros. Bien que la plupart des
gens en eussent un pendu à leur poitrine, et bien que le marchand le
proposât tel quel sans boîte ni mode d'emploi, l'on se précipita
dessus. L'un des voyageurs avait dit qu'il comptait en rapporter un à
la voisine qui venait nourrir son chat. Un souvenir à dix euros, acheté
dix euros, c'était donné. À cheval donné, on ne regarde pas les dents.
Il y avait surtout ces reflets sur le boîtier. Et ça ne tenait pas
beaucoup de place. Rentrée à bord, madame Clou montra le sien à
monsieur Clou, qui l'examina sous toutes ses faces, ouvrit un
compartiment qui contenait une carte à mémoire et une batterie, regarda
l'écran qui sert à savoir ce qu'on va prendre, la marque en toutes
petites lettres à côté de l'objectif. Sa moitié était l'heureuse
propriétaire d'un Clay Allen.
Il fit remarquer qu'il avait lui-même des clés Allen dont il se servait
pour régler le guidon de son vélo quand il partait en randonnée, et que
cela n'avait tué personne de se faire refaire de dix euros.
- Le mieux, c'est de l'essayer;
Ce qu'elle fit sur le champ sur son époux qui levait un
sourcil.
Elle s'aperçut que sans autre symbole, il y avait juste
les commandes habituelles, et le bouton attendu. Le résultat était
surprenant. La qualité du cadrage, des couleurs, de la lumière ne
manquaient pas d'intriguer. Elle ne fut pas intriguée, et n'attribua
cette réussite qu'à ses propres mérites... Il y avait une sorte de
petit levier à droite de l'objectif, qu'elle ne parvint pas à faire
bouger.
- Ce doit être le zoom, dit son mari. Et il ne marche pas.
À ce prix, il fallait bien que cet appareil eût un défaut.
Il vérifia que la batterie entrait dans son chargeur à lui. Il
soupçonna qu'elle devait entrer dans d'autres chargeurs.
Il ne jugea pas utile de signaler à son épouse une autre
anomalie. Bien que la lumière fût un peu déficiente, le flash ne
s'était pas déclenché. Y en avait-il seulement un ? Il eût pu, en
tripotant autour des commandes, chercher le menu, qui n'était pas
indiqué, pour voir si c'était le cas. Heureusement que sa moitié
n'avait pas un esprit aussi rigoureux que le sien. C'est elle qui
voulut voir ce que ça donnait sur l'écran de l'ordinateur qui ne le
quittait jamais quand il était en tournée. C'était encore plus
spectaculaire. On eût dit qu'un artiste n'avait pas seulement voulu
saisir cet instant, mais en rendre l'essence. La mitraillante épouse
était devenue un Vermeer de la photo.
De quoi lui faire délaisser l'ancien appareil.
Elle n'était pas la seule à avoir voulu essayer le cadeau,
qu'elle avait jusque là destiné à un grand oncle qui se reposait, en
attendant, dans un mouroir chic au personnel stylé. Elle lui trouverait
bien autre chose. Plutôt que de contempler la mer toujours recommencée,
l'on comparait en regardant les petits écrans les essais de la veille.
Un voyageur vêtu comme un reporter de guerre, qui ne se déplaçait
jamais sans un appareil de professionnel, une sacoche avec des machins
pour vérifier l'on ne sait quoi, et un trépied en bandoulière, passait
sa soirée, avec sa moitié, à discuter sur les photos qu'on pouvait
garder. Avec ce Clay Allen,
il n'y avait rien à jeter.
Finies les questions sur la civilisation cycladique, l'on
se souvint que le conférencier avait frôlé de Nobel en chassant sur les
terres des astrophysiciens. Il se contenta de murmurer, en prenant son
air le plus mystérieux :
- La réponse se trouve dans Délos et un coq dont on ne
sait s'il a été offert à Esculape. Observez bien les bases des
sculptures.
Il y avait en effet, sous un somptueux braquemart, un coq
avec une tête de gland.
Madame Clou jugea la plaisanterie malséante, d'autres
voulurent bien en rire. Le coq fut littéralement mitraillé, au point
d'attirer une horde de photographes du soleil levant qui ne
connaissaient pas cette race de coqs.
Andréas improvisa une belle conférence sur la
signification du gland dans les civilisations néolithiques, dont M.
Robert Graves eût jadis tiré le plus grand profit. Dans un monde
vénérant la déesse universelle, du temps où les hommes serraient les
fesses devant leurs dames en attendant de prendre une interminable
revanche, l'on ne pouvait ignorer l'importance du gland. L'assistance
découvrait un docte chansonnier, et d'une gaillardise revigorante.
- Méfiez-vous des échoppes d'où l'on ressort avec
n'importe quoi. Vous avez lu les effets néfastes d'une peau de chagrin
sur un jeune homme plein d'allant.
Certains considérèrent leur appareil avec une certaine
inquiétude.
- … Il est vrai que cette peau de chagrin était une pièce
unique, et que le jeune homme avait eu tout le loisir de la voir
raccourcir.
Il voulait donner à ses auditeurs le sens de la mesure. Il
y a longtemps que la diffusion de réclames sur tous les écrans l'avait
fait perdre à tout le monde.
Son épouse donna un fort mauvais exemple en photographiant
plus vite que son ombre au large de Kithira, l'ancienne Cythère, où
l'on ne descendait pas. Mais une escale était prévue à Thira, l'antique
Thèra, Santorin pour le tout-venant qui oublie que Sainte Irène est la
patronne de la grande île et des petites qui la complètent. Le troupeau
devait la parcourir en bus.
C'est au large de Santorin qu'il y eut comme un os.
Madame Clou fit tourner l'objectif de son Clay Allen, en
mettant par mégarde son doigt sur le petit levier. Au lieu de grandir
sur l'écran. l'île changea de forme, et devint conique. Elle s'en
inquiéta. Appuie sur le déclencheur, dit son époux. L'image se figea
quelques secondes.
- Fais tourner doucement l'objectif dans l'autre sens et
continue de mitrailler.
Un mouvement de recul quand le cône explosa.
- Ne t'arrête pas…
Le paquebot s'approchait. L'on voyait les terres
s'affaisser, une petite île volcanique apparaître au centre de la
caldeira et disparaître tandis qu'un autre émergeait. Le premier îlot
réapparaissait vite flanqué d'un petit frère qu'il finissait par
phagocyter.
- Voilà une fonction inédite, lâcha monsieur Clou, sans
manifester la moindre émotion.
Sa femme n'était pas sotte. Elle ne tenait plus en place.
- Ça te démange de le dire aux autres ?
Elle ne voyait pas pourquoi elle n'irait pas le dire aux
autres.
L'on se trouvait à présent trop près du port. Il eût fallu
regagner le large pour se faire une idée de l"explosion. Il serait
toujours temps. L'on se consolait en admirant des trières Les amoureux
de la marine à voile observaient le mouvement de cogs ou de caraques.
Personne n'en avait heureusement parlé aux voyageurs des autres
groupes. La fraternisation a des limites. L'on prit les villages à
diverses époques. Les ruines mises à jour à Akrotiri ne se présentaient
plus à l'état de décombres. On ne voyait d'emblée que les terrasses.
Mais l'on pouvait profiter des moments où l'on pénétrait dans les
demeures, pour goûter les détails. L'ordinateur ne proposait
malheureusement pas de date. L'aurait-il fait, les anciens habitants
n'en usaient pas comme nous autres. Les fresques exilées depuis
brillaient de tout leur éclat. L'ancienne Théra semblait encore plus
belle, bien qu'elle eût perdu le charme que l'on accorde aux ruines.
L'on saisissait au vol des basiliques primitives.
La visite du palais de Cnossos semblait encore plus alléchante.
On lui ferait moins de mal que les peuples de la mer. Ce zoom exigeait
un certain doigté. Il en fallait pour surprendre le raz-de-marée censé
mettre fin à la civilisation crétoise, et vérifier qu'elle se portait
fort bien après. C'était un excellent exercice. Personne n'avait encore
eu l'idée d'explorer des époques encore plus reculées. Cet appareil
devait avoir plus d'un tour dans son zoom.
Andréas jugea bon de réunir tout le groupe dans un salon
du paquebot afin d'évoquer des dangers auxquels personne ne songeait.
- Vous êtes d'Agen, Madame. Vous devez vous souvenir d'une
affaire qui a ému la population à la fin du siècle dernier.
L'enlèvement d'une petite fille.
La dame semble tout excitée.
- Vous vous plantez devant la porte, et, avec le zoom,
vous suivez les mouvements de cette enfant, jusqu'à ce qu'elle fasse
une bien mauvaise rencontre. Vous fixez la scène dans votre carte
mémoire, ainsi que d'autres. Vous suivez la gamine à la trace. Il ne
vous reste plus qu'à envoyer le résultat à la préfecture de votre
département, au journal local, et à quelques journaux nationaux — des
fois qu'on soit tenté d'étouffer l'affaire — à partir d'un cybercafé
andalou…
La dame n'y avait pas songé.
- Je ne parle pas de désespérées qui se seraient ligotées
chez nous, pour mieux se donner la mort. On a dessaisi un enquêteur
trop minutieux de ce dossier. Il serait possible de retrouver une
épouse mystérieusement disparue pour innocenter son mari, ou le
confondre.
Somme toute, cela semble un bon plan.
- D'aucuns voudront savoir ce qui s'est exactement passé
le 22 Novembre 63 à Dallas, et pourront photographier la scène sous
tous les angles. Je ne parle pas du suicide de M. Boulin ou de M.
Bérégovoy. C'est au moins aussi intéressant que de voir la tête de
l'homme au masque de fer.
L'on applaudit.
- Souhaitez-vous voir un tel appareil entre les mains d'un
gendarme ?
Personne n'y avait songé.
- Je vous conseille de ne pas dépasser notre prétendue
Belle Époque, l'entre deux guerres, peut-être, je ne réponds de rien,
sinon. C'est peut-être intéressant pour retrouver un enfant qui fugue,
mais je vous recommande la plus grande prudence. En revanche, vous
pourrez allègrement remonter aussi loin que vous voudrez dans le passé.
Les différents états du forum à Rome, ou de l'Acropole, Sainte-Sophie à
Byzance avant qu'on la convertît en mosquée, le Sérapéion d'Alexandrie,
autant que vous voudrez. Si vous tenez à voir ce qui se passait en
Palestine au premier siècle de notre ère, n'ébruitez pas vos
découvertes. Certains pourraient être tentés, si les Évangiles ne
mentent pas, d'encadrer le visage de leur Sauveur à différentes étapes
de sa vie de Bethléem au Golgotha. Peut-être verrez-vous trois rois
mages. Je ne sais si vous verrez aussi le Christ ressuscité comme l'on
vu les saintes femmes.
Un frisson parcourt l'assistance.
- Vous avez entre vos mains une mine, dans tous les sens
du mot. Il ne faut pas désespérer le croyant, ni dévoiler trop de
secrets.
Pour détendre une atmosphère un rien tendue, il ajoute
gaiement.
- Avez-vous été les seuls à en acheter ?
En fait, ç'avait été la ruée, au point que l'on pouvait
croire qu'ils se multipliaient comme les pains de l'Ancien Testament.
- Il n'y a plus qu'à taper le mode d'emploi sur
l'ordinateur de la Salle Informatique, à l'imprimer, et à l'afficher
sur le panneau où l'on épingle les photos prises par les photographes
officiels.
Ahurissement.
- Il est plus facile d'expédier trente témoins que huit
cents.
Andréas n'a rien d'un paranoïaque.
- Il n'est pas interdit non plus de maquiller l'appareil
et de faire disparaître la marque. Priez pour qu'il y ait des chalands
moins discrets que vous.
Le tsunami avait de la gueule. Rentrant directement à
Marseille, le paquebot ne laissa le loisir aux amateurs que de
photographier l'arrivée des Phocéens à Marseille, et le siège de
Marseille par la flotte de César. Les sadiques purent garder un
souvenir de la peste, avant de rentrer chez eux.
Personne n'avait songé à demander à Andréas une
explication scientifique de ce phénomène. Cela ne faisait que conforter
ses idées sur la structure de l'univers. Il se fendit d'un autre
tombereau d'équations, tout aussi discutables que les premières. En
attendant, l'idée selon laquelle certains lieux étaient chargés d'un
lourd passé trouvait là une confirmation convaincante, sinon décisive.
À ceci près que ce n'étaient pas certains lieux, mais tous les lieux.
Il allait régulièrement voir les citadelles cathares, qui
se trouvaient à sa portée, et ce ne serait pas la première fois qu'il
irait visiter des sites préhistoriques. Il ne voyait pas pourquoi il se
cantonnerait aux sociétés protohistoriques. La perspective de saisir au
vol un mammouth, un mastodonte, voire un diplodocus dans toute sa
splendeur ne lui déplaisait pas. Mais il songeait plutôt à installer
bêtement son trépied à un endroit choisi, un bout de rift africain à
l'occasion, et de garder une trace de son évolution. Quoi qu'il en
soit, l'on n'en pourrait tirer que des conclusions fragmentaires. Il
faudrait concevoir des prises de vue à mille ans d'intervalle (ce qui
en fait quatre mille). Personne n'avait pensé à pointer son objectif
directement sur une mer dont on ne voyait pas le fond, pour voir
renaître des villes englouties. Il concevait l'espoir de déchiffrer le
linéaire A, de trouver un bilingue latino-étrusque. Nul doute que
l'appareil saurait procéder aux ajustements nécessaires, si l'on
voulait surprendre un éventuel big bang. Il n'aurait pas donné sa main
à couper… Son univers conçu comme un volume sans intérieur ni extérieur
était à la fois aussi figé que celui de Parménide, et aussi mouvant que
celui d'Héraclite. Il avait l'inconvénient d'expliquer la matière
noire, qui en occupe quatre-vingt-dix pour cent, et de concilier ceux
qui pensent qu'il se présente en gros comme un mille-feuilles, un
continuum se courbant obligeamment à l'occasion, un faisceau de cordes.
Une explication comme une autre, vus nos moyens limités. Ça ne le
gênait absolument pas d'être contredit par les faits. Les
sciences humaines, malgré l'assurance de certains penseurs, exposent le
chercheur à de telles déconvenues. Trop souvent il s'en tient, comme
les cagots, à ce qui ne peut être réfuté, et ça lui donne du cœur au
ventre.
Il se rendit compte, en lisant le journal, que d'autres
avaient des préoccupations plus triviales. L'on avait mis à jour, dans
des cités encombrantes, et tout autour, des caches d'armes, des
stupéfiants entreposés dans les endroits les plus impossibles, et assez
d'argent pour rafistoler quelques édifices publics. Des opérations
menées au petit matin, avant que les intéressés pussent intervenir. Et
ciblées. L'on n'avait arrêté personne. Un inspecteur avait lâché par
mégarde, à un journaliste, que les bandes étaient mieux infiltrées
qu'elles ne le croyaient, et qu'on disposait de plus d'indicateurs
qu'on ne l'aurait souhaité. Surtout parmi les chefs. De quoi modérer
les énergies. Il crut deviner la source des polices, agissant pour une
fois de concert, et en fut contrarié. Elle devait vouloir une ville un
peu plus tranquille. Elle réagirait à chaque fois qu'elle serait
indignée. Elle avait des indignations sélectives. Mises à part les
valises, et les fourgons pour les transferts de fonds, des indications
données aux autorités compétentes sur les les lieux où des
perquisitions donneraient quelque chose, l'on ne pouvait rien faire
contre d'autres naufrageurs. On était condamné à écumer la surface du
bouillon.
Le passé offrait décidément plus d'attraits. Il n'était
pas question de s'inquiéter des autres applications.
Au moins, s'était-on montré assez prudent pour que
personne ne songe à supprimer ces appareils de la circulation, ni leurs
utilisateurs. L'étudiante spécialisée dans l'histoire contemporaine qui
avait fait son mémoire sur ce qui s'était réellement passé Piazza
Fontana — on le savait déjà en gros, et un cinéaste en avait fait un
film — avait été saluée par la critique universitaire, sans plus.
Andréas Clou se fit archéologue à ses moments perdus. Son
instinct était sûr. Il exhumait des sites dès qu'il en avait le loisir.
Mieux valait s'en tenir, malgré la tentation, aux Cyclades et à
l'Anatolie, bien que le Nord de l'Europe offrît d'innombrables
ressources. Il eût intrigué s'il avait sévi sur d'autres continents. En
se cantonnant à des régions précises et à son rythme, il ne pouvait
attirer l'attention. Il ne savait pas si les autres avaient pris, comme
lui, la précaution de supprimer toute trace visible sur leurs
ordinateurs. Il n'y avait pas de raison qu'on allât chercher plus
avant. Le déchiffrement du linéaire A exigea une certain nombre de
recoupements, et la découverte d'autres tablettes. Il se justifia en
improvisant après coup une méthode plutôt complexe. Il y avait là de
quoi asseoir la réputation d'un homme, si ce n'avait déjà été fait. Les
enfants et les jeunes gens étant ce qu'ils sont, on ne leur ferait pas
partager le plaisir de contempler les plaines du golfe de Gascogne
avant la montée des eaux, ni une bande de Cro-Magnon et de
Néandertaliens qui vivaient sur les berges du Danube du côté de
Budapest.
Le siège de Vienne par les Ottomans avait plus de gueule
que celui de Léningrad par la Wehrmacht. L'on transmettrait ces
enregistrements aux générations montantes juste avant de lâcher la
rampe, en priant pour que celles-ci en fassent bon usage.
Il fut surpris et soulagé de voir que l'on n'avait vendu
de ces étranges appareils que le jour où sa moitié avait acheté le
sien. Tout le monde avait compris l'intérêt de ne pas aller le crier
sur les toits.
***
Texte
René Biberfeld
Picture courtesy R.Raynal 2013
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