Il fallait qu'Antoine Orrégui, le jeune charcutier basque,
offrît à sa pratique des produits remarquables pour connaître un tel
succès sur les marchés catalans. Il était attendu comme le messie de la
Cerdagne au Capcir. Ses jambons valaient bien ceux que donnent les
meilleurs patanegras de Salamanque, et je ne trouve pas les mots pour
évoquer la saveur ineffable de ses saucisses, de ses boudins, et de sa
viande. Si dans le cochon, tout est bon, chez Orrégui, ce qui était bon
devenait encore meilleur. On dit que ce sont les meilleurs qui s'en
vont. Il confirma, hélas, cette règle en ce mois de juin 1894, dans
d'abominables circonstances, juste après le pont qui enjambe la Lladur.
Je le sais, j'étais là, et je n'ai rien pu faire.
Je n'endosse pas l'uniforme pour aller faire mes courses.
La bête n'aurait en tout cas pas obtempéré, si j'avais, d'un cri,
essayé de briser son élan, et mon sabre ne m'eût servi de rien. Je ne
pouvais que constater les dégâts et rédiger un rapport.
Ma fonction comporte certaines obligations. Celles, par
exemple, chaque matin de raser les poils qui me recouvrent le visage et
les mains pour ne conserver que les sourcils et une manière de bouc qui
me va à ravir, de veiller à l'ordre public, de rédiger des rapports et
d'organiser des battues au besoin. Je savais qu'une battue ne pouvait
rien donner, mais les gens du village auraient été déçus, qui avaient
couru s'équiper en conséquence. La plupart s'étaient armés de tromblons
et d'espingoles, moins précis qu’une carabine pour la chasse au
chamois, mais assez bons pour toucher le monstre à bout portant. Le
brigadier Georges Ellul avait été un remarquable pisteur dans sa
jeunesse. Il a suivi les traces de l'animal qui s'arrêtaient un peu
plus haut, sur les berges de la Lladur. L'on eut beau explorer l'autre
bord, l'on n'en vit pas d'autre. Vous n'avez plus, dit le brigadier
qu'à remonter la rivière, mais il ne faut jurer de rien. La bête a fort
bien pu reprendre pied sur la rocaille un peu plus haut. Il ne reste
plus qu'à trouver où elle se terre.
Il m'a regardé. Je savais ce que signifiait son regard. Il
n'aime pas tirer ses cent quatre-vingt-quinze livres par monts et par
vaux. Quoique toujours agile, il n'est plus aussi endurant. J'ai haussé
les épaules. Ce qui ne lui a pas échappé.
— Auriez-vous quelque objection à formuler, mon petit René
?
Je ne vois aucun inconvénient à ce qu'il m'appelle ainsi
bien que je le dépasse d'une tête. Je suis aussi corpulent
que lui, j'ai les jambes plus courtes, en proportion, et les bras plus
longs. Mais je me déplace bien plus vite que tous ces gens qu'il va me
falloir traîner sur toutes les hauteurs environnantes.
— Aucune objection, chef. Mais la bête n'aurait pas pris
soin de brouiller sa piste si elle comptait rester dans le coin. Rien
ne nous empêche au demeurant de quadriller le terrain. Par acquit de
conscience.
Les gens d'ici ne sont pas maladroits dans ce genre d'exercice.
Ils s'en donnèrent à cœur joie, au point de mettre en émoi dix
chevreuils et des biches qui viennent régulièrement se servir dans nos
potagers. J'ai patiemment attendu qu'ils en eussent assez. Trois jours
pleins. Moulus et heureux. Ils avaient pu s'assurer que la bête n'était
plus là. Une pointe d'inquiétude quand même. Qu'est-ce qui l'empêchait
de revenir ?
— Qu'est-ce qui l'empêchait de faire un carnage au marché ?
— Vous voulez dire ?…
— Rien de plus que ce que j'ai dit. Et il n'y a pas que ça.
Je vous laisse le soin de réfléchir à la question, mais je crois que
cela ne nous concerne plus.
Ils savent qu'ils n'obtiendront pas de moi d'autres
précisions. Ils me font confiance. Mais je ne puis en user de même avec
le brigadier.
— Vous aviez l'impression qu'une battue ne servirait à
rien.
— Je pense à la bête du Gévaudan, et à d'autres…
— Une nouvelle bête du Gévaudan ?
— Qu'est ce que celle-ci a de particulier par rapport aux
autres ?
— L'on ne pourra se demander si elle a vraiment existé.
Elle s'est montrée en plein jour, tout le village, pratiquement, a pu
la voir.
— J'étais sûr que vous arriveriez à la même conclusion. Il
est d'autres points qui n'ont pu vous échapper…
Il suffit de le mettre sur la voie, le brigadier. Il est
vif.
— N'importe quel canidé s'acharne sur sa proie. Cette morsure
presque chirurgicale est surprenante. Un seul morceau a été arraché,
laissant le pharynx à l'air, emportant un bout de jugulaire. Une simple
exécution.
— Il ne nous reste plus qu'à comprendre pourquoi l'on
voulait exécuter Antoine Orrégui. Il a payé un crime commis ailleurs.
Antoine Orrégui, a quitté sa région, où il n'aurait eu aucun mal à
écouler ses produits, les amateurs étant légion. D'où venait le chien ?
— Il est passé devant l'église sans s'attaquer à personne,
et n'a pris de la vitesse qu'après le petit pont.
— En gros, il pouvait venir du Soula ?
— En gros…
— Comment définiriez-vous la bête ?
— Un chien monstrueux, d'une race indéfinissable. Pour la
vieille Émilienne qui vient vendre ses girolles au marché, c'est un
composé de pyrénéen et de loup.
- Elle n'a pas les yeux dans sa poche. Le Soula, la vallée
du Galbe, la Porteille d'Orlu, il est passé au-dessus d'Ax-les-Thermes,
il m'étonnerait qu'il se soit montré dans les villages, il serait vain
d'essayer de suivre sa piste jusqu'au Pays Basque. J'ai bien peur que
cela ne soit plus de notre ressort.
Le brigadier se lève si vite que je manque de recevoir un
coin de son bureau sur ma cuisse.
— Comment ça, pas de notre ressort ? C'est notre village,
c'est notre marché ! Vous allez commencer par me dessiner la bête,
puisque vous l'avez vue.
Un talent dont je me serais bien passé. J'ai la mémoire
sure et la main précise. Mais il faut me laisser le temps. Une fois
j'ai pris quatre jours pour faire le portrait d'un suspect que j'avais
entrevu. Je n'ai pas besoin d'ébauches je pars d'un trait qui m'a
frappé et je reconstitue à la plume le reste en ne faisant grâce
d'aucune ride, d'aucun cil. Le malheur, c'est que le malandrin avait eu
le temps de violer et d'étrangler une autre fillette à Prades avant que
j'aie fini mon dessin, pendant que le brigadier et un collègue
expédiaient les affaires courantes. Au moins le furieux a-t-il tout
avoué quand on lui a montré son portrait. Je suis un minutieux. Mon
trait est ferme. Je ne rends pas les ombres.
Je le vois très bien ce pyrénéen-loup. la forme étrange de
la tête, la mâchoire, le pelage, les pattes, et jusqu'aux griffes, j'en
ai pour six jours au moins. Nous connaissions la cause de la mort, et
le moment. Une bonne partie du village avait vu l'assassin. Ce qui
m'intéressait, à présent, c'étaient les dents de bête que je n'avais
qu'entrevues. Un chien, quelle que fût sa taille, n'aurait pu arriver à
un tel résultat. La bête avait arraché d'un coup le morceau.
Nous avions, en attendant, un cadavre sur les bras, et aucun
proche parent sous la main. Le brigadier se chargeait de lancer les
recherches sur la famille Orrégui, en espérant qu'il n'y en aurait pas
des centaines de ce nom. Il m'invitait, moi, à piétiner d'autres
plates-bandes dans les Basses-Pyrénées. J'ai horreur des voyages, mes
Pyrénées à moi me suffisent, dont je ne m'éloigne jamais. De plus,
j'aime bien retrouver chaque soir ma famille au logis. Il me faudra
trimballer mon nécessaire de toilette. Un simple rasoir ne suffit pas à
rendre chaque matin mon visage présentable. Je dois le tondre au
préalable. Heureusement que mon poil ne pousse pas aussi vite que la
barbe de mes semblables. Mais, au bout de vingt-quatre heures… Je suis
épouvanté quand je songe à la durée du voyage. Le chemin de fer n'est
pas près de monter jusqu'ici. J'ai le choix entre Quillan et la Tour de
Carol. J'aurai plus vite fait de rejoindre Ax-les-Thermes par le col de
Paillères avec mon âne, que je confierai à un collègue. L'âne ira son
pas avec mon bagage, je marcherai à ses côtés pour qu'il n'ait pas à
supporter mon poids. L'animal n'est capricieux qu'avec mon épouse et
mes enfants, et cela ne me gêne pas d'abattre les kilomètres. J'ai pris
mon dessin avec moi. Et mon carnet. Je me distrairai dans le train en
dessinant le visage d'Antoine Orrégui.
Le brigadier Palna a des manières qui sentent la grande
bourgeoisie.
— Nous vous attendions avec impatience, Monsieur le
Sous-Brigadier. Il n'est bruit, dans vos montagnes, que des enquêtes
menées par René Balh. Votre supérieur peut se reposer sur vos talents,
et il a raison de ne pas s'en priver. Nous savions qu'Antoine Orrégui
avait quitté la région. Vous venez me demander s'il avait de bonnes
raisons. Il en avait d'excellentes. Si vous vouliez m'expliquer par le
menu, ce qui s'est passé chez vous… Une bête monstrueuse est donc venue
arracher un bon morceau de la gorge à la victime, un jour de marché.
J'ose à peine vous demander de me communiquer vos premières
constatations, et les conclusions provisoires auxquelles vous êtes
arrivé.
Je pose sur son bureau mes deux dessins :
— Le meurtrier, la victime. La bête a tranché la gorge
d'Antoine Orrégui d'un seul coup, sans s'acharner sur son corps, puis
elle est repartie. Personne n'avait ni les moyens, ni l'envie
d'intervenir. Bien dressée sans doute. Par qui ? Nous avons pensé que,
vues les origines de la victime, c'est ici qu'il fallait chercher une
explication.
— Deux autres Orrégui ont été expédiés aussi proprement,
il y a quatre ans, à trois jours d'intervalle. L'un pendant les fêtes
de Saint Firmin, à Pampelune, l'autre sur un marché à Miranda de Ebro.
La description de la bête n'était pas aussi précise que votre essai.
Grâce à vous, nous disposons d'une image bien plus claire qu'une
épreuve photographique. Ce qui ne nous avance guère.
— Il semble au moins que la bête en ait aux Orrégui.
Quelle distance a-t-il parcourue entre Pampelune et Miranda de Ebro ?
— Près de cent kilomètres à vol d'oiseau. Ce fait divers a
défrayé la chronique. Comme aucun autre incident n'a été signalé
depuis, l'affaire a été classée. L'on en avait parlé dans nos journaux.
Moins que dans la presse locale.
— Il ne fait pas bon faire partie de la famille.
— Un petit Orrégui assistait avec son père aux fêtes de
Saint Firmin. La bête aurait pu lui arracher la gorge. Elle ne l'a fait
ni alors, ni depuis. Les autres membres de cette famille ont un moment
serré les fesses. Ils semblent à présent convaincus que ça n'ira pas
plus loin.
— Notre Orrégui avait vingt-cinq ans, et ceux d'Espagne ?
— Quarante et trente-huit ans.
— C'est surprenant que vous ayez retenu leur âge.
Aviez-vous une raison ?
— La description de la bête. Nous en avons trouvé une semblable,
criblée de balles, près d'un berger de chez nous qui avait subi le même
sort. Faute de témoins. Bernard Ervillu était un solitaire, mais il
passait pour un bon compagnon quand il redescendait de ses cimes.
— Avait-il une famille ?
— Une femme institutrice à Saint-Étienne-de-Baïgorri, et
quatre enfants.
— Quel âge avait-il, quand il est mort ?
— Quarante-cinq ans.
— Que sont devenus les enfants ?
— La petite dernière a épousé un boulanger de Peyrehorade,
l'aîné enseigne le basque à l'Université de Bayonne, le puîné s'est
fait marin-pêcheur. Il possède un chalutier à Saint-Jean-de-Luz. Le
cadet est guide de montagne.
— Que faisaient les Orrégui ?
— Deux d'entre eux élevaient des cochons pas trop gras
dans la vallée des Aldudes, le dernier était apprenti dans une
charcuterie de Saint-Jean-Pied-de-Port.
— Des porchers n'ont aucune raison d'en vouloir à des
bergers. Les uns suivent leurs porcs à la glandée dans les chênaies
environnantes, les autres conduisent leurs moutons aux pâturages de
montagne.
— Vous oubliez notre fâcheuse propension à nous sentir
concernés par ce qui se passe ailleurs, quand notre sort n'en dépend
pas directement. Les Basques espagnols étaient directement concernés
par les guerres carlistes…
Au lieu de poursuivre, il me regarde en souriant comme
s'il voulait mesurer l'étendue de mon ignorance. Je ne veux pas le
décevoir.
— Philippe V a eu tort d'introduire la loi salique en
Espagne, Ferdinand VII, a pris sur lui de l'abolir, sous le vain
prétexte qu'il n'avait que des filles. Il est naturel que son frère
Carlos y ait trouvé à redire. Se voir souffler le trône par une enfant
de trois ans, stylée par une régente qui gouverne le royaume en
attendant… Vous me disiez que les Basques espagnols se sentaient
concernés par cette affaire…
Je savoure sa surprise. Mais il est bon joueur.
— Il faut dire que ces Basques-là étaient fort attachés à
la religion apostolique et romaine ainsi qu'à leurs fueros, qui les
exemptaient du service militaire, et leur donnaient des privilèges
douaniers. Ces fueros ont été supprimés il y a quinze ans. On
reprochait à Ferdinand VII d'avoir mis trop d'eau dans son vin, et
d'avoir de coupables faiblesses pour les libéraux. La formule carliste
: "Dieu, patrie et roi" leur convenait parfaitement. Ils ont payé la
faiblesse d'avoir pris parti dans une querelle dynastique. Pour eux, la
régence était un repaire d'athées centralisateurs. Et Don Carlos un
honnête monarque absolu qui ne toucherait à aucune tradition, et
surtout pas aux leurs. Bernard Ervillu a eu le malheur de ne pas
vouloir prendre parti. Il connaissait parfaitement la région des deux
côtés de la frontière, on l'a prié de faciliter les contacts entre
Basques espagnols et français. Il a sèchement refusé. Il était libre
penseur, et aussi indifférent aux remous de la politique. « J'ai
déjà fait mon service, disait-il, ce n'est pas pour m'enrôler. »
Il ne reconnaissait aucune chapelle. Je crois qu'il a daubé sur la
faiblesse d'esprit des Orrégui. On ne doit prêcher que des convaincus.
Nouvelles insistances, nouveaux sarcasmes. Qu'ils s'occupent de leurs
porcs, et le monde ne s'en portera que mieux. Les pauvres porchers
étaient devenus la risée de tout le pays. Après le refus de Bernard
Ervillu, et ses commentaires, on n'était pas près de s'engager dans un
tel combat. J'imagine la rage des Orrégui. Nul n'a été étonné de ce qui
était arrivé au berger et à sa chienne. Ce qu'ils ignoraient, comme
nous, c'est qu'il leur réservait un chien de sa chienne…
Je ne pensais pas qu'un homme aussi poli commît des
calembours. Il prend un air contrit…
— Tout le monde a soupçonné Bernard et Camille Orrégui. Il
semble qu'ils ont su convaincre leur cadet. L'honneur de la famille
était en jeu.
— Le chien aura voulu défendre son maître. Vous m'avez
parlé de chien de sa chienne. J'imagine donc que cette chienne avait
des chiots. L'un des fils Ervillu a peut-être assisté à la scène.
— L'aîné… Ça lui arrivait de monter voir son père. Les
autres avaient des goûts plus communs.
— Mettons qu'il a assisté de loin au meurtre, avec le
chiot.
— Il nous l'aurait dit…
—Sauf s'il en avait fait une affaire personnelle. Mon
brigadier ne serait pas content si je m'en tenais là. Il n'apprécie pas
que l'on vienne régler des comptes chez lui. L'aîné a-t-il gardé un
chiot de cette chienne ?
— Elle en a eu quatre, chaque enfant a gardé le sien.
— Si vous pouviez me communiquer l'adresse des enfants
Ervillu…
J'aurais pu la découvrir moi-même. C'est peut-être pour
cela qu'il n'a élevé aucune objection. Je voulais juste savoir s'il
s'était intéressé aux Orrégui égorgés en Espagne. Il tenait à me faire
savoir que c'était le cas. Avait-il seulement informé ses collègues du
premier crime ? Je le comprenais. Deux assassins avaient été égorgés de
la même façon, de l'autre côté de la frontière, et le dernier chez nous.
Le professeur Constant Ervillu voulut bien m'accueillir.
Son chien se trouvait dans son salon. La brave bête, malgré sa mâchoire
et ses oreilles dressées comme celles d'un loup. Elle était plus
massive que le pyrénéen classique. Je lui dis ce qui m'amenait. Je
n'allais pas lui demander s'il avait vu tuer son père, et reconnu les
assassins. Je lui racontai simplement ce qui était arrivé chez nous.
— Une malédiction semble s'être abattue sur les Orrégui.
Elle n'hésite pas à les frapper à Pampelune et près de Burgos, et les
poursuit jusque sur nos plateaux.
— Et vous soupçonnez mon chien. Il aurait parcouru plus de
cent lieues pour égorger le dernier des Orrégui de cette génération…
Quand est-ce que cela s'est passé ?
— Le quinze juin de cette année.
— Mon épouse adore faire son marché avec lui. Il porte son
panier dans la gueule. Tous les commerçants le connaissent. Ils vous
diront qu'ils l'ont vu tous les jours de ce mois. C'est un peu la
mascotte du quartier. Et nous allons le promener bien que nous ayons un
grand jardin.
Il faisait près d'un hectare, son jardin, dans un quartier
résidentiel, à la périphérie de la ville.
Le marin-pêcheur prend son chien à bord. Il ne gêne
personne à la manœuvre, égaie l'équipage par la façon dont il reste
assis à la proue, sans bouger, alors que l'équipage doit tenir compte
des mouvements du bateau par gros temps. Il a montré trois fois des
qualités de terre-neuve.
— Il monte toujours à bord ?
— On ne partirait pas sans lui.
J'ose une question stupide :
— Si bien qu'il se trouve toujours avec vous ?
— Quand la mer n'est pas mauvaise. Sinon, il fait comme
nous. Il reste à terre.
— Y a-t-il eu une grosse tempête ce mois-ci ?
— Pas vraiment grosse. Mais assez pour qu'on reste à quai.
— Quand ça ?
— Au milieu du mois.
Il me regarde d'un air narquois.
— Mais Limace est resté chez nous.
Son monstre s'appelle Limace, celui du professeur, Basqui
un hommage à sa patrie ? — celui de la boulangère : Poupoule. Il
sommeille à la porte de la boulangerie. Le boulanger vend des pains
d'épice à son image. J'en achète deux, l'un pour le goûter moi-même,
l'autre servira de pièce à conviction. Cela fera sourire le brigadier.
Que Poupoule ait pu servir de modèle à ce pain d'épice, cela prouve au
moins que c'est une figure débonnaire. Il est plus goûteux encore que
celui que l'on propose dans notre marché, mais je ne connais pas ceux
que l'on peut déguster en Alsace. Le parfum d'anis est perceptible mais
pas envahissant, et cela ne colle pas aux dents, bonne consistance.
Malgré tout, je préfère la tourte landaise que l'on me sert à la fin
d'un repas qui tient au ventre. Frisée aux gésiers de canard, garbure
épaisse, fromage du pays, la graisse d'oie entre dans la composition de
la pâte à tourte qu'on étire carrément sur un drap avant de la replier
sur elle-même en la garnissant de pommes, un peu d'armagnac flambé
rehaussant l'ensemble.
Je retiens le fait que les trois monstres sont identiques.
Je considère que l'affaire est résolue. Le brigadier Plana n'est pas
habitué à ma tournure d'esprit. Il faut lui mettre les points sur les
i. J'espère que le mien sera plus rapide.
Il l'est.
— Je crois savoir ce que vous voulez dire, mon petit René.
Des chiens identiques et interchangeables. Ils ont été dressés de la
même façon. Limace porte le panier de la ménagère pendant que Basqui va
égorger notre charcutier. J'innocenterai Poupoule, car les boulangers
font un bon chiffre d'affaires en fin de semaine, à moins que Limace ou
Basqui aient monté la garde à la porte de la boulangerie. Pour les
Orrégui d'Espagne, on a pu envoyer deux chiens. Le brigadier Plana ne
va pas inquiéter la famille pour deux meurtres commis en Espagne,
d'autant plus que les victimes avaient elles-même assassiné un berger
et son chien pour des raisons futiles. La mort d'Antoine Orrégui clôt
heureusement une affaire qui ne nous concerne plus.
Texte et dessins R. Biberfeld 2013 - maj 2022
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