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Jadis,
dès l'aube...



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Jadis...
  Je suis venu assez vite au monde à ce qu’on dit, malaxé, mouliné, laminé à ce que je sais, tout le monde n’a pas la chance d’être né d’une césarienne. Je me suis mis à absorber toutes les données qui se présentaient avant même la première seconde. On exige que la mère y mette du sien, l’enfant, ça va de soi ; comme il ne perçoit pas, faute de repères, le temps de la même façon, cela dure une éternité. J’ai poussé mon cri, pissé un coup, l’on m’a déposé sur ma mère, je devinais ses dents qui émergeaient de la brume, et ses lèvres entrouvertes dans un sourire sans doute radieux, la chaleur de sa poitrine compensait mal celle du liquide amniotique. Restaient les battements de son cœur plus lointains que jamais.
   J’ai moins couiné que les autres nourrissons, qui ne se rappelaient apparemment pas, mais grincé un peu pour rassurer le pédiatre qu’on avait alerté.
   Tous les gens qui venaient me voir montraient leurs dents en parlant fort, comme si les parturientes devenaient sourdes après avoir mis bas.
   Les autres ne gardent que des bribes disséminées de ce qui s’est passé entre leur deuxième et leur cinquième année. Ils ne connaissent pas leur chance. Je n’ai jamais pu enterrer ma vie de bébé. Tout est gravé là, comme le texte des pièces où j’ai joué, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu, ce que j’ai lu. À l’âge où l’on gazouille, j’ai dû apprendre à faire le tri. Je suis vite parvenu à serrer mes encombrants dans des cartons dont je peux consulter le contenu quand je veux. Je ne sais comment je m’y suis pris pour comprendre le sens de la plupart des vocables, saisir les cadences des phrases et les variations selon les locuteurs, identifier d’autres systèmes en entendant parler les usagers d’autres idiomes — mes parents qui recevaient des gens de toutes sortes, se flattaient d’être polyglottes, parce qu’ils parlaient au moins trois langues, mise à part la leur. J’ai tout de suite senti la nécessité de dissimuler mes progrès. Ce n’était pas rien de m’exercer à prononcer correctement les mots sans que l’on s’en aperçût. Je remercie mes parents d’avoir soigneusement évité le parler bête que l’on réserve aux enfants en bas âge.
   Je ne puis éviter de repenser aux douleurs au ventre que je me suis payées sans y avoir été préparé !… Comme si l’accouchement ne suffisait pas. Je n’ai rien perdu de mes longs mois de montgolfière contrariée, de mes rots longuement sollicités — fais ton rot, mon rot, c’est vite dit, je finissais par le lâcher, en régurgitant une fois sur deux. Ma mère n’avait qu’une hâte, me coucher, pour nettoyer le lait caillé avant qu’il ne sèche sur son cou et son épaule. Je n’aimais pas non plus baigner dans ma propre boue, après l’avoir longuement sentie passer. Il me restait la rage de me voir abandonné dans ma fange.
   Mes deux sœurs et mon frère faisaient, contre bonne fortune, bon cœur, je n’étais qu’à moitié rassuré quand on les encourageait à me prendre dans leurs bras. Fallait les comprendre. Mes sœurs, on leur avait déjà fait le coup. Mon frère, ça lui donnait, l’espace d’un instant, un semblant d’importance, mais il n’était pas du genre à se contenter de semblants.
   Puis ç’a été les dents, comme si ça ne suffisait pas, le ventre. C’est tellement bon, quand ça s’arrête, les douleurs qui vous prennent à l’improviste. Je ne pleurais plus, je criais. Un cri strident à réveiller les morts  Un cri qui épouvantait mes sœurs, mon frère, et jusqu’à mes parents avant qu’ils ne s’avisent que je les alertais moins souvent que ne l’avaient fait les autres. Plus tard, quand le puîné essaiera de me tourmenter loin des regards, je crierai devant témoin, en me frottant la zone alors douloureuse — sans vouloir rapporter, ça va de soi — à bon entendeur, salut. J’étais trop occupé pour développer mon instinct du territoire, et réclamer les attentions qui m’étaient dues. Je n’ai pas eu de petit frère. Je ne crois pas que j’aurais eu le loisir d’en être jaloux.
   Je n’ai pas eu à conjurer les frustrations des marmots qui macèrent dans leurs excréments en me vautrant dans la scatologie. N’ayant rien oublié, je me suis empressé d’apprendre le pot. 
   J’ai vite constaté, dans les cours de récréation, l’entêtement des plus impatients à faire expier à l’un de leurs prochains leur propre existence, leur démesure compensatrice, tout cela noyé dans la prétendue innocence de leurs jeux. J’y ai vu, à tort ou à raison, un dédommagement naturel de notre ancienne dépendance. Ma mémoire insistante m’assurait une supériorité que je n’avais pas à revendiquer.
   J’ai vu naître dans les préaux certaines tendances qui m’auraient levé le cœur, si elles ne m’avaient pas isolé, pour la simple raison qu’elles m’étaient étrangères. Cela fait partie du cahier des charges. Passé un certain seuil, les êtres humains, trop nombreux, redécouvrent le plaisir de se mettre à plusieurs pour tabasser, parfois à mort, un membre de leur espèce. Quand on leur en donne le pouvoir, ils ne manquent pas une occasion de l'empêcher de vivre : gardiens de la morale à Genève au temps de Calvin, à Ryad de nos jours, galapiats de toutes les révolutions culturelles, islamiques, ou autres, exterminateurs de contre-révolutionnaires, chasseurs de communistes. À chacun ses indésirables.
   Je me suis accidentellement aperçu, dans ma prime enfance, qu’en appuyant sur certaines parties de mon corps, je pouvais atténuer la plupart de mes souffrances. Trois ans à l’explorer, pour contrôler ses humeurs, pendant que j’étais censé apprendre à parler. J’avais des éclairs, paraît-il. Quand je n’étais pas sur mes gardes. Les maladies infantiles sont passées sans trop m’affecter. Je n’avais pas une santé de fer, je me la suis bricolée. J’interprète encore les signes les plus ténus, au point de pouvoir présenter un diagnostic avant le carabin de service. J’aurais pu entrer dans la carrière, si elle ne mettait pas les praticiens à la merci de leurs malades. À douze ans, je n’avais plus besoin d’appuyer là où ça ne fait pas mal, pour que ça ne fasse plus mal ailleurs, je découvrais qu’il me suffisait de me concentrer d’une certaine façon. Les garçons de mon âge brûlaient de montrer ce qu’ils savaient faire, je mesurais, moi, les conséquences de l’envie que l’on suscite chez son prochain. Je n’avais pas traversé les douleurs de ma petite enfance pour m’attirer les foudres du mauvais œil. Ni pantin, ni paillasse, ni souffre-douleur, ni meneur, je glissais entre les gouttes. À force, je suis arrivé, en me concentrant, à régulariser la plupart de mes fonctions organiques, avant d’exploiter les ressources dont je disposais. Il me suffisait de savoir que je pouvais au besoin, en contrôlant ma production d’adrénaline et d’endorphines, profiter des vertus du κυδοσ, cet état second dont les poètes épiques font si grand cas. Mieux valait le garder pour moi, pour ne pas avoir à me transformer en redresseur de torts. Je n’ai eu à l’utiliser que rarement pour calmer l’ardeur de malandrins qui s’adonnaient à une mendicité plus qu’agressive.
   Mieux vaut que l’on ne sache pas comment j’ai réussi à maintenir mon corps dans un assez bon état. Je me suis appliqué à transformer mon organisme en forteresse. On imagine mal les innombrables agressions auxquelles nous sommes exposés. Au moins en ai-je pu limiter les dégâts, colmater la plupart des brèches et des fissures qui ne demandaient qu’à s’élargir. J’ai mieux profité des progrès de l’hygiène que mes propres parents, étouffé dans l’œuf des plaques d’eczéma qui ne demandaient qu’à se former, lavé mes dents plus soigneusement que quiconque. Ma mère ayant dû se faire consolider le support osseux de ses gencives, je disposais de tout le matériel. Cela ne m’épargnait pas l’assaut continuel des germes nocifs, que j’essuyais de mon mieux. J’avais trop à faire pour m’abandonner aux addictions. Je m’endors quand je veux, pour le temps que je veux, et n’éprouve aucun mal à me réveiller. J’aime le bon vin, mais n’en abuse pas, les bouffes généreuses, et je ne me gave pas. Une grande sœur qui faisait sa médecine m’a, sans le savoir, aidé à consolider mes ouvrages de défense. Avant qu’elle entamât son cursus, je naviguais à l’estime. Là, je disposais de cartes plus précises, il ne me restait plus qu’à aménager mon territoire. C’est plus contraignant que le yoga des mémères. J’ai découvert à seize ans que je pouvais momentanément régler ma concentration de spermatozoïdes au centicube.  Autant, quand on se lance dans le monde, éviter les enfants qu’on vous fait dans le dos. Ce sont là des choses que, plus tard, l’on ne confie pas à une épouse aimante qui voudrait avoir plus d’enfants qu’on ne souhaite. Les analyses confirmaient que je pouvais continuer à en avoir, mes galipettes en pleine ovulation attestaient de ma bonne volonté, le sens commun faisait admettre qu’à ce jeu-là l’on ne peut gagner à tous les coups, même en s’y reprenant. Mon épouse s’est fait une raison. D’autant plus que je m’occupe parfaitement de notre progéniture, et que je réussis à soulager ses souffrances par de légères pressions aux endroits qu’il m’a fallu découvrir par moi-même. La mémoire totale entraînant certaines contraintes, dont la dissimulation n’est pas la moindre, je n’ai pas été contrarié en constatant qu’elle n’en était pas affligée. Je ne sais ce que penseraient mes proches s’ils savaient que je suis un vrai ramasse-poussière — la poussière, ce sont les indices que les autres ne peuvent s’empêcher de semer autour d’eux, et les contradictions qui apparaissent dans leurs discours. Je ne mens, moi-même, que par omission. Je ne suis pas tenu de dire ce que pourrais faire si je m’en donnais la peine. Ni ce que je sais.
   Mes parents, mes maîtres saluaient mes prétendus efforts. Je jouais d’une façon moins spontanée que mes camarades, soucieux que j’étais de développer mes muscles naturellement — rien ne me fait plus rire que les salles de gymnastique — ainsi que mon endurance, abandonnant la résistance aux compétiteurs nés. Ma vocation de cabotin a contrarié mes parents. J’avais assez travaillé devant mon miroir, appris à placer ma voix, à bouger, pour convaincre les maîtres de n’importe quel conservatoire. En contrôlant sa voix et ses gestes, on neutralise aisément les velléités agressives des querelleurs impénitents. Et je disposais de tout un réservoir d’attitudes. Autre circonstance, je prends les tours de main rien qu’en regardant travailler des artisans et je n’ai pas besoin d’y revenir. Il ne m’a pas fallu longtemps pour apprendre à monter à cheval, à manier une épée, à danser. Le corps élastique, je dominais aussi bien mes mouvements que les textes. Un premier prix au conservatoire a définitivement dissipé les réticences de mes géniteurs. 
   Ma curiosité naturelle me pousse à m’informer, ce qui ferait de moi, si j’étais d’un caractère plus spontané, une véritable encyclopédie ambulante. Je résiste fort bien, dans le monde, à la tentation de rabattre le caquet d’un outrecuidant. Il m’arrive de pousser un peu plus loin les investigations des chercheurs dont j’ai parcouru les travaux. Je me grime lorsque j’éprouve le besoin de m’aventurer dans une librairie spécialisée pour faire provision de science. Et pour revendre d’occasion les ouvrages que j’ai consultés. J’en use ainsi avec les manuels de langue, à charge pour moi d’affiner la prononciation que proposent leurs CD, avec les versions originales de films étrangers. Je saisis les manières des comédiens vivant ailleurs, leurs cadences, leurs attitudes, leurs gestes, quoique je n’éprouve pas le besoin de faire une carrière internationale.
   Je ne pouvais deviner qu’une décision de notre conseil général m’engagerait à prendre des mesures que je n’avais jamais envisagées. Des importants avaient décidé d’expatrier notre théâtre à deux pas du canal, dans une lointaine banlieue, et de le remplacer par un immeuble de rapport. J’avais déjà vu disparaître la clinique où j’étais né, elle offrait aux patients une vue imprenable sur la Garonne. C’était ma manière à moi de dire adieu au Théâtre de l’Entrepôt, qui tirait son nom d’un immense hangar plus assez grand pour contenir les machines-outils d’une entreprise partant à vau-l’eau. Le fondateur de notre troupe l’avait aménagé, dans les années vingt, et le mari d’une de ses jeunes premières en avait amélioré l’acoustique, au point qu’il n’avait rien à envier au vieil opéra dont je ne rate pas une représentation les jours de relâche. Je comptais marquer le coup. Cela m’a donné une occasion de mieux distinguer ce que je dois à moi-même. Avec l’inépuisable fonds que je ne puis m’empêcher d’enrichir à chaque seconde, j’attribuais la plupart de mes talents à ce que j’avais retenu.

   J’ai écrit une pièce, que j’ai montée moi-même, et, transformant les dernières répétitions en autant de couturières, j’en ai tiré un film que j’ai entièrement tourné sans quitter notre salle, suivant ma propre conception du théâtre filmé, d’une façon plus radicale que Pagnol et Guitry. J’avais assimilé en défendant de seconds rôles — on poireaute un peu trop à mon goût quand l’on joue les premiers — la technique des metteurs en scène et des opérateurs. J’interprétais un évêque du Moyen-Âge finissant qui s’interrogeait sur la notion de pardon. Il accordait de plus en plus difficilement l’absolution, car il estimait que le pardon entraîne la récidive. On comprend que l’Église ne veuille pas rejeter les pécheurs les plus opiniâtres, fussent-ils incestueux, brutaux, querelleurs, assassins à leurs heures, fissent-ils trimer leur prochain pour mener grand train, et vivre sur un pied de satrape.

étrange directeur de conscience

   Cet étrange directeur de conscience invitait ses pénitents à trouver eux-mêmes une épreuve répondant à la gravité de leur faute. Pas de prières à égrener, pas de pèlerinage, à Rome ni ailleurs, on examine la pénitence, qui ne peut être trop bénigne, et surtout pas machinale ou convenue. Le repentant peut s’adresser à un autre prêtre, mais sa confession ne vaudra rien s’il ne reconnaît pas qu’il s’est déjà confessé sans obtenir l’absolution. Pas question de se repentir sans essayer de réparer au mieux les dégâts, ou de se donner les moyens de ne plus en provoquer. Les assassins ne sont pas tenus de se rendre au bras séculier, ils se retireront dans un monastère où ils croiseront d’autres assassins qui n’ont, il est vrai, tué que des hérétiques. Un familier de l’Inquisition n’a jamais compris comment il est parti évangéliser des Cafres sans pouvoir compter sur les rigueurs de tribunaux plus profanes. Les écarts les moins graves, à ses yeux, le confesseur arrivait à en démonter le mécanisme, les penchants les moins redoutables peuvent engendrer de vilains tourbillons. Peu lui importaient les vilaines pensées, si elles ne sont pas suivies d’effet.
  Tous les pécheurs tombés entre ses mains retrouvaient ce sens commun qui fait les âmes sans tache. Le père s’était incarné dans le fils pour laver l’humanité du péché originel, pas pour qu’on se réclame de lui pour justifier toutes les exactions contre certains fidèles qui l’étaient moins ou plus du tout aux yeux de Rome. Sans trop se soucier de doctrine, ce prêtre voulait juste empêcher que ses pénitents troublassent la quiétude de leur famille et de leur communauté, refusant de juger lui-même son prochain, parce qu’il ne se sentait capable de juger que lui-même. Il n’y avait pas de délateurs parmi ses paroissiens, l’on venait régulièrement le consulter, comme les juifs leur rabbin — cette comparaison malveillante émanait d’un religieux qui redoutait sans doute que, faute de pécheurs routiniers, l’Église perdît le plus clair de ses revenus.
   L’Inquisition finit par le rattraper. J’ai eu entre les mains des manuels rédigés à son intention, mon personnage connaît toutes les chausse-trapes, ce qui lui laisse assez de temps pour cerner la mentalité de ceux qui l’interrogent, en prouvant qu’il n’a été tenté par aucune thèse condamnable, n’en soutient aucune qui puisse l’être, et qu’il y a moins d’hérétiques dans sa paroisse qu’ailleurs. Il fait de son mieux pour être un digne représentant de son Seigneur auprès de ses pénitents en les aidant à résister aux tentations qui les assaillent comme aux mauvais penchants auxquels les expose leur faiblesse naturelle. S’il a mal fait en voulant trop bien faire, il ne demande qu’une seule chose, qu’on l’aide à se reprendre.
   Au cinquième acte, mon prêtre devient un ministre démissionné qui doit répondre de ses discours devant des tenants du libre-échange forcené, et du négoce souverain.  J’en profite pour souligner les prétentions et les rituels des partisans de la mondialisation — présentée comme un phénomène aussi inévitable que la dérive des continents — un mot qui ne signifie rien quand il ne désigne pas l’obligation faite aux nations de livrer leurs citoyens aux manigances des financiers, et de dédommager les entreprises quand une loi sanitaire réduit leurs bénéfices. Dans un lamento final, je donne la parole à mon théâtre, condamné à disparaître pour répondre aux exigences d’une nouvelle religion.
   Pour laisser une empreinte encore plus indélébile, je fais ensuite appel à toutes les troupes de la région pour une intégrale de Corneille filmée puis représentée sur notre scène. On sous-estime nos baroques pour exalter le génie des auteurs espagnols et anglais du seizième et du dix-septième. J’avais imposé naguère au directeur de notre troupe l’Agrippine de Cyrano de Bergerac. Ce n’est pas dévaluer Shakespeare que de faire de Corneille son égal, et de le jouer, comme lui, sans façon. Notre théâtre, avant d’affronter les démolisseurs, a représenté toutes ses œuvres, à raison de deux matinées et d’une soirée par jour, je ne jouais que dans les pièces les moins connues, je me contentais de superviser les autres. Le résultat a été salué par deux Palmes et quatre Césars. Je me suis présenté, pour recevoir mes prix, avec une maquette de mon théâtre que je posais à mes pieds. Une façon de faire participer les festivaliers à mon deuil.
   On attendait la récidive. Une autre pièce, une autre intégrale. Il ne meurt pas un théâtre par jour, et je n’étais pas aussi attaché aux autres qu’au mien. Il fallait d’autres changements pour faire oublier mon incursion dans l’écriture et la mise en scène. Je suis allé jusqu’à jouer dans des films étrangers. Moi qui attrape si facilement n’importe quelle prononciation, je me suis appliqué à conserver une pointe d’accent personnel.
   Les années passant, j’ai perdu ma femme, puis ma fille. Ma longévité commence à me peser. Certaines digues s’ouvrent dans mon organisme que j’arrive de moins en moins à réparer. Notre horloge biologique finit par refuser toute transaction. Le seul avantage de mes tâtonnements pour atténuer  mes souffrances de nourrisson abandonné au bon plaisir de ses parents, c’est que je suis à même de mettre fin à mon existence avant qu’elle ne devienne trop pénible. Je n’ai fait part à personne de ma décision. Pas même à mon fils qui se porte moins bien que moi.

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...et naguère


Texte et dessins René Biberfeld - 2017

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