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Un tailleur
taille des costumes sur mesure pour hommes.
LUCE MARCEL
TAILLEUR POUR HOMMES cela tient du pléonasme. Elle le sait, Luce, mais elle y tient. Le couturier, quel que soit son sexe, crée des modèles présentés par des mannequins. Coco Chanel fut un grand couturier. Quoi qu’en ait le Conseil National de la Résistance, Alain Rey en fait un exemple. Luce Marcel a manifesté, dès sa petite enfance, un goût certain pour les étoffes. Elle s’en va, dès qu’elle en a la possibilité, traîner à quatre pattes dans l’atelier de son père qui lui abandonne quelques chutes, sans gêner personne. Adolphe Marcel, le fondateur de la maison Marcel, avait une mercerie, dont il a confié la gestion à son épouse, pour confectionner à l’étage dont il venait de faire l’acquisition des vêtements sur mesure pour hommes et pour femmes. Les messieurs manifestaient moins d’exigences que les dames qui venaient le voir avec des journaux de mode. Il dessinait, à partir des photos, des modèles correspondant à leurs mensu-rations. Lucien Marcel, formé par ses soins, lui succède naturellement. Les seuls mannequins que l’on connaisse en ces lieux, ce sont ceux qui sont plantés sur des trépieds. Luce semble née avec des ciseaux et une aiguille aux mains. Elle n’a pas beaucoup gazouillé, elle a rarement pleuré. À côté de son grand frère, le petit Étienne qui se roule par terre pour des riens, elle est reposante. Elle n’a aucun chagrin à confier à personne, elle n’éprouve guère de joie débordante. Elle comprend ce qu’on lui dit, et répond, quand on lui pose une question, le plus exactement possible. Une exactitude parfois troublante. Elle ne semble vraiment s’épanouir, comme on dit, qu’à l’atelier. Rafraîchir de vieux complets, réparer les accrocs, elle apprend vite. On la trouve à l’école peu sociable. Les psychologues scolaires expriment des inquiétudes que n’ont jamais éprouvées ses parents. Elle sait, dans ses rédactions, retenir l’attention sans s’étendre. En mathématiques, elle trouve au collège et plus tard au lycée des raccourcis jamais triviaux, qu’elle sert ironiquement avant les démonstrations attendues. Aucune règle ne lui échappe, quel que soit le jeu. Un oncle veut la faire participer à des compétitions d’échecs, l’idée même de compétition lui donne des boutons. Et toutes ces tables alignées dans une même salle… Que l’on gagne ou qu’on perde, on joue pour se détendre. Elle a vite fait d’expédier ce qu’on lui demande pour passer plus de temps à l’atelier. Elle accepte de pousser jusqu’au bac, pour la seule raison que plus on a de flèches à son carquois, mieux on se porte. Il ne faut pas croire éternelle la conjoncture du moment, les bulles financières peuvent être aussi ravageuses qu’une guerre classique. On la voit planer à des hauteurs prometteuses. Les Grandes Écoles, lâche-t-elle plus tard à son professeur principal qui s’enquiert de ses intentions, fournissent déjà suffisamment d’imbéciles et de coquins… Pa besoin de m’orienter, j’ai appris tout ce que j’ai à savoir à l’atelier de mon père. Et je n’ai rien à faire d’un certificat d’inaptitude professionnelle. Le petit Étienne se recommande surtout par une outrecuidance que ne justifient pas ses résultats. Il se prépare à succéder à son père, il a déjà son idée sur la façon dont on pourrait se faire plus de sous. Il redouble deux fois, elle le rejoint, et parvient à le dégrossir assez pour qu’il évite de se cogner une année de plus. Elle l’appelle affectueusement Du Con la Noix. Le CAP des métiers de la mode représente pour lui un vrai tremplin. Luce exprime à quinze ans son désir de se fignoler un complet sur mesure. Unisexe. Elle s’en fait trois, avec des étoffes qu’on n’arrive pas à écouler, saisons et demi-saisons, plus pour travailler dessus que pour les porter. Elle est sinon plutôt jolie. Culminant à un mètre quarante-neuf, elle ne sera jamais mannequin, mais là, elle attire les regards. Ce n’est pas de la marque, lâche une jalouse ; c’est de la Gerboise, répond-elle en montrant une étiquette représentant le rongeur stylisé, aux pattes encore plus longues que l’original. Elle avait prévu la remarque. Elle l’a dessiné, et peint elle-même. Il ferait beau voir qu’elle portât des machins que l’on peut s’acheter n’importe où en y mettant le prix. Ses formes sont juste suggérées. On n’est pas à l’étal d’un boucher. À chaque corps son style, qu’il convient de dégager. Son frère salue comme il faut l’idée de l’étiquette, et reconnaît la belle ouvrage. Après s’être habillée, elle habille son père, sa mère, son frère et sa sœur. Complets pour sortir, costumes d’intérieur, rien qui gratte, rien qui pèse. On sent la patte. Elle met au point, bac en poche, son malicieux marcel Marcel™, lequel devient vite, sur les instances du grand frère qui ne comprend rien aux calembours, un marcel Gerboise™. Le marcel pour dames, pincé aux bons endroits permet de se passer de soutien-gorge, et même de courir sans brimbaler sa devanture. L’aîné harcèle son père jusqu’à ce que la maison Marcel devienne la maison Gerboise, et s’empresse d’afficher l’animal stylisé sur la nouvelle enseigne. La pratique afflue à laquelle il prodigue des gracieusetés de garçon de bains. Après avoir confectionné ses propres slips, puis ceux de sa mère et de sa sœur, Luce trouve un assistant selon son cœur dans un compagnon que vient d’engager son père pour essuyer le flot des nouveaux chalands. L’anatomie et les déplacements de chaque sujet sont bien plus éloquents que la voix off dont tout un chacun se croit obligé de lâcher d’interminables bribes à qui passe à portée — comme si la vie ne représentait quelque intérêt que lorsqu’on parle de la sienne et de celle des autres. Si tu veux bavasser, tu vas te payer un godet à l’estaminet du coin. Elle finit par demander à son père de lui prêter de quoi s’installer à son compte. Elle rassure son frère. Elle ne va pas lâcher tout à fait la maison mère. Elle ne veut avoir à faire qu’au compagnon à qui elle laisse les dames, entraînant les hommes dans son sillage. Il filme les clientes qui lui posent un problème, elle lui envoie ses croquis. Cela se fait en un clin d’œil en empruntant la Toile. On ne voit aucun inconvénient à ce qu’elle fasse des dessous sur mesure à ses clients. Elle remplace sur ses étiquettes ses gerboises par des gerbilles, sur le conseil de son coquin qui s’efforce de ne pas rire en enseignant l’économie à des cohortes de jeunes abrutis brûlant d’ingurgiter les vulgates en cours. La Gerboise est d’un trop bon rapport, ton frère voit trop grand, il va finir par s’aventurer dans le prêt-à-porter, ce qui l’exposera à moyen terme à une fusion. Une fission préventive te mettra à l’abri. Il n’attend pas d’avoir hérité, le frérot, il bassine son père. Le prêt-à-porter Gerboise, pour dames, fait entrer la maison dans la grande distribution. Le petit Étienne ouvre son premier magasin dans un quartier chic. C’est le compagnon qui envoie ses croquis à l’ambitieux. Pour fêter l’ouverture, le grand frère trouve amusant d’envoyer à sa sœur un sapeur qui rappe — la casquette à l’envers, la sape banlieusarde, très peu pour ce particulier, il faut que ça en jette. Combien voulez-vous y mettre, et de telle sorte que l’on voie bien ce que vous y avez mis ? Il lui faut aussi du dessous chic et cher. Elle va le voir dans son immense studio d’enregistrement, une petite salle de spectacle équipée par ses soins. Le résultat répond parfaitement à ses désirs. Sa mise transforme insensiblement l’étincelant gommeux. Il pourrait se présenter devant la reine d’Angleterre dans l’une de ses nouvelles tenues, sans faire mauvaise impression. Le rappeur ne s’était jamais imaginé qu’il pouvait être aussi élégant en suivant ses penchants. Il ne demande, du coup, qu’à porter de temps en temps des tenues plus classiques, et une partie de la clientèle qui a de quoi se découvre une vocation de sapeur. Elle lève les yeux au ciel, quand le grand frère se met en tête d’organiser un défilé. L’ancien compagnon se voit bombardé couturier. Elle veut bien contribuer secrètement, à condition que l’on ne mentionne pas son nom. Elle ne s’aventure pas officiellement dans les mauvais lieux. L’art du trompe-l’œil permet d’amusantes variations sur le thème du recyclage, avec du faux carton, du faux papier, du prétendu plastique, du métallique pour les poubelles jaunes, du faux verre pour les poubelles vertes, le fond étant provisoirement occupé par des camions de la voirie. Avant de se glisser dans leur tenue définitive, les mannequins auront jeté les vêtements répondant mieux à l’esprit du jour — qu’elles auront pris soin de bien mettre en valeur au début du défilé — dans de monstrueux sacs-poubelles, déposés à l’intérieur des bennes par des employés qu’on aura débauchés à cette occasion, avec leurs tenues du petit matin. Une occasion pour les spectateurs de se rincer un instant les yeux. Des revues d’Art saluent la performance, preuve qu’il ne faut pas désespérer de la connerie de ceux qui s’y connaissent. Le grand frère a parfaitement assimilé un jargon apparemment plus facile à dominer qu’une matière plus scolaire. Le faux plastique parfaitement adopté aux formes d’une rombière new-yorkaise au cours d’un vernissage à Manhattan éclipserait presque les installations du rigolo qui s’expose. L’Étienne prend des leçons d’anglais pour inaugurer une succursale sur place. Luce qui domine autre chose que le globish a décidé depuis longtemps qu’elle se contenterait de la péninsule du continent eurasiatique. Elle veut bien traverser la Manche, voire la mer du Nord pour se rendre en Islande, pas l’Atlantique, il n’est pas non plus question de s’aventurer au sud du Mare Nostrum. Son économiste refuse de parler officiellement et d’écrire une autre langue que la sienne, bien qu’ils aient tous deux pris soin d’apprendre celles des pays qu’ils visitent, en s’attardant sur les idiotismes, les virelangues, et les expressions intraduisibles, plus significatives à leurs yeux que bien des traités. Si je fais une conférence, je parle en français quitte à me faire complimenter pour mon accent quand j’attaque les petits fours. Un de leurs plus grands plaisirs, c’est de lire dans le texte des œuvres étrangères. Luce corrige patiemment les fautes du frérot qui finit par se débrouiller un peu mieux que la plupart des politiques. Quand il s’en rend compte, il ne se sent plus, ce n’est plus une succursale qu’il envisage de créer, c’est une chaîne. L’ancien compagnon a réussi à former un de ses employés. Il n’envisage pas de s’expatrier. Ils concevront un sein de la maison mère les modèles, en passant par la Toile. Dans son souci de s’épandre, l’Étienne ne cesse de s’endetter, il veut coloniser le Nord de la côte Est, et le Sud de la côte Ouest. Sa sœur essaye de limiter les dégâts du prêt-à-porter pour dames avec son propre système de mesures. Mais elle ne veut pas entendre parler de prêt-à-porter pour les messieurs. La Gerboise du Nouveau Monde est laissée aux bons soins de l’ouvrier formé par le compagnon. L’ouvrier doit au bout d’un an assurer également le prêt-à-porter pour messieurs. Gisèle cesse aussitôt d’envoyer ses croquis. L’ouvrier ne manque pas de talent, mais ce n’est plus la même chose, on sent la différence dès les premiers défilés. Il n’a plus que le nom à se mettre sus la dent, l’Étienne. Il se sent dépassé. La Gerboise intéresse un consortium asiatique, qui en achète les droits. Le saboteur empoche les millions avant de rentrer au pays. La maison Gerboise, est redevenue la maison Marcel ce qui ne contrarie pas le père qui continue de réparer les accrocs et de rafraîchir les vieux complets, le compagnon s’occupe du sur-mesure pour dames, on envoie les messieurs chez Luce. On décroche l’enseigne, on retrouve ses marques. Le fils prodigue doit se contenter des deux succursales qui lui restent, et décrocher les gerboises des enseignes. Sa sœur lui suggère comme raison sociale, les magasins Étienne Marcel. Le prétentieux n’a pas l’envergure d’un prévôt des marchands. Il n’y voit aucune malice. On peut compter sur l’inculture du chaland. Elle veut bien guider à nouveau ses pas dans le prêt-à-porter féminin, en élargissant l’éventail des tailles, de telle sorte que cela se rapproche au maximum du sur-mesure. La vente de la Gerboise lui donne de quoi installer un grand magasin à deux pas des ateliers familiaux. L’ancien compagnon assure le sur-mesure, un nouveau disciple est autorisé à donner un coup de main dans le prêt-à-porter masculin, étant bien entendu qu’on ne le soutiendra pas dans cette noble tâche. La clientèle ne se laisse pas abuser, la maison Gerboise commence à battre de l’aile aux States. Cela entraîne d’amusantes péripéties judiciaires, on épluche les contrats. Les acquéreurs ont acheté le nom, synonyme de savoir-faire, ils n’ont pas acheté le savoir-faire. La maison Étienne Marcel prospère, la maison Gerboise périclite. C’est le coquin de Luce qui souffle à l’aîné la bonne idée. Qu’est-ce qui l’empêche de racheter au rabais un nom qu’il a vendu au prix fort ? La petite sœur pose ses conditions, la Gerboise restera au pays. Il ne faudra plus compter sur son soutien, sinon. L’Extrême Orient aura juste financé le grand magasin du grand frère, qui retrouve son nom et son enseigne. Cela fait de grands titres. Apparemment, ça ne lui suffit pas, à l’aîné, d’être le patron de sa grande surface, respecté dans le milieu. Il voudrait que l’on reconnût ses qualités au sein de la famille où il est resté, bien que depuis des décennies sa sœur n’emploie plus ce terme, Du Con la Noix. Sorti du gouffre où il s’était lui-même précipité, il n’ose pas exprimer ses aigreurs résiduelles, il dépérit, il s’étiole. René Biberfedld - 2021 Le dessin de tête est de René VINCENT dans Lecture pour tous en 1914 |
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