CHAPITRE I
COMMENT LE JUGEMENT DE CARNAVAL
FAILLIT ÊTRE CETTE ANNÉE-LÀ
REMIS SINE DIE ET CE QUI S'EN EST SUIVI
CE N'EST PAS QUE LE CARNAVAL qui est
mort cette nuit-là. Maître Abel Patou
qui s'était successivement posté au débouché de la rue Augustine, sous
les arcades de la Place Fabre d'Églantine, et enfin au coin de la rue
Édouard-Vaillant pour goûter le spectacle offert par les pierrots des
fécos conduisant la musique de café en café (cinq en tout) avec leurs
interminables roseaux (dits carabènes
dans le parler du lieu) à la
lueur de torches plus impressionnantes que l'éclairage habituel des
arcades, sous une pluie de confettis, et le cortège des farceurs
diversement travestis (on les appelle des goudils), n'en serait pas
revenu si on lui avait dit qu'il se retrouverait déguisé en cadavre
sans même avoir pris la peine de se grimer. Il ne pouvait espérer, lui,
renaître de ses cendres pour les festivités de l'année suivante.
Il avait auparavant essuyé les attentions d'une horrifique paysanne
avec son cabas, qui avait agité un vrai poireau sous son nez, en lui
disant en dialecte : "Je te connais... Moins on te voit, mieux on se
porte..." Une allusion à sa qualité d'huissier, qui avait déclenché
quelques rires gras. Puis un faux médicastre avec de monstrueuses
lunettes à son faux nez et une informe robe noire, lui avait lancé,
d'une voix de fausset, toujours en dialecte : "Je te connais. Ce n'est
pas parce qu'on a une si belle fille qu'il faut la garder pour soi..."
Une assertion d'autant plus odieuse qu'il se contentait de la
surveiller comme le lait sur le feu, vu qu'elle passait pour être
d'humeur à s'enflammer. Il allait lui répondre : "Si je la garde, ce
n'est pas pour toi, pauvre viédaze,
bon à rien..." mais la grosse masse
de confetti qu'on lui avait fourré dans la bouche dès qu'il l'avait
ouverte, l'en empêcha. Un des pierrots l'effleura de sa carabène, pour
l'aider à recracher, il arrive à le faire, mais il ne se sent plus très
bien. Il se sent partir à vrai dire, et ce n'est pas une illusion, vu
que, en un rien de temps, il est parti pour de bon.
Quelqu'un essaie de le retenir, de peur qu'il ne se blesse. Il l'assied
gentiment sur le trottoir, le temps qu'il se remette. On ne va pas
troubler une aussi jolie fête pour si peu, et le Jugement de Carnaval
n'a lieu qu'une fois par an. Ce n'est pas la viande saoule qui manque.
Une fois le cortège passé, on le traîne dans le dernier café où les
fécos se sont arrêtés. L'on s'efforce en vain de le faire revenir. Il
ne revient pas du tout. Un homme averti lui a tâté la jugulaire avant
de hocher la tête. Il faut faire quelque chose. L'homme averti a cru
reconnaître l'un des farceurs. Il se permet de courir derrière les
goudils, d'en attraper un par la manche, et de lui dire, pour rester
dans le ton : "Je te connais, tu es un vrai médecin et il y a un vrai
malade au café."
Le serment d'Hippocrate comporte
certaines obligations. Le médecin prend sa robe dans ses mains, ce qui
n'est pas facile, vue la grosse sacoche qu'il se traîne, et trotte vers
le café, suivi par une poignée de curieux alléchés par l'attraction
inédite.
Il constate le décès qui n'est apparemment dû
ni à une attaque ni à une défaillance. Il croit sentir, la suggestion
aidant, une vague odeur d'amande amère. Voilà ce que c'est de lire trop
de romans policiers on l'on met le prussiate à toutes les sauces. On
attend son verdict, il le donne : "Ce n'est plus de mon ressort. Le
pauvre Abel, il est passé." Un vilain drôle lui dit : "Il y en a qui ne
comprennent vraiment pas la plaisanterie." Bien que ce soit carnaval,
personne ne rit. D'aucuns se croient tenus de le foudroyer du regard.
Le médecin a raison. Ce n'est plus de son ressort, il faut faire
quelque chose. La gendarmerie est à l'entrée de la ville, le
commissariat à deux pas, et le SAMU n'est pas fait pour enlever les
cadavres.
Le plaisant se précipite au commissariat.
C'est l'inspecteur Pugnasse qui assure la permanence. Il envoie un
subor¬donné sur les lieux, et s'en va tambouriner à la porte du
commissaire Alcide Esparge qui dort d'un sommeil de plomb, rue des
Puisards.
En principe, le dernier dimanche avant les
Rameaux, il dort. Le Jugement de Carnaval le rend par trop
mélancolique. Il a été un pierrot exemplaire, un foutu bon manieur de
carabène, un virtuose en son genre, et personne ne savait danser comme
lui carnaval, ce qui est un exploit : les enfants apprennent à le faire
dès qu'ils tiennent sur leurs jambes. C'est pourquoi il avait été
adopté parmi les fécos plus tôt que d'autres, et parce que ses parents,
pétants de fierté, n'hésitaient pas à rincer au bassinet. Quand il est
parti, il y en a eu pour dire que la parade des fécos y perdait quelque
chose. Mais on lui avait fait comprendre en haut lieu, quand il était
passé commissaire, qu'on ne tenait pas à avoir un pierrot commissaire.
Il ne peut éviter, durant les trois mois en gros que dure ce carnaval,
de croiser un de ces groupes, il a même droit, chaque fois, à un
effleurement de carabène amical, mais le Jugement de Carnaval, vrai, il
ne peut pas. Il s'est permis, sinon, d'autres jours, d'apparaître en
aubergine grotesque, avec sa souche à contraventions, en vieux
monte-en-l'air, en sergent du roi et jamais on ne l'a reconnu, malgré
sa taille : il y a tant de démarches possibles, tant de moyens de se
rendre méconnaissable... Mais pas le jour où Carnaval monte sur son
bûcher.
Le temps qu'il se rende auprès du cadavre, il
croit entendre les recommandations de sa tante Alberta, isoler
l'endroit où le pauvre Abel s'est trouvé mal, et veiller à ce qu'on ne
touche pas après aux cendres du bûcher, vu qu'on ne peut rien trouver
de mieux pour faire disparaître des indices. Les pierrots ont
l'habitude de se mettre torse nu après avoir déploré la mort du pauvre
Carnaval, dansé la gigue car il ne manquera pas de renaître, et jeté au
feu tout ce dont ils se débarrassent, masques, cagoules, tuniques,
besaces à confettis, carabènes. Il faudra laisser les lieux en l'état.
Il fait donc installer des barrières au croisement de la rue Édouard
Vaillant, bien que le trottoir ait été surabondamment piétiné, ce sont
les collègues qui feront les prélèvements, y compris sur la veste de
l'Abel. C'est au légiste d'établir s'il s'agit là d'une mort suspecte.
Il apprend que le malheureux s'est fait
chiner deux fois, juste avant
de passer. Se faire chiner,
dans le parler local, c'est se faire
prendre à partie par un goudil. La pratique n'existe plus qu'à l'état
de vestige. Il se trouve quand même quelqu'un pour lui répéter ce que
le pauvre Abel a dû entendre. "Ne te précipite pas, lui dirait tante
Alberta. Garde-le derrière l'oreille." En tout cas, les goudils
connaissaient parfaitement Abel Patou.
Il y a une chose
qu'il ne fera pas, parce qu'il est du pays : il n'empêchera pas que
Carnaval soit jugé et brûlé comme il doit l'être. Tout en donnant ses
instructions à son équipe maintenant au grand complet, il suit d'une
oreille pas vraiment distraite les attendus de la sentence que l'on va
prononcer. Et ce n'est pas triste, car on en profite pour évoquer des
faits précis. Un membre de son équipe filmera juste l'incinération du
condamné, et il passera inaperçu, vu qu'il n'est pas le seul à filmer.
On attend quand même que tout soit fini pour enlever le corps après les
constatations d'usage. Par acquit de conscience, le commissaire fait
photo¬graphier le trottoir entre les barrières, et recueillir les
confettis dans différents sachets, correspondant aux endroits où l'on a
ramassé les dits confettis. La voirie attendra un bon moment avant de
s'occuper du demeurant, mais défense de toucher à l'amoncellement de
cendres et de tisons.
Toutes ces méticulosités ne
l'empêchent pas de songer, d'une façon plutôt mitigée, à sa tante
Alberta. La famille n'était pas censée parler de certaines de ses
frasques dans diverses villégiatures. Maintenant qu'elle a pris sa
retraite, elle n'a plus de vacances. Et elle s'est installée pas loin
de là, définitivement, dans sa demeure familiale, au 6 de la rue
Notre-Dame. Rien ne l'empêche d'alerter son petit groupe de chartistes,
à la retraite elles aussi. Les anciennes camarades des classes
préparatoires ont parfois d'étranges fantaisies. Ces dames lâchaient
maris et enfants dix jours par an pour se retrouver loin de chez elles.
Tout cela pour se promener en bicyclette dans les environs, jouer aux
dames et boire du thé, et se proposer chacune à tour de rôle des
énigmes que les autres sont invitées à résoudre. Malgré leur grand âge,
Alcide Esparge les appelle les
collégiennes. Il leur arrivait
quelquefois de résoudre des affaires, rien qu'en consultant la presse
locale — à elles quatre, elles parlent six langues étrangères et en
lisent un peu plus — et en visitant le coin. L'on s'est bien gardé
d'évoquer leur rôle à cette occasion, et pour deux raisons : elles
préfèrent rester discrètes ; les autorités ne craignent pas d'endosser
la responsabilité de leurs découvertes. Il y a eu la jeune mariée de
Nazaré qui n'avait pas tué son mari, contrairement à ce qu'on pensait :
le dit mari la traitait si mal qu'elle n'avait aucune raison de ne pas
le faire. Il y a eu le gâteux de Sienne qui avait réussi à compromettre
tout le personnel de sa maison de retraite en expédiant des
pensionnaires qu'il jugeait encore plus mal lotis que lui, bien qu'il
n'ait jamais vu Arsenic et Vieilles
Dentelles. L'enquête était d'autant
plus difficile que le sénile oubliait à peu près tout ce qu'il avait
fait. On pourrait citer aussi la collégienne d'Inverness qui avait
réussi à affoler quelques vieux cochons au point qu'ils s'entre-tuent —
cela n'avait pas été facile de l'innocenter, les féministes adorent
défendre les petites filles qui tuent de vieux cochons en série, et la
demoiselle était un peu mythomane ; le serrurier d'Uddevalla que tous
ses clients accusaient de vol pour profiter des assurances ; et
l'assassinat d'un revendeur, maquillé en bavure policière, dans une
banlieue de Bruges — les émeutes urbaines qui ont suivi confirmaient
cette version.
Alberta fait partie de la branche
Fiselou de la famille, celle qui passe pour la plus farfelue. Il se
rappelle les étranges leçons d'histoire qu'elle lui donnait dans son
enfance, pendant les vacances : il y a l'histoire que l'on se fait et
que l'on se raconte, et celle que d'autres se font et qu'ils nous
racontent. Apparemment, elle en tenait pour la première catégorie. Et
elle savait raconter. Ce qui a fait des enfants de la famille les
meilleurs élèves d'histoire du département. Comme elle s'intéressait
moins aux autres matières, cela ne les empêchait pas de connaître une
scolarité parfois cahotante. Quoiqu'elle dise, elle retient
l'attention. Pas besoin de se montrer impérieuse ou péremptoire. Il est
payé pour le savoir. Comme il est de la branche Esparge, et que le
poireau est l'asperge du pauvre, il ne pouvait que s'appeler Alcide,
pour la bonne raison qu'Hercule est le descendant d'Alcée. Les lecteurs
d'Agatha Christie comprendront. Ses parents avaient lu Agatha Christie.
Les moindres âneries que pouvait débiter la loufoque passaient pour des
évidences quand elle les soutenait. Lorsqu'il est entré dans le métier,
il s'est employé à prendre le contre-pied du fameux détective belge.
Celui-ci soigne sa mise, il s'abonnera au complet jean ; l'autre
écorche l'anglais, il évitera les incorrections et les impropriétés, ce
que l'on n'a pas manqué de remarquer dans ce milieu ; Hercule Poirot
emploie un langage fleuri, et adore les chemins de traverse ; il sera
sec et tranchant, il ira droit au fait. N'empêche que les petits jeux
de la tante, comportant des énigmes, lui ont donné d'excellents
réflexes qui lui permettent la plupart du temps d'aller au-delà des
apparences. Ça l'agace de se demander chaque fois ce qu'elle aurait
pensé de tel ou tel détail. Il ne peut s'en empêcher. Il se dit qu'elle
ne manquera pas de faire venir ses anciennes condisciples pour la bonne
raison que plus on est de folles, plus on rit. Un crime en plein
carnaval, il y a là de quoi les allécher.
Comme prévu,
la tante Alberta est venue les chercher à la gare, et les a installées
chez elle. Il n'a pas assisté au spectacle, mais la tante Alberta est
connue en ville, l'arrivée de ses trois camarades de jeux n'est pas
passée inaperçue — bien qu'on ignore tout de leurs exploits — et les
langues vont vite. Il n'a donc pas été particulièrement surpris qu'on
l'invite à boire une tasse de thé en passant, juste après le déjeuner.
Ces dames souhaitent à ce point faire sa connaissance... Lui-même
aimerait observer les bêtes de plus près.
Jamais il n'a vu d'êtres aussi dissemblables et
aussi complémentaires.
Tante Alberta a la taille d'un mannequin sans en avoir la démarche, ni
les charmes souvent artificiels. Elle s'habille comme une vieille dame
élégante des années cinquante, et n'a jamais renoncé à porter un
chapeau, ce qui fait qu'on la reconnaît de loin dans la rue. Les
autres, elle ne sait pas. Elle le garde, elle, même pour faire du vélo,
ce qui remplace avantageusement le casque qui est censé vous protéger
en vous donnant l'air d'un coureur.
Gisèle Pouacre, un rien
plus corpulente, mais pas assez petite pour qu'on la traite de pot à
tabac, s'habille confortable : un pantalon aussi large que celui des
pierrots de Watteau, une blouse ample de peintre à son atelier
là-dessus, le tout dans des couleurs claires, ce qui met en valeur un
teint pour le moins rougeaud.
Sophie Bernard doit
courir les fripes chic. Aussi grande que la tante Alberta, elle semble
apprécier les robes qui balaient la poussière, les chemises d'homme,
les châles qui ressemblent à des filets de pêcheur. Le commissaire
espère qu'elle adopte une autre tenue quand elle monte à bicyclette.
Ses cheveux gris généreusement épars la rattachent indiscutablement à
cette tribu prophétique aux prunelles ardentes dont parle le poète.
Emmeline Croin est toute petite. Elle porte des pantalons chic, et une
manière de canadienne originale sur un chemisier légèrement bouffant.
Elle ne doit pas s'habiller chez Tati. Un air particulièrement
malicieux avec ça, qui tranche avec l'aspect flegmatique des deux
premières, et les humeurs sans doute militantes de la dernière.
Malgré ces différences, quand elles sont ensemble, on dirait presque
qu'elles s'expriment toutes d'une seule voix. Une amitié bien rodée.
Elles se sont connues à l'hypocharte de Toulouse, et sont toutes les
trois parvenues à intégrer
comme on dit dans le jargon d'usage.
Le commissaire a droit à des anecdotes de ce temps-là, à croire que le
temps s'est figé depuis. Les collégiennes se mettent gentiment en
boîte, sans l'exclure. Il note le fait. Les connivences établissent en
général une frontière entre les initiés et les quidams qui clapotent à
l'entour. Là, c'est comme s'il se trouvait avec elles, du temps de leur
jeunesse, dans un café. Mettre l'interlocuteur à l'aise, ne peut-il
s'empêcher de penser. Les autres ne sont pas dupes.
– Un cadavre au beau milieu de notre carnaval,
c'est d'un goût... fait remarquer tante Alberta.
– L'on a dû croire qu'il s'agissait d'un
déguisement original, susurre Emmeline Croin.
– Le mort se sera pris au jeu, note Sophie Bernard.
– Il l'aura trop bien joué, dit tante Alberta.
– Le malheur, rétorque le commissaire, c'est qu'on l'a aidé à le jouer.
Une touche de cyanure, et vous faites un cadavre tout à fait
présentable.
– C'est ce que m'a dit la boulangère, reconnaît
tante Alberta. On ne peut rien lui cacher.
– Vue l'affluence cette nuit-là, je ne vois pas comment on aurait pu
cacher quelque chose. Et je ne dis pas le nombre de gens qui venaient
aux nouvelles. C'est l'inconvénient dans les petites villes, tout le
monde vous tape sur le ventre et l'on attend que vous vous déboutonniez.
– Ça devait mitrailler dans tous les coins... se
dit à voix haute Emmeline Croin.
– Plus besoin de faire du porte à porte, ajoute
tante Alberta.
Là, le commissaire ne sait plus où l'on en est. Sa
tante ralentit le mouvement.
– Les vanités de notre époque n'ont pas que des inconvénients, mon
grand. Un événement comme celui-là, qui ne se passe qu'une fois l'an,
et dans un espace aussi restreint, une place et cinq cafés, tous les
moyens sont bons pour en saisir les meilleurs moments, portables,
appareils de photo, caméscopes, la matière ne manque pas...
– À condition de disposer des films et des photos.
– Les sites sont à la mode, dit Sophie Bernard. Qu'est-ce qui vous
empêche d'en créer un où n'importe qui pourra déposer ces documents ?
– Et comment faire connaître l'existence de ce
site ?
– Par les feuilles locales, mon grand. Il s'agit là d'un carnaval
mémorable, tout le monde est invité à participer. Et si ça peut
permettre d'identifier l'assassin de ce pauvre Abel Patou... Ce sera
comme un jeu de piste. Un matériel à la portée de tous... On en parlera
dans les cafés, on fera des paris... La boulangère m'a dit que l'Abel
s'est fait chiner deux fois au même endroit. Ce serait intéressant de
savoir ce qu'on lui a dit.
– Je le sais...
Il répète les saillies dans le dialecte du lieu, qu'Alberta comprend.
Les autres sont des latinistes averties, rompues à toutes les variantes
médiévales, et pourquoi pas, aux variantes plus tardives.
– T'a-t-on dit ce que jouaient les musiciens ?
Elle s'intéresse aux détails les plus saugrenus,
la tante Alberta.
Chaque bande a son répertoire. L'on commence par une valse, cela se
termine par l'Adiou paure Carnaval,
et la gigue. Ce sont les
comman¬ditaires, autrement dit les meneurs, trois pierrots, qui
choisissent le programme et conduisent à tour de rôle la musique,
derrière les autres, avec leur carabène. Ce qui ne les empêche pas de
faire jaillir de leur besace, eux aussi, des flots de confettis, qui
retombent en pluie sur l'assistance, à moins que l'on ne vise une
victime en particulier, en lui en collant partout où ça s'accroche,
dans les cheveux, à l'intérieur des chandails pour les personnes du
sexe. Une telle attention est en général bien accueillie, ça prouve que
le pierrot vous connaît bien.
La tante Alberta demande à son neveu d'expliquer
la composition du cortège, il s'exécute :
- Les fécos, c'est-à-dire les pierrots s'avancent en dansant derrière
les torches, et devant la banda
qui suit les indications données par
les carabènes des meneurs, avec leurs percussions et leurs instruments
à vent. Derrière viennent les goudils qui se recommandent par leurs
déguisements, les cadeaux grotesques qu'ils font au public, et les
plaisanteries qu'ils adressent en dialecte à un spectateur. L'on passe
de café en café en faisant le tour de la place Fabre d'Églantine, selon
un rituel qui reste immuable, avant de juger Carnaval et de
l'incinérer, ce qui donne lieu aux lamentations d'usage, interrompues
par des gigues. Des pierrots jettent enfin dans le brasier leurs
masques, une partie de leurs vêtements, et d'autres insignes de leur
dignité.
Vu comme ça, cela perd une partie de sa
poésie. Mais le neveu n'aime pas s'étendre. La tante Alberta a la
cruauté de le relancer.
– Il est dommage que tu aies
cessé de faire partie des fécos. La façon de tenir et de manier la
carabène aurait pu te donner des indications utiles.
– Qu'est-ce que cette carabène ? demande Gisèle
Pouacre.
La tante se tourne vers son neveu, qui se retient
de hausser les épaules :
– C'est un interminable roseau, travaillé pour la fête, entouré de
papier, avec des papillotes au bout, que l'on appelle un pompon.
– Il est si interminable ?
– Pour les hommes 1,80 m et 1,60 m pour les
femmes, car il y a des pierrots féminins.
– Et il existe une façon particulière de le tenir ?
Cette fois-ci, le commissaire hausse les épaules, puis se lève. Il
esquisse le pas de carnaval, et fait comme s'il tenait le roseau. On
croirait presque la voir, la carabène. Ces dames peuvent constater
qu'il y a en gros trois façons de la tenir. Il se rassoit.
– Si ça se trouve, dit sa tante, ce meurtre n'a
rien à voir avec le carnaval.
– Du moins, le mobile n'a rien à y voir, reconnaît
le neveu.
– Tu parles comme si la fête avait fourni l'arme
et l'occasion.
C'était effectivement une idée qu'il avait
caressée, mais il n'aime pas qu'on lui coupe l'herbe sous le pied.
Il brûle surtout de quitter la pièce et sa tante
s'en rend compte :
– Nous ne te retenons pas plus longtemps, mon grand, tu dois avoir un
tas de mobiles à explorer. Abondance de mobiles ne nuit pas, à
condition qu'il ne mettent pas en cause trop d'individus.
Il se lance dans les politesses convenues, on le remercie d'avoir pris
le temps de venir visiter des originales d'un autre temps.
CHAPITRE II
COMME QUOI IL N'EST PARFOIS PAS INUTILE
DE GRAVIR UNE CÔTE POUR
FAIRE LE TOUR DE LA QUESTION.
CES DAMES SE RETROUVENT à six heures autour d'une table pour la cérémonie
du petit-déjeuner. La préparation du susdit obéit pour chacune à un tel
rituel qu'elles se sont pratiquement ignorées dans la cuisine, une
cuisine si spacieuse qu'elle ne demande qu'à accueillir une brigade. Il
fallait juste que les ingrédients fussent à disposition, ils le sont.
Chacune apporte ensuite son petit plateau dans une salle à manger
nettement plus modeste.
Elles sont habillées de pied en
cap. Le cap reste à peu près inchangé, mais au-dessous, de longs shorts
(un oxymore pour le polyglotte, qui ne choque pas les usagers)
annoncent l'intention de partir se promener en bicyclette. Les
bicyclettes elles-mêmes, des VTC hauts de gamme, se trouvent
entreposées pour l'instant dans un garage dont aucune voiture ne vient
troubler l'ordonnance.
Elles se sont assises chacune à
leur place sans échanger les plats bonjours et les bises dont le commun
fait son ordinaire passé un certain seuil de familiarité.
– Je vais faire une exception, annonce Alberta. Nous ne nous sommes
jamais jugées tenues de nous faire les honneurs de nos demeures
respectives. Que pensez-vous de cet étrange bureau qui vous a peut-être
intriguées dans la petite pièce qui jouxte le living ?
– La facture est contemporaine, dit Gisèle, mais ce n'est pas un
bureau, c'est un bargueño.
L'abattant du coffre pourrait faire
illusion, mais les portes qui s'ouvrent en découvrant tiroirs et
casiers ne trompent pas. L'artisan a tout juste renoncé à certains de
ces décors dont raffolent les amateurs et les antiquaires, et l'objet
repose bien sur une table dont les pieds ne sont pas torsadés. Je
dirais que nous avons là une sorte de variation sur un thème connu.
– C'est comme le cabinet de curiosités qui se trouve dans ma chambre,
dit Emmeline. C'est un pastiche du style baroque allemand, si l'on peut
parler de pastiche. Il s'agit plutôt d'une révision.
–
Cette table ovale à un seul pied et les chaises sur lesquelles nous
sommes assises vous feront peut-être penser à des meubles plus
modernes. Et pourtant, malgré le choc des époques, nous échappons à
l'impression de bric-à-brac. Je ne suis pas une collectionneuse.
– Nous marchons sur des planchers à l'ancienne, dit Sophie, tenon et
mortaise. L'ensemble a un air résolument moderne, et c'est du moderne
comme je l'entends, du moderne qui n'a rien oublié de ce qui l'a
précédé.
– Conclusion ? demande Alberta, en souriant.
– C'est l'œuvre du même artisan.
– D'une menuisière-charpentière, plus exactement.
– Je sens, soupire Gisèle, que tu vas nous faire
visiter l'atelier de cette dame.
– Quand on va à Venise, l'on se sent obligé de visiter les verreries de
Murano, l'on se doit, quand on passe par ici, de visiter les ateliers
de Michèle Castouille.
– Autrement dit, tu nous fais faire du tourisme,
dit Emmeline.
– Pas seulement. Michèle Castouille, c'est un peu notre radio locale.
Elle sait tout ce qui se passe dans le pays, elle peut nous faire
gagner un peu de temps. Elle me voue en plus une reconnaissance sans
bornes. Sa mère était caissière dans un supermarché, elle adorait
traîner dans l'atelier de son père menuisier. Le malheur a voulu
qu'elle fût en son temps l'élève la plus brillante de son lycée. Elle
était déjà condamnée aux classes préparatoires, où je sais qu'elle
n'aurait pas été débordée par le rythme que l'on impose aux jeunes
gens. C'est moi qui lui ai sauvé la mise. Je connaissais bien la sœur
aînée, qui avait presque dix ans de plus qu'elle, je passais souvent
les voir. Je ne pouvais manquer de surprendre les explications entre la
gamine et ses parents. Je leur ai fait remarquer, sans avoir l'air d'y
toucher, que les classes préparatoires ne produisent de bons
spécialistes que de loin en loin, mais que les Compagnons du Tour de
France, ça donne toujours de fort bons artisans. Un énarque, après
tout, n'est pas obligé de produire un chef-d'œuvre avant de s'insinuer
dans le monde.
– Une remarque des plus pertinentes...
– J'ai obtenu gain de cause, et récupéré ce grand bâtiment quand mes
parents ont voulu partager leurs biens entre leurs héritiers tout en
gardant l'usufruit, en cas de malheur. La maison ne payait pas de mine.
La Castouille m'a mis en contact avec d'autres artisans triés sur le
volet, d'autres Compagnons du Tour de France à ce que j'ai cru
comprendre ; en six mois, la baraque se présentait à peu près comme
vous la voyez, une partie du mobilier compris. Elle a sa façon à elle
de faire ce qu'elle appelle du sur mesure. Elle me colle un ouvrage sur
l'histoire du mobilier entre les mains, et c'est à moi de pointer ce
qui me fait tif-taf, comme elle dit, sans tenir compte des époques.
J'ai pensé à une sorte de test, comme celui de Rorschach. Pas du tout.
Chaque meuble est réinterprété en tenant compte de l'ensemble, et cet
ensemble reflète malgré tout mes goûts, aussi composites soient-ils, au
point que j'avais l'impression de les découvrir. Elle en use de même
avec tous ses clients, même si on ne lui commande qu'un article, étant
bien entendu que l'article doit se couler dans la pièce où l'on compte
l'installer. Elle envoie son fils, qui prend des photos, et s'occupe de
la livraison. Figurez-vous qu'il est allé jusqu'à photographier les
maisons autour, et la campagne qu'on aperçoit des fenêtres à l'étage.
Elle a conduit les travaux elle-même, et le tout pour une somme
modique, compte tenu de la qualité du travail. Elle avait dû expliquer
aux autres que j'étais une amie des Compagnons du Tour de France.
Peu importe le temps, elles se préparent dans le garage. Comme elles
auront à affronter un vilain crachin, elles se harnachent en
conséquence. Ponchos imperméables, Alberta Fiselou en a prévu pour tout
le monde, coiffures de marins-pêcheurs... Emmeline Croin ne peut
s'empêcher de lui lancer — un reste de ses anciens engouements :
– Toi tu nous prépares une Balzac...
Une façon de dire que l'on compte sur la Castouille pour faire sortir
une ville inconnue, personnages compris, des limbes dans lesquelles
elle restait assoupie, jusqu'à ce que l'auteur pose un sur elle un
regard souverain et pour le moins cavalier.
Et Alberta
(qui ne retient des œuvres qu'elle lit que les passages les plus
idiots) se met à déclamer cette phrase qui vaut son pesant de
cacahuètes :
– Aussi l'évêque
étonna-t-il Véronique par un
regard de prêtre. Michèle Castouille n'est pas un prêtre.
Comme Emmeline Croin a fait lire toute la Comédie Humaine à ses
camarades, l'on reconnaît Le Curé de
Village dont elle cite aussitôt un
autre passage :
– À force de contempler
du haut de
leurs terrasses le théâtre du crime, le prélat et son secrétaire
avaient, à la vérité, fini par pénétrer des détails encore ignorés,
malgré les investigations de l'Instruction, et les débats de la Cour
d'Assise.
Les 'détails pénétrés' amènent un sourire fugitif
sur les lèvres d'Alberta, qui ajoute :
– De l'art de dissimuler une énigme policière remarquablement troussée
sous un conte édifiant et d'interminables considérations sur le monde
tel qu'il pourrait aller sous la houlette des prêtres. Cet évêque, qui
n'apparaît que peu, préfigure L'Homme
aux Orchidées de Rex Stout.
On s'abstient d'ironiser sur les armées d'hommes d'Église perspicaces
qui infestent les romans du monsieur, le moment est venu de s'échauffer
les cuisses avant d'aborder le petit raidillon. Inutile de dire que ce
maigre peloton fait sensation. L'on connaît bien Alberta dans le coin,
et certains clients sortent même des boulangeries pour les regarder
passer.
Elles empêchent même l'inspecteur Pugnasse de
débouler à l'orange. Celui-ci se console en maugréant :
– Les morutières sont de sortie. Elles
reviendront, les cales pleines.
La montée est un peu raide, mais il n'y a pas là de quoi décoller les
fesses de la selle. Ces dames font même l'admiration d'un groupe de
cyclotouristes dont un membre, les avisant au milieu de la côte, et
croyant reconnaître Alberta, lance aux autres :
– On va se les gratter, les vaillantes !
Et ils appuient un peu plus sur les pédales. Cela
ne semble pas suffire, vu qu'il y en a un qui geint :
– C'est qu'elles tracent, les mémés !
Un petit coup de cul avant le sommet, avec un pignon un peu plus
ambitieux, mission accomplie. Ils saluent en doublant au grand effroi
d'un conducteur qui trouvait plus confortable de conduire au milieu de
la route, et manque de se retrouver dans un lopin de vignes.
Tout en haut, ces dames s'arrêtent pour jeter un œil sur la ville à
leurs pieds, pourvue de plus d'églises et de cimetières que ne semble
exiger la population. L'on voyait large en d'autres temps. Alberta leur
indique en gros l'emplacement des quartiers, et leur signale ceux qui
ont une bande attitrée qui défile durant les week-ends de carnaval. On
a été obligé d'ajouter les samedis aux dimanches, vu le nombre de ces
bandes. Cela fait pas mal de masques concernés, vu que le carnaval dure
là plus de deux mois. La cérémonie est toujours la même. Trois sorties,
place Fabre d'Églantine. Onze heures, dix-sept heures, vingt-deux
heures. À onze heures, ce sont surtout les goudils qui se manifestent,
et l'on se déchaîne contre les pouvoirs en place. Les deux autres
sorties sont plus régulières, les fécos entrent en scène, et mènent la
musique et la danse, d'une façon plus solennelle encore le soir. La
sortie la plus attendue, c'est celle qui correspond au Jugement de
Carnaval.
Ces dames, après la conférence, n'ont plus
droit qu'aux modestes vallonnements du plateau. Pas plus de cinq
kilomètres. Avant même d'avoir eu le temps d'appuyer leurs montures à
un gros tilleul, elles voient avancer la maîtresse des lieux, tout
juste sortie de ses ateliers, qui semble esquisser un pas en chantant
dans son dialecte :
Le bœuf chante, l'âne chante,
Le mouton dit sa leçon
La poule chante le credo
Et le chat dit le Pater.
|
– Si je m'attendais, ajoute-t-elle...
– Tu ne t'y attendais peut-être pas, dit Alberta,
mais depuis combien de temps nous attends-tu ?
– Depuis avant-hier seize heures.
Les amies d'Alberta semblent un rien interloquées. Sûr que la radio
locale fonctionne. Chaque fois qu'Alberta descendait pour ses congés,
elle passait à l'atelier, la moindre des choses. Maintenant qu'elle est
à la retraite, ses visites sont moins espacées. Michèle a dû penser que
l'arrivée des amies d'Alberta lui vaudrait une visite impromptu.
L'on commence rituellement par les ateliers.
– Vous avez un client qui apprécie les meubles Mackintosh, fait Gisèle
Pouacre, qui s'attire du coup la sympathie de la patronne.
– Tout le monde n'a pas de goûts aussi éclectiques
qu'Alberta.
Gisèle Pouacre elle-même...
Là, les autres dames lèvent les yeux au ciel... dans ses goûts et dans
ses prix... pas besoin de consulter le livre... Elle a une vague idée.
Michèle Castouille ne crache pas sur les clients potentiels :
– Vous resterez bien déjeuner...
Sophie Bernard est tombée en arrêt devant des chouettes en bois
alignées sur des étagères couvrant un mur qui fait bien six mètres de
long, sur quatre de hauteur. Tout en haut, il y a un énorme harfang qui
agrippe un bout de frise en déployant généreusement ses ailes. Sophie
Bernard ne peut s'empêcher de songer à la victoire de Samothrace. On
reconnaît dessous, stylisées ou non toutes les espèces de chouettes, de
la hulotte à la dame blanche. De grands, de moyens et de petits ducs
exhibent leur aigrettes çà et là.
– Mes porte-bonheur, explique Michèle. Je m'en
fais deux ou trois par an.
Il faut attendre les liquides chauds d'après-dînée
pour en venir au thème.
– Ah oui... le pauvre Abel Patou... Qu'est-ce
qu'il était piote !...
Sans savoir que le piote,
c'est un dindon, les pièces rapportées
comprennent que le bonhomme ne faisait pas toujours preuve d'un grand
discernement.
Puis voilà que la menuisière se met à fredonner
Aux Marches du Palais, en n'en donnant que quelques paroles :
C'est un petit
cordonnier, qui a eu la préférence, lonla.
Elle s'arrête et dit :
– Il n'y avait pas qu'un cordonnier... Il y en avait quatre. Bertrand
Patou, le grand-père de l'Abel, Gilbert Labrit, Richard Oule, André
Coude. Quatre artisans qui gagnaient assez bien leur vie, mais qui se
sont dit un jour qu'ils pouvaient faire fortune, et unir leurs efforts
au lieu de se livrer à une bête concurrence. Ils ont fondé la fameuse
entreprise PLOC, une enseigne qui a fait tache d'huile au point que
l'on ne pouvait s'aventurer dans un quartier commercial de France et de
Navarre sans tomber sur un magasin PLOC. Ils avaient parfaitement
assimilé toutes les règles à respecter lorsqu'on change d'échelle. La
qualité des produits ne s'en est pas trouvée d'abord altérée. Du haut
de gamme au tout venant, le bouche à oreille est efficace, vu que le
tout venant ne se défait pas à la première flaque d'eau. Et même en
dehors de leurs magasins, il n'en était pas un où leur marque n'ait
occupé plusieurs rayons. L'on est très vite passé des ateliers au
complexe industriel ; de la boutique chic aux grandes surfaces, on
trouve du PLOC. J'ai même des brodequins de chez eux, plus solides que
la chaussure de randonnée classique et, ma foi, aussi confortable. Ça
fait quinze ans que je les ai, et ma cadette ne rêve que de me les
chiper, c'est dire. Les années passant, le tout venant a commencé à
donner quelques signes de fatigue, mais les bénéfices continuent de
dépasser tous leurs espoirs. On engage à tout va, les machines
tournent, la région se félicite d'un tel succès, l'élu passe volontiers
serrer quelques mains et lâcher des discours bien sentis. Les Labrit et
les Oule profitent de la manne tout en se considérant comme des
formateurs et des défenseurs de la belle ouvrage. Qu'à cela ne tienne,
on leur confie la belle ouvrage. Ce sont peut-être d'admirables
contremaîtres, on n'en fera jamais de vrais patrons. Les deux
scrupuleux continuent d'assurer à eux seuls la renommée de la maison,
tandis que les deux autres se mettent à inonder le pays de leur
camelote. La preuve que c'est de la camelote, c'est qu'ils deviennent
concurrentiels, ils exportent.
– L'un dans l'autre,
tout le monde s'y retrouve, dit Sophie Bernard, profitant d'un moment
où l'oratrice reprend haleine.
– Pense-toi... Les
Labrit et les Oule sont restés très proches des ouvriers, ils acceptent
mal qu'on rogne sur leurs salaires, et restent des fanatiques de la
belle ouvrage. Comme ils restent les patrons chez eux, ils suivent
l'indice des prix, offrant un fort mauvais exemple aux ouvriers
travaillant aux chaînes qui demandent une rétribution équivalente, vu
que leurs cadences à eux n'ont rien à voir avec celles des gens qui
fignolent. Bref, il y a comme des frictions... Mort de Bertrand Patou,
avènement de la veuve, la terrible Adèle Patou dont certains disent
qu'elle est à l'origine de l'association. Elle propose aux Labrit et
aux Oule de racheter leur part, ils pourront continuer à travailler
comme avant, avec des ouvriers qu'ils paieront en conséquence. Elle a
l'idée de donner l'espoir à la piétaille de la chaîne que les meilleurs
et les plus habiles finiront par travailler chez les fignoleurs.
Inutile de dire que cela donne au peuple du cœur à l'ouvrage, malgré
les protestations du père Marloute, un cégétiste du genre teignousse,
comme on dit, qui ne supporte pas que l'on fasse ainsi pression sur les
classes laborieuses. L'Impératrice,
comme on avait fini par l'appeler,
ne se démonte pas. Le Marloute a des doigts de fée dès qu'on lui met un
bout de cuir et une alêne à la main. On le collera chez les Oule et
Labrit. Il n'apprécie pas la promotion, crie qu'on veut l'acheter,
qu'il reste auprès de ses compagnons de chiourme. La vieille hausse les
épaules. Un bon artisan ne refuse pas en principe une occasion de faire
du bon travail. La camelote continue à profiter de la réputation du
haut de gamme. Seule compte la marque. L'on s'aperçoit en passant que
l'Impératrice détient les trois quarts des parts, même si elle ne tient
pas à se défaire du secteur luxueux dont les patrons sont devenus ses
employés.
Elle n'a pas elle-même de successeur. (À
force de se voir en haut de l'affiche, son fils a fini par s'y
retrouver, dans le registre de la chanson à texte, un registre qui lui
va à merveille comme on peut le constater quand il se présente sur un
plateau de télévision. Georges Tuchan est un Patou. André Coude, le
détenteur du quart restant n'a pu lui non plus convertir son
fils
aux beautés de la chaussure. Non que celui-ci refusât de travailler le
cuir, mais il était plus sensible aux charmes de la reliure. Comme il
ne lui suffisait pas d'ajouter à son répertoire, le galuchat au cuir,
il s'est découvert un goût immodéré pour les vieux livres. C'est à ma
connaissance le seul relieur-bouquiniste sur le marché dans tout le
département. Son petit-fils n'a rien contre la chaussure, mais il y
voit surtout un moyen de pouvoir régulièrement se refaire, car c'est un
joueur opiniâtre. Le père ne va pas dilapider du bon argent qui peut
être réinvesti dans l'achat de livres rares, et de matériaux de
qualité, rien que pour éponger les dettes de son fils, Gaston Coude, le
Gastounet pour les
amis qui le plument. D'autant plus qu'il ne se
contente pas d'écumer les casinos, le Gastounet.) Qu'à cela ne tienne,
sur les instances de l'Impératrice, Abel Patou, (qui est son
petit-fils) lui ouvre généreusement sa bourse, apparemment
inépuisable... (L'Abel semble perdu pour la chaussure, qui ne lui dit
rien, et fait des études de droit, bien que cela ne le tente guère. Il
était censé jouer les modérateurs, tout en parant au plus pressé. Une
mission qui demandait un petit peu de doigté. On n'attendait
pas
de lui tant de complaisance.)
L'heure des comptes
arrive. L'Abel Patou se trouve plus que coincé. Il doit payer son étude
d'huissier, et l'Impératrice ne veut rien lâcher. S'il pouvait essayer
de lui rendre rien que le quart de ce qu'il lui doit... L'autre ne peut
rien lui avancer du tout... Il est prêt à se tirer une balle dans la
tête. C'est alors que l'Impératrice convoque le décavé et lui dit en
gros :
– Je commence par les mauvaises nouvelles. Tu as
dépassé de huit cent mille francs la valeur de tes parts dans
l'entreprise. Il ne te suffirait pas de me les céder pour te sortir
d'affaire, et je connais bien ton père. Les bonnes nouvelles,
maintenant : je tire un trait sur tout ce que tu as soutiré à mon
petit-fils qui a bien le droit de se faire un état, et je lui en
donnerai les moyens. Il va sans dire que je récupère tes parts. Les
huit cent mille francs qui restent je les confierai à mon notaire qui
aura pour mission de t'assurer une honnête médiocrité jusqu'à la fin de
tes jours. L'ampleur même d'un tel cadeau, dont je ne ferai pas mystère
n'incitera personne à défrayer tes fantaisies. L'on apprendra du même
coup que le robinet est définitivement fermé. Le moment est venu de te
racheter mon garçon. Dis-toi bien que personne n'a été racheté à un
aussi bon prix.
Tout le monde a reconnu la générosité
de l'Impératrice, qui se trouvait du coup toute seule à la tête de
l'entreprise après avoir généreusement arrosé tous les membres des
quatre familles pour éviter toute contestation. Et vous ne connaissez
pas le plus beau...
– Parce qu'il y a quelque chose de plus beau ? dit
Gisèle Pouacre.
– Vous ne mesurez pas l'étendue de sa générosité. Elle a exprimé son
intention de construire des logements ouvriers pour qu'ils puissent
vivre dans des conditions vraiment décentes, et même accéder à la
propriété s'ils restaient fidèles à la maison ; sinon, ils n'auraient
versé qu'un loyer normal. Et le Marloute de beugler que c'est une
ignoble façon de présenter un susucre à la classe ouvrière, en
l'attachant définitivement à la maison. Et de citer Michelin et
Pullman. Elle presse la municipalité de lui céder des terrains à un
prix raisonnable, elle se charge de la construction. Le chantier a fait
travailler toutes les entreprises de la région. La municipalité a eu la
générosité de vendre à l'Impératrice, pour un prix modique, un quartier
semi-inondable. Tout le monde était prêt à manger dans les mains de
l'Impératrice. De mauvaises langues soutiennent que la vieille avait
prévu de longue date la suite. La suite, c'est que pour produire de la
camelote en gros, il y en a qui le font mieux que personne. Et les
concurrents sont prêts à tout. Bref, l'entreprise PLOC est incapable de
suivre le rythme. L'Impé¬ratrice n'est pas du genre à garder une
entreprise qui ne rapporte plus, elle conseille aux Labrit et aux Oule
de se désolidariser avant qu'il ne soit trop tard, et organise la
faillite de main de maître. Elle se trouve donc obligée de céder le
tout au consortium PACAP, qui ne voit aucun inconvénient à garder le
nom de PLOC pour écouler une partie de ses produits, récupère tous les
magasins, et ferme l'usine, vu que des ouvriers, elle en a d'autres qui
travaillent pour quasiment rien ailleurs. Le moins que l'on puisse
dire, c'est que les ouvriers à la rue n'ont plus de quoi payer un loyer
à la vieille. Elle le leur baisse de moitié, mais c'est encore trop.
Quant à devenir propriétaire, ils peuvent se mettre une croix dessus.
Ils se rendent compte avec horreur que, puisqu'ils ne travaillent plus
dans une maison qui n'existe plus, ils ont perdu tous leurs droits sur
les appartements qu'ils peuvent continuer à louer s'ils en ont les
moyens. En somme, l'on ne peut pas dire que l'Impératrice n'ait pas
respecté les termes du contrat, même si le maire a comme l'impression
d'avoir été roulé dans la farine, ce qui est normal pour une ville dont
les meuniers ont naguère assuré la prospérité.
Michèle Castouille laisse le temps à l'assistance
d'assimiler les informations.
– Ça me rappelle, dit Emmeline Croin, les CDI du fils de mon cousin,
qui deviennent des CDD quand son poste n'existe plus.
– Un procédé auquel on a fini par s'habituer, dit
Alberta.
– Le plus beau, dit Michèle Castouille, c'est que ce n'est pas la
vieille qui licencie, mais les repreneurs. Les ouvriers n'en ont pas
fini d'exiger leurs indemnités. Ça fait dix ans qu'ils s'échinent, et
c'est loin d'être réglé. L'Impératrice se permet de verser à ses
ouvriers, qui ne sont plus les siens, trois mois de salaire, pour les
services qu'ils ont rendus à l'entreprise. Ce qui ne diminue en rien le
montant des indemnités dues par le groupe PACAP. Elle peut... Avec ce
que lui rapportent les appartements récupérés... Le moins que l'on
puisse dire, c'est que le petit-fils n'avait pas l'élégance de sa
grand-mère. L'Impératrice l'avait transformé, vis-à-vis du pauvre
Gastounet, en traître de mélodrame, et il avait du mal à s'en remettre.
Il est vrai qu'on l'avait un peu manipulé. Elle s'était bien gardée de
lui dire, la vieille, qu'elle voulait récupérer la part des Coude. Elle
avait juste fait remarquer que le pauvre Gastounet, il fallait éviter
qu'il tombe entre les griffes des usuriers, ce qui entraînerait des
pertes encore plus lourdes pour l'entreprise, à moyen terme, vu qu'il
serait obligé de vendre ses parts à n'importe qui... C'est au moment où
il lui a fallu s'installer, qu'il a compris... La vieille se faisait
tirer l'oreille. Et ce crétin est allé raconter un peu partout qu'il
s'était fait couillonner. Résultat : on ne l'a pas cru, et
l'Impératrice l'a pris en grippe. Il commençait à puer, jusque parmi
ses proches, que c'en était une infection. Il a dû aller se chercher
une femme à une centaine de kilomètres. Et sa femme a vite compris.
Heureusement qu'elle était de bonne compagnie, sinon, ça faisait une
pestiférée de plus. L'Impératrice s'est montrée généreuse, pour son
cabinet, c'était la moindre des choses. Il y avait comme une réticence
chez les gens qui lui parlaient. Il aurait pu s'installer ailleurs.
Mais il est attaché à sa ville, il ne cesse d'ailleurs de faire publier
des ouvrages sur son histoire et ses coutumes. Ça lui permet de se
ménager quelques relations parmi les doctes. Et il adore notre
carnaval. Peu lui importe que les masques le prennent à partie, il y
voit la permanence d'une tradition qui a tendance à disparaître. Il
pouvait secouer les confettis en rentrant chez lui. Mais les
assistants, ça ne les gêne pas, ça prouve qu'ils sont connus des
pierrots. Cela dit, il a fini par devenir méchant l'Abel. On dirait que
ça le faisait jouir de faire l'huissier. Tiens, le pauvre Adrien
Pourrave, qui se passionnait lui aussi pour l'histoire de la ville, une
de ses relations les plus suivies, s'est retrouvé dans une mauvaise
passe. Il est vrai qu'il devait régler une pension alimentaire à une
ex, qui, quoique devenue plus riche que lui, continuait à la lui
réclamer... Avec un salaire de prof, ça n'allait pas bien loin. Avec sa
nouvelle famille, il avait du mal à joindre les deux bouts. Sa nouvelle
femme m'avait acheté, juste après le mariage, de quoi rafraîchir leur
appartement. Le prof s'est donc endetté, il a besoin de deux ou trois
mois pour régler sa situation. Comme ce n'est pas le premier accroc, sa
banque ne veut rien savoir. Saisie. On ne devrait jamais se marier sous
le régime de la communauté. L'épouse ne tient pas à voir disparaître
ses meubles. Elle vient me demander de les récupérer, pour les
entreposer un temps dans mes ateliers. J'envoie Yves, avec son camion.
L'Abel vient faire l'inventaire, il ne restait plus que des rognes, les
appareils ménagers, la télévision — bas de gamme, un ordinateur — vieux
de quinze ans. Les voisins avaient vu Yves charger le camion. Ils
avaient même proposé des trucs qui dormaient dans leurs greniers, pour
remplir les vides. Il faut savoir que c'était une des seules baraques
où l'Abel venait parfois manger. Il voyait bien que tout avait changé
dans la maison. Eh bien, au lieu de rigoler comme tout homme sain
d'esprit, il a fait un foin pas possible. Et il est allé, vous allez
rire, jusqu'à monter jusqu'ici pour vérifier si ses meubles y étaient.
Je lui ai demandé s'il venait faire l'inventaire de mes ateliers. Il a
bafouillé. Je lui ai précisé que je n'accepterais que ses commandes,
pas question de mettre le pied dans mes ateliers. Comme il s'échauffait
un peu, j'ai demandé à Bertrand, mon autre fils, de prendre la
carabine, ses pneus devaient avoir besoin d'une révision. Il est parti,
qu'on aurait dit qu'il s'était assis sur une friteuse.
Une idée traverse l'esprit d'Alberta, à qui la
boulangère a raconté la veille certaines choses :
– Au moins, il aura eu une consolation, puisqu'il aimait tant le
carnaval. C'est un médecin déguisé en médecin, un vrai goudil, qui est
venu constater qu'il était mort.
– Le médecin, c'était
un des fils Marloute. Un praticien comme on n'en voit pas assez, je
n'ai jamais eu à m'en plaindre. Un peu trop porté sur les gamines, mais
personne n'est parfait. Il est d'une délicatesse avec elles... Quand il
a du temps, il traîne dans les cafés de lycéens où il tient des
discours profonds. Certaines de ses idées traînent dans les devoirs des
gamins. Un des derniers grands causeurs que j'ai connus. L'espèce est
en voie de disparition. Je crois qu'il avait des vues sur la fille de
l'Abel.
Ces dames ne se sont pas déplacées pour rien.
Elles manœuvrent pour prendre congé. La menuisière ne semble pas être
vexée :
– Vous pourrez toujours remonter ici pour vous
lester avant de redescendre.
Ce n'est pas un méchant programme. La table est bonne. Et si l'on
ramasse à chaque fois autant de suspects potentiels... Il devait y
avoir au moins un quart de la Place Fabre d'Églantine qui ne portait
pas l'Abel dans son cœur.
Le soir, le commissaire Esparge passe en coup de
vent :
– Les vidéos commencent à arriver sur le site, et je ne vous dis pas le
nombre de photos. Vous allez pouvoir vous amuser.
– Tu
as dû commencer déjà à t'amuser, fait la tante Alberta. Nous, nous
sommes rompues, à chaque jour suffit sa peine. Qu'a dit le légiste ?
– Qu'il s'agissait bien de cyanure.
– Il ne reste donc plus qu'à trouver la façon dont
ce cyanure est arrivé dans l'organisme d'Abel Patou.
– On s'y emploie. Que dit la radio locale ?
– Rien que tu ne saches déjà, de vieilles
histoires de famille.
Le commissaire parti, Sophie Bernard pose à
Alberta une question qui lui brûle les lèvres.
– L'expression 'pense-toi' s'est échappée des
lèvres de Michèle Castouille. S'agit-il là d'un régionalisme ?
– Sachez, répond gravement Alberta, qu'il y a deux sortes de cogito. Le
cogito cartésien et le cogito castouillien dont l'expression
'pense-toi' rend pleinement toute la profondeur.
CHAPITRE III
DE L'INTÉRÊT D'ALLER PARFOIS
ACHETER DU CHOCOLAT
LA FAMILLE FISELOU est malicieuse. Pour la retraite d'Alberta elle s'est
mise en frais. Elle lui a offert un ordinateur, et pas n'importe
lequel. Il aurait transporté d'enthousiasme les amateurs de ce genre
d'article. Pour une dame qui a passé une grande partie de sa vie à
enfiler des gants pour consulter des documents d'un autre âge, c'était
on ne peut plus indiqué. Alberta est une Fiselou. Elle a participé plus
d'une fois à des plaisanteries de ce genre. Quand on offre des rollers
à un lapin Fiselou, le lapin Fiselou s'incline et remercie. Elle a
considéré jusqu'ici que les ordinateurs sont des machines à écrire plus
complexes que celles de sa jeunesse, grâce auxquelles on peut également
consulter certaines revues spécialisées, et correspondre en latin avec
les collègues les moins gourds, les autres se contentant du patois
d'usage. Ses trois amies la suivent sur ce dernier point. Sophie
Bernard est la seule à trouver quelques charmes à ces objets, et à ne
pas se plaindre que l'on ne puisse s'asseoir à un bureau, sans se
retrouver avec un écran sous le nez, et une console qui vous fait de
l'œil. Le moment est venu d'examiner ce qui est arrivé sur le site
censé recueillir des images du fameux carnaval. Gisèle Pouacre ricane.
Traiter cette masse de photographies et de vidéos, c'est un travail de
soutier que l'on peut laisser aux tâcherons assermentés. Il suffit d'un
peu de méthode, dit Sophie Bernard. Elle prévoit deux dossiers : l'un
pour ce qui semblera moins prometteur à première vue,
quoiqu'intéressant, un autre pour ce qui paraîtra significatif. Le but,
c'est de parvenir à une sorte de plan-séquence pour le temps qui court
entre l'arrivée d'Abel Patou place Fabre d'Églantine et le moment où il
s'est trouvé mal. Compte tenu du fait que la plupart des opérateurs ont
travaillé à hauteur d'homme, en se perchant de temps en temps sur une
poubelle, l'on s'attend à ce que la séquence soit plutôt hachée. Seule
la présence d'Alberta est requise, elle connaît certains personnages, y
compris l'Abel, les autres ne peuvent s'empêcher de rester là pour
admirer le travail de la virtuose. L'on ne sent plus le temps passer.
Au bout de deux heures, Gisèle Pouacre s'écrie :
– Où est passée la paysanne ?
Du Décadi au Germinal, elle était là, avec son
poireau et son cabas. À
partir du Messidor, plus de
paysanne. Le faux médecin n'a pas eu
vraiment le temps de s'amuser. Il s'en est pris à Abel Patou près du Vendémiaire, et il
a été intercepté avant de parvenir au Nivôse.
Il ne
lui restait plus, à partir de là qu'à constater la mort et à veiller
sur le cadavre jusqu'à ce que la police prenne le relais.
Alberta reconnaît que le docteur apparaît quand la paysanne disparaît.
Mais elle ajoute que les goudils peuvent quitter le cortège quand ils
veulent, et le rejoindre n'importe quand.
– On ne peut
exclure, dit Emmeline Croin que le fils Marloute se soit déguisé en
paysanne puis en docteur. Il se sera changé au Messidor.
– En général, on se contente d'un seul déguisement, explique Alberta,
cela entraîne des frais. Dans chaque grenier, il y a des déguisements
de carnaval, on peut ainsi apparaître sous plusieurs déguisements, mais
en général on rentre chez soi pour se changer entre deux sorties. C'est
la première fois que j'entends parler d'un goudil qui aurait changé de
déguisement au cours d'une seule sortie. Ce n'est pas matériellement
impossible, ni contraire à l'esprit de carnaval.
En
souvenir d'Agatha Christie, elle crayonne un plan de la place que nous
ne jugeons pas utile de reproduire ici, pour la bonne raison qu'aucun
lecteur normalement constitué ne va se donner la peine de consulter à
tout bout de champ la page où il se trouve.
Le fils
Marloute a bien fait avaler à la victime une bonne ration de confettis
que celle-ci a aussitôt recrachée. Il aura sans doute à s'en expliquer
en face du neveu.
L'idée ne déplaît pas à Alberta :
– Louis Marloute est un mondain, à l'inverse de son père qui était un
tribun. C'est un causeur brillant, toujours original. Quand il était
jeune, ça lui permettait de mettre de jeunes mariées dans son lit ; en
prenant de l'âge, il s'est pris d'affection pour les tendrons qu'il va
pêcher au Macareux, qui est
resté le rendez-vous des lycéens. Il
dispense en passant ses leçons à la jeune classe, et des leçons fort
profitables, quand il tient salon. Pour tout dire, il plaît à tout le
monde, quels que soient l'âge et le sexe, et l'on se dispute le
privilège de le recevoir. L'on se sent tout de suite plus intelligent.
Il a dû me prendre pour une jeune mariée, naguère, alors que j'avais
deux enfants au collège, peut-être voulait-il me flatter. Si telle
était son intention, il a réussi, s'il en avait d'autres, il est resté
sur ses frais, ce qui ne l'a pas contrarié. Il est tout sauf insistant.
Je sens que l'entretien va tout de suite se transformer en badinage
d'après-souper. Je ne crois pas qu'Alcide va être déconcerté, mais il
sera peut-être un peu agacé. J'aimerais être une petite souris, comme
on dit. Le suspect va essayer de tenir sous son charme quarante-huit
heures durant, si l'on va jusqu'à la garde à vue, une poignée de
fonctionnaires assermentés. Nous savons tous à quel point il est
capable de s'adapter à n'importe quel auditoire.
– Il
ne manquera pas d'arguments, fait remarquer Emmeline Croin. Je ne vois
pas bien comment l'on peut obtenir une bonne concentration de cyanure
dans des confettis, et la conserver jusqu'au moment de l'utilisation.
J'ai remarqué que les carabènes ont des sortes de guirlandes de papier
aux deux bouts...
– Des tuffets.
-... et elles sont couvertes de papier.
– J'ai entendu parler comme tout le monde, dit tante Alberta, du coup
du parapluie. Le bout du parapluie contient une manière de seringue
minuscule, c'est à peine si la cible sent la piqûre, et le possesseur
du parapluie se fond dans la foule. J'essaie depuis un moment de me
faire à l'idée qu'une carabène puisse remplacer un parapluie. Leur
habillage et leurs tuffets peuvent cacher n'importe quel dispositif.
– Apparemment, tous les pierrots se ressemblent.
– Il y en a trois qui conduisent la musique à tour de rôle, les autres
jettent des confettis et font ce qu'ils veulent avec leurs carabènes.
Si leur besaces semblent inépuisables, c'est qu'ils se ravitaillent à
chaque café. Les pierrots se ressemblent peut-être, mais l'on sait la
bande qui défilait ce jour-là, et l'on connaît les membres de chaque
bande. Repasse-nous ce moment...
– La carabène n'a pas
touché que la victime, elle a aussi décoiffé un caniche-à-sa-mémère
porté par sa mémère, et, de l'autre côté de la rue elle a bousculé la
crête d'une jeune gothique, constate Gisèle Pouacre. D'autre part, les
pierrots semblent changer de place à l'occasion dans le groupe.
Celui-ci est un virtuose, regardez, il fait sauter le béret d'une
gamine renfrognée... Et ça va être difficile de le reconnaître, il y en
a d'autres qui essaient de suivre son exemple. Bon, ils se calment, on
dirait qu'ils ne s'en prennent plus trop aux passants. Ce genre de
farce est-il exceptionnel ?
– Pas vraiment, mais ils se
sont dépassés à ce moment-là... Peux-tu nous sortir juste l'image de
l'instant où la carabène touche Abel Patou ?
Apparemment, cela ne représente aucune difficulté, l'imprimante souffle
comme un trottineur du dimanche avant de livrer la commande. Alberta se
frotte les mains :
– Une bonne chose de faite. Si on allait faire un
tour ?
Le tour les conduit à une confiserie universellement connue pour ses
nougats et ses plops. Les plops sont des chocolats en forme
de bouchon
contenant une épaisse ganache à base de rhum et de raisins secs. La
dégustation obéit à un certain rite. On commence par le côté arrondi
qui retient une parcelle de la ganache, avant de mastiquer lentement le
reste pour mieux apprécier le contraste entre la fermeté du chocolat et
le moelleux de la ganache. Alberta juge indispensable, à l'inverse des
autres chalands, l'absorption préalable de quelques biscuits au poivre,
une autre production de la région. Le tout se consomme à la fin du
repas, accompagné du seul mousseux sucré qu'elle tolère, celui du coin.
Elle regrette juste qu'on l'ait par trop domestiqué. Il est vrai qu'il
était intransportable sous sa forme originelle, et qu'il arrivait que
le liquide libéré allât rejoindre le bouchon au plafond. Le bouchon
retombait. Le mousseux se résignait à abandonner le plafond pour venir
poisser le plancher ainsi que les cheveux et les vêtements des amateurs
indulgents. On ouvrait une autre bouteille pour se consoler en prenant
encore plus de précautions, et en s'efforçant de ne pas faire sauter le
bouchon. Il arrivait, disent les mauvaises langues, que le liquide fût
dans les caves à ce point épris de liberté qu'il s'évadait en
produisant un bruit de mitraillette inimitable. Il est des variantes
qui donnent une vague idée de ce que c'était, et c'est sur elles
qu'Alberta jette son dévolu.
On commence par visiter la
ville, en s'attardant plus particulièrement à la place Fabre
d'Églantine dans son aspect le plus quotidien, puis on longe les allées
André Chénier — un autre enfant du pays — avant de faire la queue à la
chocolaterie. Il n'y a là qu'une dame un peu rougeaude, et volubile qui
hésite encore, mais vu tout ce qu'elle a déjà pris la commerçante se
découvre des trésors de patience ; et un monsieur qui regarde le
plafond en tapant discrètement du pied pour signifier son impatience.
Elles se glissent derrière lui. Survient un petit échalas en grand
deuil, la mise sobre, veste noire, robe noire, chemisier noir, le tout
admirablement coupé, un linge sans doute funèbre, mais du beau linge,
comme on dit. Les bottines ne sont pas trop vernies. La tête est trop
grande par rapport au reste du corps et semble malicieuse, même quand
elle ne sourit pas. Quelque chose dans le regard sans doute. Les
cheveux sont abondants et blancs.
La dame rougeaude
bafouille que l'on peut se servir en attendant qu'elle se décide, le
monsieur ne semble plus agacé. L'échalas hoche lentement la tête de
droite à gauche :
– Auriez-vous oublié, Marcelle, que
j'ai la fibre républicaine ? Je compte bien passer à mon tour comme les
autres... Et prenez votre temps, nous en avons de reste.
– Nous connaissons tous le malheur... bredouille
le monsieur qui attendait.
– Inutile d'en parler, Monsieur Bagnat, si nous le
connaissons tous. Mais je suis sensible à vos démonstrations...
Gisèle Pouacre penche la tête vers Alberta pour
lui glisser :
– Elle me fait penser à l'Archimède
de Ribera.
La vieille dame sourit enfin :
– Archimède n'a pas inventé la poudre et il a bien fait. Les années
tombent sur toi, Alberta comme une pluie de printemps. À peine sortie
du lycée, te voilà retraitée. J'ai suivi tes travaux avec beaucoup
d'intérêt. Je vous attends à cinq heures pour le thé.
Sur ce, elle s'absente. Elle est là et elle n'est
plus là.
– Comment a-t-elle fait pour m'entendre ? dit
Gisèle Pouacre en sortant.
– Elle devait être un peu dure d'oreille dans son enfance, dit Sophie
Bernard. Le temps qu'on s'en avise et qu'on l'appareille elle a sans
doute appris à lire sur les lèvres. C'était l'Impératrice, j'imagine...
– Tu imagines très bien... J'étais loin de me douter. Et elle s'est
bien gardée de s'en vanter devant ses parents et son personnel...
– À quoi rime alors cette démonstration ? dit
Sophie Bernard.
– Elle voulait s'assurer que nous sommes capables de faire des
déductions. L'Impératrice ne laisse pas grand chose au hasard. Elle
désirait nous surprendre, nous mettre à l'épreuve, et créer d'emblée
une sorte de connivence. Tu lui en as donné l'occasion. Et nous sommes
convoquées chez elle à cinq heures.
La plupart des gens
seraient ici transportés à l'idée d'aller prendre un thé chez
l'Impératrice. Les inséparables éprouvent juste la même curiosité que
le visiteur d'un zoo qui s'approche de la cage où se trouve exposé un
couple de makis. Elles n'ont pas besoin de décider qu'Alberta sera leur
porte-parole et que les autres feront de la figuration plus ou moins
intelligente.
Gisèle Pouacre constate d'entrée que la
Castouille n'a pas dû s'amuser. Il y a un style, effectivement, elle
n'en reconnaît aucun. Elle s'imagine la scène. La vieille dame
feuillette l'ouvrage qu'on lui a proposé, et finit par dire qu'il n'y a
là rien qui lui dise quoi que ce soit. Elle veut quelque chose qui soit
bien à elle, des meubles à son image. À l'autre d'essayer de définir
cette image. Elle nourrit cette illusion que nous ne devons qu'à
nous-mêmes ce que nous sommes. L'entourage nous offre un vague
assortiment et réunit les pièces du dossier. L'on fait avec au gré de
nos engouements et de nos répulsions. Des réactions animales que l'on
interprète a posteriori sur un fond dont on précise les contours
donnent un masque qui, à l'inverse de ceux de carnaval, permet de nous
identifier. Ça n'a pas gêné la Castouille. Elle a improvisé un style
dans lequel la vieille a été ravie de se couler. Elle a dû entreposer
ailleurs ses anciens meubles. Il n'est rien, des poignées de portes aux
portes elles-mêmes, des ouvertures aux chaises et aux tables, qui ne
vienne de la Castouille, et celle-ci a donné le meilleur d'elle-même.
Quand une cliente avisée va voir un couturier, elle n'arrive pas avec
des idées préconçues. Cette cliente-là a refusé le test qu'on lui
proposait. Le résultat prouve qu'une artiste attentive possède parfois
plus de compé¬tences qu'un psychologue professionnel. C'est cohérent,
tout en évitant la monotonie.
L'Impératrice les attend dans son salon, debout,
la main gauche sur le dossier d'un fauteuil :
– Je vous remercie d'avoir répondu à mon
invitation...
Un sourire.
-... quand je vous ai invitées à prendre le thé, c'était une façon de
parler. Mathilde fait un admirable chocolat, il y a du café, diverses
tisanes, du thé noir et vert, et même de la carthagène si vous préférez
quelque chose d'un peu plus robuste. Je m'en tiendrai pour ma part à un
petit verre de carthagène.
Le carthagène est pour cette région ce que le
Campari est pour les Vénitiens.
Alberta préfère une bonne tasse de thé vert sans sucre, Emmeline et
Gisèle qui choisissent le thé noir reconnaissent un himalaya de
qualité, Sophie est tentée par le chocolat.
Les quatre
invitées réussissent à ne pas placer un mot, mais rien ne leur interdit
d'exprimer par leurs gestes et leur mimique, dès la première gorgée,
qu'elles sont conscientes de la qualité de ce qu'on leur sert.
L'Impératrice qui s'attendait à ce qu'elles engagent la conversation
plisse un peu les yeux, puis se détend.
– Mathilde a
une cousine qui a épousé un négociant portugais de Nazaré, et ce
négociant a lui-même un beau frère qui travaille dans la police. J'ai
apprécié à sa juste valeur le rôle que vous avez joué dans l'affaire de
cette jeune mariée que tout semblait accabler. J'ai compris que vous ne
teniez pas à ébruiter cette petite intervention, et j'ai recommandé à
Mathilde de ne point aller le crier sur les toits. Cette affaire a
suscité ma curiosité au point que je me suis permis de suivre chacun de
vos déplacements, le plus souvent stériles, de mon point de vue,
parfois instructifs.
Personne ne manifeste le moindre
étonnement. Ce sont là pourtant de ces coïncidences auxquelles un
auteur sérieux n'oserait recourir. Nous ne sommes pas un auteur
sérieux. Nous nous contentons de rapporter les faits. Ces
considérations n'appelant aucun commentaire, la vieille dame poursuit.
– Si j'ai relevé la remarque spirituelle de Madame sur les traits de
mon visage, c'était — je vous prie de m'en excuser — pour vous proposer
une petite énigme que vous avez brillamment résolue. Vous connaissez à
présent mon secret, nous sommes quittes. Si quelqu'un est à même de
comprendre ce qui est arrivé à ce pauvre Abel, c'est bien vous.
La bande des quatre ne s'interroge pas sur la façon dont l'Impératrice
a obtenu tous ces renseignements. Le neveu à dû en lâcher quelques-uns
à l'inspecteur Pugnasse, lequel n'a pas informé le reste de l'équipe,
mais n'a pas dû résister à la vieille dame. C'est tout juste si elles
croient à cette cousine de Mathilde qui aurait épousé un négociant de
Nazaré. Nous sommes dans un pays où le carnaval dure près de trois
mois. Leur hôtesse brouille les pistes.
– Vous nous
avez si gentiment invitées que nous ne résistons pas au plaisir de vous
livrer nos premières impressions, dit Alberta. Vous aimeriez peut-être
que nous vous informions régulièrement des progrès de nos
investigations.
– Pas le moins du monde. J'aimerais
vous parler de ce pauvre Abel. En cherchant le mobile du crime, vous
seriez tentées de vous arrêter aux sentiments qu'éprouvait une partie
de la population à son égard. Il a toujours été doué pour se mettre
dans des situations délicates. Votre neveu est tenu de suivre la
procédure. Si je pouvais vous aider à déblayer le terrain, sans tenir
compte, comme vous le faites, de règlements parfois contraignants...
Elle aime bien suspendre son discours, l'Impératrice. Elle ménage des
pauses en décourageant ses interlocuteurs de s'engouffrer dans ses
silences. Le bras hésite, comme si elle cherchait ses mots, bouge à
peine, elle a une façon particulière de conduire un silence que l'on
est prié de ne pas troubler... Le père Marloute s'amusait à l'imiter.
Il avait une fois essayé d'en profiter pour prendre la parole, elle
avait juste haussé les sourcils, et n'avait plus rien dit. Elle n'avait
même pas écouté les plaintes de la classe laborieuse. Il avait fallu
revenir le lendemain. C'était d'autant plus frustrant que d'habitude
elle lâche quelque chose. Mais il lui faut laisser finir son préambule,
mener à sa façon le chœur des doléances, et reconnaître à la fin qu'il
y a effectivement des moments où il faut tenir compte des évolutions de
la société. Si l'on a pris un petit retard, celui-ci peut être comblé,
étant bien entendu que l'on a affaire à des gens responsables qui ne
vont pas demander la lune dans l'espoir d'en recueillir les miettes.
Bref, il y avait toujours quelque chose à gagner, souvent de
symboliques rogatons, mais c'est toujours le père Marloute qui passait
pour un mauvais coucheur, d'autant plus qu'elle l'avait laissé
développer à loisir ses vibrantes périodes, que d'ailleurs elle
appréciait. Elle adorait les morceaux d'éloquence, comme les grands
airs d'opéra.
Quand elle avait fermé l'usine, elle avait dit :
– Comment rester responsable dans un monde irresponsable ? Les
pressions que font peser les affairistes sur les entrepreneurs comme
sur leurs employés ne me permettent plus de satisfaire à vos
revendications les plus naturelles. Je n'ai pas le cœur d'aller
m'installer dans des pays où l'on réduit les travailleurs en esclavage,
comme aux belles heures du capitalisme triomphant. Les repreneurs ont
pris des engagements dont j'espère qu'ils les respecteront.
Je ne
vous cache pas mon pessimisme.
Fallait-il qu'elle
exerçât un réel ascendant sur son auditoire pour ne pas avoir dû
quitter la place sous une pluie de quolibets, de huées et d'oeufs
pourris ! Le père Marloute avait bien essayé de mener la danse, soutenu
par un fond de murmures angoissés, elle s'était lentement retournée :
– Je vous donne entièrement raison, Monsieur Marloute. Le monde est
cruel pour les gens qui travaillent, et pas assez pour ceux qui se
gobergent. J'en tombe d'autant plus d'accord, que c'est ce monde là qui
m'a congédiée.
– Avec du foin plein les bottes ! avait rugi le
furieux.
– Personne n'est parfait.
Cette dernière insolence avait laissé tout le monde sans voix, d'autant
plus qu'elle avait l'air sincèrement désolée. On ignorait encore
l'affaire des logements sociaux.
L'Impératrice pose sa tasse.
– Ce pauvre Abel était si inquiet qu'il se demandait toujours si on
l'aimait comme il le méritait. Une tare dont souffrent certains enfants
dès leur naissance. Ils veulent à ce point être aimés qu'ils en
oublient d'être aimables. Vous m'excuserez ces plates généralités, mais
il faut savoir que le petit Abel finissait par être importun à force.
Il y a des gens qui sont pégous, comme on dit chez nous, il l'était
plus que personne dans une famille où l'on ne l'est guère. Son père
était la plupart du temps en tournée, sa mère était une parfaite
ménagère, raisonnablement aimante, qui dirigeait de main de maître une
armée de domestiques. Elle était hélas trop scrupuleuse pour abandonner
la chair de sa chair à d'autres qui lui auraient fait comprendre que
l'entourage n'est pas fait que pour vous rassurer à tout bout de champ.
Le père n'était pas du genre impatient, bien au contraire. Quand le
petit s'accrochait, il ne se fâchait pas, il lui disait, avec un bon
sourire : "Si tu nous laissais un peu vivre pour changer ? Ça te
laisserait le temps de vivre." Le petit Abel était assez fin pour
comprendre, et il était sincèrement désolé de vouloir accaparer son
petit monde. "Combien as-tu de sœurs, Abel ? ajoutait-il. Deux, en
effet. Ça prouve que tu n'es pas tout seul, et ça devrait te rassurer."
Ça ne le rassurait pas du tout, il aurait mieux aimé être tout seul,
avec ses parents... Mon Georges ne pouvait pas comprendre. C'était un
enfant de l'espèce contemplative qui nous a juste accordé, au grand
désespoir de mon mari qui avait des élans de tendresse, le service
minimal d'affection. Il y a des caractères heureux qui apprécient qu'on
leur fiche la paix. Cela dit, j'ai été plus attentive que son père à
son évolution artistique. Il a commis des quantités de poèmes
hermétiques avant de se convertir au mirliton harmonieux. Comme c'était
aussi un virtuose de la guitare sèche, à laquelle il est resté fidèle,
il ne pouvait que finir comme il l'a fait. Je préférais la période
hermétique ; en voici un échantillon :
Un coup d'éventail.
La mer se retourne.
C'était une image au fond de ses yeux.
J'ai
connu le modèle, une montagne de graisse qui n'avait pour elle que ses
yeux lesquels avaient en effet cette couleur glauque qui plaît tant aux
aèdes. La gamine obèse est devenue une beauté, de sorte que l'on ne
remarque plus seulement ses yeux, et mon Georges n'en avait rien à
faire. Un autre essai — il avait vu son père travailler à son atelier :
J'aime à caresser
L'archétype déchu
Sans angoisse aucune
Vous aurez compris qu'il se trouvait en terminale. Puis l'idée lui est
venue de composer et de mettre des mots sur sa musique. Ça ne manque
pas d'allure. Non content de chanter, il donne des avis sur ce qui se
passe dans le monde, et comme il parle bien et qu'il ne dit pas
n'importe quoi, il arrive à jouer les consciences politiques chaque
fois qu'il ouvre la bouche sans être accompagné par son orchestre. Il
en est à son troisième disque d'or. Les œuvres de jeunesse ont été
réunies dans une plaquette que j'ai fait éditer à compte d'auteur. Il a
été sensible à l'attention. Il se garde bien d'en parler à ses
thuriféraires. Que voulez-vous que ce père fît d'un enfant parfaitement
dépourvu de talent, assoiffé de tendresse ? Il l'a généreusement arrosé
de ses piques, pour forger un caractère qui refusait de se forger. Même
les encouragements régulièrement prodigués — c'était un bon élève assez
mal vu de ses condisciples parce qu'il oubliait de se dissiper, et ce
n'était pas faute de leur mâcher le travail quand il pouvait — ne
parvenaient pas à le rasséréner. Le pauvre Abel ne trouvait pas
l'univers de la chaussure ou du grand négoce à son goût. Son désir de
se faire aimer l'avait étrangement rendu procédurier. J'avais un ami
d'enfance qui était huissier. Je lui ai suggéré d'envisager cette
carrière. L'idée de faire un stage dans sa ville natale lui plaisait.
Il a bien voulu pousser jusqu'à la première année du master en droit
pénal, accomplir ici son stage de deux ans, il a même décroché son
diplôme à l'École Nationale de Procédure. Je le savais procédurier mais
pas à ce point...
Un sourire attendri : elle a dû finir par
s'attacher au petit frustré, la vieille dame.
– Le reste allait de soi. Son père s'est fendu de plus de cent mille
francs pour lui payer un office. J'avais le bras assez long : il a été
nommé par le Garde des Sceaux, puis il a prêté serment devant le
Tribunal de Grande Instance. J'avais le bras toujours assez long pour
aplanir toutes les difficultés.
Une ombre de tristesse. Le visage se durcit. La
vieille ne laissera pas filer l'affaire.
– Il m'est arrivé de le surestimer. Je lui ai confié une mission
délicate. Si j'avais aidé André Coude à racheter les parts de ses trois
sœurs, ce n'était pas pour que son Gastounet se mît à jouer comme un
malheureux. Vous imaginez le nombre de gens fort obligeants qui
grouillaient autour de lui. J'ai demandé à mon pauvre Abel de parer au
plus pressé en essayant de le ramener peu à peu à la raison. Un savant
dosage de générosité et de restrictions, une carotte continuellement
tenue mais point trop vite abandonnée, tandis que de mon côté je
m'appliquais à faire le vide autour de lui — j'ai quelques relations
jusque dans ces milieux-là, il suffisait de leur faire comprendre que
ce n'était pas le bon levier pour s'insinuer dans l'entreprise, j'avais
les reins assez solides pour rafler ses parts si nécessaire — on
pouvait lui assurer un sevrage pas trop douloureux. Les joueurs ne
manquent malheureusement pas d'esprit. Celui-ci a compris à quel point
mon pauvre Abel croyait manquer d'amour, il en avait lui-même à
revendre, et c'était un amour hors de prix. Au lieu de le tenir
savamment en laisse, comme prévu, Abel y est allé de sa poche, et s'est
même fait soutirer l'argent destiné à l'office. J'ai rétabli la
situation, je me suis chargée moi-même de la transaction, je lui ai
expliqué le discours qu'il fallait tenir à André Coude, et convoqué son
panier percé de petit-fils. Il n'a plus de quoi jouer, mais jouit d'un
bon revenu qui s'ajoute à ce qu'il gagne à la mairie où l'on a bien
voulu l'engager. Il sait que je le tiens à l'œil, ce dont il n'a cure,
et que j'ai passé la consigne à tous les casinos et aux cercles de
jeux. Tout le monde a le droit de vivre, mais pas à nos dépens. Au lieu
de m'être reconnaissant, cet être inconséquent estime que je lui ai
coupé les ailes et le reste. Il n'a plus vu l'intérêt de continuer à
voir ce pauvre Abel. C'était à la vie et à la mort. Ç'a été à la vie,
mais sans lui. Pour le remercier de ses bons procédés, je m'étends à
l'occasion sur la probité du joueur repenti. Heureusement qu'Abel a
trouvé ailleurs une épouse qui sût apprécier ses qualités. Un être
aussi aimant que ça et fort bien fait de sa personne, dont la
conversation ne reste pas embourbée dans les fanges du lieu commun,
c'est comme une occasion à saisir. Moi seule, ici, savais apprécier ses
qualités. Le malheur, c'est qu'il gardait une dent contre les habitants
de notre ville à laquelle il restait viscéralement attaché. Il en
chérissait la moindre pierre, il en connaissait l'histoire sur le bout
des doigts. Ce n'étaient pas ses monuments, ses quartiers, ses allées,
ses jardins qui le repoussaient, mais ses habitants. Cela explique son
comportement, et son épouse, qui, elle, a été tout de suite adoptée
bien qu'elle vienne d'une ville rivale, n'est pas loin de penser que
son mari est victime d'une terrible injustice. C'est le seul paria de
la famille, et elle a compris qu'elle aggraverait les choses en
épousant ses querelles. Leur fille est adorable. En un mot, je n'aurais
pas été surprise d'apprendre qu'il avait fini par tuer quelqu'un, je
l'ai été en apprenant qu'on l'avait tué... Qu'ils me haïssent, pourvu
qu'ils me craignent, dit un personnage de tragédie. Mon pauvre
Abel
était ainsi fait qu'on ne prenait pas la peine de le haïr, et qu'il
n'inspirait aucune crainte. Ton neveu va s'appliquer à dresser une
liste des griefs que l'on pouvait nourrir à son encontre. Il était
juste la fable de notre ville. On attendait avec impatience sa
prochaine invention. Il ne serait pas inutile de chercher d'autres
pistes.
La vieille dame semble un peu distraite,
quoique le masque d'un sourire laisse à penser qu'elle pourrait
prolonger l'entretien en abordant d'autres sujets. Ces dames
comprennent qu'elles peuvent disposer.
Le neveu passe en coup de vent. Il semble au
courant de ce qui s'est passé.
– Que vous voulait-elle, l'Impératrice ? Orienter
votre enquête, et la mienne par la même occasion ?
– La vôtre ? demande Sophie Bernard.
– Elle a le jugement sûr. Elle sait que vous ne garderez pas pour vous
un indice qui puisse faire avancer l'enquête. Elle nous connaît. Aux
échecs, les joueurs disposent des mêmes pièces. Laissez-moi deviner...
Si ce meurtre avait quoi que ce soit avec les méchants procédés de la
victime, il y a longtemps qu'on l'aurait expédiée. Il doit s'agir
d'autre chose. Elle aimait Abel comme on aime un vieux chien. C'était
un petit-fils de bonne volonté, un époux exemplaire, un père attentif.
Ce sont les autres qui l'ont rendu aussi déplaisant dans le monde. Il
sera inhumé demain dans la plus stricte intimité. Une précision inutile
: il n'y aurait pas eu foule à l'enterrement. L'Impératrice n'aura pas
voulu se brouiller avec les absents, ni essuyer des condoléances
contraintes. À l'autopsie, on a découvert la trace d'une piqûre au cuir
chevelu. Il y avait d'infimes traces de cyanure dans une demi douzaine
de confettis à l'endroit même où l'Abel s'est affaissé.
– Ce serait une étrange coïncidence, dit Emmeline,
que deux fêtards aient eu la même idée en même temps.
– Autrement dit, un pierrot, et le goudil qui a
constaté le décès.
– Nous avons été surprises qu'une paysanne disparût au moment où
apparaissait un faux médecin, avoue la tante Alberta.
–
Louis Marloute s'est changé dans l'arrière salle du Messidor, comme les
années précédentes. Le patron était fort gêné d'avoir à trahir le
secret. Un secret bien gardé. Il a fallu un mort pour qu'on l'apprenne.
– Gêné, gêné... Tu lui as simplement demandé à quel endroit Louis
Marloute allait se changer. Il a pris l'air étonné, et tu t'es demandé,
à haute voix, s'il n'était pas mêlé à cette affaire. Seras-tu trop
occupé pour venir partager notre repas demain ?
– Je me libérerai.
– Tu étais là, naguère, quand on préparait les
carabènes. Pourrais-tu nous en fabriquer une sous nos yeux ?
– Si ça ne vous gêne pas que j'apporte une bouteille de butane et tout
mon matériel. Je compte m'entretenir demain matin avec Louis Marloute.
– Pour le mettre en garde à vue ?
– C'est un témoin important. Il chine la victime d'un meurtre juste
avant qu'elle se trouve mal... Le moins que l'on puisse dire, c'est
qu'il était aux premières loges. Il fera peut-être un suspect plausible.
CHAPITRE IV
LE DOCTEUR ET LE COMMISSAIRE
L'INFLUENCE PEUT-ETRE DE SON PERE, Louis Marloute avait généreusement donné libre
cours à des penchants libertaires aussi vagues que sincères : il avait
fauché des champs de maïs, retardé des convois chargés de poisons
divers, démoli des cantines qui en proposaient à leurs clients. Il
était allé jusqu'à organiser le cambriolage d'une bijouterie dont le
patron défendait avec acharnement ce que l'on appelait alors la
préférence nationale. Il était naturel que l'opération fût menée
par
des Français que même Vichy aurait reconnus comme tels, et le butin
reversé à des associations qui couraient au secours d'immigrés
particulièrement désemparés. Si le bijoutier n'aurait rien trouvé à
redire sur l'équipe elle-même, exclusivement formée de Français dits de
souche, il n'aurait certainement pas apprécié l'utilisation des
fonds
ainsi dégagés. Louis Marloute avait de plus participé gracieusement à
la rédaction d'un épais volume sur les anarchistes des deux derniers
siècles. L'on peut regretter qu'il ait, par ce cambriolage, fait naître
de vilaines vocations chez deux de ses camarades par la suite moins
sectaires dans le choix de leurs victimes. Mais c'était durant sa garde
à vue qu'il s'était montré grandiose. Pressé de questions, il fit
valoir qu'il lui fallait se pénétrer du sens de chacune avant de
répondre de la façon la plus exacte et la plus précise, car il ne
voulait rien avancer qui pût égarer les enquêteurs. Comme il était le
seul suspect, quelques pandores sur leur faim se livrèrent à de
regrettables violences. Il montrait face à ses tourmenteurs la
constance d'Épictète devant son maître qui venait de lui casser la
jambe. Il ajoutait qu'ils pouvaient y aller de bon cœur, ses collègues
avaient tout ce qu'il fallait pour réparer les dégâts. Ils étaient même
tenus d'inscrire sur leurs documents le détail des lésions subies. Il
les rassurait en disant qu'il n'aurait jamais l'idée de porter plainte
contre d'honnêtes travailleurs qui ne faisaient que leur métier, mais
qu'il serait obligé d'évoquer certains procédés devant un tribunal. Son
père ayant fait un foin pas possible sur le pouvoir arbitraire que
s'arrogeaient les assermentés à la demande de leur propre autorité de
tutelle, l'on avait dû lâcher prise. Il est vrai que c'était un bon
client pour les plateaux de télévision.
Fidèle à
certains principes, quoique fort bien noté, il refusa de s'en tenir à
une seule spécialité, vu qu'un client, ça ne se coupe pas en tranches.
Quant à son classement, les hiérarques pouvaient se le carrer où il se
permettait respectueusement de le leur suggérer.
C'était déjà un causeur brillant, sachant admirablement faire valoir
une voix (nous n'osons parler d'organe) qui ne valait pas celle de son
père. Une culture surprenante. Bien des étudiantes avaient agrémenté
ses loisirs en savourant avec lui des moments qu'il voulait d'autant
plus uniques qu'il ne cherchait pas d'âme-sœur. À l'inverse de beaucoup
de ses camarades, il pouvait rester assez longtemps sans se dégorger de
son trop-plein d'amour. N'ayant jamais séduit personne, à ce qu'il
disait, il n'avait jamais largué qui que ce soit, et s'était fait une
règle de ne jamais se vanter de ses bonnes fortunes, pour la bonne
raison qu'il respectait plus que tout la vie privée de chacun. Mais il
n'en voulait pas à celles qui, en se confiant à des camarades,
montraient moins de respect pour la sienne. Personne en tout cas ne
s'était senti floué par l'aventure. Une seule occasion lui suffisait
pour faire le tour de la question, un admirable tour à ce qu'on disait.
Le seul inconvénient peut-être, c'est qu'après l'avoir connu, les
filles devenaient un peu plus exigeantes, avant de se résigner au fait
qu'une douce routine manque parfois de grâce. Ne voulant pas trahir les
meilleurs souvenirs de sa tendre jeunesse, il tenait salon au Macareux
(un digne établissement dont l'enseigne affichait un méchant palmipède
septentrional tenant en son bec assez de harengs pour nourrir une
famille de nécessiteux) où les lycéens avaient l'habitude de se réunir,
car c'est là qu'il parvenait à fasciner de jeunes personnes répondant à
ses goûts.
Le commissaire Esparge connaît, ainsi que
toute son équipe, le passé du personnage, et ne tient pas à lui
procurer une auréole de martyr qu'il saurait faire valoir devant qui de
droit. C'est de plus un excellent praticien, honorablement connu dans
la région, que l'on aime avoir à sa table. Il ne manquerait pas de
raconter l'entrevue à sa façon devant un auditoire choisi, entre la
poire et le fromage. D'autres qu'Alcide Esparge se demanderaient
comment affronter une bête difficile à intimider. Il se contenta de lui
demander de se présenter au commissariat à huit heures, ce qui lui
donnait largement le temps de s'expliquer avant la consultation de dix
heures. Comme le docteur s'est présenté à huit heures moins le quart,
le commis¬saire, qui en principe n'a pas d'heure et trouve que l'on ne
fait pas avancer une enquête en laissant le patient mariner dans son
inquiétude, l'a fait immédiatement entrer dans son bureau.
Louis Marloute possède une présence sans être particulièrement grand,
et attire d'emblée le regard sans être plus beau que ça. Cela tient à
quelque chose d'aérien dans ses gestes et dans sa démarche ; l'élégance
des vêtements ne saute pas aux yeux, il suffit que l'on ne puisse noter
aucune discordance. Il porte complet et gilet sans aucune affectation.
Alcide Esparge ne tutoie que les gens qu'il a connus dans sa jeunesse,
et ses équipiers. Le vouvoiement systématique désarme les énergumènes
et les récidivistes les plus véhéments. Il a toujours obtenu des
résultats en refusant la connivence canaille. Le ton est parfois sec,
les protestations restent vaines, les explications malvenues dès qu'on
refuse de s'en tenir aux faits. Seules comptent pour lui les
constructions mentales qu'il élabore en procédant aux ajustements
nécessaires à mesure que l'enquête avance. On le vexerait en lui
faisant remarquer que c'est de la sorte qu'usait certain détective
belge qui a inspiré bien des intrigues à une charmante dame du siècle
dernier.
Il tient sinon à jour une liste de maniaques
compulsifs, de tyranneaux familiaux portés sur la violence, et ne sévit
avec rigueur contre les petits trafiquants que lorsque ceux-ci font
mine de vouloir transformer leur quartier en camp retranché. Il se met
dans la peau des baluchonneurs et des monte-en-l'air pour organiser des
rondes efficaces, quant aux tireurs les plus furtifs, il a vite fait de
les mettre dans son album de famille. C'est ce qu'il appelle
l'intendance. Il estime que son travail consiste avant tout à assurer
la tranquillité des braves gens, à limiter le nombre des dupes, à
empêcher que l'on détrousse le quidam comme dans un bois. Ce n'est pas
ainsi qu'on fait du chiffre, mais il est quand même bien vu. Les
détrousseurs trop bien introduits échappent hélas à ses attentions,
mais dans son domaine, il montre certaines facultés. Ce travail
quotidien l'ennuie. Sauf quand il y a une énigme à résoudre, qui soit
digne de lui. L'influence de sa tante.
Louis Marloute
attend courtoisement qu'on le prie de s'asseoir. Il semble ravi d'avoir
une occasion de papoter avec un homme qu'il a connu dans sa jeunesse.
Le commissaire ne lui laisse pas le temps de fignoler sa pose, et lui
indique le fauteuil en face de lui :
– Tu dois ma foi
te sentir chez toi, devant un représentant de l'ordre public. Ça te
rajeunit plus que moi qui n'ai pas jugé indispensable d'être en
délicatesse avec la justice pour mieux me préparer à mon futur métier.
Les analystes doivent subir une analyse avant d'exercer leur art pour
leur propre compte. C'est heureusement une chose que l'on ne nous
demande pas. Je t'épargne le soin de me dire que tu t'appelles Louis
Marloute, et que tu es né à Pouliat le 26 Mai 1964. Ton cabinet est
installé au 62 de l'Allée André-Chénier, juste au-dessous de chez toi.
Tu as chiné ce pauvre Abel Patou, une fois déguisé en paysanne, une
autre fois en docteur, avant de lui administrer une bonne dose de
confettis qu'il n'a visiblement pas digérée. Avais-tu un quelconque
grief à son encontre ?
– Ma foi non. Nos deux familles
ne se portaient pas dans leur cœur, mais mon père n'a eu affaire qu'à
sa grand-mère qui avait fini par s'habituer à lui, comme il n'arrivait
pas à s'habituer à elle. Chacun savait où il en était, et c'était très
bien. Ils étaient devenus aussi indispensables l'un à l'autre que Fred
Astaire pour Ginger Rogers, étant bien entendu qu'ils ne s'entendaient
pas sauf quand il s'agissait d'exécuter un numéro. L'Impératrice a
inspiré à mon père ses plus belles envolées. La vieille aimait trouver
du répondant et n'aurait pas apprécié quelqu'un qui fît exactement le
même travail avec moins d'esprit. Tu peux écarter d'emblée une rancune
familiale. Person¬nellement, je n'ai jamais eu à me plaindre de lui.
J'ai toujours eu largement de quoi, et je ne risquais pas de me faire
saisir par ses soins. Il ne devait pas être si mauvais que ça, au
demeurant : il a une femme superbe, et une fille qui promet.
La belle bête. Aucune protestation contre l'insinuation, il répond
exactement à la question qui lui a été explicitement posée. Est-ce
volontai¬rement qu'il propose une nouvelle piste ? La meilleure façon
de le vérifier, c'est de l'explorer
– Tu lui as
justement reproché, en le chinant, de surveiller sa fille comme plus
personne ne prend la peine de surveiller sa progéniture. Aurais-tu
éprouvé pour celle-ci un sentiment qui n'est pas dans tes habitudes ?
– Je suis d'autant plus attaché à mes habitudes qu'elles me sont
douces. Je ne suis que l'homme des instants agréablement prolongés. Je
sens que tu vas me reprocher l'âge de mes conquêtes. Au moins
auront-elles eu le bon goût de ne pas me reprocher le mien. Certains me
prennent pour un collectionneur, je ne suis qu'un gourmet. Les
personnes du sexe ne donnent leur pleine mesure que si elles tombent
sur un véritable amateur, capable d'y mettre du sien.
Il attend un sarcasme qui ne vient pas...
– Je me flatte juste d'avoir rendu quelques jeunes filles un peu plus
regardantes avant qu'elles se choisissent un compagnon bien plus
méritant que je ne le serai jamais. Je n'ai pas vraiment l'esprit de
famille, et je ne me sens aucune vocation de procréateur, pour la bonne
raison que les enfants, qui ont bien le droit de se faire une place au
soleil, se la font aux dépens de leurs parents. Quand j'aurai reconnu
qu'un enfant soude un couple, j'aurai tout dit. Je ne ressens aucune
envie d'être soudé à qui que ce soit. Et ces soudures ne sont souvent
pas aussi solides qu'on le croit.
– N'es-tu pas toi-même un peu regardant ? T'est-il
arrivé de jeter ton charmant dévolu sur un laideron ?
– Il en est qui ne sont pas aussi laides qu'on veut bien le croire. Un
véritable amateur détecte des charmes qu'aucun autre ne remarque.
– Même les plus belles peuvent avoir des charmes
cachés. En aurais-tu détecté chez la jeune Adeline Patou ?
– Je me garderais bien te le dire. Si c'était le cas, ce que j'ai dit à
son père ne pouvait que le rassurer sur ce point.
– Tu aurais donc...
– Contrairement à ce qu'on a dit, il ne me les
faut pas toutes. Tu sais bien que je ne donne jamais de noms...
Une malicieuse allusion à d'autres
interrogatoires. Il ajoute :
– D'un autre côté, je n'ai pas à me justifier d'un emploi du temps que
tout le monde a pu vérifier sur le site que tu as eu la bonté de mettre
à notre disposition. Je crois que l'on a fait le tour des mobiles.
– Nous pouvons passer aux traces de cyanure sur les confettis trouvés à
l'endroit où ce pauvre Abel s'est trouvé mal. Tu venais de lui en faire
avaler une bonne ration...
– De confettis humectés de cyanure ?
Cela prend une tournure prometteuse. Pour la première fois, Louis
Marloute n'a pas attendu qu'on lui pose une question directement. Il a
suffi qu'on laisse la phrase en suspens.
– Tu n'aurais
fait avaler à ce pauvre Abel que des confettis sans malice ?
N'aurais-tu pas eu l'occasion d'en humecter une bonne poignée de
cyanure ?
Deux questions pour le prix d'une afin de tester
son interlocuteur, qui répond à la dernière.
– L'occasion, certainement, au moment où je me changeais, si j'avais
disposé d'un flacon de ce produit. Tu vas être surpris, mes
connaissances en toxicologie restent limitées. Je sais que dans les
camps de la mort on employait de grosses doses de cyanure avec le
résultat que l'on sait, je n'ignore pas que l'on trouve du cyanure dans
certaines racines et certains noyaux de fruits à l'état naturel, que
l'on produit du cyanure de potassium à certaines fins. Les photographes
à l'ancienne utilisent un dérivé. Je n'ignore pas que des espions
gardaient une capsule de cyanure dans une dent creuse au cas où l'on
aurait voulu leur arracher quelque information, et que des Bulgares en
mettaient au bout de leurs parapluies. Mais je ne possède pas ce genre
d'article. Peut-être, un jour, à mes moments perdus, distillerai-je le
contenu de quelques noyaux d'amandes amères pour expédier des malades
qui n'en peuvent plus, mais ce n'est pas dans l'air du temps.
– L'air du temps présent n'a point réussi à Abel
Patou, tu comprendras mon embarras...
Cette fois-ci, Louis Marloute n'attend pas la
question explicite :
– Le mien serait extrême si l'on avait trouvé des traces de la salive
de ce bon Abel sur les confettis imprégnés de cyanure, ou un seul
confetti de mauvais aloi dans sa bouche. Nous sommes ainsi faits que
nous ne cessons de saliver, et que notre bouche est rarement sèche.
Le commissaire Esparge commence à trouver le fils
Marloute aussi agaçant que sa tante.
– Est-il exclu qu'Abel Patou ait eu la bouche
sèche à ce moment-là ?
– Ce n'est pas exclu, c'est improbable. Il aura fait dans ce cas tout
ce qu'il pouvait pour m'accabler. Tu m'as dit que l'on a trouvé des
confettis suspects sur le trottoir et pas sur la chaussée. Il est allé
jusqu'à cracher au garde-à-vous, en s'efforçant de ne pas envoyer trop
loin les confettis qui le gênaient. Les gens un peu moins attentifs se
plient plus ou moins en deux pour cracher, et ce que l'on recrache est
projeté à une certaine distance.
– Comment se fait-il,
dans ce cas, qu'Abel Patou se soit retrouvé avec une dose mortelle de
cyanure dans son organisme ?
– Tu disposes de plus de
moyens que moi pour le découvrir. Personnel¬lement, je me serais plutôt
méfié des confettis. Récapitulons. Je ne peux en humecter qu'une
poignée vu que les goudils ne se promènent pas avec une besace. Je ne
pouvais le faire qu'au Messidor, je me serais fait remarquer dans la
rue. Un goudil ne passe pas inaperçu. Cette poignée aura largement eu
le temps de perdre le plus clair de sa toxicité le temps que j'arrive
sur place. C'est une substance extrêmement volatile. Au moment où je
suis arrivé près d'Abel, ils n'auraient même pas été fichus de
provoquer la plus petite indisposition chez un teckel de passage. Je
n'étais même pas sûr qu'Abel Patou allait ouvrir la bouche pour me
répondre.
– On dirait que tu as réfléchi à la question.
Ne te rends-tu pas compte que toutes ces précisions te rendent encore
plus suspect ?
– Je ne vois pas en quoi...
– On peut imaginer deux doses de cyanure, dont l'une sera moins
inoffensive que l'autre. Il suffit d'une légère piqûre pendant que tu
attires l'attention du patient et des badauds avec les confettis et ton
petit compliment.
– Je te suis. Le bon docteur Marloute
est parfaitement à même de faire une piqûre en choisissant un endroit
moins innervé qu'un autre, tout en remplissant la bouche de l'Abel de
confettis bien propres, et de laisser tomber à ses pieds des confettis
moins propres mais inefficaces. Je suis flatté. Je ne me serais jamais
cru aussi adroit.
– Il est des gestes que l'on peut
répéter. Et la cible avait ses habitudes. Elle se postait à des
endroits bien précis.
– De plus, il ne faut pas
décevoir tous ces gens qui ont consulté votre site. Ils seraient
surpris que tu ne me mettes pas en garde à vue. Surtout si j'ai
longuement répété un attentat contre quelqu'un qui ne m'était de rien.
Ce qui reste, j'en conviens, à établir.
– Je ne mets
pas les gens en garde à vue pour satisfaire le public ou ma hiérarchie.
De plus, la culture de l'aveu a aussi peu de sens que l'idée de culture
bourgeoise chez les maoïstes d'antan. La garde à vue ne peut servir
qu'à isoler un prévenu susceptible de donner des instructions,
d'intimider un témoin ou de recevoir des informations. Elle ne s'avère
pas particu¬lièrement utile en l'occurrence, et si elle s'avère utile
tu en seras aussitôt avisé. Je te laisse donc à tes malades et à tes
conquêtes.
– Et moi, je vous laisse à vos travaux.
Louis Marloute est passé maître dans l'art de quitter une assemblée
sans froisser personne. Une brève inclination, et un sourire au reste
de l'équipe suffisent amplement.
L'inspecteur Pugnasse
semble légèrement contrarié. Un prévenu logique est par là même
insolent. Il l'aurait retenu, rien que pour le principe. Le commissaire
arrête d'un geste ses récriminations :
– Il ne nous
dira rien de plus, son numéro est d'autant plus au point, qu'il a le
sens de l'improvisation. Son avocat, si on l'oblige à en prendre un,
saisira vite l'idée générale, et le juge d'instruction n'aura que de
solides présomptions à se mettre sous la dent. Si un magistrat est tenu
de préserver le secret de l'instruction, et de n'en laisser filtrer les
détails qu'indirec¬tement, le prévenu peut généreusement se répandre
après dans les dîners en ville. Mais ses suggestions sont
intéressantes. Nous n'avons pas cherché des traces de salive sur les
confettis. L'on aura vite fait de souligner cette carence. Je m'en vais
donc explorer chez ma tante d'autres pistes.
Le temps
de passer prendre chez lui une bouteille de gaz avec le brûleur
adéquat, un rouleau de papier-papier, quelques feuilles de papier doré,
et d'aller récupérer ailleurs la tige d'un roseau cueilli comme il se
doit à la vieille lune, il se trouve à pied d'œuvre. La tante a
moyennement apprécié qu'il installât tout ce barda dans un coin de la
salle à manger. Mais elle a été rassurée en voyant qu'il avait
également pris une table de tapissier qui ne tient pas trop de place
tant qu'on ne la déplie pas.
Il lui faudra travailler
pendant une demi-heure ou plus. Il ne le fera que congrûment restauré.
Sur ce point, il n'est pas trop inquiet. À l'inverse de la branche
Esparge, les Fiselou des deux sexes apprennent à ne pas gâter les
produits dont ils disposent, et à se servir des instruments adéquats.
Les garçons ne sont pas du genre à manger à même une boîte de conserve
préalablement chauffée au bain-marie. C'est peut-être moins bon que
chez la Castouille, mais ça tient la route, et mieux que dans les
cantines à routiers. Les Fiselou sont des adeptes de l'enchaînement
plat unique, fromage, dessert, et l'on va récupérer ses portions dans
la gamelle, pas d'amuse-gueule ; l'on attaque d'emblée une garbure
gersoise de bon aloi. Il y en a pour un régiment. Il reconnaît là le
style de la famille. Ces dames en auront pour le lendemain. L'on
n'aborde pas l'affaire.
Avant de se mettre au travail,
Alcide réclame un café aussi épais que les eaux de la Mer Morte. Il
n'est pas tenté par les savantes lavasses de ces dames.
Alcide a demandé, pendant la préparation du breuvage qu'on lui apportât
un lecteur de CD, pour la démonstration, quand la carabène sera
terminée.
L'artiste fait l'article comme les camelots
des musées, sans lesquels on ne serait pas sûr d'avoir vu ce que l'on
voit.
– Il faut commencer, dit-il en allumant le
brûleur, par redresser la tige tout en lui conservant un petit reste de
souplesse. Elle ne doit pas s'agiter n'importe comment dans tous les
sens quand on la manie. En un mot, elle doit être droite sans être
raide...
Il la fait passer assez près du brûleur, mais en
gardant une petite distance.
– Si on la chauffe trop, elle casse...
Bien que le mouvement soit un peu monotone, ces dames ne s'ennuient
pas. La concentration peut-être du commissaire, et la fascination
qu'exerce sur l'espèce une flamme maîtrisée. Il vérifie enfin que le
roseau se présente comme il le souhaite, et qu'il l'a bien en main.
– Le papier à présent. Il faut habiller le
roseau...
Il déroule un rouleau de papier, et en coupe une fine bande contre un
côté de la table à tapisserie. Ces dames constatent qu'il sait se
servir d'une paire de ciseaux. La découpe est impeccable. On ne voit
pas trop comment il fait, car il ne se croit pas obligé de décomposer
chaque mouvement, le roseau se trouve complètement enveloppé.
– Les tuffets à présent...
Il s'attaque aux papiers dorés, moins longs, dont il se contente de
rejoindre et de coller les deux bouts dans le sens de la longueur,
avant de couper de toutes petites bandes de l'autre côté. Il tord ces
papiers autour d'une extrémité de la carabène pour obtenir de luisants
festons, puis il recommence l'opération de l'autre côté.
– Bon, dit-il à la fin. En principe, on s'y met à plusieurs, et ça
prend plus de temps : il y a ceux qui travaillent, et ceux qui donnent
des conseils avisés en mangeant des tranches de notre gâteau des rois
et en sifflant des coupes de blanquette. Cela dit, l'on n'est pas tenu
de fabriquer sa carabène. Je le faisais parce que j'aimais ça. C'est un
peu du travail à la chaîne : certains redressent les roseaux, d'autres
les enveloppent, d'autres encore s'occupent des tuffets. Quand je
pouvais encore défiler, je trouvais que je manierais mieux le roseau si
j'étais capable d'accomplir ces trois tâches. Une illusion. Mais on se
sent tellement plus à l'aise... Il y a des solitaires qui préfèrent se
la fabriquer tout seuls, je n'en étais pas. On peut se garder une
carabène pour l'année suivante. Il suffit qu'il y en ait deux ou trois
qui soient ostensiblement jetées dans le brasier. Si le pauvre Abel
Patou a été exécuté d'un coup de carabène, l'on n'était même pas obligé
de faire disparaître une arme aussi efficace, et qui pourrait resservir.
Le neveu prend un malin plaisir à couper tous ses
effets à sa tante...
– Encore faut-il prouver que l'on peut installer
un dispositif efficace dans une mince carabène. Musique !
Il intercepte sa tante, qui vient d'introduire le disque CD dans la
machine pour l'entraîner, si l'on peut dire, dans une valse pesamment
scandée, où le pas classique ne peut être qu'esquissé. Ils semblent
tous les deux habitués à ce balancement rythmé de plantigrade. Pour
l'instant, le commissaire se contente de tenir la carabène de la main
qui enlace le dos de sa tante. Une fois celle-ci remise à sa place, il
se lance dans ce pas, apparemment fort simple, sur l'air classique de
Carnaval es arrivat. La carabène s'incline en mesure tout à fait
naturellement jusqu'à effleurer la chevelure de chacune de ces dames
qui ressentent comme une légère piqûre. Le temps qu'elles lèvent les
mains, la carabène est passée comme une ombre au dessus de leurs
tasses, en y traçant le double sillon d'un hydromètre qui vaque à ses
affaires. Aucune éclaboussure, mais un nuage de lait dans l'une des
tasses, ce qui entraîne de violentes protestations :
– Tu sais très bien, grogne Alberta, que je ne
mets strictement rien dans mon thé !
Le commissaire s'arrête :
– Tu en seras quitte pour rincer ta tasse. Elle
sera toute chaude. Il y en a encore dans la théière.
On attend que la tante soit allée rincer sa tasse.
Le commissaire a posé entre-temps sa carabène contre le mur
– C'est la bande des barrejos qui
menait la danse. Les barrejos,
pourcelles qui ne le sauraient pas, ce sont des brouillons, des
cafouilleux. Si les pierrots restent anonymes, l'on connaît la
composition des bandes. L'on peut exclure les trois qui conduisent la
musique. Restent ceux qui dansent en jetant les confettis et en
cherchant une victime dans le public. Une partie des confettis est
lancée bien haut pour retomber en pluie, l'autre partie est réservée
aux spectateurs que les pierrots veulent bien distinguer. Si tu connais
un membre de la bande, tu peux te secouer avant de rentrer chez toi, et
même comme ça, tu en mettras partout. L'un des pierrots a fort bien pu
déposer une poignée de confettis douteux aux pieds d'Abel Patou, qu'il
sera allé chercher dans une poche secrète de sa besace en tout cas
destinée à finir dans le brasier. On peut même imaginer qu'ils étaient
deux, l'un qui joue de la carabène, l'autre qui dépose négligemment les
confettis. Dans ce cas, la présence du faux docteur représente une
aubaine, surtout s'il a contrarié un jour l'exécutant, ne serait-ce
qu'en couchant avec sa future femme. Vous avez vu qu'il n'est même pas
besoin de s'enfermer dans sa cave pour fabriquer une telle carabène. Je
l'ai fait devant vous, et vous ne m'avez pas quitté des yeux. Dans un
hangar, où la plupart des gens ne songent qu'à bavarder en sifflant des
verres, c'était encore plus facile. J'ai pu glisser un mince tuyau sous
le papier en l'enveloppant, et vous n'avez pas vu la petite poire au
bout, parce que vous étiez de l'autre côté, et que vous vous demandiez
comment je m'y prendrais. Quant à l'aiguille, je l'ai installée quand
j'ai chauffé la tige du roseau. Il me suffisait de parfaire
l'installation en posant les tuffets. Je vous ai toutes touchées,
trempé ma carabène dans vos tasses, et n'ai versé un peu de lait que
dans celle de ma tante Alberta. En un mot, si l'assassin se trouve
parmi les pierrots, il a pu se préparer la carabène devant une
assistance choisie. Il lui suffisait de s'assurer qu'on ne s'en
saisirait pas entre chaque opération, parce qu'il ne pouvait pas
travailler en continu. Tiens, si je ne me retenais pas, c'était si
facile que je me mettrais moi-même en examen. Mais j'ai excellent
alibi, je ne défilais pas.
– Il ne nous reste plus qu'à trouver quelqu'un
d'aussi habile que toi.
– J'étais un perfectionniste, et j'avais les capacités. Cela dit,
n'importe qui peut s'entraîner. Il n'a même pas besoin de se cacher
pour le faire. On offre de petites carabènes aux enfants, on leur
apprend à s'en servir. Tu t'entraînes en jouant avec le gamin. Une fois
bien établi que l'on peut expédier quelqu'un avec une carabène, nous ne
sommes pas plus avancés. Il faut prouver qu'on l'a fait. Au moins
avons-nous vérifié qu'on pouvait le faire. Je vous ai offert une petite
démonstration. Si vous pouviez me rendre un petit service...
– Le bon docteur t'aurait-il suggéré qu'il y
aurait peut-être eu quelque chose entre lui et la petite Patou ?
Elle est décidément agaçante, la tante Alberta. Et
elle poursuit sur sa lancée :
– Tu as dû vivre des moments d'un bonheur rare. Surtout s'il t'a fait
remarquer la difficulté que l'on éprouve à recracher des confettis sans
se pencher un peu. C'est sur la chaussée que l'on aurait dû retrouver
ces fameux confettis, par sur le trottoir.
Et voilà qu'Emmeline Croin se croit autorisée à
prendre le relais :
– En assurant à un père ombrageux qu'il a bien tort de garder sa fille
pour lui, on le conforte dans l'idée que toutes les précautions ne sont
pas inutiles. Il ne peut lui interdire d'assister aux conférences du
bon docteur, mais il peut lui faire comprendre qu'il vaut mieux ne pas
s'attarder.
– À ce que j'ai cru comprendre, ajoute
Sophie Bernard, Louis Marloute n'est pas du genre à couver des passions
dévorantes. Je ne vois pas l'intérêt d'expédier un père après l'avoir
rassuré. On ne peut lui reprocher de trop garder sa fille que s'il y
parvient.
On laisse à Gisèle Pouacre le soin d'enfoncer le
dernier clou.
– De deux choses l'une : ou il a goûté aux charmes de la petite, et il
n'a aucune raison d'en vouloir au père ; ou il n'y a pas goûté, et ce
n'est pas la meilleure façon d'arriver à ses fins.
Alberta considère son neveu comme si elle voulait
l'envelopper de son affection.
– Si l'on se fonde sur ce qu'il a dit à la victime, il pouvait se
moquer d'un huissier sans s'être jamais trouvé sous le coup d'une
saisie, et d'un père vigilant sans jamais avoir eu à souffrir de cette
vigilance. Ce qui compte, pour un goudil, c'est de mettre les rieurs de
son côté, aux dépens de sa victime. Il doit le chiner en l'entreprenant
sur des travers de notoriété publique. C'est au chiné de trouver une
réplique cinglante, pour entamer un échange en principe assez salé.
Mais c'est une tradition qui se perd. En ouvrant la bouche pour
répondre, Abel Patou se conformait aux vieux usages, ce qui n'est pas
étonnant chez quelqu'un qui y était aussi attaché. Il n'avait su quoi
dire, quand on lui avait lancé que moins on le voyait, mieux on se
portait. S'il avait répondu : "Rassure-toi, tu ne vas pas tarder à
tomber malade", ça pouvait se prolonger. J'aurais bien aimé savoir ce
qu'il s'apprêtait à répondre quand on lui a fourré les confettis dans
la bouche. Un secret gênant ? Va savoir... On ne peut pas retenir la
frustration amoureuse. Il peut exister d'autres raisons.
Si elles s'y mettent à quatre pour le faire tourner bourrique... Et
voilà que Sophie Bernard éclate de rire. Et que les autres comprennent
tout de suite la raison de cette hilarité.
– On peut savoir ? s'enquiert Alcide.
– Je vous vois mal, dit Sophie Bernard, convoquer la fille du défunt
pour lui demander si elle a couché avec le présumé assassin de son père.
– Et vous pensez que de vieilles dames, dit Gisèle
Pouacre, trouveront les mots pour aborder ce sujet.
Emmeline Croin secoue la tête en repartant de plus
belle.
– Il faudra peut-être s'assurer que la mère
n'assiste pas à cet entretien.
– On enterre l'Abel demain, dit le commissaire.
– Nous pourrions troubler leur plus stricte intimité, susurre Alberta,
pour dire à quel point nous partageons le chagrin de la famille et que
nous aimerions prendre à part la fille du cher disparu pour lui poser
des questions délicates. Nous crois-tu à ce point dépourvues de
délicatesse ?
Le commissaire hausse les épaules :
– Il suffisait de me dire non. Que vous vous
sentez incapables d'aborder le sujet en de telles circonstances.
Alberta semble froissée, du coup :
– Nous crois-tu incapables de trouver un biais quelconque. Tu ne
connais pas mes amies, et moi, on dirait que tu me connais mal. Cela
dit, il est quand même permis de rire un peu.
CHAPITRE V
OÙ L'ON APPREND, APRÈS AVOIR ARROSÉ LES FLEURS DE SES MORTS,
COMMENT L'ESPRIT VIENT À CERTAINES JEUNES FILLES.
QUOIQUE LE CIMETIERE ne se trouve pas si loin que ça, moins
loin en tout cas que la confiserie où elles ont fait provision de chocolats,
Alberta a décidé que l'on prendrait les vélos et que l'on s'habillerait
en conséquence. Après tout, l'on n'est pas là pour enterrer un être
cher.
Bien que l'on ne soit pas censé se découvrir d'un
fil, le temps s'annonce quasiment caniculaire. Un long short (on
relèvera l'oxymore chaque fois qu'on le trouvera), un peu flottant de
surcroît, une veste légère sur un chemisier, avec un chapeau bien
arrimé sur la tête quoique les farceurs de la météo ne prévoient pas un
vent à décorner tous les époux malheureux, ça fera l'affaire. Alberta
fixe un broc à son porte-bagage. Si le cimetière possède une arrivée
d'eau, il ne propose aucun récipient. Plusieurs voyages entre le
robinet et les tombes seront nécessaires, vu que les diverses branches
de la famille d'Alberta ont accaparé toute une allée à elles seules, et
qu'il est d'usage de ne pas rendre ses devoirs qu'à la famille directe.
Ces allers et retours ne manqueront pas d'attirer l'attention de
l'Impératrice et de ses proches. Ce n'est pas pour rien que l'on s'est
habillé aussi légèrement. Il ne faut à aucun prix avoir l'air de
quelqu'un qui compte s'immiscer dans les obsèques d'autrui. Cela dit,
elles font déjà sensation sur leurs bicyclettes, elles seront
probablement reconnues. Alberta passe pour une originale parfaitement
capable de se présenter en tutu devant la tombe de ses chers disparus.
Là, on a droit à quatre originales d'un coup, c'est comme une rangée de
vieux tacots défilant dans les rues à l'occasion d'un rallye prévu à
cet effet.
Elles ont fignolé un petit enchevêtrement
d'anti-vols afin de rendre hommage à ces temps de maraude endémique
avant d'entrer gravement dans le cimetière, avec les mines de
circonstance. La cérémonie du broc, et les voilà parties en rang
d'oignon en direction des divers caveaux de la famille. Elles n'ont pas
un seul regard pour les endeuillés qui commencent à essuyer les
condoléances d'une assistance disséminée, notice nécrologique oblige.
Elles comptent bien laisser aux Patou et à leurs alliés le temps de se
disperser ; si on veut les aborder, il faudra attendre qu'elles aient
terminé. Six caveaux à honorer, ce n'est pas rien. Elles sentent bien
des regards chaque fois qu'elles arrivent à l'allée principale, mais se
gardent bien de se retourner. Leur noble tâche réclame toute leur
attention. L'on a dû sentir qu'elles avaient fini, car elles voient
maintenant au bout de leur allée, Georges Tuchan, Isabelle Patou, la
veuve du défunt, et Adeline Patou. La petite tient vraiment de sa mère.
C'est à se demander comment Abel a fait pour retenir son attention. Il
devait être charmant, hors contexte. Quoiqu'en grand deuil, Georges
Tuchan le semble moins que lorsqu'il se produit. Il a dû estimer au
début de sa carrière que de s'habiller en noir, ça donne plus de portée
à des chansons à texte. Comme il est déjà grand et ossu, sur scène,
c'est à peine si on voit ses musiciens. Derrière les pommettes et les
mâchoires bien marquées, l'on sent poindre la vanité des natures
mortes. L'œil invariablement malicieux, les lèvres qui retiennent un
reste de sourire, le nez bulbeux corrigent cette impression. Là, on n'a
pas droit au sourire retenu. L'Impératrice semble minuscule à côté,
aussi minuscule que ces trous noirs autour desquels tournent les
galaxies. La veuve et l'orpheline sont juste belles, et pratiquement
gommées du paysage. À eux quatre ils bouchent l'allée. Faudrait leur
marcher sur le ventre pour passer, ou se frayer un passage en
s'excusant. Les deux groupes finissent par se retrouver face à face
comme dans un règlement de compte à OK Corral. Ces dames ralentissent
puis s'arrêtent à trois mètres de leurs vis-à-vis. Jamais personne n'a
porté un broc aussi dignement qu'Alberta porte le sien.
– Ce sont de bien tristes moments, dit Alberta.
Et ses compagnes hochent la tête.
– Consentiriez-vous à en passer quelques-uns avec
nous ? dit l'Impé¬ratrice.
Alberta montre son broc.
– C'est que... Nous sommes visibles sans doute,
mais à peine présentables. C'est que nous sommes à vélo.
– Un vélo, ça s'appuie contre un mur, et vous êtes
très bien comme ça. Vous pourrez laisser le broc dehors.
Là-dessus, elle leur tourne le dos et prend le
chemin de la sortie.
– Quel est le programme ? J'aimerais bien essayer
d'isoler le bon pierrot de ses congénères.
– Tu auras tout ton temps. Il n'est pas question de se laisser inviter
à partager leur repas. Ça limitera le temps dont nous disposons pour la
mission que nous a confiée ce bon Alcide. Je travaille mieux, quand je
suis un peu pressée.
Défaire l'entrelacs d'anti-vols,
ça les occupe déjà un petit moment. Le broc solidement arrimé, elles
s'en vont chez la vieille.
Celle-ci a eu le bon goût de
ne pas offrir les potions diverses et les amuse-gueule que les
visiteurs sont censés absorber passées onze heures. On les introduit
dans le salon qu'elles connaissent déjà. L'ancêtre, son fils flanqué de
son épouse et de la chair de leur chair se tiennent debout à côté de
leurs fauteuils, et leur font signe de s'asseoir sur ceux que l'on met
à leur disposition. L'on tient pour acquis que l'Impératrice a parlé
des compagnes d'Alberta et de leurs exploits, le chanteur est connu,
Alberta aura précisé le prénom de la légitime d'Abel et celui de leur
fille à ses camarades. L'Impératrice se tourne vers Georges Tuchan.
– Vous avez eu la gentillesse, dit-il, de répondre aux invitations sans
doute impérieuses de Madame Mère. On ne se corrige pas à cet âge. Il
convient de dire pour sa défense qu'elle n'a jamais convoqué personne
ici, même du temps de sa splendeur, pour des futilités.
L'Impératrice baisse modestement les yeux, et Gisèle Pouacre, qui a
toujours eu mauvais esprit, n'écarte pas l'idée qu'elle a distribué les
rôles de cette façon pour les observer à loisir. Georges Tuchan
reprend, après une petite pause :
– Vous n'étiez pas
obligées de vous engager à la tenir au courant des progrès de vos
investigations, et vous n'avez pas à vous présenter réguliè¬rement au
rapport, du moment que ma mère sera comme tout un chacun avisée en
temps et en heure de leur résultat. Mais vous savez à quel point, dans
une situation comme la nôtre, l'on est à l'affût du moindre élément qui
permettrait de comprendre ce triste événement. Nous vous faisons
entièrement confiance. Cela dit, ma mère a caressé l'idée que votre
présence au cimetière n'était pas tout à fait due au hasard. Nous
saluons au passage votre discrétion. Votre tenue, vos bicyclettes,
autant de détails qui nous autorisaient à vous ignorer si telle était
notre condition...
Au lieu de répondre, Alberta hoche
la tête pour l'inviter à poursuivre. L'Impératrice n'est pas la seule à
vouloir mener le jeu comme elle l'entend. C'est fou comme un regard
simplement attentif peut vous inviter à vous déboutonner.
– ...votre neveu a eu, à ce qu'on nous a dit, un assez long entretien
avec Louis Marloute, mais n'a pas cru bon de le retenir. Nous nous
sommes demandé s'il était définitivement hors de cause.
Ce qu'il y a de bien, avec ces gens-là, c'est que
les stratégies les plus fines tombent à plat.
– La présence de Marloute fils au commissariat va de soi, dit Alberta.
Comme le montrent les prises de vue dans le site prévu à cet effet, il
a pris deux fois votre fils à partie, et il est allé, la seconde fois,
jusqu'à lui coller une bonne poignée de confettis dans la bouche.
N'aurions-nous pas vu ces images, il y avait assez de témoins pour
attester ces faits. L'on a même entendu les plaisanteries qu'il lui a
lancées. Les spectateurs sont à l'affût de ce genre de scènes de plus
en plus rares malheureusement. Les témoins ne manquaient pas non plus
pour nous répéter ce qui s'est dit dans notre dialecte. La présence à
ses pieds de confettis légèrement imbibés de cyanure constituait une
présomption autrement accablante, puisque l'on a établi que votre fils
a été empoisonné avec du cyanure. Ce qui semble surprenant, ce n'est
pas qu'il soit entré au commissariat, mais qu'il en soit sorti. Malgré
tous ces éléments, nous ne croyions pas qu'il fût possible de le
retenir.
– Vous dites 'nous', fait remarquer Georges
Tuchan, comme si vous meniez cette enquête de concert avec votre neveu.
Ma mère nous a parlé des résultats que vous avez obtenus ailleurs, mais
jamais votre collaboration n'aura été aussi étroite avec les autorités
locales. C'est à croire que votre neveu vous a engagées dans son équipe.
– Nous ne rencontrons pas un neveu dans tous nos lieux de villégiature.
Cela dit, la disparition de votre fils représente pour le mien comme
pour nous-mêmes une énigme. C'est comme un jeu, entre nous, si je puis
me permettre. Chacun cherche à prendre les autres de vitesse. Mais pour
que les forces soient égales, nous nous communiquons à mesure toutes
les informations dont nous disposons. Avant même que mon neveu
interrogeât Louis Marloute, nous nous rendions compte que la meilleure
façon d'administrer du cyanure à quelqu'un, ce n'étaient pas des
confettis qui seraient aussitôt recrachés. Une tarte à la crème
fortement imbibée aurait mieux fait l'affaire. Ne serait-ce qu'afin
d'éviter que le poison se dilue trop vite. Si les confettis avaient été
imbibés sur place, on l'aurait vu. Il n'était même pas sûr que votre
fils ouvrirait la bouche. Un autre détail nous choquait : ce n'est pas
en apostrophant sa future victime que l'on passe inaperçu. À moins
qu'il s'agisse là d'une ruse supplémentaire. Il y a trop de si, et de à
moins que. Le fait que la plupart des confettis aient été découverts à
ses pieds renforçait nos doutes. Beaucoup sur le trottoir, bien qu'il
se soit tenu assez près du bord, très peu sur la chaussée. Ç'aurait dû
être le contraire. L'on se penche pour cracher, et l'on ne crache pas
sur ses pieds. Si l'on a attiré l'attention sur les confettis, c'est
pour éviter que les enquêteurs s'intéressent au brasier où les pierrots
lancent leurs carabènes, leurs masques et leurs besaces. Les hommes de
mon neveu sont en train de passer les cendres au tamis. Si l'on trouve
les restes d'une aiguille, elle n'aura pas eu le temps de fondre tout à
fait, il faudra se pencher sur l'hypothèse que ces confettis ont été
déposés par un des pierrots à ses pieds, avant qu'on lui fasse une
injection grâce à un dispositif dissimulé à l'intérieur d'une carabène
et couvert par les tuffets. Mon neveu nous a fait une petite
démonstration et nous nous sommes rendu compte que c'était possible.
L'on ne voit que le goudil, le pierrot fait ce qu'il veut. D'un autre
côté, si ce goudil avait une occasion, et un semblant d'arme, il
n'avait pas le moindre mobile. Celui-ci n'apparaît pas sur les
plaisanteries que la victime a essuyées. Vous les connaissez,
peut-être...
Georges Tuchan répète en dialecte chaque phrase
mot pour mot.
– Le premier trait, dit Alberta, ne présente aucun intérêt. L'allusion
au métier qu'exerce la cible fait partie des conventions du genre. En
revanche, l'allusion à votre fille n'a pas manqué de nous intriguer.
Avait-il besoin de faire de votre fils un Bartholo de comédie dont les
précautions ne seront pas toujours efficaces ? Mon neveu s'est
fugitivement interrogé sur d'éven¬tuelles relations entre sa fille et
le bon docteur, tout en reconnaissant que ce n'était pas un élément
essentiel de l'enquête : qu'il y en ait eu ou pas, cela ne change rien.
– Et cela n'empêche pas, dit l'Impératrice, que nous vous avons
croisées au cimetière. N'as-tu rien à nous dire, ma petite ?
La petite ne rougit pas. Elle fait la moue de
celle qui ne voit pas. Son grand-père insiste :
– Il n'y a guère de chance que le fils Marloute ait joué le moindre
rôle dans la mort de ton père. Mais il semble que le neveu de Madame
aimerait en avoir le cœur net, ne serait-ce que pour passer
tranquillement à autre chose.
– Mais elle a dit elle-même que ce n'est pas un
élément important dans l'enquête...
Elle s'interrompt comme une qui en aurait trop
dit. Georges Tuchan continue, sans relever :
– Il suffit que ce soit un élément. Que tu aies fait ou non un tour de
manège avec le bon docteur Marloute, cela n'a pour nous aucune espèce
d'importance. Tu es arrivée à l'âge où l'on fait des tours de manège.
Tu aurais pu tomber plus mal, si c'est le cas. J'ai entendu dire que
c'est un gourmet qui sait apprécier ce qu'on lui propose, et propose
lui-même autre chose que des garçons de ton âge qui ne brûlent que
d'exprimer leur enthousiasme impatient et ne retiennent, des films
qu'on met à leur disposition, que les complaisances auxquelles ils
peuvent prétendre. J'ai vécu à une époque où l'on pouvait savourer la
douceur de certains apprentissages. Cette époque semble révolue. En un
mot, peu importe la différence d'âge si le plat valait le détour. Rares
sont les hommes vraiment attentifs à ces moments. Les détails ne nous
intéressent pas. Il nous suffit de savoir que tout s'est passé au mieux.
– Moi aussi, lance gaiement l'Impératrice, sans laisser à son
arrière-petite-fille le temps de se tortiller, j'ai fait en mon temps
quelques tours de manège. Certains garçons ont la faiblesse de croire
que le plaisir qu'ils ont pris équivaut à un contrat en bonne et due
forme et ne s'inquiètent que pour la forme de celui qu'ils nous ont
procuré. Ils sont de fort mauvaise compagnie quand on les congédie.
J'aurais bien aimé tomber sur un docteur comme celui-là...
Il n'est pas impossible que ce soit vrai, se dit
Alberta. La petite se jette à l'eau.
– Eh bien oui, moi aussi.
– Comment peux-tu être sûre qu'il y en a eu
d'autres ? dit son père sans le moindre accent de censure.
La jeune fille s'esclaffe :
– Nous le savons, c'est tout, mais nous ne savons
pas qui. C'est beaucoup moins gênant pour tout le monde.
Gisèle Pouacre a une brusque inspiration :
– Ce qui ne manque pas de me surprendre, c'est qu'avec le temps, il n'y
en ait pas une qui ait conçu quelques illusions. Tout le monde n'est
pas capable de saisir la saveur d'un instant cueilli au vol. Certains
caractères se révèlent exclusifs à l'usage. Je n'arrive pas à croire
que l'on n'ait pas eu droit un jour à quelque éclat. L'une de vos
camarades n'aurait-elle pas manifesté l'intention d'accaparer le manège
?
– Germaine Sterc. C'était il y a deux ans, j'étais
en
seconde. Elle s'en est même ouverte aux parents, et ceux-ci ont déposé
une plainte au commissariat...
Tout le monde apprécie le style de la gamine.
L'Impératrice semble au courant :
– Votre neveu est allé voir le docteur qui a ouvert de grands yeux en
disant que l'on ne prête qu'aux riches. Comme il a de l'esprit, votre
neveu a demandé au docteur de lui donner une idée de l'étendue de ces
richesses. On lui a répondu qu'un galant homme n'étale pas sa vie
privée au mépris de celle de ses conquêtes. Votre neveu a souri, puis
il a essayé d'obtenir d'autres témoignages, sans succès.
– Et pour cause, dit la jeune fille. Ça fait partie du jeu. L'on ne dit
rien, c'est mieux, l'on ne va pas délayer le goût de telles expériences
par de plates confidences. Toutes celles qui ont été interrogées l'ont
fait passer pour une Bélise, et les garçons étaient trop heureux de
confirmer. Elle affichait pour eux le plus grand mépris. Et ils adorent
le docteur.
Et
Dorante, Damis, Cléonte et Lycidas,
Peuvent bien faire voir qu'on a quelques appas,
récite Georges Tuchan, qui a l'inverse de ses camarades a
autant de Lettres que de mémoire.
L'Impératrice semble se raidir sur son siège.
– Je crois qu'André Sterc fait partie de la bande
des barrejos qui conduisait la musique le dernier jour.
Ces dames en concluent aussitôt que l'Impératrice
a déjà entamé une enquête pour son propre compte.
– Cela dit, ajoute-t-elle, si cela a quelque rapport avec cette
histoire, c'est le docteur qui aurait dû se faire tuer, et pas notre
pauvre Abel.
Pour mieux cerner le personnage, Emmeline Croin
s'adresse encore à la petite :
– Il est acquis que Germaine Sterc n'a pas compris ce que les autres
avaient compris. Y avait-il quelque chose à comprendre ? On dirait que
c'est le seul échec pédagogique du bon docteur.
– C'est
vraiment une pauvre fille. Elle était persuadée que lorsqu'une chose
est très bien, ce doit être très bien jusqu'à épuisement des deux
parties. Le docteur Marloute ne l'a jamais caché, il ne fera jamais un
bon mari, pas même un amant régulier, et il n'a pas la fibre
paternelle. Il est des instants qui méritent de rester uniques. Quand
il se sent prêt, et s'il nous croit prêtes, il nous le fait
discrètement comprendre, si discrètement que je ne me rappelle plus
comment. Ça vient comme ça. Il est comme un metteur en scène qui invite
chacun à donner le meilleur de lui-même, et pas de quelqu'un d'autre,
et l'on est si heureux quand on y est parvenu... Chaque corps, chaque
geste, nous a-t-il dit un jour, est comme une signature. La malheur,
c'est que l'on peut traverser toute une vie sans trouver sa signature.
Il estimait que le plus beau cadeau qu'il pouvait nous faire, c'était
de nous aider à trouver notre vraie signature. Cela nous permet de
reconnaître les garçons qui ne se demanderont jamais s'ils ont une
signature. Il nous a également appris à reconnaître les butors qui
caressent leur petit lot de fantasmes. En s'attachant à des fantasmes
que l'on est tenu de satisfaire à tour de rôle, dit-il, on perd de vue
le bonheur des bons ajustements. Après cela, on est armé pour affronter
les pesanteurs de la vie. J'ai bien envie de fonder une famille et
d'avoir des enfants. Je ne suis pas sûre d'être à même de choisir le
meilleur des compagnons. Au moins nous aura-t-il donné quelques pistes.
Il se consacre à cette tâche avec autant d'ardeur qu'il pratique son
métier. Il m'étonnerait fort qu'il perde son temps à préméditer un
meurtre.
– A-t-il mentionné un jour devant vous son passé
de militant libertaire ? demande Sophie Bernard.
– Il n'est pas du genre ancien combattant. La seule fois qu'il en a
parlé, c'est parce qu'un garçon qui était au courant y avait fait
allusion en le traitant gentiment de cachottier.
– Et alors ?...
– Il a dit que c'était sa sortie de
onze heures, son carnaval à lui.
Notre camarade débarquait. On a dû lui expliquer qu'à la sortie de onze
heures, les goudils mettent en scène les événements qui défraient la
chronique. Notre docteur avait joué son rôle sur un plus vaste théâtre.
L'Impératrice évoque un souvenir apparemment
cocasse :
– J'ai moi-même fourni le thème d'une de ces sorties, à l'occasion de
la fermeture de l'usine. De faux ouvriers offraient leurs fesses à une
sorcière bossue qui les leur bottait en tenant à la main une valise
pleine de billets. Je n'ai pas voulu gâcher le spectacle et j'ai
applaudi comme tout le monde. Seul détail malheureusement plus
douloureux, chacun tenait une pancarte qui aurait mieux convenu à une
manifestation, "Carnaval va mourir, nous voulons vivre". Ce devait être
une idée du père Marloute. Continue, mon enfant.
– Son
passé politique, il refusait de le prendre au sérieux. Tout ce qui nous
afflige, nous indigne et nous mobilise — un mot qui annonce toute une
série de communiqués de victoire, et ces victoires ne sont guère
convaincantes à l'usage — les guerres et les famines, tout cela fait
partie d'une vaste pantomime. Il nous a parlé du grand branle de la
Terre dans Le Neveu de Rameau,
et nous a expliqué ce que ce neveu
appelle des positions. Notre ville, d'après lui, nous offre, dans son
infinie sagesse, ses pierrots et leurs musiques, ses goudils et ses
badauds, une parfaite représentation de notre condition. Plus j'y
pense, plus je suis convaincue qu'il ne serait pas aller troubler une
telle représentation. La mort de papa, c'est la pire des fausses notes
que l'on aurait pu imaginer.
Consciente d'avoir avancé
une énormité, la gamine s'interrompt. Sa voix a changé quand elle a
prononcé cette dernière phrase. C'est l'énormité qui retient
l'attention de Sophie Bernard :
– Si j'ai bien compris,
le docteur Marloute a horreur des fausses notes. Il s'efforce de
conserver, dans ses actes comme dans ses paroles, et jusqu'en son
particulier, un semblant d'harmonie. Chacun semble attaché à votre
carnaval pour différentes raisons : votre défunt père parce que c'est
une émanation de la ville où il est né, quels que soient les sentiments
de celle-ci à son égard ; le docteur parce que c'est la manifestation
qui donne la meilleure image de notre condition ; et ton neveu,
Alberta, parce qu'elle lui rappelle le temps où il était lui-même un
pierrot émérite. En un mot, le meurtrier n'est pas d'ici... ou il n'est
plus vraiment d'ici.
– Il croit l'être, il n'y a aucune
raison que nous n'ayons pas nos collabos
comme tout le monde, grince
l'Impératrice qui a vécu à l'époque ou le mot collaborateur était
devenu une insulte. André Sterc et Bernard Bisque ont été des fourriers
du Grand Satrape, ce qui ne les empêche pas de faire partie de la bande
des barrejos.
Les compagnes d'Alberta ignoraient le surnom du
président de région. Celle-ci ajoute à l'intention des autres :
– Certains présidents de région se croient à la tête d'un Grand-Duché.
Un vestige de nos anciennes provinces qui gardaient malgré tout un
semblant d'autonomie. L'élu à la présidence d'une région se convainc
facilement que les électeurs lui ont confié une manière de proconsulat,
et se comportent comme de vrais satrapes. Il s'efforce d'introduire ses
gens un peu partout, et il en recrute d'autant plus facilement que
certaines places sont déjà occupées. Après quoi, il se permet de
décider que tel lycée, telle salle des fêtes prendra ce nom plutôt
qu'un autre. Notre président de région s'était entouré d'une cour de
fiers laquais et de dames complaisantes. Il avait perdu tout sens
commun. Il se prenait entre autres pour un prince Wisigoth : la preuve,
c'est qu'il n'avait que le mot Septimanie
à la bouche. En fait, c'est
la seule région où les Wisigoths soient parvenus à s'accrocher après
avoir été défaits par Clovis à Vouillé, comme tout le monde sait.
L'empereur Sévère leur avait permis de s'installer dans une région un
peu plus vaste, dont ils ont vite perdu une grande partie. Les Arabes y
sont entrés comme dans du beurre, ils en ont été chassés par Pépin le
Bref. Elle est tombée sous le contrôle des comtes de Toulouse avant de
revenir au royaume de France sous la régence de Blanche de Castille, ce
qui est une autre histoire. Le Grand Satrape aurait pu choisir un autre
nom. Il ne cessait de se gausser de l'inculture de la plupart des
hommes politiques. Mais il avait un excellent vernis. C'était une
autorité reconnue dans sa spécialité, il croyait en avoir d'autres. Il
a quitté depuis cette vallée de larmes, mais ses troupes restent bien
implantées jusque chez nous. Cela dit, je discerne mal le lien entre
votre père et ces gens-là.
L'Impératrice tapote l'épaule de la jeune fille :
– Tes écarts ont du bon, ma petite. Elles nous ouvrent de nouvelles
perspectives. Faute d'autre piste pour l'instant, nous pouvons suivre
celle-ci. J'ai encore quelques entrées dans le monde de la politique,
peut-être trouverez-vous quelques indices, voire un mobile...
La tante Alberta se retient de lui faire remarquer que c'est elle qui
conduit l'enquête, et que ses amies ainsi qu'elle-même ont leurs
propres méthodes.
Elles ont décidé de passer l'après-midi devant
l'ordinateur avec Sophie Bernard aux commandes.
Celle-ci fait pratiquement défiler les films image par image, et
parvient même à obtenir des effets de ralenti. La scène cruciale offre
une intéressante surprise. La carabène a touché deux fois Abel Patou,
une fois sur le crâne, une fois sur l'épaule gauche, une forme de
bénédiction, un viatique efficace. La difficulté consiste maintenant à
ne plus lâcher le pierrot, une fois qu'on a réussi à l'isoler de
l'ensemble de la bande. Commençant par le plus difficile, Sophie
Bernard s'efforce de remonter le temps jusqu'au moment où le cortège se
dirige vers le premier café à la lumière des torches. Ce n'est pas
facile, vu que l'on n'est pas sûr de la position qu'il occupe à chaque
fois qu'il sort d'un café. Heureusement que ces dames disposent du
montage fignolé par la meneuse du jeu. À force de se passer et de se
repasser le film, elles arrivent à distinguer tous les pierrots sans
pouvoir au demeurant les identifier. Elles leur donnent des numéros,
attribuant le un à celui qui les intéresse. Il n'y a plus qu'à
constater que le fameux pierrot ne se trouvait pas assez près quand
Abel Patou s'est fait apostropher par la paysanne, mais faisait déjà le
malin avec sa carabène. Le malheur, c'est que les pierrots 3 et 5
finissent par l'imiter, ce qui était peut-être l'effet souhaité. Ce
n'est pas le bon pierrot qui titille un chat perché sur une branche
basse. La bête en sautant sur l'intrus qui recule provoque une petite
bousculade dans le groupe, un incident qui sera peut-être consigné sur
les annales mais l'on passe vite à autre chose. Inutile de se demander
si le pierrot suspect a deviné qui se cachait derrière le masque de la
paysanne, il n'a pas été dupe du faux docteur, profitant de sa présence
pour faire, si l'on ose dire, d'une pierre deux coups. Les confettis
douteux étaient censés détourner l'attention des enquêteurs, les
carabènes, et les nuées de confettis détournent sur le moment
l'attention de ceux que l'on pourrait déposer aux pieds d'Abel Patou.
Ces dames ne lâchent plus le bon pierrot. Il finit par jeter sa besace,
peut-être truquée, sa carabène, sans doute trafiquée, dans le brasier,
son masque enfin. Arrêt sur image, agrandissement du visage, quelques
zigouigouis incompréhensibles pour le rendre moins flou, imprimante,
quatre exemplaires dont l'un pour le neveu, le deuxième pour
l'Impératrice, le troisième pour la Castouille, le dernier pour
elle-même.
– Pour mon neveu, c'est pure politesse, dit
Alberta. Il a dû se souvenir de la petite Sterc, et j'imagine que, dans
sa fine équipe, il dispose d'un gars aussi habile que toi.
Le neveu n'est pas surpris quand elle lui dit,
avant même qu'il ait le temps de se mettre à l'aise :
– N'aurais-tu pas une photo à me montrer ?
– N'aurais-tu pas quelque chose à me dire ?
rétorque-t-il.
– En ce qui concerne la petite Patou et le docteur, il y a bien eu un
petit quelque chose. Le docteur se contente par principe d'un petit
quelque chose, comme ses conquêtes. Il n'avait donc aucune raison
d'attenter à la vie de son père. J'ai compris au passage pourquoi tu ne
croules pas sous un tombereau de plaintes. Il exerce sur son auditoire,
y compris les jeunes gens qui ne l'intéressent pas et les jeunes filles
réfractaires, une fort heureuse influence. La jeune personne a du fond
et de l'esprit, elle s'exprime clairement, et ne se perd pas en vaines
considérations sur ce que l'on veut bien appeler des états d'âme. Ce
n'est pas fréquent à cet âge. Il faut arriver au seuil de la
décrépitude pour comprendre que tout ce que l'on ne peut savourer
manque d'intérêt, et qu'il faut se contenter d'essuyer patiemment ce
qui ne dépend pas de notre volonté. Ce brave docteur a fait, nous
semble-t-il, de la politique pour s'amuser, dans sa jeunesse, et je
parie qu'il n'en retient à présent que le côté piquant, ou cruellement
burlesque. Il n'empêche que les êtres les plus avisés ne sont pas à
l'abri des erreurs. Il n'a pas su distinguer les désordres d'une eau
qui semblait dormir. La jeune Germaine Sterc a dû s'éprendre du bon
docteur au point de ne plus être capable de goûter les mets qu'on lui
avait proposés. Ça donnera une épouse convaincue que l'on peut manger
dans un quatre étoiles tous les jours que le Bon Dieu fait. Elle
comptait bien planter sa pancarte sur une concession dont elle aurait
l'exclusivité, elle ne se rendait pas compte qu'elle s'était aventurée
dans un domaine public. Ses parents ont estimé que lorsqu'on inspire un
tel amour à une enfant, l'on est tenu de régulariser. D'où la plainte
qu'ils ont déposée, et que tu n'as pas dû oublier.
– Il
n'y avait rien pour l'étayer, et ses petites camarades se sont toutes
dérobées. Je gage qu'elle leur en veut encore.
–
L'Impératrice nous a précisé qu'André Sterc et Bernard Bisque ont été
des créatures du Grand Satrape, ce qui ne les empêche pas de faire
partie de la bande des barrejos. Il y a des êtres qui ne se rendent pas
compte de ce qu'ils font, dans la mesure où les ambitions passent pour
tout justifier. Le malheur c'est qu'André Sterc avait peut-être de
bonnes raisons de s'en prendre au fils Marloute plutôt qu'au petit-fils
de l'Impératrice. La dame n'est pas commode. Il ne sait pas dans quel
nid de frelons il a mis le pied. Le patient a essuyé deux coups de
carabène, l'un sur le crâne, l'autre sur l'épaule gauche, ce qui ne
peut que confirmer le fait que c'est bien Abel Patou qui était visé. La
présence du docteur n'était que providentielle. L'on ne pouvait être
sûr que le défunt ouvrirait la bouche, ni que le goudil collerait des
confettis dedans. Son meurtrier peut fort bien avoir déposé une poignée
de confettis après en avoir jeté en l'air, dans une geste parfaitement
naturel. Avez-vous trouvé une aiguille dans les cendres ?
– Oui.
– Il est impossible d'établir qu'elle était fixée
sur cette carabène-là, à moins de trouver un mobile convaincant.
– Sans oublier que n'importe qui dans la foule pouvait injecter une
dose de cyanure dans le corps d'Abel Patou sans se faire remarquer vu
que tous les regards étaient fixés ailleurs.
– Il n'empêche que tu as bien dû tirer un
exemplaire du visage de notre pierrot. S'agit-il bien d'André Sterc ?
– Oui.
– Peut-on voir son visage ?
– Le voici.
– Voici notre exemplaire. Il serait peut-être intéressant d'établir une
liste des dernières saisies d'Albert Patou. Certains meubles peuvent
receler des secrets embarrassants.
– La voici, ta liste.
Décidément, il est agaçant, le neveu.
CHAPITRE VI
PETITES INTRIGUES, GROS EFFETS
LE COMMISSAIRE ESPARGE se contente
de donner à ses hommes les
instructions nécessaires. Il n'a pour l'instant aucune raison de
convoquer André Sterc. Le fait que l'on ait trouvé une aiguille dans un
tas de cendres, il se met à sa place. Mieux vaut trouver une aiguille
dans un tas de cendres que dans une botte de foin. En tout cas, je
profite de l'occasion pour rendre hommage à la conscience
professionnelle de l'assermenté de base. Une aiguille dans un tas de
cendre ? On se sent protégé. Bon. Le Sterc, ce n'est pas un Marloute,
mais quand même. Il aurait droit à une version plus rustique ; cela ne
changerait rien à l'affaire. Ah, c'est avec cette aiguille ? Et elle se
trouvait au bout de ma carabène ? Je ne doute pas de l'intérêt de
transformer une carabène en seringue, j'y penserai la prochaine fois.
Mais vrai, je ne vois pas pourquoi je me mettrai à massacrer les
huissiers. Je n'ai rien contre les huissiers en général, ni contre
celui-ci en particulier. Ah ? Vous avez vous-même réussi à bricoler une
carabène ? Heureusement que vous avez un alibi solide. Le désir de
trouver des preuves rend l'enquêteur ingénieux. J'avais des raisons de
vouloir compromettre le bon docteur qui ne peut pas voir une gamine
sans lui chanter une romance ? J'ai plutôt l'impression qu'on a voulu
me compro¬mettre, moi. Tout le monde sait que j'ai voulu porter plainte
contre lui. S'il y a quelqu'un qui serait heureux de le voir sous une
motte de terre, c'est bien moi. Et vous me croyez assez habile pour
fabriquer une carabène de ce genre, et assez maladroit pour rater le
docteur et toucher l'Abel à sa place ?
Le commissaire
Esparge se méfie des interrogatoires poussés. L'idée même de faire
craquer un patient lui semble absurde. Celui-ci peut se rétracter, ou
tout simplement ne plus savoir où il en est. Il est vrai qu'à force, on
obtient quelque chose. Il a des doutes sur la valeur du quelque chose.
Il préfère étudier les observations de ses collègues, et les siennes.
Il porte une attention particulière aux enquêtes de voisinage, et
n'écarte aucun témoignage, sous prétexte que l'un d'entre eux ne va pas
dans le bon sens. Ses supérieurs savent bien qu'il est inutile de faire
pression sur lui. Il est insensible aux pressions. Et apprécié de la
population. Les Fiselou passent pour de fines mouches un peu tapées, et
il est un des surgeons. Cela dit, la tante Alberta a parfaitement
exploité la piste Adeline Patou qui mène provisoirement à André Sterc.
Il rejette l'idée de se servir de son passé de pierrot magnifique pour
discuter le bout de gras avec les barrejos. Il se contentera de se
pencher sur deux points précis : André Sterc avait-il quelque chose à
cacher qu'Abel Patou aurait pu apprendre incidemment ? La seule
incidence possible, ce sont des documents qui seraient tombés entre ses
mains à l'occasion d'une saisie. En principe, les agents électoraux ne
conservent rien qui puisse les compromettre, eux-mêmes ou leurs
commanditaires. Sauf s'ils essaient de se couvrir. Tout le monde n'a
pas une vocation de fusible. Cela dit, un mandat de perquisition est
vite arrivé. Une dénonciation est toujours possible. L'on ne peut
garder de tels documents chez soi. Chercher le parent pauvre qui, lui,
peut faire l'objet d'une saisie au moment où l'imprudent tire le
portrait des chutes de l'Iguaçu. Une bonne corvée pour l'inspecteur
Pugnasse. Dresser une liste des saisies des six derniers mois, et
chercher un lien de parenté avec André Sterc ou Bernard Bisque, qui
sont les seuls intrigants de la troupe. Ne pas négliger d'emblée la
piste politique.
Ces dames, quant à elles, ont jugé que
la meilleure source d'informations, si l'on voulait se faire une idée
des manigances municipales, voire régionales, c'est encore la radio
locale. Autant gravir la côte avant que ça tape. Pour une fois où elles
peuvent mener une véritable enquête au lieu de réunir les pièces du
puzzle à partir des feuilles du coin... Les autres sont un peu gênées,
mais Alberta les rassure. La table des Castouille est un vrai moulin.
Surtout que l'on cuisine aussi pour les ouvriers comme à des époques
révolues, le reste d'un temps où les journaliers paissaient avec le
patron. Quatre bonnes fourchettes de plus, c'est à peine si l'on voit
la différence.
Alberta attaque d'emblée :
– Pour une fois, c'est moi qui vais t'apprendre quelque chose. Les
soupçons portent à présent sur l'un des pierrots qui aurait fait une
piqûre à l'Abel en se servant d'une carabène truquée. Nous sommes
arrivées à l'isoler des autres, sur les films, et même à voir son
visage. Nous avons enregistré l'image.
La Castouille la regarde.
– Mais c'est ce gros couillon d'André Sterc ! Il n'a jamais été fichu
de se tenir tranquille. Et pourtant, il a un poil dans la main qui
pourrait lui servir de béquille. Il sait bien qu'il est incapable de se
retrousser les manches, mais il a vite trouvé un moyen de s'avancer
dans le monde. Ça ne fera jamais un bon maire, quoique la profession
regorge de crétins, mais il sait prendre les gens à part pour leur
offrir ses services. Il est prêt à se charger de toutes les corvées, et
même à prendre des coups de pied au cul à leur place. Comme dit mon
Yves, je ne sais pas s'il y a des têtes à claques, mais il y a des
culs, rien que d'y penser, j'ai le pied qui me démange. Bref, il a reçu
des tas de coups de pied au cul. Mais il n'en recevait pas toujours. Il
est maintenant arrivé à une telle position, qu'il peut se rappeler tous
les coups de pied au cul qu'il a reçus, et présenter la note. La
plupart venaient de l'ancienne équipe municipale. Le vieux Rubique
l'appelait l'Amórri. Le
Rubique, c'est notre ancien maire ajoute-t-elle
à l'intention des profanes.
Gisèle Pouacre se tourne vers Alberta :
– L'Amórri ?
– C'est comme ça qu'on appelle les moutons qui ont le tournis. Mais
beaucoup de gens pensent que c'est une allusion à Amaury de Montfort.
La famille n'était pas appréciée dans le coin.
– Et si
je me souviens bien, dit Emmeline Croin, c'est lui qui a remis le comté
de Carcassonne au royaume de France. On comprend qu'il ait représenté
le prototype de l'incapable et du crétin, mais près de huit siècles ont
coulé sous les ponts.
– Il ne faut pas sous-estimer la mémoire populaire.
– En tout cas, poursuit Michèle Castouille, le vieux Rubique était bien
implanté dans la région, il constituait à lui seul un obstacle
insurmontable pour des gens comme André Sterc. C'est tout juste s'il ne
nous connaissait pas tous par notre prénom. Il est venu me voir un
jour, tiens, pour me demander quelque chose d'affreux. Je croyais que
c'était une de ses blagues. Pas du tout, il lui fallait vraiment
quelque chose de très laid et de très encombrant : c'était pour sa
belle-mère. Il n'avait rien contre elle, remarquez. Il voulait même lui
faire plaisir. Si vous voyiez ce qu'elle nous offre, et qu'il nous faut
ressortir quand elle vient nous voir... Il voulait lui rendre la
pareille avec de gros intérêts. Il n'a même pas voulu voir mes livres,
le vieux Rubique, il me faisait confiance. On s'y est mis, toute
l'équipe, ce n'est pas assez laid, ça, tu crois que cela sera assez
laid ? Le vieux Rubique était là pour la livraison, il y avait de la
place. Chaque pièce de la bâtisse, on aurait dit un hangar. Elle était
une 'de...' Il a fallu écarter les curieux qui voulaient voir arriver
le machin. On l'avait mis sous une bâche, le machin, pas folle la
guêpe. S'ils voulaient le voir, il fallait demander l'autorisation à la
vieille. Bref, on lui installe son meuble. Le vieux Rubique attend la
réaction en se retenant de pouffer. Il attend encore. Elle a adoré la
vieille. Et elle a fait de son mieux pour les cadeaux qui ont suivi.
C'était une des curiosités de son grenier à lui. Il le faisait visiter
aux amateurs pour leur faire apprécier ses dernières trouvailles, même
pour du kitsch, ça passait mal. Il avait essayé d'aller voir
l'antiquaire, pour qu'il lui cache, avant les anniversaires et les
fêtes, les plus affreux rossignols. L'antiquaire l'a envoyé bouler.
Tout content, il était. Tout ça pour vous dire que c'était un rigolo,
le Rubique. Et il aimait bien manger et boire. Il aimait tant ça qu'il
fallait avoir l'air d'aimer ça autant que lui. Les petits appétits se
forçaient. L'un d'eux a même sorti un jour : "Il va falloir encore se
farcir le Rubicond." Il faut dire qu'il est resté plus rouge que
jamais, le Rubique. Une santé, je ne vous dis pas. Il va nous faire un
infarctus avant qu'on puisse compter ses rides. En tout cas, quand il
recevait les bandes à la mairie, il savait trouver les mots, et les
amuse-gueules, c'était mieux qu'un gueuleton. On en parle encore. Les
musiciens et les pierrots se sentaient gonflés à bloc pour les défilés.
Ce n'est pas comme le nouveau...
– Et c'est là qu'André
Sterc entre en scène, dit Alberta pour couper court à la digression, le
temps que la narratrice reprenne son souffle. Le Grand Satrape veut
donc faire main basse sur toute la région, installer des réseaux bien à
lui, il a besoin de gens pour battre le rappel chez les importants qui
font encore tapisserie.
– C'est tout à fait ça. André
Sterc avait fini par se résigner. Mais quand le Grand Satrape a repris
la région à la droite, il n'a pas compris qu'une mairie de gauche ne
soit pas à ses ordres. C'était lui le patron, maintenant, et il
entendait bien que tout le monde le sache. Le vieux Rubique ne voulait
pas comprendre. Les gens qui ne comprennent pas, on les remplace par
d'autres qui sont moins bouchés. Une aubaine pour le Sterc. Il commence
son travail de sape. Glisser un mot par ci, par là, ça il sait faire.
C'est même la seule chose qu'il sache faire. Il y a toujours dans un
Conseil Municipal des aigris qui ont l'impression qu'on ne leur laisse
que les strapontins, bien qu'ils abattent autant de travail et même
plus que les petits copains. Il y a surtout de petits jeunes qui ne
veulent plus se contenter de militer. Idée générale, on se partage la
soupe en tapant sur le ventre des administrés, et ceux qui ne font pas
vraiment partie du club, ils sont juste bons à apporter de l'eau aux
bons moulins. Au moins, ça se passait à la bonne franquette, avec le
Rubique, et il faisait partie du paysage, ce qui n'était pas vraiment
le cas d'André Sterc. Mais il a ses petits talents, notre bras cassé.
C'est un coureur de bistrots et d'arrière-salles. Provoquer des
défections dans l'équipe régnante en demandant à certains conseillers
s'ils n'en ont pas un peu assez de tirer les marrons du feu pour trois
ou quatre qui font les beaux. Ce n'est pas parce que l'on végète au
sein d'une noble assemblée que l'on ne végète pas. Flatter en douce les
anciens qui veulent prendre la place du vieux, pousser les
nouveaux-venus, tous à la solde du Grand Satrape, et je ne parle pas
des promesses qui seront tenues, mieux en tout cas que celles que l'on
fait au cours d'une campagne, quelques dessous de table, voire des
postes qui se trouvent subitement créés grâce au Grand Satrape, les
grandes manœuvres, quoi. Le vieux Rubique voit fondre sa fine équipe,
et des tas de gens arriver qui se proposent de remplir les espaces
vides. Le bouche à oreille allant son train, il est passé du statut de
personnalité indiscutable à celui de mandarin. C'est d'autant plus
drôle qu'il n'a jamais eu la mentalité d'un mandarin. Le mandarin
fallait le chercher ailleurs. Résultat des courses : ce gros couillon
d'André Sterc passe pour une éminence grise, et pour un personnage dont
il vaut mieux obtenir le sauf-conduit si l'on veut se pousser dans le
monde. Il continue de passer de café en café en serrant des mains. Ce
n'est pas un vrai travail pour lui. Il adore ça. Le vieux Rubique a
oublié d'être con. Il sait très bien que le conseil municipal n'est pas
forcé d'élire la tête de liste. Il serait tout à fait capable de
renverser la tendance avec trois ou quatre bons coups de gueule, et en
prenant à part quelques-uns des plus influençables. Et tout ça pour
quoi ? Pour se retrouver à la tête d'une assemblée de chiens à
roulettes. Là, il s'est contenté de prendre son adjoint entre
quatre-z-yeux, et de lui dire : "Nous avons là une très belle liste,
mais ce sera sans moi". L'autre de bredouiller, et le Rubique, grand
prince, d'ajouter qu'il se sent trop vieux pour se mettre à la tête
d'une liste parallèle qui ne profiterait qu'à la droite. Tu peux dormir
tranquille, car, crois-moi, tu n'en a pas fini de roupiller. En tout
cas, je ne vois là aucune raison de vouloir se débarrasser d'Abel
Patou. Le docteur peut-être qui a fait voir à sa fille un bout de
pays... Se serait-il trompé de cible ? Ça arrive, ces choses-là.
– Il lui était plus facile d'atteindre le docteur
que l'Abel. Cela dit, nous avons pensé à autre chose...
– Ah bon ?
Elle semble plus qu'alléchée, la Castouille.
– Nous allons poser que ces gens-là se font des dossiers, et qu'ils les
tiennent à jour, ne serait-ce que pour se couvrir en cas. Une liste de
dessous de table, et d'arrangements pas très propres. Imaginons que ces
dossiers soient tombés entre les mains d'Abel Patou.
– Il commencerait par faire des recoupements, afin
de pouvoir lâcher son pavé à coup sûr, dans la bonne mare...
Elle ferait une bonne enquêtrice, Michèle Castouille ; on la laisse
mariner un peu, pour voir ce qu'elle a dans le ventre.
– Le Chevalier Blanc ! s'exclame la Castouille. On te regardait comme
du vomi de chat, et tu apparais avec ta belle armure, pour montrer à
quel point on t'avait méconnu ! Tu es celui qui va nettoyer les écuries
de l'Hôtel de Ville ! La grande lessive ! Reste à savoir comment de
tels documents ont pu tomber entre les mains d'Abel Patou...
En effet. C'est tout juste si ces dames ne se mettent pas à ronronner.
On encourage, par un sourire, la Castouille à se pencher sur la
question.
– Une saisie ! Abel Patou a si peu de
relations, hors de sa famille, ce ne peut être qu'une saisie ! André
Sterc est trop prudent pour garder de tels documents chez lui. Il est à
la merci d'une perquisition au moindre scandale. Il a dû les cacher
chez quelqu'un de sa famille, quelqu'un à qui personne ne pouvait
penser, un parent pauvre... Le malheur, avec les parents pauvres, c'est
qu'ils se trouvent parfois à court, ils sont à la merci d'un coup de
tête, ils font des dépenses inconsidérées. D'où la saisie...
– Mon neveu est justement en train d'éplucher la
liste des saisies effectuées ces derniers mois.
– Il va tomber sur la Fadurle.
– La Fadurle ?
– Oui, la Raymonde, Raymonde Grap. Une vague tante qui ne sort
pratiquement jamais, sauf pour faire des courses de loin en loin, et
c'est son neveu qui passe derrière pour régler la note. Je me suis
demandé pourquoi il m'avait commandé un meuble pour elle. Il voulait
quelque chose de spécial, du genre oriental, une armoire avec des tas
d'étagères, et une porte représentant une chasse au tigre avec un
chasseur perché sur un éléphant, et le cornac. Je ne voyais pas
vraiment l'utilité d'une porte à secret, mais il y tenait. Ça amuserait
la Raymonde. Elle s'amuse d'un rien. Elle n'a jamais eu toute sa tête,
c'est pour ça qu'on l'appelle la
Fadurle...
– L'équivalent du fada provençal, explique Alberta
aux autres.
– Vous allez rire... Faut voir comment c'est chez elle. Rien que des
poufs, des tables basses sur lesquelles on trébuche, des tapis troués,
une forêt de cendriers, parce qu'elle fume, la pauvre vieille, et les
cendres ne tombent qu'une fois sur deux dans un de ses innombrables
cendriers ; et sa cuisine, il faut la voir, sa cuisine... un empilement
de cafetières, de casseroles, de sauteuses, de marmites, la plupart
neuves, et propres, ce n'est pas comme sa cuisinière, qui dégouline de
partout, et la vieille cocotte sans couvercle, dessus, qu'elle lave
quand il tonne. Je ne parle pas des piles d'assiettes, des boîtes avec
des couverts ou des verres, qu'elle n'ouvre pas. Et le pauvre André
Sterc est obligé de passer toujours derrière, vu que les magasins, ils
font des crédits pour faire du chiffre. Si l'on peut emporter sans
payer, la Fadurle, faut pas le lui dire deux fois, elle est prête à
signer tout ce qu'on voudra. Et l'on sait que son neveu passera
derrière. Elle a toujours quelque chose à dire, et les mots se
bousculent dans sa bouche. Ce ne serait rien si elle ne passait
brusquement à autre chose au milieu d'une phrase. On l'a fait voir il y
a longtemps à un médecin qui a dit que ce n'est pas parce que l'on n'a
pas toute sa tête que l'on est fou. Elle n'est pas méchante. Elle
achète. Si l'on devait enfermer tous les gens qui achètent sans être
sûrs de pouvoir payer, il n'y aurait plus de place pour les voleurs et
les assassins.
– Il est donc arrivé un moment où André Sterc n'a
pu passer derrière.
– Il ne se déplace qu'en scooter, André Sterc. Et un scooter contre un
camion de livraison, ça ne pardonne pas. Ça lui pendait au nez,
remarquez. Son scooter, il le conduit n'importe comment. Trottoir ou
chaussée, il ne voit pas la différence ; les feux rouge, il regarde
juste à droite et à gauche, et, s'il a le temps, il passe. On aurait dû
lui enlever le permis pour ça, mais ce sont des engins que l'on peut
conduire sans permis. Et avec la voiture, il fait plus attention que
personne.
– Combien de mois d'hôpital ?
– Trois. Une semaine de coma, puis une jambe, et tout un bras dans le
plâtre jusqu'aux doigts, le bras droit, et il est droitier. La Fadurle,
ça lui était sorti de la tête. Il n'est même pas allé la voir en
sortant. Il voulait être parfaitement remis pour le carnaval. Ç'a été
une rééducation à marches forcées. Alors, quand on lui a dit que les
tables basses, les cendriers, le gros meuble de la Fadurle allaient
être mis aux enchères, il a tout réglé. Elle pas gênée. Elle avait
trouvé le moyen de tout remplacer. Je ne dis pas le soufflon. Le vent
était si fort qu'on l'a entendu dans le quartier, toutes fenêtres
fermées. Et il a fini par faire ce qu'il aurait dû faire depuis
longtemps. Il a fait savoir aux commerçants qu'il ne passerait plus
derrière. Que tout crédit consenti à la gâteuse, ça s'apparentait à un
abus de faiblesse. Plus moyen de se payer sur la bête. Il faut croire
que l'Abel n'était pas mécontent de presser le mouvement en faisant
cette saisie. Ce n'est tout de même pas à cause de cette saisie qu'on
l'a tué... Quoique...
– Quoique quoi ?... dit Alberta, pour relancer la
machine.
– Le panneau de la porte... Il n'a quand même pas
laissé des documents dedans ?
– Pourquoi pas ? Raymonde Grap n'a peut-être pas été mise dans le
secret. On ne sait jamais avec les gens qui souffrent de confusion
mentale. Il suffit qu'elle puisse bourrer les étagères d'objets
hétéroclites. En revanche, en faisant l'inventaire, Abel Patou s'est
peut-être rendu compte que la porte sonnait creux. Entre la saisie et
la mise aux enchères, les meubles restent entreposés dans un local
prévu à cet effet. Le temps, pour Abel Patou de découvrir le mécanisme
qui ne doit pas être si compliqué.
– Pas vraiment, non, j'aurais pu faire mieux si on
me l'avait demandé...
– En tout cas, il y a dans ces documents, le détail des intrigues
d'André Sterc et de sa fine équipe. Il m'étonnerait qu'il les ait
simplement subti¬lisées. Il a dû en faire des photocopies. Peut-être
n'a-t-il pas été assez attentif en remettant les dossiers à leur place.
Ce qui ne veut pas dire qu'il n'ait pas pris toutes ses précautions,
sinon. Il passe du monde dans ces endroits... Disons qu'André Sterc a
remarqué quelque chose d'anormal. Qu'il a surpris un regard, une
expression. Si tu savais ce qui te pend au nez... Affolement général.
On est à la merci d'une fantaisie du monsieur. Qu'est-ce qui l'empêche
de distiller de bonnes feuilles du dossier, rien que pour le plaisir,
ou de tout déballer pour rentrer en grâce ? Nous pouvons partir du
principe qu'André Sterc ne pouvait laisser planer une telle menace sur
lui-même et ses amis.
Ça ouvre de joyeuses perspectives à la Castouille :
– L'André, il ne sait rien faire de ses dix doigts, mais il sait
compter dessus. Je ne crois pourtant pas qu'il ait réfléchi comme ça.
Il travaille à l'inquiétude. Pour un peu, il irait trouver l'Abel pour
lui faire cracher l'endroit où il cache ses photocopies. Mais ce serait
confirmer le contenu des dossiers. Un petit cambriolage... manière...
pour dissimuler le fait qu'on s'est livré à une fouille minutieuse.
C'est la meilleure façon d'attirer l'attention sur lui. Il ne peut
mettre à sac l'étude d'Abel qui s'empresserait de tout divulguer. Il ne
doit pas avoir les idées bien claires, l'André. Voilà à quoi ça sert,
de garder des papiers compromettants. On croit se couvrir, et l'on se
trouve coincé.
– Sans oublier qu'il perd toute son
influence, du coup. Ses amis découvrent ce qu'il en coûte de travailler
avec lui, et ces papiers ne lui sont utiles que s'il est le seul à les
détenir.
– Même si l'on avait fouillé l'étude, on
n'était pas près de trouver quelque chose. Les papiers peuvent avoir
été glissés dans n'importe quel dossier, et rien ne dit qu'il n'existe
pas d'autres photocopies. Le plus simple, c'est de se débarrasser
d'Abel. Les photocopies sont très bien, là où elles sont, surtout si
l'Abel croit que l'on ne s'est rendu compte de rien. Le seul risque,
c'est qu'il ait pris des dispositions en cas de malheur. On peut le
courir. Normalement, vous n'étiez pas censées remonter la piste aussi
vite. Ni vous, ni votre neveu.
– À mon avis, le
personnage est trop scrupuleux pour se servir de son étude. On peut
toujours y envoyer le neveu, si ce n'est déjà fait. Je crois avoir ma
petite idée là-dessus. Je te demanderai de ne pas garder cette
conversation pour toi. Il faut offrir à nos concitoyens quelques sujets
de conversation. Je ne compte pas en l'occurrence sur ta discrétion
légendaire.
Michèle Castouille n'est pas froissée. L'on
est habitué dans la région aux rosseries que lâche l'Alberta comme par
inadvertance. Il n'y a que les tristes figures qui les remâchent.
Ces dames sont trop occupées à savourer la dernière descente pour se
concerter. Le léger faux plat descendant juste avant qu'un panneau
annonce à l'automobiliste qu'il ferait bien de lever le pied, vu qu'il
entre dans une bonne ville où les gens ne tiennent pas à se faire
écraser par des chauffards distraits, prolonge l'ivresse. Elles
retiennent l'attention de treizistes qui sortent du stade, plongés
eux-mêmes dans l'euphorie des douches que l'on prend après avoir bien
mouillé son maillot. Ils sont assez joviaux pour se permettre quelques
remarques déplacées.
– C'est qu'elles sont dangereuses les mamies.
– À ce train elles vont te me laminer un pékinois.
– Heureusement qu'elles ont des chapeaux pour les
ralentir.
– T'as vu leurs cannes ? De vrais pistons.
– La Longo, elle n'a plus qu'à remiser son vélo.
Ces dames continuent sur leur lancée, en les saluant au passage. Le
badaud ne peut s'empêcher de commenter ce qu'il voit. La vox populi est
plus malicieuse que méchante.
Elles ne s'arrêtent pas avant d'être rendues.
– Abel Patou, dit Alberta, tandis qu'elles rangent
leurs vélos, n'avait pas de parents pauvres.
Les autres ne semblent même pas surprises. À
croire qu'elles se sont fait la même réflexion.
– Il ne nous reste plus qu'à téléphoner à
l'Impératrice.
Le nous, c'est Sophie Bernard qui n'a rien contre les téléphones,
fussent-ils portables, et les ordinateurs, idem. Ce n'est pas une
corvée, pour elle. Les autres, c'est tout ce qui ne passe pas par le
papier qui constitue la corvée. Non que l'utilité de ces engins du
diable leur échappe. Alberta Fiselou n'aurait pas, sinon, suggéré
l'idée du site. Mais, ce faisant, elle agissait en anthropologue qui
connaît l'attirance de certains barbares pour la nouveauté. Les
polynésiens se sont montrés plus avisés, dans la baie de Kealakekua,
qui ont expédié le bon capitaine Cook, la seconde fois que celui-ci
s'est aventuré sur leurs berges. Les ouragans ont bon dos. Les
explorateurs, c'est comme les verres, une fois ça va, deux fois,
bonjour les dégâts. Mais l'on n'arrête pas le progrès. Les indigènes
n'ont fait que retarder l'inévitable. Certains Amérindiens s'étaient
montrés moins méfiants. On connaît la suite. Ces dames la connaissent.
Elles paient leur tribut aux découvertes de leur époque. Avec plus ou
moins d'enthousiasme.
– Sophie Bernard à l'appareil. Puis-je parler...
– Elle vous écoute.
– Nous avons pensé que si votre petit-fils avait caché des papiers
quelque part, il n'aurait pas manqué de penser à vous. S'il vous avait
confié son intention, vous nous auriez parlé. Pouvait-il cacher quelque
chose chez vous, sans que vous vous en aperceviez...
– Certainement.
– Quand est-il passé chez vous pour la dernière
fois ?
– Au début du mois de mars.
– Auriez-vous une petite idée de l'endroit où des
documents ont pu être dissimulés ?
– Peut-être.
– Disposeriez-vous également d'un ordinateur et
d'une adresse électronique ?
– Je vous la donnerai demain matin, quand vous
passerez. Car vous passerez, n'est-ce pas ? Je compte sur vous.
Sophie Bernard prend le temps de savourer la variété de registre. Le
ton est d'abord péremptoire, on sent ensuite comme l'ombre d'une
prière, puis un bon concentré de chaleur humaine. Cette dame a
l'habitude de donner des instructions, quitte à les agrémenter ensuite
d'un léger sfumato.
– Je crois qu'Alberta n'a rien prévu de spécial...
Elle laisse passer quelques secondes, comme pour
s'en assurer.
– Vous pouvez compter sur nous.
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