L Y A CE QUE
l'on entreprend consciemment. C'est carré comme un plan de carrière
quand on dispose des moyens.
Ce qui se met en branle au
fond de nous-mêmes sans que l'on s'en avise obéit peut-être aux mêmes
règles. À ceci près que ça se met en branle parce qu'on en a les
moyens.
Chacun exploite son fonds à
plusieurs niveaux. Et s'arrange comme il peut pour que les diverses
équipes qui l'aident à l'exploiter s'ignorent. Car il importe d'éviter
les interférences. Le malaise reste tout de même supportable tant que
l'on se tient au domaine des interférences répertoriées, et je rends
grâce aux analystes d'avoir élargi notre répertoire. Nous pouvons
affronter ce qui relève de la libido, et rendre compte de certains
ratés de l'animal social. On sait où l'on en est, faute de savoir où
l'on va. Y compris les sujets qui peuplent les étables à dingues, et
les maisons d'arrêt qui en sont devenues les succursales.
S'agissant des domaines encore
inexplorés, les interférences ont peu de chances d'affecter qui que ce
soit. Je ne parle pas du domaine spirituel que les dévots s'efforcent
de phagocyter, ne serait-ce que pour mettre notre libido au pas, et
rameuter leurs troupes, la seconde tâche s'avérant plus aisée. Elles
n'avoueront jamais que le sentiment d'avoir été abandonné de son
Créateur relève de la pure paranoïa. Ils perdraient le plus clair de
leur pratique.
Tout ce qui touche à la
conscience - je m'en tiens au sens ancien : je m'efforce de connaître
ce qui se passe en moi-même - devrait par définition échapper à toute
interférence. Je laisse aux amateurs le plaisir d'avoir conscience de
ce qu'ils font, en pesant, si telle est leur condition, leurs actes à
l'aune du bien et du mal. Celle dont les cagots nous ont affligés a
vite été relayée par celle de classe, tandis que l'honnête travailleur
s'enveloppait dans son armure de probité pour manifester un semblant de
conscience professionnelle. Le sens étymologique suggère un savoir
commun, une connivence universelle que l'on s'est empressé de
précipiter dans les oubliettes de l'Histoire. C'est pour cela que les
politiques ne cessent de parler de solidarité.
Par un étrange accident, mes
études peuvent m'amener à puiser dans le fonds commun. Je sens que je
ne vais pas tarder à payer la note.
L'avantage des forts en thème,
c'est qu'ils n'ont pas à faire leur trou. On leur offre des trous tout
faits. Les aventures intellectuelles me semblent moins périlleuses que
les autres, à condition de ne pas avoir à se frotter à la lie. Ma femme
Émeline est une sainte femme. Elle continue de dégrossir la jeune
classe. Je n'ai affaire qu'à un public trié sur le volet, qui ne
présente que de raisonnables plages d'inculture. Je m'applique
paresseusement à les combler. Et ils m'épargnent leurs états d'âme.
Un cursus brillant m'a coiffé
de deux casquettes, authentifiées par les agrégations correspondantes.
L'historien est devenu une autorité, figurant dans un tas d'index, pour
tout ce qui concerne l'époque médiévale, le douzième siècle plus
précisément ; le grammairien possède les dialectes (d'oïl et d'oc) de
cette période. Et mon cours se situe à la croisée des chemins. Rien de
ce qui a été écrit ou de ce qui s'est fait entre La Chanson
de Roland et Le Conte du Graal ne m'est
étranger, je me fonde là-dessus pour apporter ma contribution à
l'histoire des mentalités.
Je ne suis pas assez porté sur
les querelles pour soutenir une datation basse de La chanson
de Roland (allez donc avouer que cela ne me déplairait pas
qu'elle ait été composée après la naissance d'Aliénor d'Aquitaine ;
après tout, le manuscrit d'Oxford a été rédigé au tout début du
deuxième quart de siècle), et je n'émets aucune réserve sur le fait que
ce soit Marie de France, l'épouse du Comte de Champagne, l'auteur des
fameux lais. Elle a fréquenté la cour d'Angleterre et celle de Poitiers
qu'animait sa mère, la fameuse Aliénor. Je ne vais pas exaspérer les
collègues qui voient déjà d'un mauvais œil les historiens et les
littéraires se presser à mes cours, et même quelques pédants.
Mon douzième siècle a du bon.
Je ne me laisse pas troubler par les vanités du siècle, et je reste
étranger aux psychoses contemporaines.
Cela ne me dispense pas d'être
touché par des affections d'un autre temps.
Nous avons, ma femme et moi,
séjourné dans plusieurs pays sans que cela ait des répercussions sur
notre esprit. Pourtant, une idée d'Émeline, nous nous efforcions
d'apprendre les rudiments de la langue. Nous parvenions à suivre une
conversation pas trop ardue, et même à lire un journal ou un livre à
notre portée. Nos enfants, venus sur le tard, ont mis fin à ces
voyages. J'ai laissé tomber les rudiments, mon épouse continue à
réviser. Elle appelle ça ses petits exercices. Je ne regrette pas ces
expéditions. Elles me permettent de passer de Marcabru à Marie de
France, et de Jean Bodel à Chrétien de Troyes sans en être autrement
gêné. J'arrive même à reconnaître les crus, et à savourer comme il faut
les plus goûteux. Il n'y a pas de quoi bomber le torse. Ma chère
Aliénor et sa fille en possédaient sûrement autant, et parlaient sans
doute mieux le latin que nos latinistes à nous. Ces incursions dans ces
époques reculées engageaient aussi peu mon être qu'un mois passé à
Saint-Pétersbourg.
Jusqu'à aujourd'hui. Il a
fallu la coïncidence de deux faits.
J'ai été invité à me pencher
sur la place de la femme au Moyen-Âge dans les œuvres que j'étudiais.
Je ne vitupérerai jamais assez le goût pour les thèmes qui, parti de
mes collègues de Lettres Modernes, a fini par infecter nos lycées,
avant de se répandre parmi nous. Je ne tenais pas plus que ça à marcher
sur les brisées de ma chère Régine Pernoud, que le médiéviste ordinaire
affecte d'ignorer, reconnaissant en elle une monarchiste même pas
absolue, et une catholique d'avant le Concile de Trente. Peu m'importe
que ces soupçons soient fondés. Cela m'agace de la voir critiquer par
des savants qui font plus prétentieux et moins bien.
Pour aggraver notre cas, nous
n'étions pas encore vaccinés contre la préciosité structuraliste, qui à
grands coups de X vs Y a entrepris de refaire le
monde. Ce sont nos spéculations bistrotières à nous. J'étais prié de
faire passer Chrétien de Troyes sous ces Fourches Caudines.
Quand on parle aujourd'hui de
la place de la femme, on pense à sa condition. Et je n'étais pas à
l'abri des chiennes de garde qui traînent un peu partout. Les
anachronismes me font bâiller. Je voyais mal Chrétien de Troyes se
pencher sur la condition féminine, comme nous l'entendons à présent.
Bref, la question me paraissait oiseuse.
Dans mon inconséquence, je
m'étais surtout intéressé aux arabesques malicieuses autour de la
matière bretonne. Les chevaliers les plus irréprochables s'autorisent
nombre de coups bas (Cligès est un orfèvre), les héros se trouvent pris
dans des gags dignes de Mac Senett (je recommande les mésaventures de
Gauvain dans Le Conte du Graal) , les personnages
encore innocents sont des gaffeurs effroyables (dois-je rappeler les
faux pas de Perceval ?) et la rhétorique amoureuse est à prendre au
second degré. Mes étudiants sont rompus à toutes les finesses du
chrétiennage (que je ne vais pas galvauder en parlant de marivaudage)
ils connaissent les innombrables façons de céder sans perdre la face.
Le pauvre amant doit marcher sur des œufs, et payer rubis sur l'ongle
ceux qu'il a cassés sans s'en apercevoir. On sent bien la patte
d'Aliénor trônant au centre de sa cour à Poitiers.
On me demandait en somme de gravir ces sommets par une face encore
inexplorée pour la bonne raison qu'elle ne présentait aucun intérêt.
Je décidai de m'en sortir par
un canular.
Ils voulaient des analyses
structurales, j'allais leur en servir auxquelles le pauvre Chrétien
n'aurait jamais songé. Le schéma femmes opprimées vs
société macho me semblait inadéquat. Mais l' Érec et Énide
m'a inspiré. Leur mariage est une affaire vite réglée (un peu moins de
deux mille vers). Trouvant qu'il en a fait assez, Érec ne songe plus
qu'à se rigoler avec sa douce. Les anciens compagnons murmurent. Cela
blesse la dame. Elle s'en ouvre à son homme. Puisque c'est comme ça...
Et les voilà partis, lui et elle, lui pour une belote et rebelote
d'exploits, elle pour avoir à y assister sans souffler mot quelles que
soient les circonstances. Jusqu'à l'épisode du Verger de la
Joie où ceux qui veulent pénétrer laissent leur tête. En fait
il y avait une amoureuse exigeante qui voulait garder son bonhomme pour
elle toute seule, à charge pour lui d'écarter tous les importuns de la
société des hommes.
Je posai donc couple vs
phratrie. De quoi ravir les cuistres. Une femme veut rendre son mari à
la phratrie, l'autre veut l'y soustraire. Et l'on apprend qu'elles sont
cousines. La boucle est bouclée. Il ne reste plus qu'à faire entrer le
reste de l'œuvre dans ce moule.
Le Cligès se fait tirer
l'oreille. À moins de voir dans le mariage non consommé avec un
empereur, la fausse mort de l'épouse, un mariage consommé avec le
héros, comme un triomphe du couple authentique au grand dam de la
phratrie.
Les chevaliers au lion et à la
charrette se laissent mieux faire. Yvain doit expier le péché mortel
d'avoir oublié le couple. Lancelot, celui de ne point avoir voulu, par
amour, se déconsidérer aux yeux de la phratrie, ne fût-ce qu'en
hésitant un instant à monter sur la charrette d'infamie. Il lui faudra
combattre au pis sous les yeux de la reine avant de montrer sa valeur.
Reste à inclure dans l'analyse
le fait qu'Yvain est marié, pas Lancelot. Obligation est faite à
certains maris de remettre leur épouse en jeu par le truchement du don
contraignant. Comme si le monarque devait privilégier les valeurs de la
phratrie. L'amant manifestera ses mérites en ramenant la femme à son
mari. C'est ainsi, qu'à l'inverse de ce qui se passe dans Cligès, le
couple officiel souligne la qualité du couple authentique. Chrétien ne
se donne plus la peine de terminer ses romans. Le couple échappe à
toute institution. Le mariage n'est plus que poudre jetée aux yeux de
la phratrie.
Ce n'est pas une amante qui
cherche à soustraire Perceval aux exigences de sa phratrie, c'est sa
mère, la "veuve dame" qu'on plante là au vers 624, et dont on ne
s'inquiète qu'au vers 1588, quoiqu'on l'ait vue tomber raide pâmée au
moment qu'on s'éloignait. Quand il est prêt à expier, Chrétien ne
s'occupe plus vraiment que de Gauvain. La quête du Graal soustrait
Perceval à la phratrie, comme aux femmes, fussent-elles aussi
fascinantes que Blanchefleur. Gauvain représentera comme il pourra (on
a droit à quelques gags), les valeurs sociales. Qu'est-ce qui arrive
quand on échappe à ces deux univers antagonistes ? Chrétien nous
abandonne au bord du gouffre. Comme si le rôle de Perceval eût été de
faire sauter tous les repères auxquels on pouvait encore s'accrocher.
Une fois brisé le moule de l'univers courtois, toute suite serait
triviale. Le Chevalier à la Charrette et Le
Conte du Graal, deux œuvres admirablement inachevées.
Je me réjouis déjà d'avoir à
improviser devant une assistance choisie des tombereaux de schémas,
pour faire un sort à chaque épisode. Ce diamant aux multiples facettes
aura au moins l'avantage d'être sorti tout droit de mon cortex. Je suis
assez rompu à l'exercice pour que ce soit devenu une seconde nature. Ce
sont là des jeux qui n'engagent à rien.
Sauf si l'on vous soumet
brutalement un manuscrit trouvé à Toulouse, et qui a eu le mauvais goût
de traverser les siècles, pour être mis au jour lors de fouilles près
de Saint-Pierre des Cuisines. L'objet s'est conservé avec d'autres
documents dans un coffre qui a tenu.
Personne n'a douté jusqu'ici
que l'Art d'Amors, évoqué au début du Cligès,
n'était qu'un exercice ovidien, l'amusement d'un clerc, et pourquoi pas
du futur chanoine de l'abbaye de Saint-Loup. Nous disposons déjà d'une Philomena
présentée autrement pour les besoins de la rime.
Il ne s'agissait pas d'un
exercice ovidien.
L'auteur (mes collègues ont
décrété que l'on se trouvait devant un apocryphe) nous invite à suivre
les aventures d'un certain Brancal le Preux.
Si c'est une mystification, je
n'en vois pas l'intérêt. Si un helléniste s'est jadis amusé à composer
des Chansons de Bilitis en dialecte lesbien, il
n'en a pas commis un fort volume. Je vois mal un farceur se lancer dans
une aussi longue entreprise. L'œuvre fait plus de six mille
octosyllabes, comme les autres romans de Chrétien. Je reconnais
quelques imprécisions. Un copiste a retranscrit cette œuvre à la cour
de Raymond VII, un demi-siècle ou plus après la rédaction, pour un
amateur, à moins qu'il s'agisse d'un nostalgique.
Les variantes morphologiques
ou syntaxiques ne m'inquiètent pas outre mesure. Les auteurs n'avaient
pas la religion de l'orthographiquement correct. Leur écriture rendait
la parole vive, et plus logiquement que la nôtre. Ils reproduisaient
avec les moyens du bord ce qu'ils entendaient et voulaient faire
entendre. Vous pouvez boire à dangier ou à
dongier selon les régions, et l'humeur du poète, vous vous
retrouverez ronds comme une planète, ou gris comme une oronge,
n'en déplaise à M. Éluard.
Peu m'importe que cela fasse
partie du corpus. On y admet bien un Guillaume d'Angleterre dont le
moins que l'on puisse dire c'est que si non è vero,
ce n'est pas si bien trovato que ça. Une consœur
l'admet dans la pléiade "ne serait-ce que par défaut", lui
reconnaissant "des caractéristiques intéressantes", mais surtout parce
qu'il a fait "durant des années, voire des siècles (...) partie des
œuvres de Chrétien de Troyes". La dame manie à merveille la réserve
cinglante.
Par principe, j'entendais
manier le texte avec les pincettes d'usage. Il m'a littéralement pris
au collet pour m'entraîner on ne sait où.
Et je ne puis même
pas prétendre que je n'ai pas été prévenu.
Car il est des questions qu'il
vaut mieux ne pas creuser, surtout quand il s'agit de sentiments.
L'auteur nous met en garde dès
le vers trente-huit :
Por ce qu'a trop lievres lever
Anlet on s'ame a tot qu'on ain
En l'Art d'Amors cretiens le clain :
Niès est cil qui veut antendre ;
De son corage il fera cendre,
Toute s'entente enterciée
Ores onc plus n'iert merciée.
Je me suis en effet en
l'occurrence conduit comme un niès, un nigaud. Cela
arrive à ceux qui veulent tout comprendre. J'ai apprécié la façon dont
ce foutu rimailleur joue sur le double sens de courage
qui pouvait alors signifier le cœur. À charge de revanche. Tout lecteur
met son esprit entre des mains tierces, celles du poète. Mais, dans
certains cas, il n'y a pas de recours possible. Et l'entendement
continuera de battre sa campagne.
L'action tout entière se situe
au manoir de Plaine Aventure, la demeure de Brancal le Preux et de
Clairecitole, son épouse. Le nom de cette dernière était assez
évocateur. La citole est une cithare, et l'on
attachait des claires au cou des bovins. Rien à
dire sur le Brancal. On ne peut être bancal qu'au
siècle des lumières et branque à la Belle Epoque.
L'idée m'effleure que l'auteur a voulu nous faire songer à un bel
instrument qui ne rendrait un beau son que s'il trouvait un artiste qui
lui convienne. On n'en use pas avec un stradivarius comme avec une
légitime que l'on peut traiter plus ou moins mal. Les dames de ce temps
voulaient bien se mettre sous la protection d'un être prévenant, à
condition qu'il eût pour elles plus que des égards, et leur permît de
manifester leurs qualités chaque fois que l'occasion se présenterait.
Le fils du Plantagenêt avait confié à son épouse le gouvernement d'une
partie de ses états, chaque fois qu'il était obligé de s'absenter.
L'ensemble des territoires se trouvait mieux contrôlé, de la sorte. Je
caresse l'idée qu'Aliénor a su imposer en Angleterre comme dans sa cour
de Poitiers, une image de galant homme capable de rendre aux femmes ce
qui leur est dû. Certains ont parlé du siècle d'Aliénor. Ce n'était pas
sans raison. Pour en revenir à l'image de l'instrument, il existe entre
la main qui tient l'archet et le violon un gouffre à combler, et ce
gouffre c'est l'âme dont les luthiers font autant de cas que les
directeurs de conscience. Je n'exclus pas l'idée que la dame soit
parfois l'artiste, et l'homme l'instrument. L'entente est parfaite
quand on ne sent plus de différence.
Brancal n'est pas un roi. L'on
ne sait ce qu'il a accompli pour mériter le domaine dont il dispose.
J'imagine que l'histoire commence une fois écartées les traverses
classiques.
Vous me direz
qu'Yvain est l'époux de Laudine. Mais on sait comment il l'a conquise.
Même chose pour Érec.
Il n'y a pas de ces péripéties
dans Le Manoir de Plaine Aventure. Même pas de cour
à Barenton ou ailleurs. Le couple n'est pas menacé par la phratrie.
Cela m'inciterait à juger qu'il s'agit là d'une farce. Ça n'entre pas
dans mon schéma. À moins qu'il ne s'agisse d'une démonstration par
l'absurde.
Que devient le couple livré à
lui-même, isolé dans cette demeure ?
Ils entreprennent de la
visiter. Ils ne la connaissent même pas. Ils ont dû la trouver telle
quelle. Elle n'a pas été fournie avec un plan. Leur a-t-elle été donnée
par le roi Arthur ? Est-elle surgie du sol comme font les bâtiments
dans l'univers parallèle où les héros évoluent sans en être trop
incommodés ? Les brumes se dissipent souvent pour découvrir des
paysages inattendus. Les doctes croient que c'est une réminiscence de
je ne sais quelle catastrophe qui aurait affecté notre planète au
deuxième quart du sixième siècle, une déflagration volcanique avec
beaucoup de répercussions sur le climat. Non contents de nous plonger
dans la pénombre, ces chaudrons imbéciles brouillent les écheveaux du
continuum. Peut-être même les lois de la physique si j'en crois ce qui
se passe au manoir de Plaine Aventure. Brancal et Clairecitole se sont
mis en tête de l'explorer, et ils ne parviennent pas à en voir le bout.
Littéralement.
Ils ne risquent pas de
s'égarer. Ils ont pris la précaution de laisser ouvertes les portes
derrière eux. Et ils négligent les latérales. Il y a des escaliers
qu'ils pourraient monter ou descendre mais ils ne veulent pas se
laisser distraire. Ils ne les graviront pas avant de connaître les
salles de plain pied. Comme ce sont des héros de romans courtois, ils
ne sont pas trop effrayés d'évoluer dans un univers apparemment
extensible à l'infini.
Les salles ne sont pas conçues
sur un modèle identique. Leur longueur varie, comme la largeur. Il en
est de somptueusement meublées, d'autres qui évoquent une cellule de
moine, certaines accrochent le regard, certaines ne présentent aucun
intérêt. Certaines encore sont plongées dans une brume épaisse et
lumineuse, formée d'une sorte de poussière en suspension, podre
ne cendre ne posière, si le texte est de bon aloi, tout
lexicographe relèverait les trois synonymes accolés, et se demanderait
si l'auteur voit une nuance précise entre la poudre, la cendre et la
poussière. Savante progression ? Simple effet d'accumulation ? Plate
cheville ? En tout cas, rien qui exige de se munir de torches en plein
jour.
Mais la nuit commence à
tomber. Ils jugent qu'il est temps de revenir sur leurs pas. Ils
renoncent du coup à poursuivre plus avant. Le retour s'avère beaucoup
moins long que l'aller, vu qu'ils se retrouvent à leur point de départ
en franchissant la dernière porte qu'ils ont laissée ouverte derrière
eux. Mais ils se sentent si las qu'ils n'approfondissent pas la
question.
On aperçoit, de la grande
salle de réception à l'entrée, une autre à droite qui sert de cuisine.
Un tournebroche procède à l'onction d'un mouton gras au-dessus d'un
épais tapis de braises. La cheminée a été construite sur le patron de
celles que l'on trouve dans les monastères.
D'autres domestiques, à
gauche, préparent la chambre des maîtres, derrière une porte laissée
ouverte. On imagine qu'ils doivent dormir dans une dépendance, voire
dans l'écurie pour profiter de la chaleur des bêtes. Mais ce sont là
des détails auxquels les auteurs ne s'attardent pas.
Je suis perplexe.
Le titre ne laissait pas
prévoir un tel développement. Je vois mal ce que l'Amour a à voir avec
une telle expédition à l'intérieur même du manoir. Il s'agit de toute
évidence d'un manoir magique, mais cela ne nous avance guère. Je
m'attendais à quelques considérations sur les mille et une façon de
séduire son prochain ou sa prochaine. Ovide nous montre comment on
arrive à dissimuler ce qui serait de nature à rebuter le chaland, et
comment l'on parvient à se mettre en valeur. Je veux bien qu'on laisse
aux fabliaux les détails trop crus, mais les héros de Chrétien de
Troyes ne sont pas toujours chastes. Le public comprend fort bien ce
qui se passe entre Lancelot et Guenièvre, et c'est la critique moderne
qui interprète d'une façon plus édulcorée les tendresses réciproques de
Perceval et Blanchefleur, pour la seule raison que ce garçon est réputé
puceau, et que tout écart le rendrait indigne de la mission qui lui
sera confiée (je recommande à l'amateur la note que la
Pléiade consacre à ce passage). Un Art d'Amour
doit traiter de la manière dont il convient de faire l'amour - au sens
classique, comme au sens actuel. Même si l'on donne une représentation
allégorique de la technique qu'il convient d'adopter pour glisser une
vis dans un écrou, après s'être assuré que le filetage est adéquat.
L'auteur
entendrait-il aborder autrement le sujet ?
Comme si chaque
couple se trouvait, s'il n'y prenait garde, devant toute une théorie de
portes à ouvrir, qui ne débouchent que sur d'autres portes à ouvrir.
Une définition originale du bovarysme. Il faut savoir que l'on ne
saurait aller si loin qu'il ne faille revenir sur ses pas. Il vaut
mieux se constituer son petit répertoire et laisser filer le temps. Il
est des sujets qu'il est préférable d'ignorer. L'amour, pour l'auteur,
cela commence au moment même où nous croyons être arrivés à nos fins.
Comme tous les
couples, nous nous tenons au courant, Émeline et moi, de tout ce que
nous faisons pour gagner notre croûte. Je suis avec un certain intérêt
les recherches pédagogiques de ses autorités de tutelle qui étudient
les mille et une façon de servir du chou-fleur à des belettes, et du
saumon à des zébus, et je la plains d'avoir à s'interroger
continuellement sur l'intérêt de ce qu'elle explique à ses élèves. Je
reconnais au passage un savant composé de sociologie mal digérée, de
linguistique approximative, et de psychologie d'estaminet. Je lui
soutiens que nous vivons au siècle de la réclame, il ne suffit pas de
vendre ses salades, nous sommes censés veiller à leur conditionnement,
et à leur promotion. Comme si nous ne savions pas à quoi sert un lycée.
Tant que les usagers seront considérés comme des clients, et les
maîtres comme des chefs de rayon, on ne sera pas sortis de l'auberge.
Elle comprend assez bien les
anciens dialectes pour que je ne sois pas obligé de lui traduire les
passages qui retiennent mon intérêt. Le sien a été un peu trop éveillé
par cette histoire de retour au point de départ. L'image lui a paru
décourageante. Elle caresse, sans me l'avouer, l'idée que notre amour a
un sens indicible. La notion de répertoire ne lui échappe pas. Elle
rend même l'adultère inutile. Tous les répertoires se valent à la
nuance près. Tu peux changer de château, ce sera toujours celui de
Plaine Aventure. L'auteur l'intéressait. Elle ne demandait qu'à pousser
ses investigations un peu plus loin. J'essayai de lui faire comprendre
qu'un texte n'est qu'un texte. Mais je me souvenais de la mise en
garde. Émeline sentait comme un léger malaise. Elle voulait le
dissiper. Je m'efforçai de la décourager. Je m'accommode très bien du
non-dit. Pas elle.
- C'est un Art
d'Amors, m'a-t-elle dit, la solution doit se trouver dedans.
J'essayais de détourner la
conversation. Un autre détail m'intriguait :
Chrétien de Troyes, si c'est
lui l'auteur, ne nous épargne pas les morceaux de rhétorique amoureuse.
Le héros, seul avec lui-même, se lance dans un jeu savant de questions
et de réponses, chaque membre d'une alternative défendant son bout de
gras dans les règles. C'est aussi joli qu'un tournoi bien conduit.
Pourquoi s'est-il privé, ici de ces gracieuses arabesques ? Le thème
semblerait en exiger une bonne ration.
Émeline a considéré,
dans sa jeunesse, que les messieurs ne sont que des butors qui ne
songent qu'à se reposer sur leur lauriers une fois qu'ils ont planté
leur petit drapeau au sommet des hauteurs où ils ont affecté de hisser
l'élue. Ce qui revient à mettre l'être le plus policé sur le même plan
que les rustres en rut qui ne songent qu'à emporter le morceau. Je lui
ai fait remarquer que si nous rêvions de voir nos dames faire partie de
nos meubles, celles-ci ne songeaient qu'à nous ranger dans des tiroirs.
Nous en sommes dans le domaine du moindre mal. Quand le maire a lâché
son petit compliment, on ne peut arriver qu'après la bataille, étant
bien entendu que la guerre ne finira qu'à l'extinction des feux. On vit
de longs armistices. Après tout cela confortait mes intuitions :
Chrétien ne parle pas de l'homme et de la femme. Il parle du couple.
Émeline ne semblait pas disposée à camper sous un drapeau blanc
jusqu'au reste de nos jours. Elle attendait de ce texte des réponses
dont notre ménage tirerait le plus grand profit. Je décidai d'entrer
dans son jeu, pour limiter les dégâts. Après tout, Chrétien n'a jamais
cessé de commettre des anti-Tristan. Et je ne me sens pas les
dispositions d'un roi Marc. Je lui dis qu'après tout, le futur chanoine
ferait un conseiller conjugal sortable, avec les garanties qu'offre en
outre un directeur de conscience. J'allais jusqu'à dire que ses
interprétations me seraient d'un grand secours. Puisqu'elle voulait
lire le texte, nous le verrions ensemble. Je débroussaillerais les
difficultés pendant qu'elle dégrossirait ses drôles, nous en parlerions
le soir. Le soir, en général, elle essaie de venir à bout de ses
paquets de copies. J'escomptais une saine lassitude. Les fins de
semaine sont en général réservées à ce qu'on n'a pas eu le temps de
faire avant. Je me déferais peu à peu de ses importunités, en lui
infligeant des tâches supplémentaires. Elle en voulait de l'Art
d'Amors ? Nous ferions un sort à chaque mot.
Le preux et son épouse
n'estiment pas utile de refaire le même chemin que la veille. Ils
ouvriront la première porte latérale, qu'ils trouveront dans la pièce
suivante. Une salle sans fenêtres et sans meubles. Une porte au fond.
Pas de portes latérales. Ils prennent la même précaution que la veille.
Tombent-ils sur une nouvelle salle ? Savoir... Il n'y a que des
colonnes à n'en plus finir. On devine des horizons de colonnes derrière
des horizons de colonnes. L'éclairage est assuré par des ouvertures
percées si haut qu'on ne peut les voir. On dirait d'une futaie aux
frondaisons si épaisses qu'on ne peut distinguer un seul lambeau de
ciel. Une forêt parfaitement entretenue, sans ronces ni taillis. Il y a
sûrement, à des hauteurs inimaginables, un système de voûtes plus
complexe que tout ce qui a été répertorié jusqu'ici. Ils hésitent à
s'aventurer là-dedans. Il n'y a pas d'allées, pas de perspectives. Ils
seront toujours entourés de colonnes. Brancal serait prêt à relever le
défi ne serait-ce que pour ne pas être taxé de récréantise. Il va
tomber dans le travers ordinaire du monsieur qui plante là sa dame pour
lui prouver qu'il la mérite.
Laudine sentait le danger, qui
n'a accordé qu'une année à Yvain. Clairecitole n'envisage pas du tout
de se lancer après coup dans une série de rétorsions épuisantes pour
l'un comme pour l'autre. Elle est bien plus avisée que les autres
héroïnes.
Le preux ne doit pas
perdre la face, sans doute, mais il n'est pas interdit de lui faciliter
la tâche pour le plus grand bien de tous. L'entreprise s'avérera
tellement abordable que Clairecitole pourra l'accompagner. D'autre
part, le sen fait partie des qualités
indispensables.
Je cuit que vos ferés bien san
Se vos ovrés nostre chemin
D'un trait sor les piles sans fin
Dusqu'a l'ore de l'enserir.
Ne puet chevaliers trop merir
Cui rien ne duelt por s'ochoison
Com il avient par deraison.
C'est le
procédé du Petit Poucet. On fera une marque sur les colonnes, comme sur
les arbres d'un sentier de longue randonnée. Quand le soir tombera, on
n'aura aucun mal à retrouver son chemin. Le plus grand mérite que peut
manifester un chevalier c'est de ne pas avoir à souffrir de son propre
fait, par pure bêtise.
Ils avaient prévu de quoi se
restaurer sommairement. Ils ne pouvaient deviner qu'il leur faudrait
baliser la route. Une bonne provision de craies et de pigments leur
permettrait de pousser assez loin. Une torche suffisamment consumée
pouvait même faire l'affaire, elle fournirait assez de suie.
Les manoirs féeriques sont
ennemis de ces saines initiatives. Alors qu'ils s'apprêtaient à revenir
sur leurs pas :
Ensus il oïent une gente
Qui se despoir et se lamante
De male angoisse et grant dolor.
A po que tot tremble a l'entor.
Lor est avis qu'adont ne puevent
Repeiriertant qu'il ne truevent
Par mi les piles dont cil plaint
Telle tristesse lor amaint.
Émeline
reconnaît dans cette gente, l'oiseau que les
allemands traitent de Gans, du bas latin ganta,
tandis que nous préférons les oies que d'autres
latins qualifiaient d'auca. Les oies canoniques
cacardent bêtement, avec plus ou moins de conviction, selon les
circonstances. Celle-ci doit se prendre pour le cygne des poètes. Il y
en a bien une qui laisse trois gouttes de sang sur la neige dans
Le Conte du Graal, et plonge Perceval dans une longue
méditation dont il ne fait pas bon essayer de le distraire, celle du
manoir de Plaine Aventure intervient plus directement.
On ne l'aperçoit pas,
cependant. Juste un cri qui leur parvient de derrière les colonnes. Un
cri lointain, comme le souligne l'adverbe ensus
qui signifie au loin, ce qu'Émeline avait oublié. Ce cri sonne comme un
appel au secours. Ils ne balancent plus, ils se lancent dans cette
forêt de colonnes. Le son continue de se répercuter, à la façon d'un
écho, sous les voûtes invisibles, on dirait qu'il se subdivise en
plaintes innombrables, de plus en plus estompées, mais ils ne peuvent
en ignorer l'origine.
Ils finissent par arriver à
l'endroit précis d'où le cri a jailli. Ils ne trouvent rien. Ils se
trouvent au centre d'une sorte de clairière, comme une trouée dans
cette forêt de colonnes, et rien ne leur permet de savoir la direction
qu'ils devront prendre pour revenir sur leurs pas.
Brancal lève les yeux au ciel,
et distingue à l'on ne sait quelle distance une lumière plus vive,
dispensée par une tour lanterne. Il n'aurait pas manqué de l'apercevoir
quand ils s'approchaient du manoir. Il est évident qu'ils sont victimes
d'un sortilège.
Ils seraient tentés de
désespérer, mais ils perçoivent comme un frémissement, puis un
battement d'ailes de plus en plus en plus puissant, un vent puissant se
lève, un vent qui les pousse progressivement vers l'entrée, ils n'ont
qu'à se laisser aller, ils sentent que ce vent les ramène à bon port.
Et ils décident d'en rester là une fois sortis d'affaire.
Je me dis que cette aventure
nous amène assez loin d'un Art d'Amour pour
décourager Émeline. Elle imagine que je suis embarrassé, quand je ne
suis que soulagé. Je crois que nous pouvons mettre un terme à nos
investigations personnelles. C'est au cuistre de reprendre la main.
L'épouse du cuistre n'est
apparemment pas décidée à lâcher le morceau.
Elle s'interroge sur le sens
de cet appel.
Les oies sont une espèce
migratrice. Au lieu de nous entraîner loin de chez nous, celle-ci nous
ramène au point de départ.
Comme s'il s'agissait d'une
malédiction qui ne toucherait que les vrais couples. Ils ne peuvent
être aveugles à ce qui se passe autour d'eux, mais cela ne les concerne
pas. Ils sont condamnés à se refermer sur eux-mêmes. Les obligations
communes les clouent au logis. Ils peuvent sans doute entendre quelques
appels, distinguer des lumières ineffables, il n'y a pas de véritable
évasion, juste des élans avortés.
Il faut se garder de traiter
les œuvres comme une auberge espagnole, me semble-t-il, tout ce qu'on y
apporte ne fera qu'offusquer la vue.
Le paradoxe ne saurait tromper
une dame rompue à l'analyse des textes. Qu'est-ce qui nous permet
d'affirmer qu'un texte ne représente pas la somme de ses lecteurs, plus
que l'auteur rivé à son époque comme un forçat à sa chiourme? Chacun
apporte ses maigres expériences comme autant de leviers. Les textes
médiocres n'inspirent que les talmudistes, quand ceux-ci ne
s'appliquent pas à gâter ce qui se fait de mieux. Les vraies œuvres ne
cessent de dévoiler leurs secrets, qui resteraient lettre morte, s'il
n'y avait tous ces leviers. Tout se passe hors des réunions de pédants
et d'écolâtres. Cela ressemblerait plutôt à une confrérie d'initiés, et
tout ce que peut faire un bon maître, c'est de livrer quelques clés.
Rien n'empêchait l'auteur de
changer de titre s'il s'apercevait que son texte prenait d'heureuses
libertés. Ce conte procède, selon elles, par symboles. Il ne s'agit pas
seulement d'éveiller la curiosité du lecteur, et de le surprendre. Le
poète veut nous faire comprendre quelque chose. Et il s'agit bien d'un
Art d'Amors. À l'usage du couple. Et du couple constitué.
Elle me fait valoir que dans
au moins deux œuvres, les mariages ont été célébrés au début du Conte.
Il n'est question ensuite que de réconcilier un homme et une femme. Il
n'y a aucun malentendu ici. Comme s'il importait juste de savoir quel
ver peut se nicher dans le fruit.
Brancal et Clairecitole n'ont
pas encore eu l'idée de regarder par les fenêtres. Avec ces lambeaux de
brume qui s'accrochent comme à plaisir aux branches des arbres, qui
sommeillent à la surface des fleuves quand le soleil s'efforce de
donner, qui restent collés au versant des collines comme à la crinière
des chevaux et aux vêtements du voyageur. Les étés même sont
contraints. C'est Clairecitole qui éprouve le besoin de savoir ce qui
se passe à l'entour. Et le paysage lui apparaît plus nettement qu'à
l'ordinaire. Si nettement qu'elle en est troublée. Elle appelle
Brancal. Ils ne se sont jamais représenté une nature aussi précisément
détaillée. Les couleurs ne sont plus estompées par des vapeurs
sournoises, ni assommées par la gelée des canicules. Les plans ne sont
plus confondus. Si ces deux premiers jours n'ont pas dissipé leur
perplexité, ils ont parfaitement nettoyé le paysage. Ils s'en
imprègnent voluptueusement comme s'ils voulaient repartir sur des bases
plus saines, et reprendre des forces.
Clairecitole a progressivement
pris les choses en mains. C'est elle qui décide, s'il la précède
toujours, pour parer aux menaces imprévues.
Elle commence par vérifier que
les lieux déjà explorées ne se sont pas modifiés. Les deux premières
salles qu'ils ont visitées l'avant-veille se présentent exactement de
la même façon, Pas besoin de poursuivre.
Ils ouvrent ensuite la porte
de la salle aux colonnes, et n'attendent pas que l'oie se manifeste.
Ils s'engagent dans le premier
escalier. Sur le palier, ils ouvrent la porte.
Nous ne sommes plus habitués à
voir de grandes salles subdivisées en autant de pièces qu'on voudra par
de lourdes tentures. Cela faisait en ce temps-là partie des usages. Les
plafonds leur semblent vraiment bas. À une toise et demie du carrelage,
soit neuf pieds d'avant le système métrique. Une hauteur canonique pour
nous, pas pour eux, puisque l'auteur mentionne le fait. Il en est de
cette salle comme de celles qui se succédaient sans cesse le premier
jour. On n'écarte des tentures que pour en trouver d'autres. Ils ne
peuvent s'empêcher de songer aussi aux colonnes de la veille. Sauf
qu'ici, on ne risque pas de s'égarer. Il suffit de se rappeler le motif
de chaque tenture. Ce qui n'est pas difficile, puisqu'elles racontent
une histoire, avec toutes les variantes possibles, dès que l'on change
de direction. C'est un labyrinthe où l'on peut aisément revenir sur ses
pas. Ils ont décidé de suivre le schéma principal. Les aventures de
Lancelot sont au centre de l'argument. Les carrefours où l'on peut
bifurquer sont signalés par des tentures qui représentent la cour du
roi Arthur au grand complet, soit qu'un tournoi se prépare, soit que
l'on célèbre une de ces grandes fêtes religieuses qui lancent les héros
dans de nouvelles péripéties.
L'auteur parle de pailes,
qui désignent des tentures d'une belle étoffe et relevées d'or à
l'occasion.
Li paile sont trovere mut
Que rien ne trobla ne ne mut.
L'estoire cort l'estoire maint
Duel o solaz en feront maint.
Tandis con, des que l'on la mene
L'aguille suit bien la chaïenne
A tot le fil jusques au but,
A chacun fet tot ce qu'il put.
Comme si
ce n'était que dans le monde des contes que l'on faisait tout ce qu'on
pouvait ! Mais que valent nos plus fermes engagements, et surtout ceux
que nous prenons avec nous-mêmes, quand il n'existe aucune trame, quand
la fameuse aiguille dont parle l'auteur avance au hasard ? Jamais je
n'avais considéré une œuvre comme une collection de tableaux d'autant
plus vivants, d'autant plus libres qu'on est parvenu à les fixer.
L'histoire n'avance et ne se déplie que lorsqu'elle est à même de se
figer dans une série d'images significatives, qui se fondent ensemble
tout en respectant une certaine solution de continuité. Cette chambre
propose en somme une image originale de tout conteur. Pour éviter
qu'une accessoire vanité le trouble, au point de l'écarter de son
argument, il faut qu'il parvienne à frôler le mutisme. On entend alors
par mutisme, le fait que les conditions sont réunies pour que la
poussière des mots, comme les vains discours, s'accrochent à un
support, ouvrant aux yeux de l'amateur de larges pages de vérité.
Clairecitole et Brancal
aimeraient s'éterniser dans l'univers des contes, prouvant par là que
les héros souffrent de nos infirmités. Ils se résignent difficilement à
regagner leur niche d'existence. On se détache aisément d'un paysage
aussi magnifique soit-il. Le poète nous a prévenus. Le monde des mots
met notre esprit en de tierces mains. C'est ainsi que les âmes les plus
faibles se laissent entraîner par les plus médiocres procédés. Brancal
et Clairecitole sont des esprits plus fermes et sans doute plus
profonds que notre Bovary nationale. Il faut des breuvages bien plus
forts, bien plus subtils pour produire chez eux des effets comparables.
Ce texte possède des vertus inquiétantes. Force m'est de constater
qu'Émeline en est arrivée aux mêmes conclusions que moi-même. Cet
univers chevaleresque n'offre pas un modèle à imiter, l'auteur entend
nous préserver contre une telle tentation, comme le fera Cervantès
quatre siècles plus tard. Apocryphe ou pas, ce Manoir de
Plaine Aventure est un gouffre. Loin d'être une voie qui mène
à l'amour parfait, les Contes ne sont qu'un
divertissement, si on ne les prend pas pour ce qu'ils sont. C'est bien
ce que cet Art d'Amors nous laisse entendre. Il
laisse le couple seul avec lui-même, comme si c'était une condition
nécessaire. Une leçon assez désespérante.
Certaines salles ne les
retiennent pas longtemps. Comme celle où un fleuve semblait couler
entre quatre murs, deux murs figurant les berges, par rapport au mur
d'amont et au mur d'aval. Pas de gué en vue, il ne reste que la
ressource de marcher sur les eaux, comme notre Seigneur. À force de
contempler ce fleuve, ils s'aperçoivent qu'en plissant les yeux, au
lieu du lit normal, on distingue une sorte de carrelage. Comme si l'on
avait imaginé une sorte de trompe-l'œil mouvant . Il ne peut s'agir que
d'un sortilège, d'une illusion d'optique, d'une merveille de l'ost.
Le sol est sans doute aussi solide qu'un autre, mais l'impression reste
trop forte, pour qu'on ose s'y aventurer. C'est Clairecitole qui finit
par s'engager la première. Brancal, d'un bond, reprend sa place
ordinaire, car c'est à lui d'ouvrir la marche. Ils ne jettent pas un
regard en arrière. Ils avancent sans se rapprocher de l'autre bord. Ce
n'est pas la peine de continuer. Et comme au premier jour, quelques pas
leur suffisent pour se retrouver au point de départ. De là à en déduire
que l'amour vous fait entrer dans un continuum où l'on avance sans
progresser...
Une autre pièce vide, baigne
dans la lumière, comme s'il n'y avait pas de plafond. On dirait qu'il
n'y en a pas en effet. On voit même quelques nuages de beau temps. Ils
ne peuvent s'empêcher de suivre la fuite régulière de ces nuages.
L'azur prend peu à peu une étrange consistance, comme s'il essayait de
se coaguler. Des taches de couleur apparaissent çà et là. Des formes
s'ébauchent, et finissent par se dessiner de plus en plus clairement.
Le ciel est littéralement couvert, si l'on peut dire, d'oiseaux de
toutes les espèces. Et ce qui ne manque pas de les étonner, cet
encombrement ne les empêche pas d'évoluer comme d'habitude, les
hirondelles font de grands tours, les formations d'oies voguent vers
d'autres climats, des aigles planent à des hauteurs considérables, mais
vu d'en bas, tout a l'air de se passer sur un espace à deux dimensions.
Ils trouvent parfaitement naturel d'être quasiment assourdis par le
concert que leur offrent ces myriades d'oiseaux. Aucune discordance
dans cette harmonie. Un divin compositeur s'est arrangé pour que les
papegeais puissent pousser leur cri rauque, et les oies cacarder à
l'envi, sans déranger l'ordonnance de l'ensemble.
Ils ont l'impression que ce
ciel est littéralement tissé d'oiseaux. Les couleurs se fondent dans
l'immense mélodie, au point que l'on ne sait plus si l'on voit des
sons, ou si l'on entend des couleurs. Le couple se sent emporté,
exalté, presque extatique, sous l'effet d'une émotion qui le prend aux
tripes. Tout semble alors évident. On ne risque plus de se marvoyer,
autrement dit, de se fourvoyer. Mais ils sont bien forcés de
reconnaître que l'amour n'est pour rien dans l'expérience qu'ils ont
vécue. Cette expérience les unit, en les isolant encore plus.
Tissu li ciex estoit d'oisiax
D'eles bruissant qu'on oït miax.
Si ot de plumes et de penes,
Et de colors et d'antievenes
Que l'on cuidoit veoir les chanz,
Oïr les colors enmi. Tanz
Esclairs en ot ax oels mantre
Que telle joie lor vint el ventre,
Tex solaz en prisdrent ansamble
Que nus n'i ert mes, ce lor samble.
Ores ne porront marvoier.
Amors ne gaigne ce loier.
Cela
remet leurs sentiments à leur juste place, cet art d'amour n'encourage
pas les confusions. Il n'y a plus rien à ajouter.
La démonstration faite, ce
plafond d'oiseaux commence à perdre de sa consistance, pour laisser la
place, insensiblement, à des plages de ciel de plus en plus larges. Il
n'y a plus rien à voir. Ils doivent se résigner à refermer la porte.
Ils ont droit, un autre jour,
aux ténèbres vives, brûlantes et glaciales, qui les éblouissent presque
bien que l'on ne distingue rien dans cette pesante obscurité. Ces
ténèbres se réduisent à un seul point qui occupe cependant toute la
pièce, avant de se dilater indéfiniment. Ils devinent que ce vide épais
n'est qu'un faisceau de forces, qui se subdivisent elles-mêmes en une
infinité de forces.
Une navile vet sans voiles
Nagiant au vent des estoiles.
Traversera la nuit avuele
Envers un chant mu qui l'apel
Les cordes roent et se tendent.
Semble que lors angles atendent
Que nostre Sire face un signe
Dont tote cose se resigne.
N'ayant
que peu de clartés sur la récente théorie des cordes, l'auteur ne
dispose que d'images qui restent à sa portée : celle, par exemple d'un
navire qui vogue aveuglément dans les ténèbres, conduit on ne sait où,
car le silence même guide le voyageur (c'est ainsi que j'entends le
chant muet qui est évoqué dans ces vers). Ces cordes qui s'enroulent et
se tendent correspondent, si j'en crois certains articles du
Monde auxquels je ne pompe rien, aux conceptions les plus
avancées de nos cosmologues. Un vrai croyant ne saurait se passer d'une
intervention de notre Créateur. D'où ces anges qui n'attendent qu'un
signe, et que la Bible traite d'Élohim. Je
m'empresse d'expliquer à Émeline que le verbe résigner
peut signifier briser un sceau. Le couple est ici confronté aux
mystères de la création. Il préfère ne pas franchir le seuil et il a
bien raison. Ils auront du mal, après un tel traitement, à mettre leur
fine amor au centre de l'univers.
Moins vertigineuse, mais plus
inquiétante, la salle aux images. Le terme peut désigner des statues.
C'est une galerie sans malice, qui ressemble à celles de nos musées.
Toutes ces sculptures représentent Brancal ou Clairecitole, tels qu'ils
se voient ici et maintenant. Autant de variations sur un thème connu.
Ils en sont à la fois attendris et troublés. Et ne parviennent pas à
s'en détacher. On ne se lasse pas du regard de ceux qui croient vous
connaître
Une autre galerie leur propose
deux longues étagères avec des fragments de leur propre personne. Ce ne
sont que membres épars, têtes orphelines, des mains, des pieds, des
jambes, des bouts de bras, des cuisses, des bassins que l'on surprend à
la naissance des cuisses, sans qu'il y ait là quoi que ce soit de
choquant. Les sexes ne sont point troublants quand ils obéissent à leur
façon aux règles de la statuaire. La pierre rend froidement la chaleur
de la chair. Ils découvrent avec horreur la beauté des corps sans
drame, ce qui devrait les protéger plus tard des amours trop
mécaniques. Tout compte fait, l'auteur ne s'est pas écarté du sujet.
Je ne puis laisser d'être
surpris de la façon dont le poète réussit à retenir l'attention bien
que chacun de ces étranges épisodes tienne plus d'un bon millier de
vers. Le lecteur s'y laisse prendre peut-être malgré lui.
Et il devine qu'il manque
encore une dernière touche plutôt surprenante. La scène finale est
consacrée à l'irruption d'une troupe de fâcheux :
On n'attendait pas le roi Arthur a tot sa rote
Entre lui et .CXXX . Pers.
Les pairs
ne manquaient pas à cette époque, apparemment. Avec un soulagement
compréhensible, le couple s'efforce de traiter comme il faut tout ce
monde là. Quand cette encombrante compagnie repart, le manoir de Plaine
Aventure ressemble à tous les autres manoirs. Ils peuvent en faire à
présent le tour, et reconnaître leurs êtres. Ils en sont lâchement
soulagés. L'Aventure était sans doute nécessaire, à la hauteur de leurs
mérites, mais il convenait d'y mettre un terme.
L'auteur ne s'étend pas sur le
rôle des phratries, et la nécessité de laisser sa porte ouverte au
monde. Je ne puis m'empêcher de me dire que dans le reste de son œuvre,
Chrétien ne traite que du fragile équilibre entre le couple et ce qui
l'entoure.
Ci falt cil conte ; et comencie
Le lor que tote ore agencie.
Ce sont
les premiers héros que l'on met en demeure de prendre la continuation à
leur charge. Une tâche de longue haleine, et qui ne va pas sans
accrocs. Les Arts d'Amour qui ont précédé ne se
sont pas préoccupés des suites. L'auteur a décidé de mettre ces suites
au cœur de son ouvrage, lequel ne constitue qu'un long préambule.
Je me serais bien passé d'une
telle leçon. Si vous saviez la peine que nous devons prendre, Émeline
et moi, après tant de batailles péniblement remportées, pour éviter à
présent les fautes de posologie auxquelles nous sommes devenus
terriblement sensibles...
Heureux les simples d'esprit.
texte
R.Biberfeld - 2006
Lettrine et cul de lampe de Martinella Mere-Tazzi - 2006
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