CHAPITRE VII
DU BON USAGE D'UN ORIGINAL ET DE SES COPIES
LE COMMISSAIRE DISPOSE MAINTENANT de la liste des saisies ordonnées par
Abel Patou. Il va en proposer une copie à sa tante, en lui précisant
qu'il a relevé le nom de Germaine Grap, vaguement apparentée à André
Sterc. Cette dame bat la campagne, mais c'est mieux que rien.
Sa tante lui confirme que c'est beaucoup mieux que rien. Michèle
Castouille a fabriqué pour elle, à la demande de son cousin, une
armoire-penderie pour le moins tarabiscotée, dont la porte recelait un
compartiment secret. André Sterc a prétendu que le dispositif était
fait pour distraire la demeurée. Elle n'avait aucune raison de demander
d'autres précisions. L'on peut supposer que le compartiment secret a
été utilisé par André Sterc lui-même. Personne en principe n'aurait
pensé qu'il allait entreposer quoi que ce soit chez la Fadurle. De là,
à imaginer que ces documents se sont trouvés entre les mains d'Abel
Patou assez longtemps pour qu'il puisse en tirer des copies... Ces
dames se sont permis de téléphoner à l'Impératrice. S'il cherchait un
endroit pour cacher ces copies, il n'y en avait pas de meilleur, et de
plus inattendu, que les appartements de l'Impératrice.
– C'est la première fois que nous disposons d'autant
d'indices, dit Germaine Pouacre.
– Un peu trop même, fait remarquer Sophie Bernard. Jusqu'ici, nous nous
contentions de deux ou trois détails dans la presse.
–
Nous n'allons pas bouder notre plaisir, dit Emmeline Croin. L'énigme
présente un côté artistique. Le cadre est festif. Grâce aux films
parvenus à votre site, le crime se déroule littéralement sous nos yeux,
nous pouvons ralentir l'image, isoler n'importe laquelle, et nous avons
plus de suspects qu'il nous en faut.
– Et si nous
entrevoyons un mobile, ajoute la tante Alberta, tous les individus
figurant dans les documents réunis par le Sterc ont le même. L'on ne
peut de plus éliminer la théorie d'un travail d'équipe. Un ou deux
pierrots qui défilent, un dans la foule, le goudil tombant à pic pour
détourner les soupçons.
Le commissaire hausse les épaules :
– L'on se contentera donc de ce que l'on a. Je m'en vais
de ce pas frapper à la porte de la Fadurle.
La tante Alberta fronce les sourcils :
– Sous quel prétexte ?
– Les saisies. Ça fait partie des indices. Quand un huissier meurt dans
des conditions mystérieuses, il est normal de s'entretenir avec tous
ceux qui auraient pu lui en vouloir.
– À ce compte, il faudrait les interroger tous.
– L'inspecteur Pugnasse ne demande qu'à faire du porte à porte. Mais
vue la fragilité de Raymonde Grap, je me sens obligé de me déplacer en
personne.
– L'on ne saurait être plus prévenant. De
méchantes gens pourraient croire que tu abuses de ton pouvoir et de la
situation.
– Je prendrai autant de gants qu'il faudra.
Il y va de notre Carnaval. Il ferait beau voir que l'on profite de la
plus vénérable de nos traditions pour expédier un huissier.
– André Sterc ne manquera pas de protester.
– Je brûle de mesurer la longueur de son bras.
– Il va essayer de te coller le préfet dans les pattes.
– Et tu crois que le préfet va se retrousser les manches pour un drôle
qui ne sait que mettre en contact des gens dont les intentions ne sont
pas toujours bien claires ? J'aurai vite fait de lui dire qu'il s'agit
de notre Carnaval, et que la Place Fabre d'Églantine ne saurait devenir
un coupe-gorge à cette occasion. La moindre entrave à mon enquête
serait mal vue.
– Rien ne l'empêche de venir faire un éclat dans ton
commissariat.
– Tu dis ça pour me faire plaisir. Je n'ai aucune raison de le
convoquer, mais je suis trop courtois pour refuser de le recevoir... Et
s'il pouvait venir avec un avocat, pour essayer de m'intimider, je
serais aux anges.
– Je te vois venir. Le monsieur fait
irruption dans ton bureau pour te dire que plutôt que d'aller
importuner une cousine qui n'a plus toute sa tête, on ferait mieux de
s'adresser directement à lui. Tu ne peux, diras-tu, interroger toutes
les personnes qui ont fait l'objet d'une saisie en l'excluant. Et si tu
t'es déplacé toi-même, c'est pour t'assurer que tout se passerait bien.
Mais puisqu'il t'invite à t'adresser directement à lui, il y a des
images qui n'ont pas manqué de t'intriguer. Tu rends hommage, en
passant à son énergie... Tout juste sorti de l'hôpital, se lancer dans
un tel travail de rééducation... Le résultat est remarquable... Pour en
revenir à ces images... Tu as rarement vu quelqu'un manier la carabène
avec une telle dextérité. Et ce n'est pas un profane qui lui parle...
– Tu as raté ta vocation.
– Pas le moins du monde. Je préfère me pencher sur des documents qui
ont au moins l'avantage de traverser les siècles avant de tomber sous
mes yeux. Cela dit, je te connais : tu t'empresseras d'oublier ce que
tu voulais lui demander au juste, en parlant de tout et de rien, entre
autres du fait que l'on n'a pas assez d'éléments pour inculper le
docteur Marloute. Et tu lui expliqueras pourquoi.
–
S'il ne revient pas lui-même sur les images que j'ai vues, il s'agitera
peut-être un peu dans son bocal, dès qu'il sortira de chez moi, et il
en sortira peut-être quelque chose. Je vous laisse. Premier de corvée.
De corvée, c'est beaucoup dire. Si le neveu est méthodique dans sa
façon de traiter chaque information ramenée par ses inspecteurs, quand
il s'agit d'en recueillir lui-même, il suit l'inspiration du moment,
souvent saugrenue.
La Fadurle n'est pas du genre à
refermer la porte au nez du visiteur, pour la bonne raison qu'à part
son neveu de loin en loin, les amateurs sont rares. Il est vrai que les
échantillons de conversation qu'elle offre quand elle va faire ses
courses éloignent le chaland. Elle ne rate pas un jour de marché, et
l'on peut la suivre, rien qu'en observant les mouvements de la foule.
Elle n'a pas du tout l'air surprise, la Fadurle. Tout
intrus est bienvenu.
– Je suis le commissaire Esparge...
Elle ne s'étonne même pas qu'un commissaire ne se fasse
pas accom¬pagner d'un collègue dans ce genre de démarche.
– Oui, oui... Je me rappelle... En pierrot... Carnaval es arrivat, avec sa pipa sins
tabac.
Comme elle recule, en exécutant le pas de carnaval, on peut en déduire
qu'elle vous invite à entrer. Mais le commissaire est resté sur le pas
de la porte.
– Je suis navré d'avoir à vous déranger.
– Vous voulez entrer ?
C'est autant une prière qu'une invitation. Le commissaire ne demande
qu'à entrer, bien que l'opération paraisse à première vue délicate.
Elle arrive à se déplacer sans trébucher parmi les poufs, les tables
basses et les cendriers. Le commissaire s'aventure prudemment dans le
living, tandis qu'elle allume une cigarette.
– Asseyez-vous, asseyez-vous...
– Je vous remercie...
Timeo Danaos...
Il choisit un pouf plus engageant qu'un autre, dans la mesure où il ne
bave pas une partie de son contenu. Le pouf soupire comme ils font
tous, mais les coutures semblent solides.
– Il y a longtemps que je n'ai pas vu André...
Ce qu'il y a de bien avec la Fadurle, c'est qu'on n'est
pas obligé de poser trop de questions.
– Ce n'est pas André que je suis venu voir.
– Ça fait longtemps quand même. Remarquez, il ne venait que... Si vous
saviez ce qu'il me passait... Il ne me passe rien... Là, pas plus
tard... Vous avez gardé vos habits de pierrot ?
–
Précieusement, ils sont pendus au grenier. Il ne manque plus que la
musique, les masques et la carabène pour faire un défilé.
– C'est vrai... Je n'y avais pas pensé... Toute l'année, Carnaval reste
tapi dans nos greniers... Les gens vous disent d'acheter, qu'ils font
crédit, et quand on achète, il n'y a plus de crédit.
Le
raccourci est audacieux, et le commissaire prend le temps de
l'apprécier à sa juste valeur. Il ne manquera pas de le servir à
l'occasion. Il observe la Fadurle, qui s'applique à écraser sa
cigarette à moitié consumée sur la semelle de sa pantoufle, la pose sur
le tapis pour terminer le travail, prend délicatement le mégot entre
les doigts de sa main gauche pour le placer délicatement au bord du
cendrier le plus proche. La plupart des cendriers sont ainsi garnis
d'une parfaite couronne de demi-cigarettes, cendres dirigées vers le
centre, l'autre bout vers l'extérieur. Confuse peut-être, mais
soigneuse. Il ne peut s'empêcher de penser à La Maison du Dr Edwardes,
un Hitchcock qu'il s'était bien promis de ne pas revoir en sortant du
Ciné Club, un plaidoyer pour la psychanalyse digne de notre Cayatte
national, et une réclame pour les délires de Salvador Dali. Une
injustice peut-être. Les premières impressions sont parfois trompeuses.
C'est ainsi que les pédants stipendiés s'appliquent à rendre
assommantes les œuvres qu'ils sont chargés de faire avaler à la jeune
classe, avec des airs gourmands. Une courte séquence coloriée dans le
noir et blanc pour racheter le reste, qu'il avait paresseusement
relevée au passage.
– Il n'y a plus de crédit
peut-être, mais, jusqu'à son accident, votre neveu arrivait à
s'arranger avec vos créanciers.
– Ça, c'est quelqu'un
d'important, l'André. Mais il n'aimait pas trop ça. Qu'est-ce qu'il
pouvait me faire la morale !
– On le comprend. Il n'y a
pas cinquante mille façons de s'arranger avec un créancier. Ils vivent
de crédits remboursés. Moi, ils m'en proposent à chaque fois que je
vais acheter quelque chose, avant même que j'aie eu le temps de sortir
ma carte bancaire de mon portefeuille. Vous auriez pu en avoir une.
– C'est André qui ne veut pas. Il m'a dit que je ne
pourrais m'empêcher d'acheter dix fois plus.
– Êtes-vous passée le voir à la clinique ?
– Ben non... C'est lui qui vient me voir... Mais on m'a dit que ce
n'était pas trop grave... Qu'il allait sortir. J'ai cru qu'il allait
tout arranger en sortant. Mais ça a pris plus de temps. Vous comprenez ?
– Fort bien. Je me demande même quelle mouche a piqué Abel Patou. Quel
besoin avait-il de venir faire un inventaire ? Il n'y a que des
articles ménagers à saisir, les cendriers, les tables...
– C'est que maintenant j'en ai deux fois plus, vous avez
vu ?
– Je vous crois sur parole, je ne savais pas comment c'était avant.
Mais il faut reconnaître que les poufs, ce n'est pas la première
jeunesse, et les tapis, on ne peut en tirer grand'chose en l'état.
L'armoire peut-être.
– Elle est de la Castouille. Vous avez vu la décoration ?
– Ça fait longtemps que vous l'avez ?
– J'aime surtout les chasseurs sur l'éléphant. Le tigre on le voit à
peine. C'est qu'il y avait des tas de vêtements sur les tapis. André
m'a dit qu'il manquait une bonne armoire pour caler tout ça.
– Dommage qu'il soit entré à l'hôpital tout de suite après.
– Ce n'était pas tout de suite après. Ça fait plus d'un an
que je l'ai.
– Il a dû vous parler du panneau secret.
– Le panneau secret ?...
– Il n'y a pas de panneau secret ?
Le commissaire se lève pour vérifier, il ouvre la porte de
l'armoire, donne de petits coups...
– Là, vous voyez, ça sonne creux.
Le temps que la Fadurle se lève pour constater, le commissaire a trouvé
le mécanisme. Deux renseignements pour le prix d'un. La porte était
effectivement trafiquée, et la Fadurle n'était pas au courant.
Hypothèse complémentaire : il a caché les documents avant la livraison.
À moins qu'il l'ait envoyée faire du café avant de faire jouer le
mécanisme. Il ne fallait absolument pas qu'elle fût au courant.
– Par exemple ! Il est à vous ce dossier ?
– Ben non ! Ça alors !
– Le commissaire l'ouvre, parcourt quelques pages, et le
lui tend. Elle semble effrayée à l'idée de le prendre.
– Moi, vous savez...
– Ce que je sais, moi, c'est que ce dossier risque de causer quelques
ennuis à l'André. On a dû le coller là pour le compromettre. Un ouvrier
de la Castouille acoquiné avec je ne sais qui... Un autre que moi
pourrait croire qu'il est pour quelque chose dans le meurtre d'Abel. Il
suffira de prétendre qu'Abel est tombé dessus, quand il a saisi votre
armoire. Il y a là de quoi griller votre neveu dans toute la région...
Et avant de prouver qu'il s'agit là de faux... Ça vous ennuie que je le
prenne ? Plus de dossier, plus de mobile, et votre André, il peut
dormir sur ses deux oreilles... Vous lui direz que je le tiens à sa
disposition, s'il veut le détruire.
On ne saurait être
plus aimable. En sortant, le commissaire est saisi d'une vilaine
jubilation. Un avocat se pourlécherait. L'enquête de flagrance ne
s'impose que si elle permet à un officier de police judiciaire de
chercher des pièces ou des objets relatifs à un crime. Il n'en a pas
été question une seconde. Une enquête préliminaire ne peut être menée
qu'à la demande du Procureur de la République, lequel ne lui a rien
demandé du tout ; et il faut une autorisation écrite et signée de la
personne concernée. De plus, il n'a absolument pas le droit de
s'emparer d'une pièce à conviction sans commission rogatoire. Il
s'empressera de déclarer qu'il n'a jamais eu l'intention de s'en
servir. C'est la dame elle-même qui a tenu a lui fournir ces pièces,
qu'il aurait laissées sur place s'il voulait en faire état. Il ne
voulait pas risquer qu'elles tombassent entre les mains de n'importe
qui, avec les conséquences que l'on n'avait aucune peine à imaginer. Ce
dossier ne constituait d'ailleurs pas une preuve. Sa présence même dans
un compartiment secret était loin de prouver qu'on l'avait consulté. En
revanche, si l'on tombait sur des copies effectuées par Abel Patou, on
pouvait entrer en campagne. Ces dames sont là pour ça. L'original sert
juste d'hameçon. Le Préfet aurait quelques raisons de lui reprocher de
tels procédés. Il apprécie peu les saillies que se permet parfois le
commissaire en sa présence. Le malheur, c'est que celui-ci ne craint
pas la mise à pied. Les Fiselou ont du foin dans les bottes, et le
commissaire est populaire dans toutes les couches de la population. Il
suggérerait que l'on ne veut pas le laisser enquêter sur des
gougnafiers qui ne craignent pas de troubler le Jugement de Carnaval.
André Sterc, lui-même, aura du mal, dans ces conditions, à le faire
intervenir. L'on ne devient pas grand commis de l'État en se mettant au
service d'un grouillot.
Ces dames ont décidé de
prendre les bicyclettes pour se rendre chez l'Impératrice. Comme celle
d'Alberta est équipée de sacoches, on en profite pour les remplir au
passage. Un brouillard humide s'étant posé sur la ville, elles ont pris
des cirés. La route n'est pas longue. Elles n'auront pas l'air de
sortir d'un sauna. Une fois à destination, les vélos simplement appuyés
contre le mur. Qui oserait s'aventurer dans le jardin de l'Impératrice ?
Sur la table ronde et basse du living, il n'y a pas que le service à
thé. Les documents attendus sont serrés dans une de ces chemises un peu
rigides réunies par un bandeau.
– J'ai classé les
photocopies dans l'ordre, annonce la maîtresse de maison, et je me suis
permis d'effectuer un petit travail de synthèse qui tient en quatre
feuillets. André Sterc accumulait les traces de ses démarches, comme un
hamster qui se bourre les joues. Mon pauvre Abel ne s'est pas soucié de
mettre de l'ordre là-dedans. Des pièces disparates se trouvent réunies,
recto puis verso dans les photocopies. Il avait eu l'idée de dissimuler
ces photocopies dans des albums de photos que je ne consulte jamais.
J'étais, avec ces albums, je m'en tends compte à présent, le seul lien
qui le rattachait à son passé reconstruit. Je dis bien reconstruit. Ses
parents détenaient cette autorité que donne une indifférence attentive.
Sa mère tenait pour acquis qu'un enfant doit avoir d'autres buts dans
la vie que de rester accroché à ses jupes. Il l'a compris, mais jamais
admis. Son père, qui était du genre solitaire et contemplatif, a
considéré d'emblée qu'un gamin qui se respecte doit être aussi
indépendant qu'il l'était lui-même à son âge. Les légers accrocs, les
frustrations disparaissent dans les clichés qui, pardonnez-moi cette
plaisanterie, ne font que recueillir nos futurs poncifs. Il ne cessait
de feuilleter les albums. Il devait reconstruire le temps passé comme
font les auteurs des chansons de gestes. Les clichés nous présentent,
d'une certaine façon une époque sans gravats. C'est le principal
reproche que je leur fais, même si le mouvement se devine sur un
instantané. Cette impression d'éternité fugitive me gêne, et je refuse
de devenir le badaud de moi-même. Je ne m'adresse pas à vous comme à
des analystes qui me seraient fournis gracieusement, mais pour vous
faire mieux comprendre de quelle façon se passaient ses visites, et
pourquoi il pouvait être assuré que je ne le verrais pas cacher ces
documents, et que je n'aurais guère de chances de tomber dessus. Je
prenais des nouvelles de sa famille et de lui-même, l'encourageais à
parler des méchants procédés dont il s'estimait victime, et de la
mauvaise foi des pauvres gens chez qui il était bien obligé de se
présenter. J'arrivais la plupart du temps à radoucir ses rancœurs, en
lui faisant voir les condiments qu'il y apportait de son propre fait.
Il aurait pu ranger ces papiers dans mes propres dossiers, mais il
arrive que les Labrits ou les Oule aient besoin de trouver quelque
justificatif égaré. Il y a aussi les anciens ouvriers des Coude qui ne
peuvent compter sur le dernier de la lignée, lequel est également à
l'origine des relatifs malheurs de ce pauvre Abel. Il a toujours eu un
talent, Abel, pour aggraver son cas. Pour ne pas décevoir un ami, il le
plonge encore plus dans la spirale du jeu. Et quand il jette son
tablier, il lui était si facile de dire que, vrai, ce garçon devenait
plus cher à entretenir qu'une république africaine et les affairistes
qui s'y vautrent, que le budget de notre propre État ne pouvait y
suffire. Il mettait les rieurs de son côté. Et je passais pour une
sainte en récupérant la part des Coude. Mon objectif n'avait été que de
chasser les vautours qui planaient autour. Il pouvait tirer un trait
sur cette histoire, et se montrer compré¬hensif à l'égard des gens qui
avaient affaire à lui, voire avancer lui-même quelques espèces aux plus
tragiquement démunis. Les paniers percés sont si faciles à
reconnaître... Michèle Castouille a dû vous expliquer comment il en a
usé. Il a cependant trouvé chez sa femme et chez sa fille toute
l'affection dont il avait besoin, et, chez moi, une oreille qui n'a
jamais été prévenue contre lui. Au bout d'une petite heure, il me
demandait la permission de s'enfermer avec les fameux albums. S'ils
étaient ici, ils ne pouvaient être que là. Vous vous interrogez sans
doute sur les raisons pour lesquelles je ne l'ai jamais accompagné, ça
lui aurait fait tellement plaisir... Voyez-vous, dans certaines photos,
les moments les plus pleins, les plus heureux de notre vie, prennent un
goût d'inachevé qui ne peut qu'aviver nos propres regrets...
On ne sait quel ange elle laisse poliment passer.
Ces dames ne sont pas du genre à déranger les anges qui passent. Elles
savourent leur thé, silencieusement. Quand l'Impératrice lui semble
suffisamment revenue sur terre, Sophie Bernard présente sa requête :
– Verriez-vous un inconvénient à ce que je me serve de votre ordinateur
pour scanner tous ces documents, et nous les envoyer ? Votre adresse
électronique s'inscrira automatiquement dans la mémoire du nôtre, et
nous pourrons par la suite vous tenir au courant par le même canal, si
nécessaire. De simples copier-coller feront l'affaire. Nous travaillons
en outre avec le neveu d'Alberta. Je me permettrai, sauf contre-ordre
de votre part, de les lui faire également parvenir...
Le contre-ordre ne vient pas.
– ...cela ne devrait pas prendre plus d'une petite
demi-heure.
L'Impératrice s'empare d'une petite sonnette... Une
servante arrive :
– Voudriez-vous, Mathilde, être assez aimable pour
conduire cette dame à mon bureau ?
Au tour d'Alberta de présenter sa requête.
– Ça nous rendrait vraiment service, si vous pouviez essayer de
remettre ensuite les feuillets exactement à l'endroit où vous les avez
trouvés. Vous ne conserveriez que votre synthèse dans votre chemise.
– Comment voulez-vous que je m'en souvienne ?
– Nous ne le voulons pas, nous l'espérons. Y a-t-il
beaucoup d'albums ?
– Une bonne trentaine. Chaque génération a apporté son contingent de
photographes amateurs. Ils tenaient à développer eux-mêmes leur photos.
Non contents de tirer le portrait de leurs futurs souvenirs, ils
avaient des ambitions artistiques. Au moins n'ont-ils mis que leur
atelier, leur usine, notre ville et la région à contribution. Ils
n'étaient pas du genre à faire poser le petit dernier dans les jardins
de l'Alcazar. Vous pourrez, si le cœur vous en dit, jeter un coup d'œil
sur le contenu de quelques cartons. Les albums, c'est pour les photos
de famille, de la belle ouvrage sans plus. Est considérée comme une
photo de famille, celle qui représente le grand-père de mon époux à son
échoppe. Il y a aussi deux boîtes contenant des essais que les artistes
ne jugeaient même pas dignes de figurer dans un album. Personne ne
s'est résigné à s'en débarrasser.
– Comment ces albums sont-ils rangés ?
– Une grande armoire vitrée, trois étagères, les boîtes
dessous.
– À quelle hauteur, les étagères ?
– Pourquoi ne pas y aller tout de suite ?
– Nous préférons attendre notre amie. Mais c'est pour mieux vous faire
comprendre... On place ses bras d'une façon différente, pour saisir un
objet, selon la hauteur de l'étagère. Vous avez dû fouiller
naturellement de haut en bas, et de gauche à droite. Nous ne
connaissons pas la taille de ces albums. Vous avez dû rester debout,
devant l'armoire, pour les feuilleter. Nous aimerions que vous
refassiez les mêmes gestes. La mémoire du corps réserve des surprises.
Vous n'avez pas dû songer à noter l'album et la page, chaque fois que
vous tombiez sur un feuillet. Nous ne sommes pas des enquêteurs
professionnels. Cela ne donnera peut-être rien, l'on peut essayer.
– Vous ne teniez pas à ce que l'on vous voie sortir avec
un dossier.
– Il y avait peu de chances, mes sacoches sont larges. Mais il faut
compter sur le fait que nos mouvements risquent d'être observés. Je
suis la tante du commissaire Esparge, l'on doit savoir que nous sommes
montées chez Michèle Castouille. Vous recevez assez peu. Nous ne
passons pas inaperçues.
– Et personne ne va penser que
de vieilles originales vont exploiter toutes les ressources de
l'informatique. On n'ignore pas que vous êtes une chartiste des plus
distinguées, et l'on doit savoir que vos amies sont d'anciennes
collègues. Les chartistes sont censés en être restés au temps des
parchemins. Ils ignorent qu'on préfère mettre des photocopies à la
disposition des chercheurs et des curieux.
– Oui,
certains documents ne peuvent être manipulés qu'avec d'incroyables
précautions. C'est devenu chez nous une seconde nature. Nous
travaillons beaucoup sur photocopies. Nous en envoyons, l'on nous en
fait parvenir. Chacun tient à son propre fonds...
Des
banalités faites pour détourner l'attention de l'Impératrice de
l'étrange expérience à laquelle elle va se soumettre. Il faut qu'elle
ait l'esprit aussi libre que possible.
La bibliothèque
vitrée se trouve au dans un coin d'une vaste salle vidéo. Le support
élevé d'un petit appareil de projection. Pas de télévision. Un autre
appareil de projection plus important, sans doute pour des films
identiques à ceux que l'on projette en salle. Pas d'autre écran qu'un
mur nu. Dans un autre coin, une radio tourne-disque avec ses enceintes,
divers lecteurs également pourvus de hauts-parleurs. Des fauteuils
collés à un mur. Un autre tout à fait particulier à côté de la
bibliothèque vitrée, muni d'une tablette assez vaste que l'on peut
amener devant soi, légèrement inclinée, avec un rebord, à la manière
d'un pupitre. Pas de table autour de laquelle on pourrait se réunir
pour commenter de vieilles photos. L'absence d'un casier à diapos est
rassurante. Les convives ne sont pas de corvée. On devine la rigueur de
l'Impératrice. Aucun fond sonore ni visuel pour accompagner l'amateur
dans ses activités. On vient pour écouter une musique, ou savourer des
images.
L'Impératrice ouvre l'armoire vitrée, prend un album, en
haut à gauche, et le repousse aussitôt.
– Pardonnez-moi, Madame, dit Gisèle Pouacre, vous n'avez pas renoncé à
tourner les pages de cet album, avant d'avoir vérifié que votre
petit-fils n'y avait rien caché.
– Faut-il vraiment ?
– Les reconstitutions ne peuvent être utiles que si elles sont aussi
exactes que possible. L'on peut s'arrêter sur un détail intéressant,
mais pas en escamoter d'autres, sous prétexte qu'ils ne sont pas
intéressants.
– Mon neveu m'a dit un jour, ajoute
Alberta, que l'on reconnaît un enquêteur sans idées préconçues à la
façon dont il mène les reconstitutions. Des détails à première vue
insignifiants peuvent s'avérer essentiels. Il suit l'avis en cela d'un
personnage de roman qui l'agace.
– En revanche, note
Emmeline Croin, si j'ai bien deviné quels albums il a choisi,
consciemment ou pas, cela ne manquera pas d'intérêt.
– Vous avez deviné quels albums il a pu prendre ?
– Avez-vous un bout de papier et de quoi écrire ?
L'Impératrice passe rapidement dans le bureau qui jouxte la pièce.
Emmeline Croin fait un rapide croquis, juste les étagères, et les
rangées d'albums, en marque six d'une croix, replie le papier, et fait
signe que l'on peut reprendre la reconstitution.
Pendant ce temps, Alberta explique :
– Ce n'est pas comme s'il regardait ces photos de loin en loin. Il
consultait sans doute certains albums plus que d'autres. Il a pu les
choisir machinalement. Mon amie, qui est assez observatrice, a dû noter
de minuscules traces d'usure. Vous m'avez dit vous-même que vous
n'ouvriez jamais cette armoire vitrée. Depuis une vingtaine d'années,
l'on a renoncé aux albums. L'on garde les photos dans son disque dur,
quitte à les transférer dans un nouvel ordinateur...
–
Il existe des clés qui enregistrent tout le contenu du bureau, dit
Sophie Bernard. Ça permet de gagner du temps. Les derniers albums
doivent remonter à deux décennies.
L'Impératrice tourne les pages du premier album, assez
rapidement, mais n'en laisse pas passer une.
L'on passe au second album, puis au suivant... À l'avant-dernier de
l'étagère du haut, l'impératrice s'arrête, effarée.
– C'est là qu'ils étaient, il y avait trois feuilles.
– Et que représentent ces photos ?
– C'est moi, toute jeune, avec Bernard, mon mari. La petite perche que
j'étais avait pris quelques formes et son visage s'était épanoui. Mes
camarades ne songeaient plus à chantonner : C'est la petite Adèle, la pauvre haridelle.
Elles n'étaient pas méchantes, c'était pour se rassurer. Mon caractère
les impressionnait. Elles ne savaient pas que je lisais sur leurs
lèvres. C'était mon secret. Un secret qui me donnait beaucoup
d'assurance. Je connaissais mon infirmité, elles ignoraient les leurs,
qui les démangeaient fallait voir comme. Quelle sotte idée que de
vouloir s'affirmer ! Ce sont les premières années de notre mariage.
J'avais l'air plus détendue. On se laisse aller quand on croit à
quelque chose.
L'on arrive à la deuxième rangée. Un autre album. Cette
fois, c'est son enfance, ses parents tout jeunes.
– Qui a pris ces photos ?
– Mon beau-frère Alexis. On l'a porté en terre, il y a huit ans. Il
gratouillait dans nos bureaux. Si cela vous intéresse, vous trouverez
des reproductions à la mairie, à la sous-préfecture, et dans un ouvrage
d'art consacré à notre ville. Vous en trouverez également d'autres gens
de la famille, pour les époques antérieures. C'est fou, les sorties que
s'offraient les gens avant la télévision et les ordinateurs... La
promenade la plus ordinaire, même pour les anticléricaux convaincus,
c'était le parc par lequel on monte à une église où les fidèles se
rendent en procession deux ou trois fois l'an.
Elle
continue. Son visage se ferme, au troisième album sélectionné. Le jeune
Abel est attablé avec Gaston Coude, semble-t-il, et un autre jeune
homme... Ils éclusent quelques bières au Vendémiaire.
–
Le troisième jeune homme, à côté d'Abel et du petit Coude, c'est
Bernard Bisque... Sans doute un des vautours qui attendaient leur
heure. Ils se seraient bien insinués dans la maison. J'y ai mis le
holà. J'imagine sans peine le plaisir qu'a dû ressentir Abel en tombant
sur ces documents qu'il s'est empressé de photocopier. Bernard Bisque
n'est pas un commode. Je ne sais s'il se doutait qu'André Sterc gardait
les traces les plus convaincantes de leurs malversations, si c'est le
cas, il lui a dit ce qui pourrait lui arriver si quoi que ce soit
filtrait. Mon Abel n'a pas dû faire assez attention en remettant les
documents à leur place... C'est la première chose qu'André Sterc a sans
doute vérifiée après la saisie. Il n'est pas exclu qu'ils se soient mis
à deux.
– Ce n'est pas exclu, ce n'est pas prouvé, dit
Alberta. Ces photocopies n'ont aucune valeur juridique, l'on n'a aucun
prétexte pour mettre la main sur les pièces originales. Il suffit de
faire discrètement savoir que ces photocopies existent, et qu'elles ne
demandent qu'à circuler. Mon neveu peut trouver ainsi un moyen d'avoir
deux mots de conversation avec André Sterc. Pour Bernard Bisque, ce
sera plus difficile.
Alberta sourit. Encore une expérience digne du petit Belge
qui agace son neveu.
À l'air que prend l'Impératrice, on sent qu'elle est à même de faire
courir discrètement des bruits sans sortir de chez elle. Il y a aussi
comme autre chose dans son regard.
CHAPITRE VIII
PETITS CARAMBOLAGES
CES DAMES sont passées faire au commissariat le point avec le neveu.
Maintenant, tous les inspecteurs sont au fait des précédentes
espiègleries d'Alberta Fiselou en d'autres lieux. Il faut reconnaître
que, de retour dans son pays, elle a perdu de son efficacité, elle en
est réduite à laisser bouillir le pot-au-feu, pour essayer d'en écumer
les corps gras. Ce qui est sûr, c'est que l'on se trouve dans une
position déplaisante : quelques malappris ont décidé de laver leur
linge sale, étant bien entendu qu'une bonne partie de la famille
n'était pas au courant de l'opération. Le Jugement de Carnaval offrait
peut-être une bonne opportunité, mais il ne faut pas proposer des
énigmes à certains amateurs. L'on ne prévoyait pas cette émulation
entre un commissaire qui a sans doute fait ses preuves mais s'inquiète
surtout de l'ordre public, et quatre originales qui aiment bien mener
des enquêtes, tout ce beau monde estimant que les plus vénérables
institutions ne doivent pas devenir des instruments pour quelques
arrivistes contrariés. Le moins que l'on puisse faire, c'est de
s'arranger pour que le crime ne paie pas en cette occurrence. Le
meurtrier a misé sur le fait qu'Abel ne se doutait pas qu'il pourrait
lui arriver quelque chose. Il y a au moins une tête froide qui a pensé
que les originaux se trouvant en lieu sûr, il n'y avait aucune raison
qu'ils n'y restassent point. Quant aux photocopies, elles n'avaient en
soi aucune valeur juridique. Qui aurait pensé qu'Abel irait les
dissimuler dans les appartements de l'Impératrice ? Comme il ne faut
pas désespérer de la sottise humaine, le commissaire a installé une
inspectrice dans un café en face des bureaux de l'huissier. Cela
n'empêche pas de continuer à faire du porte à porte, ne serait-ce que
pour donner l'impression que l'enquêteur rame dans de la vaseline. Et
cela donnera l'impression à André Sterc, quand il apprendra la visite
du commissaire chez la Fadurle, que le commissaire s'imagine vraiment
que ces papiers ont été placés là pour le compromettre.
Les photocopies ne sont pas seulement enregistrées sur l'ordinateur
d'Alberta Fiselou, mais aussi dans celui du commissariat où n'importe
quel membre de l'équipe peut l'étudier à loisir, et dans le portable du
commissaire.
– Si André Sterc vient récupérer les
documents originaux, je l'allumerai pour lui montrer à quel point les
gens sont méchants. Il ne leur suffit plus de glisser des documents
compromettants dans l'armoire de la Fadurle, ils en diffusent des
photocopies ! Si ce n'est pas malheureux ! Heureusement que les
journaux ne se sont pas encore jetés là-dessus. Je vois les
commentaires... Au moins à Clochemerle, l'on ne fait pas de piqûres de
cyanure à un huissier, un jour de fête, alors que tout le monde
s'amuse... En attendant, vous continuerez la tournée des saisis. Le
bouche à oreille fonctionnant parfaitement, chacun vous aura préparé
son petit compliment.
L'inspecteur Pugnasse se mêle de réfléchir :
– De deux choses l'une : ou André Sterc a pris seul l'initiative
d'expédier le malheureux Abel, avec ou sans la complicité de Bernard
Bisque ; ou quelqu'un leur a fait comprendre que, si quoi que ce soit
transpirait, on saurait à qui s'adresser. Il serait peut-être bon
d'assurer discrètement leur protection.
– Surtout pas !
braille le commissaire. Les fusibles sont faits pour sauter. Et ces
fusibles n'ont pas le sens commun. Il était si facile d'expliquer à
l'Abel qu'il a une femme exquise et une fille qui promet... S'ils
ressentent le besoin d'être protégés, ils n'ont qu'à venir me trouver,
et m'expliquer pourquoi.
Alberta intervient :
– Vous avez dû étudier les documents. André Sterc ne faisait que
ménager des rencontres. C'est Bernard Bisque qui se retroussait les
manches.
– Conclusion provisoire, fait le commissaire,
quelqu'un a dû leur tirer les oreilles. Je ne veux pas savoir,
débrouillez-vous. Ils n'ont pas trop réfléchi. Ils se sont cru malins.
Même estropié, André Sterc est le moins gauche à la carabène. Je me
demande si c'est lui qui a eu l'idée. L'Amórri n'a pas d'idées, il se
pousse comme il peut. En revanche, Bernard Bisque possède l'astuce des
picaros baroques. Les subtiles machines, il nage dedans depuis
l'enfance. Les Bisque ont toujours eu ce genre de talent.
Rappelez-vous, ma tante, ce que disait votre mère : 'Quand un Bisque te
présente une affaire, contente-toi de l'écouter, c'est toujours
instructif.' Le plus drôle, c'est qu'il ne peut s'empêcher d'y revenir.
C'est plus fort que lui. Et c'est un jeu, pour lui comme pour toi. Il y
en a qui se laissent encore prendre. Quant à savoir si c'est un effet
de l'hérédité ou de l'éducation... En tout cas, le coup des confettis
par terre à côté du cadavre, ça doit venir de lui. L'arme du crime se
trouve sous les yeux de tous, on ne regarde qu'elle. Elle disparaîtra
dans le brasier ainsi que les besaces à confettis.
– Il
a raison, l'inspecteur, fait remarquer Gisèle Pouacre. Maintenant que
les photocopies sont prêtes à se répandre sur la Toile, nos deux pieds
nickelés sont les seuls à pouvoir en confirmer l'intérêt, ne serait-ce
qu'en présentant les originaux si André Sterc a la sottise de venir
trop vite les récupérer. S'il le fait, c'est qu'il en connaît
l'importance, et que c'est lui qui les a dissimulés dans l'armoire de
la Fadurle.
– D'autre part, ajoute Emmeline Croin, ils
ont dû deviner qui se cachait sous le masque du faux docteur. Une
merveilleuse occasion. Les enquêteurs pourront s'acharner sur
l'imbécile qui a bourré de confettis la bouche d'Abel Patou. Les gens
trop malins sous-estiment tout le monde. Le docteur Marloute est loin
d'être un niais, et ton neveu, Alberta, ne s'est jamais comporté comme
un fonctionnaire buté.
Il est même, par rapport à ses
collègues, d'une implacable ponctualité, non parce qu'il veut obliger
sa clientèle, mais parce qu'il a ses rites quotidiens. Les fins
d'après-midi, où il tient salon au Macareux, et son déjeuner au Décadi.
La soupe qu'il s'accorde le soir, savamment préparée le dimanche, trois
marmites pour varier les plaisirs, avant d'être congelée, suffit à le
sustenter pour le reste. Il exerce une aimable autorité sur ses
clients. Pas question de lui faire le coup de Panurge, qui entraîne ses
compagnons dans d'interminables pérégrinations pour savoir s'il doit se
marier. Il est allergique aux 'Oui mais' juste bons pour les
adolescents retardés, ou quelque Jean-Gilles perplexe venant se
plaindre à son beau-père, dont il a entendu parler quand il faisait ses
études. Il a l'odorat si fin qu'il devine, avant même d'examiner le
patient, l'origine de ses malaises. Un fumet qui se fraie sa route
entre les odeurs naturelles provisoirement dénaturées, la savonnette et
le sentibon (je préconise cette orthographe pour tout produit servant à
masquer des émanations trop personnelles). Heureusement que les
patients n'ont pas sous les yeux l'écran de son ordinateur qui ne sert
pas qu'à mémoriser les médecines proposées. Chacun a droit à trois
rubriques : troubles fonctionnels endémiques (dysfonc¬tionnements
anatomiques, névroses plus ou moins déclarées, éventuelles psychoses),
germes parasites, préparations diverses. Il écarte autant que possible
tout ce qui viendrait perturber la vie du petit peuple symbiotique (il
appelle cela 'nos gens'), lesquelles gens sont parfois d'un aspect
moins ragoûtant que nos modestes bactéries.
Il n'est
pas le seul qui déjeune au Décadi. Il faut se faire à l'idée
qu'on n'a droit qu'aux plats du jour. Le prix est affiché, pas
besoin de cartes, un ballon de vin rouge, un café serré dans une grande
tasse. L'on peut commander une bière ou un autre vin, un ballon
supplémentaire, du thé ou quelque tisane qui seront comptés en plus. Il
y a la terrasse pour les beaux jours ; à partir de la baie vitrée, les
tables pour ceux qui ne viennent que boire frais ou chaud, dans un
large couloir longeant le comptoir, puis c'est l'espace encore plus
large, réservé à ceux qui déjeunent. Pas besoin de faire un plan pour
avoir l'air plus sérieux.
Le patron, Jean-Robert
Tramousse, 'Monsieur Robert' pour un grand nombre d'intimes, orchestre
la valse des serveurs, jette régulièrement un coup d'œil à la cuisine
par une sorte de lucarne ; l'ouverture par laquelle on passe les plats
se trouve dans le secteur où l'on mange. En cette saison, le mercredi,
l'on sert une frisée avec des lardons et des croûtons aillés, suivie
d'une omelette nature ; une petite poire à la peau épaisse, mais
goûteuse, constitue le seul dessert proposé. L'on vient au Décadi le
mercredi rien que pour l'omelette. Elle répond aux vœux de ceux qui
l'aiment bien baveuse, et de ceux qui la veulent sèche comme de la
craie. C'est un délectable entre-deux. Et, contrairement aux
prescriptions sanitaires, les œufs sont frais, et cassés à mesure, quoi
qu'en aient les instances européennes et les pontes de
l'agro-alimentaire. On le sait, et c'est admis, l'on ne touche pas à
l'omelette du père Robert comme on respecte les fromages non
pasteurisés que l'on produit sous nos climats. C'est cette omelette qui
sert de critère quand il faut remplacer un cuistot qui s'en va. Par les
temps qui courent, l'on peut se préparer à un entretien d'embauche,
quitte à décevoir quand on est sur la place. Une omelette nature ne
trompe pas l'amateur averti. Il n'a pas voulu embaucher un benêt qui
avait cru bien faire en battant les blancs à part avant d'y incorporer
les jaunes pour donner du volume à l'ensemble.
Ce
mercredi-là, André Sterc ne peut s'empêcher, malgré les objections de
Bernard Bisque, de se diriger vers la table où le bon docteur est en
train d'achever son omelette.
– Comme ça, docteur, les
gamines, ça ne vous suffit pas ? Vous envoyez les gens au cimetière,
sans même leur faire une ordonnance ?
Le docteur lève les yeux et prend le ton de savourer sa
dernière bouchée avant de répondre à l'importun :
– Sachez, mon bon, que je ne lâche aucun patient sans lui donner une
ordonnance. Ce pauvre Abel a cru bon de nous quitter sans me consulter,
lui qui venait régulièrement me voir, pour s'assurer qu'il n'était pas
malade. Quant aux gamines, elles ont cet avantage sur leurs parents
qu'elles savent se tenir et n'apostrophent pas les clients dans les
cafés. Je ne puis, en tant que praticien, rien faire quand je me trouve
en présence de patients qui n'ont pas besoin qu'on leur rédige une
ordonnance pour infecter toute une région.
Le ton est
celui des aimables conférences dont il régale sa jeune assistance au
Macareux. L'on voit que le docteur n'est absolument pas intimidé. Son
calme est plus impressionnant que n'importe quelle menace. Il en usait
ainsi avec les fafs, comme on
disait, dans sa jeunesse folle. Il n'a jamais porté le premier coup, et
n'a pas eu à le faire depuis, malgré les malheurs d'un temps qui nous
force à croiser des individus à peine désenglués du marais de nos
origines, qui croient le langage articulé juste bon pour lancer des
invectives, et que les arguments sont d'autant plus valables que l'on
empêche l'autre de parler.
André Sterc n'est pas assez
échauffé pour faire un malheur ; Bernard Bisque n'a pas de mal à
l'entraîner vers le secteur des simples consom¬mateurs de boissons.
Monsieur Robert croit bon de marquer fermement sa
réprobation :
– Encore un coup comme ça, Monsieur Sterc, et nous
n'aurons plus le plaisir de vous servir.
On n'a pas intérêt à répondre à Monsieur Robert. Celui-ci observe une
minute de silence, que respecte la clientèle, avant de se détendre.
– L'incident est clos. Ce sera comme d'habitude ?...
L'habitude, c'est une pression pour Bernard Bisque, et le jus de tomate
maison, une sorte de gaspacho léger et bien plus liquide que ceux que
l'on sert ailleurs, pour André Sterc. Ces deux béotiens mangent à
l'heure espagnole, comme un certain nombre de bras cassés les jours
ouvrables, et ne se repaissent pas dans des endroits où l'on ne sert
que le plat du jour.
Cette fois-ci, c'est André Sterc
qui essuie les reproches de Bernard Bisque. Ils parlent moins fort,
mais semblent suffisamment agités pour retenir l'attention de ceux qui
mangent, et lèvent la tête pour les regarder plus que pour dire quelque
chose à la personne assise en face. Le docteur surprend un geste. Il a
comme un pressentiment. Il pèle un peu plus vite sa poire. Et fait
comprendre d'un geste au serveur que, pour le café, il attendra. Il a
pris l'habitude, dans sa jeunesse, de surveiller les mains et les pieds
des gens qui risquent d'en venir aux mains, ainsi que des
interlocuteurs indésirables. Là, il y a eu comme un petit trafic, qui a
échappé à son regard parce que le corps de Bernard Bisque ne lui
permettait pas de suivre tous les mouvements. Heureusement, se dit-il,
qu'André Sterc n'a pas mis ses poings sur sa table à lui pour donner
plus de force à ses propos. Il n'y a eu de contact ni avec la table, ni
avec lui-même. Heureusement qu'il l'a pris à parti à la fin de
l'omelette. De telles plaisanteries sont bien vues le jour de carnaval,
si l'on prend soin de s'être déguisé avant de les lancer ; les masques,
les confettis et la musique font tout passer. Mais les jours
ordinaires... S'il n'a pas vu le geste, il voit le résultat. La salière
contenant le sel de céleri n'a plus exactement la même forme. La base
est un peu plus large. C'est d'autant plus imperceptible que la hauteur
est exactement la même, ainsi que la forme hexagonale. Une idée
peut-être qu'il se fait. Cet imbécile de Sterc se croit obligé de
mettre du sel de céleri dans un jus de tomate maison, rien que pour le
plaisir de remuer la cuillère prévue à cet effet. Ils sont assis à
présent. Les petites poires de Monsieur Robert ont l'air presque
rabougries, comme ça, avec leur peau épaisse, mais l'intérieur... Il
ferme les yeux pour mieux savourer. Quand il les rouvre, on dirait que
ce crétin de Sterc est pris de convulsions. Il se lève, comme s'il
voulait trouver un peu d'air, les doigts crispés, comme s'il cherchait
à quoi s'accrocher, et son ami l'aide obligeamment à faire les quelques
pas qui le séparent de la porte. Celle-ci se referme. Ils sortent du
champ de vision. Puis c'est comme un bruit de voix qui leur parvient de
la place. La clientèle se dégorge dehors. Il reste assis. Le patron lui
jette un regard inquiet. Il hausse les épaules, et fait un geste de la
main, pour lui suggérer de téléphoner. Si nécessaire, il ira prodiguer
les premiers soins. Le bonhomme reviendra sinon de lui-même, s'il se
sent mieux.
Il a dû se faire des idées. Instinctivement il a
jeté un coup d'œil à la salière qui lui semble à présent tout à fait
normale. Il espère juste que l'on aura le bon esprit de ne pas ramener
le malotru dans le café. Il y a des chances que dans moins de dix
minutes l'Amórri ait débarrassé sa bonne ville de ses importunités.
Le patron est allé voir à la porte et revient vers le docteur. Une date
à marquer d'une pierre noire. Il est sorti de derrière son comptoir.
– Docteur, il y a André Sterc, qui s'est trouvé mal.
Le docteur se lève. Pas besoin de préciser qu'il s'était, comme tout le
monde, aperçu de l'agitation de l'autre. Si l'on suit à la lettre le
serment d'Hippocrate, il aurait dû bondir. Du moment que personne n'a
fait appel à ses services... S'il ne s'est pas précipité, c'est qu'il
savait, inconsciemment, qu'il n'y avait plus rien à faire. Il pense à
la salière capricieuse. Le cyanure a dû être absorbé sous la forme de
cristaux. Pour l'histoire des salières, le commissaire n'a qu'à se
débrouiller tout seul. Il a déjà perdu assez de temps avec lui.
Il ne s'est pas trompé. André Sterc n'est plus. Son cadavre encombre le
caniveau. Quelques pas de plus, il se trouvait sur le terre-plein
central. Cet abruti aura trouvé le moyen, en expirant, de gêner la
circulation. L'on installera des barrières.
– Il n'y a
plus qu'à aller prévenir notre bon commissaire. Les gens du Samu ne
pourront rien faire d'autre que de constater le décès. Une mort de
toute évidence suspecte. Encore du cyanure, sans doute... L'autopsie
confirmera.
Ces dames arrivent à point pour voir
l'attroupement et le docteur penché sur le cadavre. Alberta a chanté
les charmes du Décadi. Elles contournent l'attroupement. Le patron est
revenu derrière le comptoir, comme une balle de jokari est
régulièrement ramenée sur la raquette des joueurs. Il connaît assez
bien Alberta pour ne pas être trop étonné qu'elle lui dise :
– Verriez-vous un inconvénient, Monsieur Robert, à nous servir votre
admirable salade et votre exquise omelette avant que l'on ferme votre
établissement ?
– Mais...
– Cette mort vous affecte ?
Le patron se récrie à l'idée que la mort de l'Amórri
puisse l'affecter.
– Je ne voudrais pas vous empêcher de vous recueillir, je
respecte votre deuil, continue-t-elle.
Le patron se tourne vers sa lucarne.
– Et quatre menus ! Quatre !
L'on ne va pas lui expliquer que l'on n'observera rien de spécial en se
joignant à l'attroupement, mais que le Décadi est à elles.
– Si ce n'est pas trop vous demander, à quelle table se trouvait
Monsieur Sterc ? demande Alberta avant de s'asseoir.
– Celle-ci.
Un verre qui a contenu de la bière, un autre encore
remplie au tiers de jus de tomate, la salière...
Elles s'installent à la table laissée libre.
– Ne vous inquiétez pas, dit Sophie Bernard. C'est dehors
que ça se passe, pour l'instant.
La salade arrive en même temps que l'omelette, la poire et
les quatre ballons de vin.
Elles ont le temps d'absorber le tout, avant que le commissaire ne se
manifeste, flanqué de l'inspecteur Pugnasse. Elles se font toutes
petites dans leur coin. Et pour cause.
– Bonjour,
Monsieur Robert. Bernard Bisque m'a déjà tout raconté. À quelle table
ont-ils consommé ?... Bien... Il n'a pas eu le temps de finir son
verre. Vous récupérerez cette salière, Joseph, ajoute-t-il à
l'intention du sieur Pugnasse, et vous jetterez un coup d'œil aux
poubelles de la place.
– Il les lui faut toutes, glisse Emmeline Croin à
l'oreille de Sophie Bernard.
– Avec un peu de chance, il s'est éloigné pour laisser la place au
docteur, tandis qu'un des badauds allait avertir le commissaire.
Le commissaire Esparge se dirige vers la table de ces
dames, la seule qui soit occupée pour l'instant.
– Bonjour, ma tante, bonjour mesdames. Comme vous n'êtes pas dehors
avec les autres, j'en tire la conclusion peut-être hâtive, que vous
êtes arrivées après la bataille. Avez-vous relevé quelque détail
intéressant ?
– Le même que toi, mon grand. Il
m'étonnerait qu'il y ait quoi que ce soit de suspect dans cette
salière. Le jus de tomate, lui, contiendra des traces. Cette salière,
plantée là au milieu de la table, ça m'a fait penser aux confettis du
carnaval. Je ne sais pas si le docteur était là, comme nous, mais
j'espère qu'il avait fini de manger. Je vois les pelures de poire, mais
pas de tasse. Je vois des assiettes encore pleines, et des vestons au
dos de quelques chaises, il y a même eu une dame qui n'a pas pensé à
prendre son sac, l'émotion peut-être, mais le spectacle dehors
retiendra le maraudeur éventuel, et l'on ne laisse pas entrer n'importe
qui... Monsieur Robert se sera bien gardé de toucher à d'éventuels
indices...
- Je ne sais pas ce que vous lui avez dit pour
qu'il vous serve, soupire le commissaire, mais je vous connais, ma
tante, vous trouvez toujours les mots qu'il faut, et cela ne vous gêne
pas de casser la croûte sur les lieux du crime à seule fin de pouvoir
les examiner à loisir.
– Ma principale fin, c'est que nous avions faim, mon grand.
– Et vous avez pris le temps de demander à quelle table se
trouvait André Sterc.
Alberta prend l'air confus :
– Je n'ai pas pu m'en empêcher.
La salière compromettante se trouvait de l'autre côté de la place. Un
risque calculé. Il n'est pas dit que l'on ait suivi Bernard Bisque des
yeux alors que le docteur montait la garde auprès du cadavre. Il
fallait agir avant que quelqu'un se détache de l'attroupement pour
raconter à n'importe qui ce qui venait de se passer. Un intervalle de
cinq minutes au peu près.
Le commissaire retient pour
l'instant l'hypothèse que Bernard Bisque et André Sterc ont conçu et
perpétré l'attentat contre Abel Patou, le second étant chargé de
l'expédier d'un coup de carabène. Ce à quoi n'a pas pensé André Sterc,
c'est qu'il était le seul à pouvoir authentifier les documents. Il est
si facile d'en fabriquer au besoin. Il est plus aisé de contrefaire un
acte de naissance ou un certificat de nationalité que des papiers
d'identité. Le commissaire Alcide Esparge est parvenu à démanteler un
réseau qui avait pris sa bonne ville pour relais. Ils en auraient
choisi une autre, ils courraient encore. Le message était passé. Il
existe des sentiers où il ne fait pas bon s'engager. Que n'ont-ils jeté
leur dévolu sur une ville plus abordable, celle par exemple dont les
remparts n'arrêtent plus personne ? Il existe entre les deux cités une
rivalité régulièrement exacerbée par des matchs de jeu à treize. Le
commissaire se serait contenté de sourire.
L'on peut
avancer que Bernard Bisque ignorait qu'André Sterc gardait des papiers
qui pouvaient le compromettre. Ça a dû lui faire un choc de
l'apprendre. Pour une fois, l'Amórri a dû payer de sa personne pour
l'aider à réparer les dégâts. Il ne restait plus qu'à se débarrasser du
maladroit qui pouvait commettre d'autres impairs. Mais Bernard Bisque,
c'est du menu fretin, de celui qu'on laisse flanquer au trou sans état
d'âme. En lui garantissant un bon matelas pour quand il sortira.
Quelqu'un de mieux placé aura dû presser le mouvement. Quelqu'un qu'il
sera difficile de confondre. À moins que... L'Impératrice a gardé
quelques relations... Et ces dames ne sont pas tenues au devoir de
réserve.
La présence du docteur au Décadi, et la petite
altercation qu'on lui a rapportée dehors, autant d'atouts
supplémentaires. Il tourne le dos à ces dames, pour aller le retrouver
et le ramener à sa table, à l'intérieur.
– Le temps
pour l'inspecteur Jouasse de nous ramener la juge d'instruction et le
procureur, nous avons celui de prendre un petit café. Je vous
accompagne. Nous serons mieux qu'au commissariat.
Tout cela est délicieusement irrégulier.
– Si vous voulez bien, Monsieur Robert, dit-il au moment où celui-ci
les sert lui-même, ce qui est exceptionnel, aller récupérer vos clients
et leur dire de s'installer à la place qu'ils occupaient... Vous ne
laissez entrer que ceux qui étaient là.
Monsieur Robert
se dirige vers l'entrée. On bat le rappel. Et André Bisque se félicite
de ne pas s'être éclipsé sous prétexte d'aller jouer les commères.
– Soyons clairs, dit le commissaire. Vous continuerez à manger, même si
c'est froid. Je vous rassure : je vois mal quelqu'un manger
distraitement une frisée aux lardons. C'est le meilleur moyen de s'en
coller la moitié sur la braguette. Vous remarquerez qu'en général celui
qui parle, s'il est normalement élevé, déglutit avant de parler, et que
celui à qui il s'adresse, en profite pour mâcher. Essayez d'être aussi
naturels que possible. Je veux savoir si vous avez regardé, même
fugitivement, André Sterc, ce qui serait normal après la petite scène
qu'il a faite à notre bon docteur. Pourriez-vous Monsieur Bisque
reprendre votre place, Monsieur Robert qui contrôle le bon déroulement
des opérations me semble le mieux placé pour prendre celle de Monsieur
Sterc. De quoi parliez-vous au juste...
– De cette scène stupide...
– J'entends bien. Vous deviez lui faire des reproches circonstanciés,
mais je ne crois pas que ce soit cela qui l'ait tué. Un mot docteur...
Vous avez bien dû regarder plus d'une fois dans la direction d'André
Sterc après sa petite sortie.
– J'épluchais ma poire.
Ce sont les mouvements qui se sont produits au moment où André Sterc
s'est levé qui m'ont fait lever la tête. J'ai cru qu'il avait
simplement besoin d'air.
– Une erreur de diagnostic qui
ne vous est pas habituelle. Mais l'on ne résiste pas aux poires de
Monsieur Robert. N'avez-vous rien remarqué ensuite ?...
Le docteur a de bons réflexes.
– J'ai vu la salière, je me suis rappelé quelque chose d'étrange, après
coup. Cette salière avait quelque chose de pas normal, puis,
curieusement tout était rentré dans l'ordre. Quand je me suis penché
sur le corps, j'ai tout de suite pensé au cyanure de potassium.
Le commissaire lève les mains vers le plafond comme s'il
le prenait à témoin de son bonheur.
– Vous êtes un témoin admirable, docteur ! Toujours sur la brèche, ce
qui est après tout votre métier, et vous tombez toujours à point ! L'on
devrait vous décerner une médaille. Une telle constance est exemplaire
! Je propose qu'on vous dresse une statue avec cette inscription : "Au
meilleur témoin que la terre ait jamais connu. "
Le
public apprécie. Il y a quelque chose dans l'atmosphère, il faut être
du coin pour comprendre. Alberta se penche à l'oreille de Sophie
Bernard.
– Mon neveu s'offre une 'sortie de onze heures'.
Le neveu lève un seul bras, cette fois-ci.
– Tout le monde est en place ?... Moteur !
À la porte, Monsieur Robert qui a pourtant parfaitement
joué son rôle, se retourne.
– Ce n'est pas tout à fait la même chose... Il était un
peu plus fluet...
– Un peu plus, putain ? lance un rigolo. Il était taillé
comme un grillon, oui.
Le commissaire fait le geste de l'arbitre qui veut indiquer aux joueurs
qu'il n'y a pas de coup franc. Le patron et Bernard Bisque
disparaissent puis réapparaissent aussitôt.
Le
commissaire se lève. Il se dirige vers Bernard Bisque en clamant haut
et fort que ceci n'est pas une arrestation.
– Si vous voulez bien me suivre, glisse-t-il à Bernard
Bisque, j'ai quelque chose à vous montrer.
Du coup, Bernard Bisque se sent presque aussi mal que
l'autre, tout en s'appliquant à prendre un air surpris.
– Chose promise, chose due, fait le commissaire en allumant son
ordinateur portable. Nous ne voyions pas pour quelle raison l'on avait
bien pu s'en prendre au pauvre Abel Patou, quand nous sommes tombés sur
ce message.
Bernard Bisque découvre avec horreur la photocopie des
documents.
– Moi-même, je suis tombé sur les originaux chez la
Fadurle. Ils étaient bien cachés...
Bernard Bisque ne songe même pas à lui demander ce qu'il
allait faire chez la Fadurle.
– Si c'est pour ça qu'il a été tué, le fonctionnaire que je suis ne
peut que se féliciter qu'en l'occurrence le crime ne paie pas. Et le
meurtre d'André Sterc ne pourrait que confirmer l'intérêt de ces
papiers que je lui aurais simplement remis, s'il était venu me les
demander. Je lui aurais demandé, moi, s'il voyait quelqu'un qui fût
désireux de le compromettre au point de déposer ces documents chez la
Fadurle, chez qui je n'aurais pas manqué de me présenter comme chez
tous les gens qui ont été saisis par les soins d'Abel Patou. Comme vous
y figurez, je ne puis m'empêcher de penser que vous êtes visé, vous
aussi. Si vous pouviez éclairer ma lanterne... En tout cas, l'on
espérait vous voir passer un vilain moment avec moi. C'était sans
compter sur le fait que je n'ai pas la religion de l'aveu. Cela dit, si
vous vouliez m'en faire, il vous faudrait attendre la présence d'un de
mes collaborateurs, je ne puis me contenter du planton de service.
Il éclate de rire, comme s'il venait de sortir une
incongruité. Puis il reprend son sérieux.
– Je ne vais vous retenir plus longtemps pour si peu. Mes
supérieurs m'attendent.
CHAPITRE IX
CE QUE L'ON GAGNE À NE RIEN FAIRE
BERNARD BISQUE a remercié le commissaire
de ne pas l'avoir inquiété
plus que nécessaire, une phrase à double sens que l'on a appréciée à sa
juste valeur. C'est loin d'être un amórri. Mais il y a un cadavre au
chaud, qui refroidit sous les yeux d'un inspecteur, et d'une
inspectrice qui a dû arriver avec son appareil, afin de photographier
le cadavre sous tous les angles. Ils ne sont pas tenus de jouer les
maîtres de cérémonie, autrement dit, de présenter le théâtre du crime à
qui de droit. Tout le monde a adopté, au commissariat, cette formule,
même si un juge d'instruction, une en l'occurrence, ne se croit pas
obligé de prendre un air connaisseur, comme le font les ministres de la
Culture quand on leur soumet un chef-d'œuvre d'Art Conceptuel. Il est
même recommandé de le coiffer d'un casque, si le cadavre attend les
premières constatations dans un chantier, ou d'une charlotte, s'il faut
les effectuer dans l'un de ces stalags où l'on élève des animaux qui
perdront une bonne partie de leur valeur nutritive. Un président de la
République doit également en passer par là. Les policiers ne sont après
tout que des officiers de police judiciaire, même s'il leur arrive
d'oublier qu'ils sont au service d'une justice en principe équitable.
Le commissaire Alcide Esparge sait bien qu'à cette heure, sa supérieure
hiérarchique achève de se restaurer, et qu'il a d'autant plus de
chances d'arriver avant elle que le commissariat ne se trouve qu'à deux
cents mètres. Il faut en principe lui donner l'impression que l'on
attend ses instructions, du moins son approbation, avant de poursuivre.
Muriel Quiral, la juge, n'est pas vraiment commode, et le commissaire
prend un malin plaisir, ainsi que toute son équipe, à la bousculer avec
tout le respect qui lui est dû. On l'apprécie, parce que ce n'est pas
une mauvaise femme, au fond. Peut-être un peu trop consciente de ses
prérogatives, avec un caractère soupe-au-lait qu'elle s'efforce de
dominer dans l'exercice de son métier. Elle se demandera sûrement si
elle doit féliciter le commissaire du chemin parcouru avant même son
arrivée. Peut-être s'offusquera-t-elle de la désinvolture dont on a
fait preuve en ne fermant pas illico le Décadi. L'on s'est contenté de
s'assurer que personne ne s'installe à la place du mort, ni à celle du
seul témoin qu'André Sterc ait pris à partie. L'on a juste interdit
l'entrée de l'établissement à de nouveaux clients, mais permis à ceux
qui n'en avaient pas fini, d'avaler la dernière bouchée. Le patron a
d'ailleurs dit qu'il ne présenterait sa note à personne. C'est un homme
scrupuleux qui doit penser qu'un quidam assassiné dans sa cantine,
c'est un peu comme une grosse limace sur de la frisée.
Le légiste, de son côté a eu le temps de constater ce qu'il y avait à
constater, pendant que l'inspectrice Mapomme prenait ses photos, sous
l'œil intéressé d'une foule que l'on gardait à une bonne distance. Elle
attendait, elle aussi, l'arrivée de la juge d'instruction, ne serait-ce
que pour avoir encore plus de choses à raconter. Les téléphones
portables répandant la nouvelle à tous les horizons, elle ne cessait de
grossir. L'on avait juste ménagé un passage pour que les voitures
officielles pussent se frayer un chemin. Malheureusement, la place
Fabre d'Églantine ne pouvait pas contenir les dix mille habitants de la
ville.
Des qu'elle eût touché la chaussée des vaches,
la juge fronça les sourcils et pinça les lèvres. Puis elle jeta un
regard à la fois interrogateur et sévère sur le légiste qui lui dit :
– Le décès s'est produit à treize heures vingt-six.
– Du moins n'avons-nous pas à attendre l'autopsie pour connaître
l'heure approximative de la mort, dit la juge, pince-sans-rire. Si nous
pouvions en connaître la cause...
– L'autopsie confirmera certainement que la victime a eu
droit à une bonne dose de cyanure.
La juge se tourne vers le commissaire.
– Et comment cette bonne petite dose s'est-elle retrouvée
dans l'organisme de la victime ?
– Là aussi, nous attendons la confirmation que nous donneront les
analyses. La victime l'a ingérée en dégustant un verre de jus de
tomate. Déguster, c'est beaucoup dire, lorsque l'on parle d'André
Sterc. Il avait la vilaine habitude de déposer un tombereau de sel de
céleri dans le jus de tomate de monsieur Robert. Pour une fois, il aura
eu droit à un mélange de céleri, de sel, et de cyanure de potassium
réduit en poudre.
– J'imagine que beaucoup de gens étaient au courant de
cette mauvaise habitude
– Tous les habitués du Décadi, ainsi que moi-même, et probablement une
partie de la ville. Nous avons le verre, la salière qui était sur la
table, et même celle que le docteur Marloute a cru entrevoir, et que
nous avons trouvée dans la poubelle, juste à côté du Messidor.
– Toutes ces salières risquent d'embarrasser monsieur
Robert...
– Il n'en mettrait pas une en circulation, qui risquerait de décimer sa
clientèle. Vous connaissez sa conscience professionnelle. Il trône tout
le temps derrière son comptoir. S'il en était sorti, l'on s'en serait
rendu compte.
– Un serveur ?
– Les
serveurs sont en effet censés débarrasser les tables. Raison de plus
pour ne pas laisser le verre en évidence et la salière.
– Vous m'avez parlé du docteur Marloute.
– André Sterc l'a pris à partie au vu et au su de toute la clientèle,
qui n'en a pas manqué un mot. Il était question de son goût pour
les jeunes filles, et de sa propension à envoyer ses clients au
cimetière, ce qu'on ne saurait reprocher à un honnête praticien dont
tous les clients subissent le même sort, à moins de lui survivre. Cela
dit, il ne s'est pas approché du docteur, il n'a même pas mis ses mains
sur la table pour lui parler de plus près, et le docteur n'allait pas
se lever de table avant d'avoir fini son repas. Il a été intrigué par
une salière spéciale qui lui semblait légèrement différente de celles
qu'il voyait d'habitude, mais celle-ci lui a semblé ensuite normale.
C'est pour cela que j'ai demandé à l'inspecteur Pugnasse de faire les
poubelles mises à la disposition du public.
-Vous avez bien fait. Il buvait seul ?
– Il était accompagné de Bernard Bisque.
– Envisagez-vous de l'interroger ?
– C'est fait.
– Et alors ?
– Je lui ai dit qu'il pouvait disposer. Je ne m'attendais
pas à ce qu'il me dise quoi que ce soit.
– Vous pouviez insister.
– Je lui ai juste montré, sur mon portable, la photocopie de documents
qui le mettent en cause, ainsi que deux membres du conseil municipal,
et plusieurs du conseil régional. La tante d'André Sterc avait accepté
de me confier les originaux, qui se trouvaient dans une armoire saisie
par Abel Patou. On dirait qu'il ne faisait pas bon avoir ces documents,
ou une copie, entre les mains. Bernard Bisque nous donnera plus de
renseignements en prenant les dispositions qui lui sembleront
nécessaires. En général, on met un suspect en garde à vue pour éviter
qu'il puisse communiquer avec qui que ce soit. Je préfère voir avec qui
il pourra éventuellement communiquer.
– Vous me parlez de ces documents. Pourrais-je les
examiner ?
– André Sterc ne viendra pas me les réclamer, et je puis vous en
produire la photocopie, qui est enregistrée sur le disque dur de mon
ordinateur. Bref, Abel Patou a peut-être été tué parce qu'il a fait ces
photocopies, que sa grand-mère a retrouvées glissées dans des albums de
photo, et dont elle nous a d'elle-même fourni une copie, assortie d'une
remarquable synthèse. Peut-être André Sterc a-t-il été tué parce qu'il
avait réuni ces documents.
– Et vous attendez de voir pourquoi Bernard Bisque
pourrait se faire tuer ?
– C'est une éventualité que l'on ne peut écarter. Il nous faudrait
alors nous mettre en quête d'autres suspects. Cela me surprendrait,
André Sterc et Bernard Bisque défilaient au moment où Abel Patou a été
tué. Avant de convoquer Bernard Bisque, je voudrais m'assurer qu'il ne
se fasse pas tuer, ce qui, dans une certaine mesure, l'innocenterait.
Il est le seul, en fait, à s'être trouvé assez près d'Abel Patou et
d'André Sterc.
– C'est également le cas du docteur.
– Que je n'ai pu incriminer pour le premier crime, et que je pourrai
encore moins inquiéter pour le second, où il se trouvait trop loin de
la victime.
– Vous vous présenterez à seize heures dans mon bureau,
avec votre portable.
Le commissaire ne peut qu'acquiescer. Il serait malvenu de lui demander
si sa greffière dispose de clés USB. Il en prendra une, en cas.
Le public se trouve trop loin pour surprendre au vol quelques bribes de
cette conversation, cela ne l'empêchera pas de croire qu'il en a saisi
l'essentiel. L'on sait déjà que Bernard Bisque est sorti du
commissariat.
En bonne professionnelle, Muriel Quiral
s'instruit avant de reconnaître qu'il vaut mieux attendre la suite des
événements avant d'instruire. La tactique du commissaire a au moins
l'avantage d'éviter de heurter les susceptibilités, avant que cela ne
s'avère indispensable. Des empreintes digitales de Bernard Bisque sur
la salière ne constitueraient pas une preuve en soi. L'on peut
manipuler un objet sans songer à mal tandis que l'on converse. Un
enquêteur tatillon pourrait ergoter sur la position des doigts, dans
l'espoir que le suspect se trouble, mais l'on a affaire à un
particulier qui ne se trouble pas facilement. Faut-il le faire suivre
discrètement ? Il s'y attend, et se contentera de remercier les
autorités qui veillent sur sa sécurité, à un moment où il ne fait pas
bon avoir défilé le jour où Patou a été expédié avant d'avoir pu
assister à l'exécution du bonhomme Carnaval. Ses déplacements même
pourraient constituer un leurre. Il n'a sans doute pas le sens de
l'humour du docteur Marloute, mais il aime bien amener les gens
auxquels il a affaire à se compromettre plus qu'ils ne l'auraient
voulu. Cela n'apparaît pas dans les documents, mais c'est lui qui
décidait quelles personnalités devaient se rencontrer. André Sterc
s'occupait juste des formalités, tout en croyant mener le jeu.
Bernard Bisque est revenu dès le lendemain au Décadi, où il essuie les
plaisanteries d'usage. Il daigne après cela satisfaire la curiosité des
consommateurs. Il rend d'abord hommage au commissaire, un fort honnête
homme qui sait qu'on ne le paie pas pour s'acharner sur les
contribuables. On lui agite d'abord le bon docteur sous le nez, il ne
tombe pas dans le panneau. Là, c'est lui qui doit essuyer l'averse, le
commissaire ne s'en laisse pas conter.
– Moi, je vous aurais fait coller au trou tous les deux,
dit un plaisant. C'est vrai, quoi ? On n'est plus protégé.
– Et c'est heureux, rétorque un autre, tu nous a
suffisamment fait chier comme ça.
L'on est un peu rude dans le pays. Bernard Bisque juge que le moment
est venu d'annoncer à la compagnie qu'il va rendre une petite visite au
grand oncle Pacôme, qui ne sera pas mécontent de savoir qu'on se met à
tuer des gens place Fabre d'Églantine.
Un autre sujet de conversation.
Le vieillard est une légende. Sa méticuleuse misanthropie a découragé
toutes les bonnes volontés de la région, comme de celle où il s'est
installé au moment de prendre sa retraite, pour ne plus voir des
gueules dont il avait soupé. Pacôme Firmalet n'était apprécié que des
élèves de sa classe de philosophie auxquels il avait dit durant plus de
trois décennies tout le bien qu'il pensait des philosophes dont il
était obligé de leur parler. Il démontait toutes les théories avec une
rage presque jubilatoire, ce qui permettait aux élèves de retenir ses
leçons et d'en tirer profit. Sa vision du monde aurait fait passer
l'auteur de l'Ecclésiaste pour un comique troupier. Il trouvait des
exemples illustrant ses propos autour de lui, mais s'abstenait de citer
des noms ou d'évoquer des institutions, car il jugeait plus prudent de
respecter son devoir de réserve. Il écoutait froidement ses supérieurs,
et se contentait de foudroyer ses inspecteurs du regard quand ils lui
posaient une question. Pas un sourire, le moins de mots possible.
Il n'y a que Bernard Bisque qui vienne le voir. Les autres membres de
la famille s'enfuient, épouvantés. Il n'a pas voulu prendre une femme à
demeure, sous prétexte qu'il avait voulu lui faire plaisir à certaines
occasions (ce qui lui est curieusement arrivé jusqu'à ce qu'il n'y
arrive plus, quoiqu'il ne fût pas vraiment beau), et s'il n'avait pas
voulu endurer le désagrément d'avoir à supporter un enfant jusqu'à son
envol, ce n'était pas pour se voir infliger ceux des collatéraux. Le
fait que l'on puisse prendre du Viagra™ pour combler une emmerdeuse le
faisait rire aux larmes. Il était un ennemi résolu du sexe routinier.
Bernard Bisque, les réactions du vieillard, ça le fait
rire. Et il arrivait à le faire parler :
– Tu viens encore pour mes sous...
– C'est pas à l'Éducation Nationale que tu as dû t'en
faire...
– Je suis avare, et tu le sais.
– Si tu ne veux plus me voir, tu n'as qu'à aller les claquer au casino,
ou tout filer à des associations caritatives, ou à une fondation.
– Les associations caritatives, ce sont des associations de
malfaiteurs. Il suffit d'ouvrir un torchon pour découvrir leurs
dernières malversations.
– Au casino, il arrive qu'on gagne.
– Pour supporter la gueule de ceux qui perdent, ou, quand on perd, ceux
des pigeons qui se feront plumer une autre fois...
– Il faudra donc me résigner à toucher ma part de ton
prétendu magot.
– Et seulement ta part. Ce n'est pas parce que tu m'obliges à te
supporter de temps en temps que tu toucheras plus que les autres.
– Plutôt que de prévoir des parts égales, tu devrais les distribuer
entre ceux qui on de quoi. Le cousin Gustave, qui est banquier,
récupérerait l'essentiel, moi, juste un peu, et les pauvres, rien du
tout. C'est ainsi que l'on nourrit de bonnes haines familiales.
– Tu manques de psychologie. Une injustice concentre toute les rancunes
sur celui qui la commet, une scrupuleuse équité déclenche les
hostilités. J'ai pensé à tout te laisser, mais il n'y aurait eu qu'une
personne à détester, et pour une raison très claire, tu m'aurais
cultivé pour ramasser le pot. À la réflexion, je préfère voir tout le
monde se bouffer le nez. Tu ne connais pas les ravages d'une stricte
équité.
Bernard Bisque lui raconte les intrigues du
jour, tout ce que le grand oncle qualifie de petites manœuvres. Là, il
y a des morts, de bons assassinats.
Il voit un autre
avantage à venir le voir, ce jour-là. Le bon commissaire Esparge aura
peut-être la bonne idée de téléphoner à un collègue, pour que celui-ci
s'assure, à charge de revanche, que c'est bien son grand-oncle que l'on
va voir.
Et comme ce sera le cas, Bernard Bisque n'est
pas contrarié de déguiser le vieux salopard en éminence grise, au moins
pour un temps. Faut donner du grain à moudre aux moulins qui
s'impatientent.
Il respectera tous les protocoles. On
sait qu'il passe à la pâtisserie du village qui ne lésine pas sur la
chantilly. Cet ambitieux artisan élargit les petits cercles spongieux
de ses babas au rhum, rien que pour pouvoir en coller encore plus au
centre. La vieille Maria se préoccupe de la santé de son patron. Elle
refuse de lui confectionner des plats en sauce, est résolument opposée
aux pommes de terre frites. Elle s'est spécialisée dans l'aérien
goûteux. Tout juste si elle lui concède au dessert d'admirables
tartelettes. Du temps où elle exerçait son art, c'était la reine de la
daube et du bourguignon, l'on se déplaçait pour goûter à son cassoulet,
dans une région où les spécialistes foisonnent. Elle a eu le temps de
former son successeur avant de rendre son tablier. Le rythme de la
brigade, ça ne lui allait plus. Elle a un autre avantage, elle n'a
jamais beaucoup parlé. Quand le vieillard l'a engagée, elle lui a fait
comprendre que les nourritures grasses, elle en avait soupé. Elle se
découvrait des vertus de diététicienne. Elle avait le talent de faire
chanter les produits les plus sains. Le grand-oncle adorait ça, mais il
aurait apprécié de temps en temps quelque chose qui tînt plus au corps.
Heureusement que le petit-neveu téléphone avant chaque visite. Au
moment où l'on ouvre le carton qui contient les babas au rhum, elle se
réfugie dans la cuisine. Pour une raison entre autres : elle était
capable d'en confectionner de bien meilleurs. C'est comme si l'on
apportait une sauce barbecue dans un grand restaurant, pour relever les
plats. L'immonde béotien en bave déjà.
Bernard Bisque
sort donc de la pâtisserie avec son paquet, pose le dit paquet à la
place du mort et attache sa ceinture avant de mettre le contact.
Les ceintures de sécurité sont faites en principe pour protéger le
conducteur en cas d'accident. Il doit s'agir là d'un modèle spécial.
Les badauds n'entendent qu'un petit "wouf", cela fait comme une boule
de feu, il ne reste plus de l'usager prudent qu'une momie carbonisée,
et plus rien à la place du mort, vu que le paquet est allé se réfugier
sur la braguette du mort. Le dit paquet grésille et il en coule on ne
sait quel jus. La voiture ne fume même pas.
Il y avait
bien un pandore sur les lieux, qui se met à parler au revers de sa
veste, comme ils font tous pour appeler du renfort. Le renfort craint
d'ouvrir la portière, on ne sait jamais, il peut y avoir une autre
bombe. Le commissaire du coin, partant du principe que si l'on avait
voulu faire d'autres victimes, l'on aurait franchement fait exploser la
voiture, qui d'ailleurs ne se trouve pas à un endroit où l'on remplit
son quota de victimes, comme à la sortie d'une école ou d'un grand
magasin, juge que c'est le moment de montrer au subordonné qu'ils ont
affaire à un supérieur qui ne se laisse pas impressionner. Pas besoin
de convoquer un démineur. Il ouvre la porte. Rien d'autre que la momie
dont l'identité ne fait aucun doute, on l'a vue sortir de la pâtisserie
avant.
Quelque chose l'intrigue : il n'y a que
l'intérieur de l'habitacle qui est grillé. La plage arrière est presque
intacte. Il ouvre le capot. Le moteur semble utilisable. L'on a affaire
à un amateur d'explosifs qui connaît vraiment son métier.
Le crime du Carnaval a défrayé la chronique. Il sait la façon dont
André Sterc est mort. Apparemment, le meurtrier a changé de registre.
Il téléphone à son collègue. Le commissaire Esparge lui annonce qu'il
faut chercher un quidam connaissant les habitudes d'Abel Patou, d'André
Sterc et de Bernard Bisque. Il se peut qu'il n'existe aucun lien entre
les trois assassinats, mais l'on peut toujours creuser l'idée qu'il
existe un individu ou un groupe qui mène le jeu. Encore faut-il trouver
un artificier capable d'une telle performance.
En
raccrochant, le commissaire Alcide Esparge se rappelle qu'il y a une
dizaine d'années, Aïssa Labrit, Kamoul de son nom de jeune fille, était
une autorité en matière d'explosifs. Elle désamorçait toutes sortes
d'engins sans tâtonner. On lui a raconté. Elle considérait le machin,
comme un bon bricoleur examine les divers éléments d'un meuble Ikéa®
avant de le monter. Une fois qu'elle se mettait au travail, en moins de
trois minutes, c'était plié. Et pas besoin de toutes ces hésitations
qui tiennent en haleine les spectateurs de films policiers. Elle
présentait des rapports d'expertise fort clairs quand elle arrivait
trop tard. À l'en croire, l'on fait grand cas de gadgets juste bons à
amuser un galopin de dix ans. Dans ses moments de loisir, elle
imaginait des jouets pour ses gamins, fondés sur des mécanismes un peu
plus subtils. Les gamins sont partis, elle travaille à des mobiles plus
élaborés que ceux de Calder, qu'elle n'expose pas, mais ne cesse de
démonter pour en produire d'autres, tout aussi complexes, comme si elle
voulait explorer le plus de variantes possibles sur un même thème.
C'est dire à quel point elle serait ravie de quitter son atelier pour
examiner une carcasse.
Il passe un coup de fil à sa
tante pour lui expliquer le problème. Cette dame est une Labrit.
Peut-être qu'elle se laisserait convaincre par l'Impératrice.
Sitôt dit... L'Impératrice est ravie d'apprendre la mort de Bernard
Bisque. Mais elle reconnaît qu'il est peut-être souhaitable de mener
les investigations un peu plus loin. Il serait dommage de laisser
courir des personnes qui pourraient être mêlées à cette affaire.
– Le malheur, ajoute-t-elle, pour le plaisir de faire un mot, c'est
qu'elle est rangée des voitures. Mais j'arriverai peut-être à la
convaincre.
Ce n'est qu'une affaire d'aller et retour,
une demi-journée au plus. Et l'enquêteur local pourra toujours paraître
astucieux à bon compte. On le préviendra.
Autre série de coups de fil. Le commissaire prévient son
collègue, de l'arrivée d'une spécialiste maison.
Quelqu'un s'est déjà déplacé sans rien comprendre. Aïssa Labrit n'a pas
besoin de se glisser dans l'habitacle. À partir de la portière, un
simple coup d'œil suffit. Le mécanisme a été enclenché au moment où la
cible a fixé sa ceinture de sécurité. De petites explosions ont
produit, en agissant en faisceau, cette boule de feu dont les témoins
ont parlé. L'on ne voulait pas toucher au réservoir. Elle montre des
cavités à certains points de l'habitacle que l'on pourrait prendre pour
de simples dégâts provoqués par l'explosion. Elle parlerait plutôt
d'implosion après la boule de feu. Sinon le paquet de babas au rhum ne
se serait pas trouvé, là où on l'a trouvé. Quant à savoir qui a pu
mettre un tel dispositif au point, elle ne voit que le Sacristain...
– Qui ça ?
– Le Sacristain, Georges
Calfat pour l'état civil. Comme il est mort
avant que des rustres viennent fracasser les tours jumelles avec des
avions de ligne, vous n'avez plus qu'à chercher un imitateur ou un
disciple. Mais tant d'efforts pour venir à bout d'un Bernard Bisque...
Le Sacristain ne se serait jamais déplacé pour un aussi petit fretin.
– Mais c'est très compliqué d'installer un machin pareil.
Il n'est pas resté plus de cinq minutes à la pâtisserie.
– Ce n'est pas à ce moment-là que le machin, comme vous dites a été
installé. Il faut une bonne demi-heure au minimum. Si vous n'avez plus
besoin de moi...
– Oui, mais...
– Je vous ai dit tout ce qui relevait de mes compétences.
Je ne possède pas le vôtres.
C'est à l'Impératrice qu'elle est allée rendre compte, et l'Impératrice
téléphone à ces dames que tous les détails, avec les croquis de la
spécialiste, leur parviendront par la voie électronique.
Sophie Bernard transmet les renseignements au commissaire de la même
façon, et en tire une photocopie que l'on va porter au commissariat.
La dite photocopie passe entre les mains de toute
l'équipe, on fait le point.
Bernard Bisque a annoncé au Décadi qu'il allait voir son grand-oncle.
L'artificier se trouvait dans l'établissement, ou bien il l'a appris de
quelqu'un qui s'y trouvait.
Il n'a plus eu qu'à se
mettre au travail, et l'on ne voit pas trop comment il a fait, vu qu'il
ne savait pas quand Bernard Bisque allait partir.
– À
moins, dit Emmeline Croin, qu'on l'ait installé avant. Il ne faut pas
se braquer sur les discours de Bernard Bisque au Décadi. Nous n'avons
pas donné dans tous les leurres, ce n'est pas le moment de prendre de
mauvaises habitudes.
– Dans ce cas, dit l'inspecteur Pugnasse, il serait parti
en fumée chez lui.
– Pas s'il y avait un mécanisme qui ne s'enclencherait que la deuxième
ou troisième fois qu'on bouclerait cette ceinture de sécurité, dit
Gisèle Pouacre. Ce n'est pas hors de la portée d'un quidam qui en
grille un autre dans sa voiture sans toucher au réservoir. L'on avait
sans doute intérêt à ce que Bernard Bisque partît en fumée ailleurs.
– On n'utilise plus le cyanure, mais des explosifs du genre
sophistiqué, dit Alberta, ces explosifs nous expédient le bonhomme
ailleurs, tout est fait pour qu'on n'établisse aucun lien. L'unité de
lieu n'est plus respectée. L'on ose se faire assassiner hors de la
place Fabre d'Églantine... Il y a là de quoi perdre le nord...
– Aïssa Labrit ne s'est pas montrée très loquace dit le commissaire. Je
ne vois aucune raison de l'importuner, mais vous n'avez pas vu ses
mobiles.
– Et elle nous dira peut-être plus de choses sur ce fameux
Georges Calfat.
Le commissaire sourit. Sa tante comprend à demi-mot.
Aïssa Labrit est une vieille grande bringue ossue dont on sent, à un je
ne sais quoi, qu'elle a dû faire des ravages dans sa jeunesse. Un vaste
halo de cheveux blancs entoure sa tête, vaguement frisés,
indubitablement raides. Les yeux sont lumineux, le sourire encore
aguichant. Les mobiles se présentent de loin comme de fragiles nuages
parcourus de frissons. Il y en a deux apparemment achevés, avant
qu'elle décide de les démonter, un autre en train. De près, l'on
distingue une multitude de petites tiges, et de minuscules rouages.
Elle explique le principe, ce n'est pas une forme de mouvement
perpétuel, mais presque, le moindre souffle entraîne un nombre presque
infini de mouvements infimes, qui prête comme une palpitation à une
matière en principe inerte.
Pour illustrer ses propos, elle exécute quelques
assemblages. Elle travaille
à la vitesse d'un bradype, mais ça avance. L'on ne sent pas le temps
passer, jusqu'à ce qu'elle entre dans le vif du sujet.
– J'ai vaguement entendu parler de vos enquêtes, dit-elle, et
j'apprécie les procédés de votre neveu. Au lieu de venir m'importuner
officiellement, il m'envoie officieusement des gens de bonnes
compagnie. Il vous a touché un mot un mot du Sacristain. Mon seul
remords.
Ces dames sont surprises.
–
Georges Calfat n'acceptait pas n'importe quel contrat. Il n'acceptait
d'expédier que des terroristes qui ne payaient pas eux-mêmes de leur
personne. Et il se faisait un devoir et un plaisir de ne toucher qu'une
seule cible, et la bonne. C'est ce que je me suis dit quand je me suis
aperçu qu'il avait imaginé un procédé pour neutraliser à distance les
dispositifs mis en place. Je ne vois pas si vous vous rendez compte. On
ne va pas s'inquiéter d'un signal qui n'est émis que quand il ne se
passe rien. La présence de l'artiste était donc requise, pour éviter
qu'un familier ou un maraudeur fussent tués à la place de la victime
désignée. La victime désignée était le véritable cerveau des attentats
du Onze Novembre, et Dieu sait si on en a trouvé, depuis, des cerveaux.
C'était signé. Seul l'habitacle était touché, l'on évitait de toucher
au réservoir, ce qui pouvait entraîner des dégâts. Il a de la sorte
carbonisé nombre de révolutionnaires qui envoient de pauvres gens se
faire exploser au milieu d'une foule nombreuse, sorties des écoles,
grands magasins, lieux de culte. J'ai suggéré que l'on examine toutes
les vidéos possibles. La présence du personnage ne signifierait rien vu
qu'il se contenterait d'observer la scène. On a pris six bons mois à
identifier le suspect. Il ne s'attendait sûrement pas à ce que sa
résidence parisienne fût visitée, et surtout à ce que l'on sût
précisément ce qu'il fallait chercher. J'étais assez jeune pour me
prendre au jeu. C'est ainsi que j'ai fait arrêter un vrai génie qui
rendait d'inestimables services à l'humanité. C'était un honnête homme.
Il a reconnu la valeur de mon travail. Mes supérieurs, qui s'étaient
rendu compte qu'il avait de l'estime pour moi, ont voulu lui proposer
de travailler pour eux, on trouverait toujours le moyen de le libérer.
Vous savez ce qu'il m'a répondu ? Je me bats, Madame, je ne me laisse
pas enrôler. Et c'est cet homme là que j'ai retiré de la circulation.
Pour la mise à feu, il comptait sur la répétition de divers mouvements,
une portière qui s'ouvre et se referme un certain nombre de fois, ou,
comme ici, des ceintures de sécurité que l'on boucle à chaque fois
avant de démarrer. C'est bien plus fin que des procédés que l'on
applique dans les mines antipersonnel, fondées sur le système de la
pression qui se relâche, ou les boîtiers avec compte à rebours, cela se
rapproche des machines reliées à un altimètre ou à un compteur de
vitesse, voire à un essieu qui se lâche au premier cahot. Et je ne
parle pas du nombre d'explosifs qui ne sont efficaces que s'ils se
déclenchent en même temps. Un artiste, je vous dis.
– Il semble qu'il y en ait eu un autre.
– Leibnitz et Newton sont parvenus au même résultat chacun de leur
côté. À moins qu'il ait eu le temps de former un disciple avant son
incarcération. Officiellement, ce n'est pas un cerveau qu'il avait
expédié, mais le quel¬conque pékin d'une ambassade tolérée. Je ne vous
dirai pas laquelle. Ce qui m'inquiète, c'est l'idée qu'un démineur
officiel, un fonctionnaire, ait fait des recherches, et soit parvenu au
même résultat. Un imitateur au sein de la police de notre région, cela
fait un peu froid dans le dos. Bernard Bisque ne serait qu'une bonne
occasion d'expérimenter le procédé. Il semble qu'il ait gêné pas mal de
monde. Je conseille aux aspirants gêneurs de laisser passer l'orage.
Ce qu'Alberta ne dit pas, c'est qu'elle se sent soulagée. La présence
du personnage ne serait pas passée inaperçue dans le coin.
CHAPITRE X
COMME QUOI TOUT PEUT FINIR PAR UNE COMPTINE
PENDANT QUE CES DAMES s'entretenaient
avec Aïssa Labrit, le commissaire
faisait le point de la situation avec la juge d'instruction, le
procureur de notre bananière république, et le préfet chargé de
représenter dignement le gouvernement du moment. Ce dernier n'avait
reçu aucun ordre, mais était assez conscient de ses devoirs pour
comprendre que rien ne devait entraver l'heureux déroulement des
affaires locales et nationales. Quand l'on est parvenu à certains
postes, il est naturel qu'on se mette à haïr le mouvement qui déplace
les lignes. L'on n'avait strictement rien à reprocher au commissaire
Alcide Esparge, mais celui-ci préférait savoir s'il devait travailler
de concert avec des collègues d'un autre secteur, au risque de mettre
au jour les immondices d'on ne sait quelles latrines.
Si l'on s'en tenait à ce qui s'était passé place Fabre d'Églantine,
l'on avait la réponse à toutes les questions que l'on pouvait se poser :
Abel Patou avait été tué parce qu'il était tombé sur des documents dont
il avait tiré des photocopies, par André Sterc qui ne tenait pas à ce
que l'on sût qu'il les avait réunis et conservés. Le coup de la
carabène lui avait paru un coup de maître. L'on ignorait si c'était lui
seul qui avait répandu au pied de la victime des confettis imprégnés de
cyanure pour détourner l'attention des enquêteurs, ou Bernard Bisque
qui défilait avec lui. En collant dans la bouche d'Abel Patou une bonne
poignée de confettis, le docteur Marloute ignorait à quel point il
arrangeait les affaires de ces affreux pierrots. L'on a le mobile,
l'occasion, et la manière. Manquent les preuves.
André
Sterc s'est écroulé devant le Décadi, après avoir absorbé une bonne
dose de cyanure dont il avait lui-même assaisonné son jus de tomate.
Les témoins ne sont pas aussi nombreux que pour le meurtre d'Abel
Patou, mais il y en a une bonne quinzaine. L'on peut comprendre que
Bernard Bisque ait demandé à André Sterc d'expédier l'indiscret, et
qu'il lui en ait voulu d'avoir gardé une trace de toutes ses manœuvres
pour la plupart illicites, les autres n'étant que discutables. Il ne
voyait lui-même aucun inconvénient a répandre aux pieds d'Abel Patou
une bonne poignée de confettis suspects qui ne tueraient personne, mais
cela peut être dangereux de s'exposer à de nouvelles incongruités de
l'imbécile. Le coup des deux salières aurait pu dérouter n'importe quel
autre enquêteur. Le docteur se trouvait encore sur les lieux, mais l'on
ne voit pas comment il aurait pu s'y prendre. Là encore, le mobile,
l'occasion et la manière, mais aucune preuve qu'un avocat moyennement
doué ne serait pas capable de balayer d'un revers de manche. Au moins
aura-t-il rendu service à la communauté en la débarrassant d'un Amórri
qui a eu le mauvais goût de choisir pour liquider un de ses
contemporains le jour, sacré entre tous, du Jugement de Carnaval. Mais
il n'envisageait apparemment pas la nécessité de la débarrasser de sa
propre personne.
Il a eu l'obligeance d'aller se faire
carboniser ailleurs. Est-il opportun de s'inquiéter de la façon dont on
l'a tué ? Ce sont les collègues qui ont récupéré le mistigri, grand
bien leur fasse. L'on tient bien sûr à leur disposition tous les
éléments que l'on a pu réunir, et la photocopie des documents, qui ne
tardera pas au demeurant à être diffusée sur la Toile vu qu'elle se
trouve également entre les mains de gens qui ne sont pas tenus au
devoir de réserve.
Conclusion : l'on sait pourquoi Abel
Patou a été tué et par qui, l'on sait pourquoi André Sterc a été tué et
par qui, l'on ignore pourquoi Bernard Bisque a été tué et par qui. Les
deux premiers meurtres ont été commis Place Fabre d'Églantine, les deux
premières victimes ont été empoisonnées à cent mètres à peine l'une de
l'autre. La dernière victime a été cuite à point à plus de cent
kilomètres. L'on peut estimer que les affaires qui concernent
directement ces braves fonctionnaires ont été résolues et que l'on peut
refermer le dossier, les assassins ayant radicalement échappé à toute
poursuite d'une façon qui aurait bien déplu à Me Badinter.
Cela dit, rien n'interdit de coopérer avec les collègues s'ils en
expriment le désir, et même de les laisser mener leur propre enquête
sur le terrain, si leurs supérieurs leur en donnent l'autorisation, ce
qui serait surprenant. Les notables du Conseil Général seront déjà
assez contrariés de voir les fameuses photocopies trottiner sur la
Toile. Ce sont au demeurant des gens courtois qui s'invectivent, en
suivant un rituel convenu, sur des misères ou quelques points de
politique générale (cela s'appelle élever le niveau des débats), se
traitent parfois de tous les noms durant les périodes électorales,
allant, à juste titre, jusqu'à mettre en cause leur respective probité
; mais qui évitent en principe les déballages embarrassants. Mieux vaut
les laisser hausser les épaules devant des montages aussi grossiers.
Toute enquête approfondie serait malvenue.
Le résumé de
ces considérations est servi tout chaud à ces dames venues rendre
compte de leur entretien avec Aïssa Labrit.
Les
inspecteurs apprécient autant que le commissaire l'idée d'un signal qui
n'est émis que pour neutraliser la machine infernale. La présence de
l'artificier est sans doute requise, mais il n'aura rien eu à faire
pour qu'elle fonctionne.
Si Aïssa Labrit a passé le
plus clair de sa carrière à désamorcer des engins explosifs, elle
dégustait ce jour-là, avec une partie de sa famille, la salade de bœuf
de Monsieur Robert. Les Labrit ont l'habitude de se réunir chez
Monsieur Robert le samedi ou le dimanche. L'on sait ce qu'on va manger
et, en gros, de quoi l'on va parler.
On lui a demandé
de communiquer aux collègues intéressés tout ce qu'ils pourraient
assimiler de son savoir. Il serait peut-être intéressant d'établir une
liste de ceux qui ont un jour ou l'autre eu l'occasion de suivre ses
leçons.
– Les bricoleurs astucieux sont légion,
reconnaît une inspectrice, mais l'on ne tombe pas tous les jours sur un
Sacristain. Et l'on aura d'autant moins de chances d'en rencontrer un,
que la mode est aux dispositifs rustiques qui font beaucoup de morts.
Tant d'ingéniosité pour faire griller un seul individu !
L'on se sent d'humeur à badiner.
– Je ne sais pas si le grand-oncle de Bernard Bisque le hait au point
de lui faire la peau, dit l'inspecteur Pugnasse.
– Il ne hait personne ; il ne veut voir personne, dit le
commissaire.
Puis il retient un fou-rire.
– Il y a bien la belle-mère de Tuchan qui habite à cinq kilomètres de
là. Elle passe remplir son caddie au petit marché tous les mercredi, et
à la supérette tous les samedis...
– Ah, dit Alberta, c'est le samedi que Bernard Bisque a
été carbonisé dans sa voiture.
– J'y ai pensé, dit le commissaire. Et j'ai bien fait rire les
collègues en les interrogeant sur ses capacités. Cette vieille dame,
alerte au demeurant, fait des mots croisés, des mots fléchés, des mots
mélangés, des fubukis et des
sudokus devant sa télé, quand elle ne
mange pas devant sa télé, ou ne s'endort pas devant la télé. Elle passe
une dizaine de jours à la montagne chez une amie qui connaît les bons
coins à champignons. Elle font sécher les dits champignons sur des
claies ou les mettent en bocaux, elles s'en gavent aussi, ce qui leur
laisse un peu moins de temps pour remplir des grilles de mots croisés
ou de mots fléchés devant la télé. Je ne sais pas si ça leur donne des
aptitudes particulières pour bricoler des machines infernales, et les
placer dans une voiture qui risque d'être fermée à clé.
– Les Tuchan doivent passer la voir de temps en temps...
– Assez souvent, pas ce jour-là. J'ai vérifié. L'on nous a fait
comprendre que l'affaire était sauf contre-ordre classée, et l'on nous
a félicité de l'avoir menée aussi rondement.
–
Rondement, c'est beaucoup dire. Vous n'aviez pas assez de preuves pour
faire condamner nos suspects. Vous pourrez toujours dire que Bernard
Bisque a pris le large parce qu'on avait trouvé une salière de trop à
son goût. Si d'autres pierrots de la même bande ne se font pas
trucider, vous n'avez aucune raison de vous remettre en campagne. Tu
comprendras, mon garçon, que cela ne saurait nous suffire. Nous restons
sur notre faim.
– C'est quand même vous qui avez eu l'idée du site.
– Nous ne savons pas encore qui a trafiqué la voiture de Bernard Bisque
et pourquoi. Mais il n'est pas dans nos habitudes de consacrer plus de
quinze jours à une affaire. Disons que celle-ci constitue pour nous un
demi-échec.
– Nous nous contenterons, nous, comme nos supérieurs,
d'une demi-réussite.
Un dernier devoir pour ces dames, avant de repartir chacune de leur
côté. Chacune, c'est beaucoup dire, dans la mesure où Alberta reste sur
place. Michèle Castouille leur a fait gagner beaucoup de temps. Elle
mérite bien qu'on lui offre un exemplaire des fameuses photocopies, et
les conclusions de l'Impératrice.
La côte semble plus
raide à présent, les jambes se font plus lourdes. Le soleil ne donne
pourtant pas autant qu'il le pourrait. En temps normal, elles
avaleraient la pente sans y penser. Mais elles ne sont pas vraiment à
ce qu'elles font... Elles ont laissé passer quelque chose.
– La fausse note, dit Sophie Bernard, quand le terrain
devient plus plat.
Elle ne parle pas de celle qui a gâché le Jugement de Carnaval. Le
meurtre de Bernard Bisque détonne un peu dans cet ensemble, fait
remarquer Emmeline Croin.
– Ça fait une détonation de trop, fait Gisèle Pouacre
pourtant pas trop portée sur les calembours faciles.
Michèle Castouille a dit au téléphone qu'elle serait ravie de les voir,
qu'elles pourraient parler tranquillement. Rien ne l'empêche pourtant
de parler tranquillement, en général.
Elle est dans
tous ses états quand elles arrivent, et on la comprend. Ce n'est pas
une petite commande. Un petit camion et une grosse fourgon¬nette. Tout
doit être parfaitement arrimé, bien calé. Quand on charge, il faut
penser à la façon dont on va décharger. Il faut éviter tout accroc,
aussi bien pendant le voyage que parvenu à destination. Les menuisiers
se transforment à cette occasion en déménageurs. L'on ne va pas confier
des meubles corrects à n'importe quel portefaix qui n'a pour lui que
ses gros bras. Il faut plus que de la délicatesse, il faut du tact.
Quand elle quitte son établi, cette petite femme qui est la patience
même s'agace d'un rien. On peut la comprendre. Elle doit penser à tout,
et ne rien oublier. À ces moments-là, on dirait qu'elle a passé la nuit
assise sur un porc-épic du genre pas trop accommodant.
– Vous faites vraiment n'importe quoi ! Là !... Ne me parlez pas tous
en même temps, vous ne faites que m'embrouiller ! Est-ce que je t'ai
demandé quelque chose, Yves ? Laissez-moi réfléchir ! Vous parlez, vous
parlez, je ne sais plus où j'en suis. La grande corde ? Mais tu l'avais
dans les mains il n'y a pas dix minutes... Je ne peux pas penser à tout
! Tiens, la voilà, ta corde ! Tu ne trouverais pas une goutte d'eau
dans la mer ! Bon, il y a juste un espace, là, pour la crédence,
allez-y doucement... Là, vous voyez ?... Et un petit matelas pour
amortir les chocs. Oui, tout de suite. Comme ça, ce sera fait, et l'on
n'y pensera plus...
Ce que disant, elle abat autant de
travail que les autres, sinon plus. Alberta l'a déjà vue faire, mais
elle prend toujours autant de plaisir à l'observer.
Michèle reste là, pour prendre les commandes éventuelles, et travailler
à l'atelier sur des assemblages qui posent un peu problème.
Aïssa Labrit, c'est surtout pour elle les jouets. Non qu'elle ignorât
la façon dont elle gagnait sa vie. Mais la désamorceuse de machines
infernales prenait surtout plaisir à confectionner elle-même des jouets
pour ses enfants. Michèle Castouille se chargeait de la partie
menuiserie, Aïssa Labrit, du reste. Ces jouets-là n'amusent plus les
gamins depuis qu'on leur propose des jeux électroniques. On les
fabriquait en double exemplaire, l'une était ravie de la gageure,
l'autre de mettre au point des mécanismes aussi délicats que solides,
car il faut compter sur les pulsions subites d'un bambin. Michèle
Castouille en a conservé deux, effectivement encombrants. L'un, c'est
un ensemble de tablettes superposées, avec des dominos alignés qui
dessinent diverses figures. On pousse le premier, et il ne reste plus
qu'à observer la suite, qui dure une bonne trentaine de secondes. Même
les adultes ne s'en lassent pas. Il suffit de tirer une petite tige
terminée par un anneau pour tout remettre en place. L'autre, c'est une
pagode apparemment solide, mais qui tremble sur ses bases, quand l'on
tourne un petit écrou. Le jeu consiste à secouer les bases pour voir si
elle va enfin s'écrouler, mais l'on a beau faire, le bâtiment tient le
choc. Curieusement, aucun enfant, même turbulent, n'a eu la tentation
de fracasser le tout contre un mur, pour voir ce que cela donne. Tout
revient dans l'ordre quand l'on tourne l'écrou dans l'autre sens. Oui,
elle a vu les mobiles. C'est encore plus subtil que ça. C'est un jeu
pour adultes. C'est de l'art.
On laisse Michèle
Castouille parcourir les photocopies en dégustant son petit verre de
carthagène. Une lecture qui la ferait presque sauter de joie. Il y en a
qui ne vont pas être contents. L'on se doutait de quelque chose, mais
l'on ne connaissait pas tous les détails.
Il en est un
que ces dames ignoraient. Il arrive que l'on gare sa voiture devant son
propre garage, ou celui du voisin, à charge de revanche. Les autorités
ferment les yeux sur ce genre de fantaisies, quand le véhicule est
immatriculé dans le département. Mais quelqu'un a décidé de faire un
exemple avec celui de Bernard Bisque, ne serait-ce que pour lui montrer
qu'il n'était plus en grâce, et peut-être pas tout à fait libre de ses
mouve¬ments.
– Il a dû tirer un nez...
Il faut reconnaître qu'il s'est montré beau joueur. Il est allé
récupérer sa voiture à la fourrière comme si de rien n'était.
Il n'a pas eu le temps d'en profiter vraiment.
L'on prend plaisir, en déjeunant, à imaginer des notables qui tombent,
comme les dominos du jouet. Maintenant que cela se passe ailleurs, il
serait dommage d'en rester là. Le coup des notables-dominos doit
évoquer un souvenir à Michèle Castouille qui se met à fredonner un air.
Ces dames reconnaissent apparemment la comptine.
– Pourquoi vous regardez-vous comme ça ?
– Parce qu'il n'y a aucun rapport entre une perdriole et deux
tourterelles, dit Emmeline Croin, qui entonne la chanson en appuyant
bien sur chaque syllabe :
Au deuxième mois de l'année,
Que donnerai-je à ma mie ?
Deux tourterelles,
Une perdriole,
Qui va, qui vient, qui vole,
Une perdriole
Qui vole dans le vent.
|
– Dans cette affaire, précise Sophie Bernard, il ne sera pas nécessaire
d'aller jusqu'aux douze coqs chantants, on se contera des trois ramiers
des bois.
Michèle Castouille aimerait bien qu'on lui explique.
– Réfléchissez un peu, Michèle, et concentrez-vous sur les mobiles.
Vous nous avez mises sur la voie, vous avez le droit de trouver toute
seule.
– Bon, comme vous l'avez dit, Abel Patou a été
assassiné parce qu'il était tombé sur les documents qu'André Sterc
avait cachés chez la Fadurle ; André Sterc, parce qu'il les avait
conservés, et Bernard Bisque...
Alberta Fiselou fait comme si elle comptait sur ses
doigts, pour l'encourager.
– Bernard Bisque... parce qu'Abel Patou avait deux
grands-mères...
On lui fait signe de continuer.
– Deux grands-mères, dont l'une était ici, et l'autre là-bas... Mais
elles n'ont pas pu faire ça toutes seules. Comment ont-elles pu...
– Elles n'ont pas fait ça toutes seules. Mais cela, c'est une autre
histoire, et nous avons assez réfléchi pour aujourd'hui.
Vu le coup de pédale des dames quand elles rentrent, elles n'ont plus
besoin de réfléchir. Le souvenir d'une lecture ravive encore leur
énergie :
– Il nous arrive exactement le contraire qu'à
Bénin et Broudier sur la route d'Ambert, dit Sophie Bernard. Le départ
a été laborieux, au retour, nous avalons les côtes comme des descentes.
– Je vais te faire plaisir, dit Alberta au téléphone.
Il ne sera pas besoin de réunir tous les acteurs du drame dans notre
salon, comme ferait une Miss Marple. Si tu voulais venir dîner, nous te
donnerions tous les détails sur le meurtre de Bernard Bisque avant de
passer à table. Mes amies seraient ravies de te voir. Elles partent
demain matin.
– Je ne voudrais pas manquer ça, ma tante.
– Leur départ ?
– Non, votre petite démonstration.
Pour marquer le coup, la tante Alberta a prévu un somptueux filet de
bœuf, bardé avec de la ventrèche, et non du lard, une idée que Monsieur
Robert a piquée à un charcutier-boucher du Lauragais, leur boucher
commun est au courant. La pièce de viande sera simplement posée sur un
lit de patates coupées comme de grosses frites, qui auront eu le temps
de grésiller avec quelques oignons coupés en deux sur un fond d'huile
neutre, et seront prêtes à recevoir le jus de la viande, quand on aura
monté la température.
Le commissaire a décidé de bousculer le protocole en
demandant à ces dames ce qui les a mises sur la voie.
– Une comptine et une fourrière, dit Emmeline Croin.
– Une comptine ?
– La liste des cadeaux à offrir à je ne sais quelle mie, aussi logique
qu'une autre avec des ratons laveurs, nous a suggéré l'idée que le
mobile du troisième meurtre pouvait être différent. Il existe bien un
lien entre le premier et le deuxième, ces documents sur lesquels on
tombe par hasard, ou que l'on a eu tort de conserver, cela ne veut pas
dire qu'il y en ait un entre les deux premiers et le troisième.
– Et la fourrière ?
– La voiture de Bernard Bisque y a passé une nuit, dit Gisèle Pouacre,
plus de temps qu'il n'en faut à un bon spécialiste pour travailler
dessus.
– Un très bon spécialiste...
–
Un bon mécanicien bien stylé par Aïssa Labrit, qui aura préparé tous
les éléments de la machine chez elle. On lui aura expliqué comment les
assembler et les installer. Même si l'on apprenait que le chauffeur de
l'Impératrice est capable d'effectuer la plupart des réparations, et
surtout de s'arranger pour qu'il n'y ait pas de pannes, cela ne nous
avancerait pas à grand chose. D'un autre côté, qu'est-ce qui empêche ce
chauffeur de prendre pour une nuit la place du surveillant attitré ? On
remarquerait une femme. Un homme en uniforme...
– Et pourquoi Aïssa Labrit se serait-elle donné la peine
de préparer tous ces éléments ?
– Parce qu'on le lui a demandé gentiment. Les Patou, les Oule et les
Labrit forment encore un clan. L'Impératrice n'a cessé de protéger les
Oule et les Labrit. C'est tout ce qui reste de l'ancienne maison. D'un
autre côté, chaque élément à part devait être inoffensif. Et rien
n'empêche un citoyen d'expliquer à un autre comment fabriquer un
explosif. N'importe qui peut recueillir sur la Toile une quantité de
renseignements de ce genre, et je ne crois pas qu'on ait inquiété qui
que ce soit pour ça.
– Tout cela est bien beau, mais
il ne faut pas oublier que l'artificier doit être dans les environs
pour désamorcer le dispositif en cas de besoin.
– Nous
avons eu tort de nous braquer là-dessus. Aïssa Labrit pouvait fabriquer
plusieurs émetteurs ; l'un par exemple pour une voiture banalisée qui
suivrait celle de Bernard Bisque jusqu'à l'entrée du village ; l'autre
pour l'autre mère-grand. Je ne vois d'ailleurs pas ce qui pourrait
interdire à quelqu'un de transporter un émetteur qui lui permettrait
d'empêcher un engin d'exploser. On pourrait à la rigueur lui reprocher
de ne pas être venu aide à une personne en danger, mais si l'on collait
en prison tous les quidams qui regardent un groupe d'excités rouer de
coups un de leurs semblables sans intervenir, les prisons ne
désempliraient pas. Somme toute, vous avez fait votre métier en mettant
une voiture mal garée à la fourrière, vous l'avez encore fait en
suivant un suspect qui pouvait vous mettre sur la trace d'autres
suspects, Aïssa Labrit a mis au point chez elle un engin qui n'était
dangereux que si l'on prenait soin d'assembler les pièces nécessaires,
restent l'Impératrice et son chauffeur – j'ai remarqué qu'elle n'allait
pas faire ses courses à pied. Nous sommes tous prêts à comprendre la
colère d'une grand-mère en deuil, et à saluer la fidélité de son
chauffeur. Restent l'autre grand-mère et vous-mêmes qui n'avez rien
fait. Une mécanique parfaite.
– L'Impératrice ne pouvait être sûre que Bernard Bisque
tuerait André Sterc.
– En commençant par Bernard Bisque, elle brouillait encore plus la
piste. À sa place, j'aurais attendu l'année prochaine, pour expédier
André Sterc, par exemple, la veille du jour où toutes les bandes
défilent. Un pierrot qui manque à l'appel, et que l'on découvre un peu
plus loin, flottant au fil de l'eau.
– Aïssa Labrit,
dit Sophie Bernard, a perfectionné la machine infernale du Sacristain.
Elle a pu confondre celui-ci, parce que le mécanisme déclencheur se
trouvait sur la charnière de la portière avant gauche. Elle a jugé plus
opportun de choisir la ceinture de sécurité que l'on boucle entre les
deux sièges avant. Elle était sûre que l'on ne trouverait aucune trace.
Elle s'en eest d'ailleurs assuré en examinant l'habitacle, comme vos
collègues le lui demandaient. C'est l'Impératrice qui a tout mis au
point. On aura laissé le soin à Bernard Bisque de s'expédier lui-même.
C'est du grand art. Vous féliciterez l'Impératrice de ma part.
– Je n'y manquerai pas, mais je me dois de commencer par vous. À peu de
choses près vous avez reconstitué tous les faits et gestes.
– À peu de choses près ?
– Bernard Bisque a bouclé deux fois sa ceinture sans que rien ne lui
arrive. Nous ne pouvions prévoir le nombre de fois où il le ferait.
– Une fois, pour sortir la voiture de la fourrière, une fois en partant
de chez lui, dit la tante Alberta, la troisième lui a été fatale. Si
vous aviez dû neutraliser le dispositif pour que Bernard Bisque ne soit
pas carbonisé dans vos murs, j'imagine un moyen très simple de le
réenclencher. Michèle Castouille nous a montré deux jouets conçus par
Aïssa Labrit. Juste un coup de vis à une plaque d'immatriculation, et
c'est reparti. Je compte sur ta discrétion, mon garçon. Ne va pas
donner de mauvaises idées à tes collègues.
– Ils n'ont pas l'esprit aussi mal tourné que vous, ma
tante.
Une surprise à la gare : l'Impératrice flanquée de son
chauffeur.
– Je tiens à vous remercier. Vous avez joué trois fois un rôle
essentiel dans cette affaire : avec le site, en supposant que notre
pauvre Abel avait caché des photocopies chez moi, et enfin, en
reconnaissant nos talents. Voilà une affaire proprement résolue sans
qu'il en coûte un sou au contribuable.
– Il eût été en effet dommage, dit Alberta, que de tels
individus échappent à votre bras séculier.
L'Impératrice hoche la tête. La concordance des temps est
discutable, mais la remarque est pertinente.
FIN
GÉNÉRIQUE
L'auteur
s'élève fermement contre les prétentions de tout quidam, qui se serait
poussé dans le monde ou pas, de se prendre pour un personnage. La vie
peine à nous offrir des sujets, ce qui le contraint à faire des efforts
pour mettre sur pied des caractères qui tiennent la route.
Il y a
peut-être eu des romans à clés. L'auteur ne peut s'empêcher d'égarer
ces clés-là.
Les chartistes
FISELOU Alberta, tante d'Alcide Esparge
POUACRE Gisèle
BERNARD Sophie
CROIN Emmeline
Les acteurs de PLOC
PATOU Bertrand
PATOU Adèle, épouse puis veuve de
PATOU Georges, fils des, dit Georges Tuchan,
chanteur- à-texte
PATOU Abel, fils de, huissier
PATOU Isabelle, épouse de
PATOU Adeline, fille des
COUDE André - quart restant du capital de PLOC, trois sœurs
COUDE, fils de , bouquiniste-relieur
COUDE Gaston, fils de, dit
Gastounet, joueur
LABRIT Gilbert, artisan-qualité, racheté par l'Impératrice
LABRIT Aïssa (née Kamoul), belle-fille de,
artificière
OULE Richard, artisan-qualité, racheté par l'Impératrice
MARLOUTE, dit le Père Marloute, cégétiste du PLOC
MARLOUTE Louis, fils de, médecin
La police et la justice
ESPARGE Alcide, commissaire, descendant des Fiselou
PUGNASSE Joseph, inspecteur
JOUASSE, inspecteur
MAPOMME, inspectrice-photographe
QUIRAL Muriel, juge d'instruction
L'artisane
CASTOUILLE Michèle, menuisière-ébéniste
Bertrand, fils de
Yves, fils de
une fille
en cadette
Les politiques
STERC André, dit l'Amórri
Germaine, fille de, collégienne
GRAP Raymonde, dite la Fadurle, tante d'André
BISQUE Bernard
FIRMALET Pacôme, grand-oncle de, philosophe retraité
RUBIQUE dit le Vieux, ancien maire
CALFAT Georges, dit le Sacristain, artificier
Les utilités, par ordre d'apparition
POURRAVE Adrien, professeur saisi par l'huissier
BAGNAT, client de la chocolaterie
Marcelle, cliente de la chocolaterie
Mathilde, soubrette de l'Impératrice
PATOU Alexis, frère du fondateur, photographe de talent
TRAMOUSSE Jean-Robert, dit Monsieur Robert, patron du Décadi,
Maria, talentueuse cuisinière de Firmalet
La belle-mère de Georges Tuchan
Le chaufeur de l'Impératrice
Pierrots, fécos et goudils en quantité suffisante pour un carnaval
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