Claude Cham déplorait, devant ses étudiants, les souffrances que l’on inflige
aux animaux, son fils, René Cham a voulu mesurer celles que l’on
inflige au monde végétal.
Si des animaux doivent être sacrifiés aux progrès de la
médecine, disait le premier, ne peut-on éviter de les tourmenter plus
que de raison, dans le seul but d’accroître le nombre de leurs
bourreaux ? Sur le modèle du Guide du Routard, il avait mis au point
une liste des élevages et des abattoirs à éviter à tout prix, et retenu
quelques-uns qu’il jugeait passables, voire attentifs au bien-être des
bêtes. Il fallait éviter les broyeuses à poussins mâles si l’on voulait
trouver grâce à ses yeux. Il n’achetait pas de viande dont il ne pût
suivre le parcours, de l’élevage à l’abattoir, et ne mangeait pas plus
de cent grammes de chair par jour qu’elle fût à plumes, à poils, à
écailles, ou enveloppée de galuchat. Quand l’un de ses enfants
réclamait une double portion, il lui expliquait qu’un bœuf ne vit en
général que deux ans, alors qu’il pourrait mourir à vingt, c’est comme
si l’on avait dû abattre le goinfre à vingt ans. Était-il sûr de
vouloir en reprendre ? S’il chassait le dimanche quand c’était permis,
il ne s’autorisait qu’une balle, et comme il était plutôt bon tireur,
il n’avait pas à poursuivre sa proie blessée avant de l’achever. Dans
les battues aux sangliers ou aux cervidés auxquelles il était tenu de
participer, il était bien obligé de mieux charger son fusil, mais ne
tirait qu’à coup sûr. À ceux qui relevaient dans cette
activité comme une contradiction, il répondait que son
gibier avait été libre jusque-là de ses mouvements, et de manger
ce qu’il voulait. Il trouvait au demeurant lamentable qu’on en fît
venir d’ailleurs, pour repeupler les régions ravagées par les
viandards.
Des animateurs avides d’affrontements l’avaient invité sur
un plateau, en compagnie d’éleveurs et de végétaliens tyranniques,
ennemis de toute hiérarchie entre les espèces. Il n’aurait pas dû
avancer que celle-ci existait déjà avant même l’apparition de la nôtre
dans la mesure où l’on peut se trouver en bas ou en haut de la chaîne
alimentaire, de l’herbe des prairies à l’herbivore, et de l’herbivore à
nos concurrents carnivores, notre dentition faisant de nous des
omnivores. Que faisaient-ils quand l’un de leurs enfants ramenait des
poux de l’école, quand ils étaient eux-mêmes piqués par des puces ou
des moustiques, sinon établir une distinction entre les bêtes qu’on ne
doit pas manger, et celles qui nous dérangent ? Si une tique entreprend
de sucer votre sang, gare à la maladie de Lyme, vous ne pourrez vous en
défaire qu’en la tuant. Êtes-vous sûrs que, pour vous procurer les
végétaux que vous acceptez de manger, l’on n’a pas exterminé un nombre
incroyable d’insectes ? Un nuage de sauterelles, au demeurant
comestibles, semble aussi respectable qu’une fourmilière humaine dont
les effets sont aussi dévastateurs sur certains paysages, le doryphore
est un coléoptère assez commun, le phylloxéra un hémiptère gourmand.
Que ses contradicteurs surveillent plus attentivement les abattoirs et
les élevages, les taureaux des corridas vivent deux fois plus que leurs
congénères écouillés, autant que les vaches laitières qui ne passent de
vie à trépas qu’après avoir fourni leur quota de lait et de veaux.
Lui-même n’a jamais demandé aux bouchers improvisés de l’Aïd
d’effectuer des stages assez longs dans les abattoirs pour limiter les
cris des ovins et des caprins dans les baignoires des pratiquants. Il
avait supporté sans broncher les affreux glapissements de la pasionaria
de service, et les protestations des éleveurs qui faisaient valoir que
la viande serait hors de prix si l’on traitait le bétail avec tous les
égards qui lui sont dus.
Ceux-ci n’étaient pas au bout de leurs peines. le
professeur Johannes Heinrich Ruprecht étant parvenu à donner à des
cellules animales élevées en souche la même consistance que des pièces
de boucherie. Sa première épaule de mouton, os, cartilages et viande,
ressemblait à s’y méprendre à une vraie, et l’un de ses filets de bœuf
a réussi à tromper des goûteurs professionnels. Cela revenait même
moins cher qu’un élevage respectant le cahier des charges traditionnel,
à peine plus que ce que des inévitables fraudeurs essaient de nous
refiler. Rien ne pouvait désarmer la rage militante de certains
végétaliens : que l’on cultivât leurs cellules, où qu’on les tuât dans
des abattoirs, cela revenait à exploiter certains animaux. Grâce à
leurs efforts, il avait fallu expédier gentiment des chevaux qui
tiraient des calèches, cela n’avait pas été nécessaire pour des
élevages de dindons libérés qui n’avaient guère survécu dans un milieu
qui ne leur était plus naturel. Quant à utiliser l’ADN d’espèces
disparues, cela n’arrangeait rien, on ne respectait pas les droits des
brontosaures et des mastodontes éteints. L’idée de produire de l’ivoire
sans abattre aucun pachyderme était loin de calmer les esprits. Pour le
plus grand bonheur des princes de l’agroalimentaire, le professeur
Ruprecht a essayé de faire taire les critiques à sa façon en mettant au
défi une bonne douzaine de gastronomes qu’il avait invités chez lui
d’identifier la viande qu’on leur servait. Ceux-ci donnant leur langue
à un chat carnivore, il leur avait annoncé que l’on n’avait pas besoin
d’être mis en croix pour nourrir ses fidèles de sa chair et de son
sang. Il y avait eu comme un haut-le-cœur. Qu’il y ait ou non mort
d’homme, l’anthropophagie reste pour le plus clair de l’Humanité une
abomination. Les convives avaient pris un plaisir certain à savourer la
chair de leur hôte. Les plus furieux dévots ne pouvaient laisser passer
cela. Le malheureux professeur avait beau protester qu’il n’avait pas
exploité d’autre espèce que la sienne en l’occurrence, il avait foulé
aux pieds les convictions religieuses, et la sensibilité de la plupart
de ses semblables. On lançait des fatwas à tout va, les prêtres
fulminaient en chaire, papistes et parpaillots confondus. Ce sont cette
fois-là des chrétiens qui se sont dévoués pour faire passer le
professeur Ruprecht de vie à trépas. Celui-ci avait hélas diffusé sur
la toile ses procédés de fabrication. Aucune police ne pouvait empêcher
à un bon père de famille d’acheter un steak pour nourrir une nombreuse
nichée.
La vocation de René Cham a été déterminée par un
caroubier qui se mourait à côté d’un chantier. Je le vois crier avait
dit l’adolescent à sa mère qui beurrait ses propres épinards avec les
Sciences de la Vie et de la Terre, les Naturelles ayant été jetées
depuis longtemps aux orties. Elle ne fut pas surprise d’une telle
assertion. Les plantes n’ont peut-être pas de cerveau, ni de neurones,
ni de synapses, mais leurs racines perçoivent si bien les vibrations
qu’on peut avancer qu’elles ont plus d’oreilles que les murs, elles
détectent si bien l’humidité et la présence d’éléments nutritifs dans
le sol qu’elle n’était pas choquée à l’idée qu’elles puissent avoir
autant de terminaisons nerveuses que nos doigts, et de papilles
gustatives que nos langues. Elles manifestent une telle soif de lumière
en surface, que l’on est en droit de considérer les feuilles comme
autant d’yeux, avec leurs stomates qui s’ouvrent pour la laisser
entrer, et se referment, quand la chaleur devient trop forte afin de
limiter une sudation qui les déshydraterait complètement. Un être
vivant qui voit sans yeux, entend sans oreilles, dispose d’un odorat et
du sens du toucher, peut bien crier sans bouche, ni cordes vocales. Si
le gamin le voit crier, ce caroubier, c’est qu’il doit crier en effet.
Le collégien boit ces explications comme du bon sirop d’orgeat. De
telles considérations étaient alors fort mal vues par des antispécistes
comme si le fait d’imaginer la moindre sensation chez les plantes,
revenait à sous-estimer les souffrances des bêtes. Ronsard exprime,
dans une de ses élégies, des sentiments identiques à ceux du petit René
Cham, même s’il a besoin de mettre des dryades à contribution :
Écoute, Bûcheron, arrête un peu le bras,
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas
Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?
Son père l’encourage vivement à s’engager dans cette voie.
Ça ne lui déplaît pas de voir son fils s’occuper des plantes comme il
s’occupe lui-même des animaux. L’étudiant s’est assez vite spécialisé
dans l’étude de l’intelligence végétale en suivant le protocole
ordinaire, recherche d’informations, traitement de ces informations,
échange entre les plantes, entre celles-ci et les autres manifestations
de la vie, champignons, bactéries, insectes, et l’ensemble du monde
animal. Il reproduisait les expériences de ses prédécesseurs, sans
oublier le cri du caroubier. On savait depuis longtemps que les
végétaux émettent une sorte de clic quand, lors d’une période de
sécheresse, une bulle d’air s’insinue dans un de leurs vaisseaux, que
ce cri purement mécanique, c’est leur façon à eux de crier, pour
soulager leur douleur ou leur peur, voire prévenir les congénères du
danger. Il faut se garder de tout anthropomorphisme. Si les plantes ne
vivent pas à notre rythme, elles peuvent avoir leur manière à elles de
souffrir. S’agissant des animaux, ce n’est pas parce qu’une mouche à
laquelle on arrache les pattes ne crie pas, qu’elle ne souffre pas, et
ne ressent pas l’angoisse d’en être privée…
Il se contentait, dans ses cours, de faire assimiler à ses
étudiants ce qu’on savait déjà de l’intelligence végétale, réservant à
un tout petit nombre d’élus ce que selon lui, la communauté
scientifique n’était pas prête à admettre. Il avait pris la précaution
de déposer des brevets dont il ne faisait pas état, l’on n’avait pas
besoin de savoir que les plantes n’émettent pas que des clics de
détresse. Il avait mis au point des capteurs capables de les détecter,
et des programmes qui permettaient de les interpréter, à condition de
ne pas trop s’accrocher aux règles de notre propre langage. Quand on se
meut dans les sphères de l’intraduisible, mieux vaut ne point trop se
braquer sur de simples approximations.
Peut-être ne mesurait-il pas l’effet de certaines
plaisanteries sur des esprits un peu gourds. Quand, au début de
l’année, il déclare que le DACU (Dernier Ancêtre Commun Universel)
n’est pas le dahu que l’on peut surprendre sur les pentes de certaines
montagnes, cela ne prête pas à conséquence. Mais quand il affirme que
les capteurs sensibles étant partout répartis sur une plante, celle-ci
est condamnée à éprouver sans cesse le désagrément d’être broutée,
mutilée de ses feuilles, de ses branches, écorcée par le caprin qui
passe, tel Prométhée cloué à son rocher, dont un aigle vient chaque
jour arracher des lambeaux de foie, cela peut entraîner certaines
conséquences. Prométhée a son secret, il finira par être libéré. Les
plantes sont condamnées à rester accrochées au sol par leurs racines.
Il a beau préciser qu’il s’agit là d’une douleur d’une autre nature,
compensée par le plaisir que les végétaux peuvent prendre à se
régénérer, le mal est fait. Il sent une lueur d’inintelligence éclairer
certains visages. Une feuille de roquette est sans doute assez vite
remplacée, mais qu’en est-il des carottes, les radis, les navets, les
tubercules de la pomme de terre ? Au moins auront-ils eu le plaisir de
donner naissance à d’autres êtres à leur image en mettant les vents et
le monde animal à contribution. Il peut dire ce qu’il voudra. On
gardera l’image du foie de Prométhée. Il essaie de limiter les dégâts
en faisant remarquer qu’en élaguant les arbres, on leur épargne le
souci d’attendre qu’une bourrasque ou la gravité finisse par faire son
travail, mais force est de reconnaître que si l’on a favorisé le
développement de certaines céréales, notre avarice nous a poussés à
produire des espèces hybrides qu’on ne peut ressemer. Peut-être a-t-il
eu tort de faire goûter des pommes rondes et grosses et d’autres,
apparemment racornies, conservées sur des claies, et bien plus
goûteuses, d’affirmer qu’une orange sans pépins, c’est comme une
sardine sans arêtes, les seuls spécimens de ces dernières se trouvent
dans des boîtes, de regretter que l’on ne proposât plus de mandarines
sur les marchés (presque autant de pépins que de pulpe) juste des
clémentines, de déplorer le fade eugénisme de producteurs qui tablent
sur la paresse et la naïveté des consommateurs. Le mal était fait. Les
premiers magasins de primeurs sont attaqués dès la troisième décennie
de ce millénaire, comme naguère les boucheries-charcuteries, et l’on
commence à regarder les boulan-geries et pâtisseries d’un air mauvais.
Cela donne lieu à des rixes d’autant plus violentes que les
consommateurs ne voient plus trop comment ils pourront se nourrir.
René Cham contrarie les margoulins de l’alimentation au
moins autant que le défunt professeur Johannes Ruprecht lorsqu’il
parvient à retrouver des céréales originelles à partir des hybrides,
sans leur laisser le temps de déposer un brevet sur le vivant
reconstitué. On ne pouvait lui interdire de proposer le résultat de ses
travaux, même si son blé ou son maïs ressemblait à s’y méprendre à ceux
qu’on n’était plus autorisé à ressemer, même s’il est arrivé à remonter
jusqu’à l’espèce originelle qu’il réserve aux agriculteurs de bonne
volonté.. On ne peut non plus lui reprocher d’utiliser les
caractéristiques naturelles des végétaux, leurs compatibilités et leurs
incompatibilités, comme leurs moyens de défense contre les intrus. Ses
potagers expérimentaux ne ressemblent à aucun autre. Il s’y retrouve
ainsi que ses disciples en l’absence d’allées et de carrés, des
ronciers prospèrent aux endroits stratégiques, plus d’un intrus s’est
vilainement blessé à l’un de ses merisiers. On lui reproche d’avoir
créé son propre label qu’il réserve aux maraîchers qui suivent ses
leçons. Une fois repéré le terrain à traiter (même en allant vite, cela
pouvait prendre une bonne année, quoique les vers soient friands de
terres à retourner) il ne l’utilise qu’après l’avoir restauré. Les
terres mortes pour d’autres que lui se vendent une bouchée de pain. Il
réussit, après les avoir ressuscitées, à y recréer des variétés que
l’on croyait disparues.
Là où ses capteurs, de plus en plus sensibles, lui ouvrent
le plus de perspectives, c’est quand il perçoit un meilleur équilibre
chez les végétaux entre intelligence individuelle et intelligence
collective, au-delà et en deçà d’une inévitable concurrence. Il
soupçonne, chez eux, une mélancolie aussi douce et prégnante que celles
des exilés de Babylone quand ils expriment dans leurs psaumes le mal du
pays. ‘Si tu oublies Jérusalem…’
C’est à ses frais qu’il va ausculter les forêts galeries
de l’Amazone et du fleuve Congo. Il ne reste pas sourd au malaise des
immenses palmeraies implantées dans le Mato Grosso et l’île de Bornéo.
C’est en Nouvelle-Zélande qu’il se rend compte que plus sensibles que
nous aux forces naturelles qui règlent l’univers, elles perçoivent bien
mieux la musique des sphères, et celle de leur propre planète.
Sentant qu’il heurtera encore plus l’outrecuidance
naturelle d’une espèce dont l’intelligence est née de ses propres
limites, il propose au public un Guide du Routard à l’intention des
végétaux, sur le modèle de celui que son père consacrait aux bêtes à
sacrifier. Leurs souffrances, quoique différentes des nôtres, y est
tellement sensible, qu’on déplore de plus en plus d’attaques contre les
magasins de légumes, les potagers, on ne compte plus les affrontements
entre les céréaliers et les militants dont on se demande bien de quoi
ils peuvent se nourrir, mis à part les fruits à condition de lâcher
pépins et noyaux dans la nature, les fèves et des haricots, les
lentilles surtout, René Cham touche un petit pourcentage sur la farine
que donnent son blé et son maïs retrouvé, le pain et les pâtes que l’on
fabrique avec, ce qui lui assure un certain confort matériel. Bien
qu’on les utilise comme ailleurs, ces céréales semblent jusqu’à leur
fin plus heureuses que leurs misérables descendantes.
Peut-être n’aurait-il pas dû écrire un roman
d’anticipation sous un pseudonyme qui ne pouvait tromper aucun lecteur
dans la mesure où l’on reconnaissait ses idées et le style de ses
ouvrages. Qui d’autre qu’un botaniste pouvait savoir que lorsque le
haricot de Lima se sent menacé par un acarien herbivore, il produit une
molécule pour attirer un acarien carnivore. Dans La Patience des
Plantes, il imagine que l'ensemble du monde végétal doit lutter contre
la tentation de favoriser l’éclosion d’une bactérie patiemment
conservée jusque-là dans un permafrost qui ne tardera pas à se
transformer en bouillasse, afin de pratiquer des coupes claires dans
notre espèce. On sent que la terre elle-même ne verrait aucun
inconvénient à voir la population mondiale passer au-dessous du
milliard d’individus, les forces cosmiques environnantes n’ont aucun
avis là-dessus, les espèces animales qui subsistent aimeraient bien
continuer à subsister. En dernier ressort, c’est au monde végétal de se
prononcer. Le titre souligne le fait que, face à un danger identique,
les hommes n’hésiteraient pas. Les arguments se croisent, où l’on
sent une certaine compassion même chez les ennemis les plus déclarés de
notre espèce, une compassion dont celle-ci se montre incapable, parfois
même envers ses semblables. Un gros succès de librairie, hélas,
beaucoup de menaces de mort contre l’auteur et sa famille, des champs
et des potagers expérimentaux attaqués au lance-flammes. Il valait
mieux disparaître de la circulation.
René Cham a trouvé refuge dans une campagne, loin de tout,
où il étudie le sommeil paradoxal des plantes.
***
René Biberfeld - 2019
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