Une chouette de la taille de deux grands ducs, ça ne s’est jamais vu,
c’est sûr, sauf à l’enseigne d’une taverne à Porto du temps du bon roi
Jean Ier, maître d’Avis ; elle avait été sculptée dans le tronc d’un
orme centenaire par un menuisier du nom de José Nobre juste après la
Grande Peste de 1348. Va savoir ce que cette chouette avait hululé à
l’oreille du rescapé, l’on devait continuellement la contourner à son
atelier. Le menuisier devait faire également office de charpentier, la
plupart ayant disparu. Quand il se résigna à lâcher ses gouges, il
confia l’atelier au meilleur de ses employés, moyennant une petite
somme qui lui permettrait de vivoter. La chouette devenait encombrante.
Surtout que son fils, modeste employé aux écritures, voulait bien
accueillir le vieux dans sa demeure, mais pas la chouette. En revanche,
Pafunso Nobre, son petit fils, trouvait qu’elle en jetterait, perchée
sur une branche de fer, en guise d’enseigne. La chouette ne gênait pas
les passants, mais les charretiers devaient faire attention à ne pas
l’accrocher. L’évêque la trouvait trop belle, pour voir un inconvénient
à ce qu’elle fût perchée juste en face de l’église de Saint François,
d’autant plus qu’elle semblait se recueillir au passage des
processions. Le tavernier était un génie à ses fourneaux ; bouillies,
au four, grillées, les viandes continuaient de chanter dans l’assiette,
et les poissons… ah ! les poissons… Sans le savoir, il inventait un
steak à la fois bleu, saignant et à point — c’est ainsi que les apôtres
s’adressaient aux fidèles, le jour de la Pentecôte dans une langue
entendue de tous. Quelle langue de feu avait pu jaillir des fourneaux
de Pafunso Nobre ? Ses fidèles communiaient dans une extase partagée.
Est-ce le fumet de chaque plat qui donnait de l’esprit à l’effraie ? En
respirant les vapeurs de la taverne, elle apprenait ce qui est bon, en
écoutant les chants de l’église, elle apprenait ce qui est bien.
Il y avait, dans la rue, une vieille mendiante fort laide
et infirme, qui n’arrivait à marcher qu’en s’aidant de ses béquilles.
Elle avait des bras très longs, et des jambes très courtes, le reste du
corps, on aurait dit d’un sac de fèves bien rempli. Il se trouvait
toujours un sale type pour donner un coup de pied à l’une de ses
béquilles, car le spectacle qu’elle offrait en oscillant doucement
avant de s’étaler était farce. Pour se lever, elle tâtonnait autour
d’elle, reprenait ses béquilles, les mettait d’aplomb, bien appuyées
sur le sol, et se hissait d’un coup, avant de reprendre sa marche. Les
passants étaient blasés, les fripons incorrigibles. Un éclair finit par
traverser les yeux en bois de la chouette, une jeune fille que personne
ne connaissait, sortie d’on ne sait où, vint relever la vieille, qui se
mit à marcher sans avoir à ramasser ses béquilles. Ce que fait, elle
s’en alla boulotter une épaisse tranche de viande de bœuf encore
grésillante à la taverne, pour assouvir la faim qui tenaillait la
chouette depuis plus de cinquante ans. L’estomac bien calé, la fille
repue se rendit à l’église où elle se fit une bonne provision de
prêches et de cantiques. Quand elle se jugea suffisamment édifiée, elle
se recueillit dans le corps de l’effraie, prouvant par là-même qu’elle
pouvait être, elle aussi, de bois. Le miracle de la vieille, ainsi que
d’autres, vite colportés, parvinrent aux oreilles des autorités
ecclésiastiques, plus chatouilleuses qu’au siècle dernier. Elles
décidèrent de les passer sous silence, et de fermer les yeux sur le
bien que faisait la jeune fille. Tant pis si c’est la chouette de la taverne
qui l’avait mise au monde. Les habitants du quartier l’appelaient A
Santa Coruja da Ribeira Ce fut le seul animal qu’on laissa
pénétrer dans la nef d’une église tous les jours que le bon dieu fait.
Les prêtres devaient se rappeler que Saint François parlait aux
oiseaux, aux bêtes, au vent et à la pluie ; les combles des églises
sont souvent peuplée de rats et de chouettes qui les mangent, et
leurs statues libéralement conchiées par les pigeons. Le vent s’y
invite quand il veut, ainsi que la pluie, lorsqu’elles sont mal
entretenues.
Des pochards affirmaient avoir vu sa tête, tantôt à
gauche, tantôt à droite de son corps, ce qui est normal pour une
effraie comme les autres. Les ivrognes voient parfois des choses que
les gens sobres ne voient pas. Elle surveillait un bout de fleuve entre
les toits. Elle faisait bien. Un soir le Douro se mit à frémir au
ralenti. Ce n’était pas la marée qui broute patiemment les eaux du
fleuve, mais le dos des rats qui le remontaient. Des centaines. Ses
ailes se déployèrent en grinçant, puis elles n’ont plus grincé du tout,
la chouette prenait vie et grandissait à mesure qu’elle s’élevait dans
les air avant de plonger vers le fleuve. Son petit bec, en s’ouvrant,
devenait un gouffre. Les rats étaient comme aspirés, ingurgités et
digérés en un clin d’œil. Elle alla se soulager sur les collines en
amont. Ses déjections étaient saines et sentaient bon comme le cadavre
d’un ascète qui se dessèche ou les roses d’Ispahan. Les collines où
elles se sont déposées, la vigne y pousse sans qu’on l’y force, et je
ne sais si les Anglais ont bien fait de mélanger son vin à de l’eau de
vie pour en faire un breuvage un peu plus fort, qui tient la mer.
Elle avait avalé 1938 rats en tout, la chouette. Elle
avait bien le droit de se reposer sur sa branche de fer. Pris
entre-temps d’on ne sait quelle démangeaison, l’Infant Henrique, fils
de Dom João Ier, voulut s’en aller conquérir Ceuta. Les habitants de
Porto offrirent à son armada toute la viande dont ils disposaient ; il
ne leur resta plus que les tripes et les abats. C’est là que Pafunso
Nobre donna toute la mesure de son talent. Il eut l’idée de les faire
longuement cuire avec des fèves, et d’y glisser des bouts de chouriço
et de poitrine salée, ainsi que des coques et des palourdes — que l’on
ne trouve plus dans la recette actuelle. La chouette sentit comme un
creux, que la jeune fille alla combler dans la taverne. Pafunso Nobre
éteint, d’autres tavernes ont pris le relais, qui ne valaient pas
celle de La Chouette,. Personne n’a pu retrouver la recette originelle.
Quelle sainte peut se vanter d’avoir mangé 1938 rats ?
L’ascèse per se, les macérations, les veilles, les disciplines, les
journées passées à plat ventre sur les dalles froides d’un convent, ça
retient un moment l’attention : mais mille neuf-cents trente-huit rats,
du museau à la queue, en passant par le corps immonde et sale… même un
jack-terrier reculerait devant l’ampleur de la tâche. Il tue des tas de
rats, surtout quand on l’y encourage, mais ne les mange pas. Je n’ai
jamais entendu parler d’une sainte qui ait mangé un rat, mise à part
Marie-Madeleine, dans l’actuelle région PACA, à l’occasion de je ne
sais plus quelle pénitence, un épisode honteusement escamoté par ceux
qui savent. La Sainte Effraie des Berges l’a fait.
Le jeune fille ne vieillissait pas, ce qui est normal,
puisqu’elle émanait d’une statue en bois d’orme. Il fallait bien
qu’elle disparût un jour ou l’autre. Ça s’est passé guère avant la mort
du Pafunso, sous le règne de Dom Afonso V, quand un jeune homme bien
fait, au visage rond, au nez un peu busqué, s’est installé à une table,
près de la jeune fille. Ses sourcils, bien plantés, fuyaient d’un trait
vers les tempes, ce qui fit dire à quelques malicieux qu’il avait tout
l’air d’une chevêche. Il la regarda et lui chuinta quelques mots, elle
le regarda et le suivit après avoir, comme lui, avalé une bonne platée
de tripes maison. On ne sait ce qu’elle lui chuinta, on eût dit qu’il
était touché d’une grâce diffuse. Il n’est plus resté d’eux qu’une
chevêche peinte sur l’enseigne d’une taverne, et la statuette de José
Nobre. Si l’on en croit le chroniqueur Francisco d’Assis, ils n’ont pas
eu d’enfant, mais six chevêches et six effraies.
***
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Une coruja,
c’est en portugais une
chouette, qu’elle soit effraie — coruja
das torres — hulotte — coruja
do mato — harfang — coruja
das neves — curieusement, la chevêche devient mocho gallego,
comme si on la prenait pour un hibou de Galice. Est-ce à cause des
plumes au dessus de ses yeux filant des deux côtés de la tête, va
savoir. Dans la Bible, on donne bien aux lapins une panse, un bonnet,
un feuillet et une caillette, ce qui en fait un animal immangeable.
D’après le naturaliste Raoul Bever, il y a bien eu, dans les déserts du
Moyen-Orient, des lagomorphes qui ruminent.
La Ribeira, c’est
l’éboulis de maisons, de rues, de monuments et de places qui descend
jusqu’aux berges du Douro.
Texte et desssins R. Biberfeld - photo JH Robert
2016
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