Un roman policier en 10 chapitres
Quatre dames en bateau
Chapitre II
MAMAN LES P'TITS BATEAUX
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La brochure de la Marie-Josèphe
présente le bâtiment comme un véritable yacht, un navire à taille
humaine. Ces dames avaient émis quelques doutes au vu des dimensions
annoncées. Le tonnage, 23.450 t, ça ne leur disait rien. Les 600
passagers, les 300 membres de l'équipage, ça faisait beaucoup pour un
yacht. Les 300 cabines n'étaient pas plus rassurantes. Six ponts en
réalité, dont quatre pour les passagers. Et l'on ne parle pas des
équipements. Sophie Bernard, et Alberta Fiselou se partageaient une
cabine, Gisèle Pouacre et Emmeline Croin une autre. Si ce petit bateau
n'avait pas de jambes, il disposait de trois bars, de deux restaurants
(un self, et un avec toutes mignardises du service à l'assiette, même
si les produits, au demeurant fort sains – il ne s'agit pas de donner
la tourista
à neuf cents personnes, même si elles disposent de chiottes
individuelles – ne semblent pas exceptionnels), d'une pataugeoire
baptisée piscine, de deux bains à hydromassage mis à la disposition de
toute personne désireuse de se faire hydromasser, d'une table de
blackjack et de quelques machines à sous, d'un théâtre, d'un atrium, et
d'un salon panoramique. Il vaut mieux ne pas avoir affaire au centre
médical, la blanchisserie peut s'avérer utile, les deux boutiques
proposent assez de souvenirs pour réparer les oublis. La chose file ses
dix-huit nœuds en temps ordinaire, la vitesse que peut atteindre un bon
cyclotouriste, et peut monter jusqu'à vingt-sept nœuds, la vitesse
autorisée dans les agglomérations, à la portée d'un
cyclomoteur pas trop gonflé.
La plupart des passagers ont été récupérés près
des Invalides – vu l'âge moyen des clients, cela ne peut indigner
personne – et acheminés vers Dunkerque d'où l'on doit appareiller au
cours de l'après-midi. Valises dans la soute, déposées ensuite
directement dans les cabines, bagages à main passant dans un détecteur.
On remettra à chacun une carte magnétique qui ouvre les portes, et que
l'on vérifie chaque fois que l'on quitte et que l'on rejoint le bateau.
Au moins, fait remarquer Alberta, s'inquiétera-t-on de toute absence.
Le personnel ne tient pas à lâcher des passagers à chaque port, ni les
autorités locales à en récupérer. Une contrainte dont un éventuel
assassin devra tenir compte.
Dans la vaste buvette où la plupart des passagers
attendent que ce soit leur tour de prendre place dans la noria de cars
garés à une cinquantaine de mètres, ces dames décident d'emblée de
renoncer à la sotte comédie du ça
par exemple ! On ne fait pas attention
à elles, elles peuvent décider que ce sera Gisèle Pouacre qui aura eu
l'idée de ce voyage. J'ai une bonne tête, reconnaît Gisèle Pouacre. Il
faut en attendant se faire reconnaître comme un membre de La Grande
Bleue, la plupart des autres, qui se sont directement
adressés aux Rois
Mages étant eux-mêmes partagés en plusieurs groupes.
Chaque autobus
prend son chargement de viande, après avoir rempli ses soutes, et l'on
se hisse dans les grosses machines au demeurant équipées de toilettes ;
c'est la première fois que ces dames s'aventurent dans ces véhicules
spécialisés dans les longs voyages. Le numéro de la cabine doit être
accroché aux poignées des valises que l'on ne prend pas avec soi. Ces
dames ouvrent de grands yeux comme un anthropologue désireux d'étudier
une communauté d'aborigènes. Sans aucune ironie. Elles n'ont jamais été
snobs, dans la mesure où elles ont constaté maintes fois la prodigieuse
inculture de ceux qui affichent leur vernis. Elles regrettent juste de
ne pas voir pris ne serait-ce qu'un petit appareil photographique.
Quand on voyage, on mitraille.
Le vent chargé d'ondées fout une joyeuse branlée aux tentes
où se réunissent les véhiculés, un tapis rouge trempé mène à l'abri qui
devrait permettre aux amateurs de monter à bord sans se faire saucer.
Une fanfare s'échine d'autant plus gaiement que les cuivres ont la
goutte au nez. Passée la manière de sas, on longe une petite armée
d'uniformes joviaux, puis l'on a droit à quatre aimables
créatures déguisées en libellules, avant ce qu'on imagine être les
artistes, et le meneur de troupe qui sourit poliment en ayant toujours
l'air de retenir une plaisanterie. Ces dames trouvent dans leur cabine
le Journal de bord ,
qui ne rend compte que du programme de
l'après-midi.
– Le pilote... dit Emmeline Croin.
Gisèle Pouacre hausse les épaules.
– Il faut effectivement un pilote pour entrer dans
un port comme pour en sortir, mais je le vois mal, à la tête d'un
groupe armé, dire au commandant : "Nous venons juste liquider votre
chargement de vieux débris et de vieilles biques." Et, vu le trafic,
les ports sont des endroits très surveillés. Je ne parle pas du repli.
Faut tirer un trait sur les pilotes.
– On peut toujours rêver quand même, et c'est
parce que c'est impossible, que ça peut sembler tentant...
– On fera attention.
On peut imaginer l'équipage d'un de ces bateaux
remplacé par un autre, mais cela demande une préparation qui ne
correspond pas au style de la société secrète que Sophie Bernard a cru
repérer.
Ces quatre dames sont fascinées par cet exercice
tout nouveau pour elles. Au lieu de résoudre une affaire, elles doivent
s'arranger pour prévenir toute tentative, ou trouver un moyen de se
mettre à l'abri si la Marie-Josèphe
est attaquée. Il faut commencer par
examiner soigneusement les lieux.
Elles n'en auront pas le temps le premier jour.
On commence, tout de suite après s'être restauré
au buffet, par se réunir dans un des salons, avec les autres membres de
l'association La Grande
Bleue. La responsable de cette petite troupe
tient à faire les présentations. Comme il faut bien trouver une amorce,
il s'agit de répondre à des questions assez simples : est-ce votre
première croisière ; qu'est-ce qui vous a incité à choisir celle-ci ;
cela tiendrait du tour de table, s'il y avait une table. Sophie Bernard
songe à une réunions d'alcooliques anonymes : je m'appelle Barnabé...
Bonjour Barnabé. Première constatation, Josiane et Alain Gerbille ne
participent pas à cette rencontre. Conclusion : soit ils sont passés
par Les Rois Mages,
soit ils relèvent d'un statut particulier. Il est
vrai qu'Alain Gerbille doit animer un atelier. On le dit en passant.
Bonne surprise : rien à voir avec les joyeux animateurs du Club Med, ni
avec la prise en mains d'un troupeau d'oies par une cheftaine. On
aborde naturellement quelques détails pratiques, lesquels semblent tous
réglés, l'on évoque quelques contraintes, qui ne sont pas le fait des
responsables de l'association. Quant aux compagnons de voyage, on
dirait simplement des clients descendus au même hôtel.
On s'astreint dans la foulée à l'exercice
d'abandon. L'on accepte de marcher au pas, de rejoindre les lieux de
rassemblement en face des impressionnantes chaloupes qui ne ressemblent
pas aux chaloupes d'antan, d'enfiler d'encombrantes bouées, et d'en
apprendre l'usage, suit l'appareillage en musique. Plutôt que de
s'agglutiner à l'avant du pont supérieur, c'est le moment de faire une
ronde pour s'apercevoir que seuls les bastingages latéraux sont
accessibles, et qu'il y a toujours un membre de l'équipage qui traîne
dans les environs, même pendant la présentation de l'équipe de
croisière qu'elles sèchent. Se dresser sur la proue bras écartés comme
fait Brad Pitt dans le Titanic
de Cameron semble à première vue
impossible. L'on peut écarter d'emblée le passager discrètement jeté à
la mer. Elles se sentent trop fatiguées pour assister au ballet,
agrémenté de morceaux chantés comme dans les comédies américaines, et
constatent qu'il y a toujours quelqu'un qui traîne près des
bastingages. Circonstance amusante, un espace fumeur, comme on dit, est
prévu non loin des chaloupes, preuve que les lois Évin s'appliquent
jusque sur les eaux internationales, un endroit trop fréquenté pour que
l'on puisse balancer un de ses semblables à la mer sans attirer
l'attention de quelque quidam sorti s'en griller une.
Le fait que le groupe Libellules
anime
une soirée
dansante ne fait que multiplier les témoins potentiels. Il serait plus
facile d'étrangler proprement sa partenaire au cours d'un slow et de la
déposer gentiment sur un fauteuil.
Autre piste, les escaliers. Le premier jour,
beaucoup de passagers hésitent à utiliser les ascenseurs, de peur de
s'y trouver coincés en cas de malheur. L'on peut compter sur le fait
que la plupart finiront par se lasser de les monter et de les
descendre, mais il y aura toujours quelqu'un qui en aura assez d'en
attendre un.
Emmeline Croin croise le couple Gerbille dans les
escaliers, et présente Gisèle Pouacre.
Entre-temps, deux services au dîner, l'un à
dix-huit heures trente, l'autre à vingt heures trente. Ces dames sont
du
premier, on les a installées à la même table, avec un couple venu de
Menton, qui se fait une joie de découvrir quelques villes hanséatiques.
Une bibliothécaire qui au bout de quinze ans a trouvé que la jeune
classe était de plus en plus infréquentable. L'aspect d'abord. Le
public était plus ou moins homogène au début, le bruit de fond
supportable. À la fin, on se serait cru dans un salon de toilettage où
tous les chiens auraient eu du mal à se tenir tranquilles. Le mari,
plus vieux, et plus placide, a laissé filer les années et les classes,
en se moquant éperdument des humeurs et des sentiments de son public.
Il semble en revanche assez fier de son Pentax K30, quoiqu'il préfère
d'ordinaire faire des photos d'intérieur avec un modèle plus
sophistiqué. Il ne s'étend pas là-dessus. Ces dames confient qu'elles
se sont connues dans une classe supérieure réservée aux chartistes, et
qu'elles sont ravies de se retrouver. Elles plaisantent sur le fait
qu'elles n'ont quitté les bancs du lycée que pour s'enfermer avec de
vieux documents. Pas un mot sur leurs voyages précédents, leurs
randonnées à vélo, les affaires qu'elles ont résolues. L'on s'accorde à
reconnaître que le contact avec les textes est moins décevant que la
fréquentation de jeunes gens qu'on a regroupés dans l'espoir qu'ils
apprendront quelque chose. Cela dit, quand on n'enfermait pas les
gamins dans des classes, on leur faisait garder les vaches,
ou balayer les ateliers. Il n'y a que les dernières générations qui se
sont laissé convaincre que l'on doit aider un enfant à s'épanouir : les
ruraux et les contremaîtres sont beaucoup moins complaisants que le
plus féroce des pédants.
Le couple Gerbille est du deuxième service, il
soupe avec l'amuseur en chef, et la responsable des Rois Mages. On
fait
allusion à certains articles d'Alain Gerbille, qui se montre modeste.
C'est une faiblesse de réunir les meilleurs dans un recueil quand on
vit d'actualité. Il se fait un devoir de ne jamais les relire.
L'éditeur s'arrange avec sa femme, qui est la gardienne de ce temple
illusoire, quand elle ne veille pas à la bonne tenue de ses papiers. On
ne saurait être à ce point complémentaire. Il se flatte de faire
travailler les amateurs dans son atelier, sur une matière qui n'existe
pas encore. L'on recueillera sur la toile les dépêches de diverses
agences. Chacun fera son tri. Après tout, un événement n'existe pas par
lui-même, ce n'est que la rencontre entre un fait et quelqu'un qui veut
bien lui accorder quelque importance. Les péripéties de l'Histoire
souffrent du même handicap. Le meneur de revue regretterait presque
qu'il ne se produise pas, il l'annoncerait : "Veuillez accueillir par
des applaudissements nourris un homme qui ne sait pas ce qu'est un
événement, mais vous en sortira un de son chapeau." Josiane Gerbille
note que la dame des Rois Mages joue parfaitement les faire valoir, et
parvient à donner l'impression qu'elle a de l'esprit, sans faire de
l'ombre au spécialiste des mots d'esprit. Ce chaleureux badinage doit
faire partie du cahier des charges. Deux Libellules en civil
complètent
la table, raisonnablement jolies, et bien décidées à être belles, et à
se taire. À chacun son métier. Son mari a vite senti qu'elles faisaient
de la figuration, et a renoncé à leur adresser autre chose qu'un
sourire de temps en temps pour bien marquer qu'il ne les tenait pas
pour quantité négligeable. Service minimum. Elle connaît sinon les
qualités de la bête. Le meneur de revue et la responsable oublient vite
leur rôle, et se laissent aller à quelques confidences. L'un a été
l'ami de bien des célébrités sans parvenir à être autre chose qu'un
comparse, le complice à vie de grands noms, l'autre affiche une
souriante autorité, soulignée par le fait que rien ne la démonte. Elle
a souffert toute sa vie de n'avoir rien d'autre que le sens de la
répartie. Ancienne hôtesse de l'air qui est montée en grade en
descendant au ras des flots. Elle avait rêvé, dans sa jeunesse, d'être
la patronne d'un grand magasin. Son père était majordome, sa mère femme
au foyer, espèces pratiquement éteintes. Josiane admire la technique de
son mari, qui recueille nonchalamment des confidences que chacun a dû
lâcher par bribes à ses intimes, sans montrer la moindre curiosité,
juste un soupçon d'intérêt. Pour les Libellules,
les
renseignements
succincts et sans doute mensongers donnés par le Journal de bord
constitueront une bonne amorce au besoin. À
elle d'en tirer quelque
chose. Elle a bien envie de considérer son mari comme un passager
ordinaire.
Ils croisent, en se rendant à la salle de
spectacle, Emmeline Croin qui leur présente Gisèle Pouacre. Surviennent
alors Sophie Bernard et Alberta Fiselou, nouvelles présentations. Alain
Gerbille manquerait volontiers le début du spectacle pour un bout
d'entretien avec ces dames, mais ce ne serait pas poli. D'autre part,
il ne veut pas rater la prestation du Monsieur Loyal. Josiane Gerbille
admire l'aisance du personnage. Une telle énergie par un temps si
chagrin ! s'exclame l'amuseur. Difficile de trouver meilleur public.
N'est-ce pas, Madame ? Il est bon qu'il existe un âge où l'entourage
veut bien reconnaître que l'on a le pied bon, et l'œil aussi. Des
qualités galvaudées par de jeunes gens qui se croient tout permis, et
ne peuvent être savourées que par ceux qui savent. En revanche, les
danseurs que j'ai le plaisir de vous annoncer ne se permettent que de
bien faire leur métier. Que le spectacle commence !
Un spectacle vite léché, que le public se rende
compte qu'on ne lui offre pas n'importe quoi. Un tour du monde
impersonnel où tout le monde peut se reconnaître, quoi qu'en pensent
les grincheux. Les danseurs ont quand même du mérite, dans la mesure où
le plancher ne semble pas très stable, comme on a pu le constater en
gagnant la salle. Josiane Gerbille, qui a mauvais esprit, se dit qu'il
ne manque plus que la distribution de bols de chocolat, et les
respectueuses familiarités d'un édile soucieux de flatter une partie de
son électorat. C'est tout un art.
Sigurd Binse, qui a pas mal navigué, dans sa
jeunesse folle – une bonne régate vous lave de toutes les scories
déposées par une famille de bons à rien, et l'on trouvait qu'il faisait
un remarquable équipier – analyse les côtés pratiques de son opération.
Il lui faut un yacht assez important pour contenir des embarcations de
traîne-misère surarmés. Il n'a pas contre la piraterie les préventions
de ses contemporains. Le métier était bien considéré dans l'antiquité.
Il fallait être une société de latifundiaires bien nourris pour vouloir
nettoyer le Mare Nostrum
de tout intrus. La profession offre de nos
jours d'intéressants débouchés sur certaines routes maritimes. Si la
Mer du Nord est pour l'instant épargnée, c'est d'abord parce qu'on n'y
pense pas, ensuite parce qu'elle semble surveillée comme le lait sur le
feu. Elles est jalonnée de plates-formes pétrolières, et certains
couloirs maritimes sont pour le moins peuplés. Bref, les seuls pirates
admis dans la région, ce sont ceux qui infestent le monde de la
finance. En y mettant le prix, il s'est réservé un yacht de trente
mètres. Pas besoin d'un skipper, il sait faire. Il sélectionnera dans
la bande ceux qui ont fait un peu de navigation. En ne se hasardant pas
trop dans les couloirs de navigation, on passera facilement pour un
plaisancier fortuné.
L'abordage ne devrait pas poser trop de problèmes,
ni l'opération proprement dite. Les brochures donnent les plans du
navire. Et l'on croira à une simple prise d'otages, où les agresseurs
font traîner les choses, le temps d'arriver à un prix intéressant. Nul
n'imaginera que l'on tire d'emblée dans le tas. Personne n'établira un
lien avec les opérations rondement menées contre des maisons de
retraite. Le gros problème, ce sera le repli. Il faut bien trouver un
port où aborder. Après le massacre on ne songera plus qu'à envoyer le
yacht par le fond si on ne l'arraisonne pas. On s'approche des côtes à
portée d'homme-grenouille, équipement enfilé à bord, pilote
automatique, équipement abandonné à cents mètres des côtes, l'eau à
quinze, c'est faisable. Voiture au point de chute, vêtements. Le yacht
n'est plus qu'un leurre. Faire juste attention en le quittant.
Dernière difficulté : se trouver naturellement sur
la route de la
Marie-Josèphe. Les horaires ne sont qu'approximatifs. Il
y a un indicateur à bord. Avec un peu de chance, le yacht attirera
l'attention du passager qui déjeune. Un petit attroupement facilitera
les choses.
Ces dames ont fini par se faire une idée précise
du bâtiment en arpentant les coursives. Un pont avec des hublots
ordinaires, deux avec des ouvertures plus larges, des manières de suite
réservées aux intervenants huppés, et à la crème de l'équipage : le
commandant, son lieutenant, le commissaire de bord, le responsable des
machines, le médecin, l'aumônier. Si agression il y a, mieux vaut que
les passagers ne soient pas enfermés dans les cabines. L'on ne vide pas
trois cents cabines en une demi-heure. Quoique, avec un prétendu
exercice d'alerte...
Un point positif, il va leur être impossible de
suivre machinalement le mouvement. Les curiosités habituelles, entrées
dans les ports, départs, embarquement des pilotes, échantillons de
monuments, excursions, sont offerts en plus. Il ne s'agit en somme que
de
se faire une idée de. Ce qui transforme chaque guide en chef de rayon
faisant l'article pour ses produits. Libre au voyageur d'envisager un
séjour plus long dans les endroits qui lui ont plu. Ces dames
s'accordent à juger que cela ne fait que souligner une constante. L'on
n'a jamais vraiment le temps de s'arrêter. Peut-être en haut d'une côte
cherche-t-on à s'imprégner d'un panorama dont on ne saisira jamais tous
les détails. Nous vivons de vues cavalières. Cela devient patent dans
un musée, où même en s'attardant devant certains tableaux, l'on n'en a
jamais fait le tour. On relève, on constate, on savoure, on fait ce
qu'on peut parce que le tableau suivant attend. Les musées ferment,
même pour ceux qui aimeraient y passer leur vie, comme les paquebots
appareillent.
En attendant, elles ont un triangle amoureux à se
mettre sous la dent, le couple Gerbille et Armand Languisse, le
linguiste disert. Emmeline Croin nourrit quelques soupçons sur les
relations entre les époux, mais le numéro de chacun semble tellement au
point, qu'il n'y a rien à espérer de ce côté là. Quant à un éventuel
abordage, ce n'est que la conjonction entre une question que se pose
Emmeline Croin : pourquoi demander à un journaliste coté de partir en
croisière pour le compte du journal ? et quelques coïncidences
relevées par Sophie Bernard. Pourquoi la Marie-Josèphe
plutôt qu'un
autre bâtiment ? Pourquoi maintenant ? Le maintenant s'explique : c'est
le moment des grosses transhumances, les bétaillères flottantes sont
assez nombreuses pour qu'on n'accorde à chacune qu'assez peu
d'attention. La Marie-Josèphe est moins surpeuplée que d'autres
monstres, ce qui réduit les risques. Et puis, il faut bien l'avouer, la
perspective d'un meurtre ou d'un massacre pimente le voyage.
Après s'être concertées avec les autres, Alberta
Fiselou et Sophie Bernard rentrent dans leur cabine. La première
cherche sa carte magnétique dans son sac. Un responsable des cabines
surgit de nulle part pour ouvrir. C'est comme dans les grands hôtels,
il y a toujours quelqu'un pour prévenir vos besoins, vous surveiller et
veiller à quelque grain. (Sauf quand il s'agit de confondre après coup
une huile connue pour ses mœurs de soudard, pour le plus grand plaisir
des féministes qui défilent ; les responsables de l'étage et les
chargés de la sécurité devaient faire une partie de rami). De nulle
part... c'est vite dit. La cabine d'Alberta Fiselou et de Sophie
Bernard se trouve juste au niveau d'un des escaliers. Il y en deux,
d'escaliers. L'un près de la proue, l'autre près de la poupe. Les
restaurants se trouvent au niveau de la poupe. Le salon panoramique à
l'avant. Si attaque il y a, l'on peut supposer que ce sera au niveau de
la poupe.
Entre-temps, elles ont trouvé un nouveau numéro du
Journal de bord dans leur cabine.
Alain Gerbille qui est du matin, animera à dix
heures et demie son atelier d'apprentis journalistes, pour ceux qui ne
sont pas tentés par le ping-pong, le massage des mains ou le cours de
danse. C'est Sophie Bernard qui se propose. Gisèle Pouacre fera
l'après-midi partie de la chorale qui travaille sous la direction du
belcantiste attitré de la croisière. Emmeline Croin et Alberta Fiselou
se taperont toutes les conférences. On s'arrangera pour assister à tour
de rôle aux projections de film et aux spectacles. Elles se disent
qu'en participant aux "activités" elles attireront un peu moins
l'attention. Emmeline Croin se découvrira une passion pour les langues
baltes et slaves, et se montrera intriguée par les égarements
finno-ougriens des Finlandais et des Estoniens. Ça lui sera d'autant
plus facile que voulant lire jadis dans le texte les Récits de feu Ivan
Pétrovitch Bielkine, Le Nez, et Guerre et Paix,
elle avait suivi une
initiation coton radiodiffusée par le Centre National de
Télé-Enseignement. Et elle n'avait pas craqué à la trentième leçon. La
même maison d'édition avait publié des éléments de grammaire historique
du russe. Ça lui avait passé au bout de trois ans, mais elle en savait
encore assez pour harponner régulièrement Armand Languisse. Elle se
contenterait de hocher la tête pendant ses conférences. Rien de tel
qu'une marotte avouée, pour faire figure d'originale, ce qui peut
s'avérer utile à l'occasion. Cela dit, elle sera trop courtoise pour
parler de ce qui la passionne. Il est des choses que l'on ne tient pas
plus que ça à partager. Gisèle Pouacre lui avait objecté qu'un brin de
prosélytisme achèverait le personnage. Il achèverait surtout
l'auditoire avait-elle répondu.
Cela dit, on peut passer son temps à bouffer : le
restaurant-buffet est ouvert de 7 h à 9 h 30, puis de 12 h à 14 h30, un
thé de 16 h à 17 h (elles auront le temps de constater que l'on peut
s'empiffrer de viennoiseries, de gâteaux secs, de tartelettes, et de
pâtisseries plus grasses encore), avec les deux services du dîner, l'on
ne cessera de tomber sur des gens repus qui vaquent à d'autres
activités, ou des affamés qui viennent se restaurer. L'intérêt des mers
septentrionales, c'est que le soleil se lève tôt et se couche tard.
Autant de gens sur les ponts pour assister à l'opération. Comme pour
surprendre des côtes se pointant à l'horizon à l'heure dite. Trouver un
créneau pour expédier sa moitié sans témoin, cela ne va pas de soi.
Ces dames ne croient pas à un crime prémédité qui
exige des repérages aussi précis. Mais un bon accident devant un
auditoire choisi peut présenter quelque intérêt.
Le ciel est comme on dit peu nuageux, ce qui
change de la veille, la mer agitée, ce qui semble pour l'instant une
vocation, mais l'on ne sent qu'un léger balancement. Pas de quoi chuter
inopportunément d'un pont à l'autre, en prenant le frais, et l'équipage
ne laisserait pas les passagers badauder à l'extérieur par mer grosse
ou même très forte . La croisière peut s'amuser en paix.
La conférence donnée par un sautillant gros
bonhomme qui monte régulièrement en épingle, dans une émission du
matin, quelque anecdote historique amuse beaucoup Alberta Fiselou. Il
faut beaucoup de constance pour parler de la Suède en oubliant que les
Varègues ont été à l'origine du premier État russe, en ne mentionnant
pas l'importance de Gustave II Adolphe pendant la guerre de Trente Ans,
en expédiant joyeusement le bouillant Charles XII auquel Voltaire a
consacré un ouvrage, en ignorant délibérément les efforts des riverains
pour contrôler le golfe de Finlande et la Mer Baltique. Cela dit,
l'eût-il fait, il aurait mortellement ennuyé l'ancienne archiviste qui
a eu dans sa jeunesse sa ration de leçons d'Histoire. Le monsieur
sautille et papillonne (ce qui est normal quand on arbore constamment
le nœud qui va avec), prend constamment son public à témoin, n'en
revient pas de toutes les anecdotes dont il offre un échantillon. Le
couple de Menton, à midi, n'a pas trop aimé le numéro du joyeux drille.
Il aurait voulu un vrai cours, fouillé, une synthèse magistrale.
Alberta les rassure, il l'aura le lendemain, avec le sieur Languisse
qui fait des efforts pour se mettre à la portée de son public, en
expliquant des faits parfois complexes sans employer plus de mots
techniques que nécessaire. La typologie des langues est une discipline
parfois aride.
Le Journal
de bord avait promis des plaisirs en
mer, ce qui veut dire que l'on passera tout l'après-midi dans un canal
embouteillé où l'on se demandera continuellement comment les bâtiments
les plus imposants font pour passer sous les ponts. Comme les usagers
ne peuvent dépasser les huit nœuds, des cyclistes s'amusent à leur
faire un brin de conduite. Seule véritable attraction, les monstrueuses
écluses à l'entrée et à la sortie, mitraillées comme il se doit par les
passagers friands de ce genre de nouveauté. Un navire de plus de 20 000
t qui passe une écluse, ça en jette. Il faut reconnaître qu'il y a
aussi des curieux sur les rives.
Alain Gerbille a enthousiasmé son public le matin,
en faisant défiler devant lui les dépêches des agences, et en
distribuant les rôles. Son épouse s'est dispensée de suivre la
démonstration, au prétexte que c'est une matière qu'elle a appris à
connaître.
En sortant de la conférence de l'historien,
Emmeline Croin se traite d'idiote. Elle se demandait comment elle
ferait pour garder un œil sur Josiane Gerbille, elle se demande à
présent comment elle aurait pu éviter de le faire. Elle avait tout
simplement oublié que Josiane Gerbille aurait voulu être archiviste,
cela l'embêtait d'obliger une retraitée à revenir sur ses activités
passées, mais si on voulait bien lui en donner une idée. Vrai de vrai,
si l'on envisage de se défaire de cette épouse plus qu'exemplaire, il
faudra que ce soit sous leurs yeux. Les quatre dames seront tour à tour
en veine de confidences professionnelles.
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