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CLYTEMNESTRE Mon époux, ma main droite en a fait un cadavre, De la belle ouvrage. C'est comme ça. |
Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction de l' Agamemnon d'Eschyle par Fred Bibel |
La femme du maraîcher se sent à présent en terrain connu.
Sauf quelques points de détail à régler, l'Orestie ne présente guère de
difficultés : Agamemnon se fait tuer à son retour de Troie par sa
femme Clytemnestre et Égisthe, le coquin d'icelle ; elle est la main,
il est la tête ; Oreste, le fils d'Agamemnon, jadis prudemment écarté,
revient pour tuer sa mère ainsi qu'Égisthe, suscitant la colère des
Érinyes, jusqu'à ce que le tribunal de l'Aréopage mette fin à ses
tourments. Le deuxième volet a été régulièrement repris par d'autres
dramaturges jusqu'à nos jours. Le premier l'explique, le dernier offre
un dénouement plausible, qui est tout à la gloire d'Athènes. Les
philosophes du potager sont des connaisseurs, c'est la seule trilogie
qui nous reste d'un auteur attique. Le maraîcher n'a pas fait des efforts particuliers, Le pourtour de ses serres est envahi de poireaux sauvages et de pissenlits, qui seront assaisonnés avec du lard fondu, et un poil de vinaigre de cidre, on pourra les savourer en grignotant du saucisson descendu d'Escouloubre, et s'offrir de petites tranches d'un fromage pyrénéen, l'on terminera avec un composé des pommes soigneusement conservées dans des casiers, les pommes de l'hiver comme il dit, cuites au four avec leur peau, et de la confiture maison ; de bonnes miches épaisses, un cubi de fronton. C'est à la bonne franquette. Il ne s'est pas abrité derrière son grand-père pour commettre un essai :
— Eschyle a écarté d'emblée le fait qu'Égisthe est né d'un inceste, dit Fred Caulan. On dirait que le poète n'a pas voulu éluder la question… Mais ce n'est là qu'un détail qui n'apporte rien à l'intrigue. Il faut croire que le fameux détail ne laissait pas les philosophes du potager indifférents. Lucie Biline a bien voulu dire quelques mots là-dessus. — Nous savons le festin qu'a servi Atrée à son frère. Il n'est rien de pire que de se repaître innocemment de la chair de ses propres enfants. Pris d'une subite indigestion Thyeste quitte la table et sa cité. Il s'en va d'abord à Thesprote, puis à Sycione où il retrouve sa fille Pélopia, la seule femme, d'après un oracle, qui puisse lui donner un héritier capable. On ne dira jamais assez de bien des oracles. Difficile de lui présenter la chose entre la poire et le fromage. Il la surprend donc, la nuit, alors qu'elle rentre chez elle après avoir célébré l'on ne sait trop quel sacrifice, la viole et s'éclipse d'autant plus vite qu'elle est parvenue, dans la lutte, à lui arracher son épée. Peu après, elle tape dans l'œil d'Atrée qui l'épouse sans trop savoir qui elle est. Elle ne lui cache pas qu'elle a eu un enfant d'un brutal et qu'elle l'a exposé à sa naissance. Recherches d'Atrée, il le débusque chez des bergers qui le nourrissent de lait de chèvre. Il l'élève, et l'envoie, quand il est grand, à Delphes, d'où il doit lui ramener Thyeste. À son retour, Atrée le prie de le tuer. Égisthe s'en va, comme un bon fils adoptif, accomplir sa mission. Mais il lui faut bien tirer son épée, Thyeste lui demande d'où il la tient ; et quand il apprend que c'est sa mère qui la lui a donnée, il déballe toute l'histoire, sans se préoccuper un instant de la façon dont Pélopia va essuyer la nouvelle. C'est vite vu, elle s'en perce la poitrine, Thyeste l'arrache du corps de sa mère et va trouver Atrée, lequel célèbre un sacrifice pour fêter la mort de son frère. Il le frappe. Thyeste est rétabli sur son trône. On n'a jamais vu une croix de sa mère servir autant de fois en si peu de temps. Le public connaît les faits, il n'est pas indispensable de les lui rappeler, et l'on ne voit pas bien ce qu'une allusion viendrait faire dans ce drame. Tout doit se concentrer autour du piège qui se referme sur Agamemnon. Égisthe est le planqué qui a séduit l'épouse rancunière du guerrier, et met au point le stratagème qui permettra d'expédier le mari. Il est accessoirement le fils de Thyeste qui venge son père en expédiant le fils d'Atrée, ce qui règlerait définitivement le problème s'il n'y avait le fils — et la fille — d'Agamemnon. Mais ceci est une autre histoire qui devra développée dans le second volet du triptyque. — Eschyle ne s'est pas attardé non plus sur la personnalité d'Agamemnon, dit Marie Verbch, ni sur la façon dont il a conquis Clytemnestre. Il ne l'a pas conquise en fait. Il a fait sa cour en tuant son premier mari, ainsi qu'un nouveau-né qu'elle avait eu de lui. Ses frères — Castor et Pollux — ont pris la mouche et l'ont forcé à épouser la veuve On connaît l'histoire de l'oie fécondée par un cygne : elle a pondu deux œufs. L'un a été percé par Pollux et Clytemnestre, l'autre par Castor et Hélène. L'oie s'appelait Léda, et Zeus était le cygne. Disons que les garçons sont des héros doriens, ce qui est normal quand on a percé sa coquille sur le Taygète, près de Sparte, et que les filles ont fait des dégâts. Clytemnestre pouvait se dire qu'elle épousait un grand prince. Sa sœur Hélène avait choisi le frère du grand prince. Sur les conseils d'Ulysse, pour éviter toute répercussion, les prétendants devaient s'engager à se coaliser contre celui qui voudrait revenir là-dessus. C'est en fait un étranger qui a enlevé Hélène. Agamemnon s'empresse de rameuter l'ensemble des chefs, qui traînent la jambe. Non content d'avoir dérangé tout ce monde, il fait des pieds et des mains pour qu'on le mette à la tête de l'expédition. Un général parfaitement irresponsable. Il tue une biche à Aulis, et s'empresse de dire qu'Artémis n'aurait pas fait mieux. Ce n'était pas la meilleure façon de se concilier la déesse, qui arrête les vents, ou les fait souffler du mauvais côté. On ne peut partir que s'il sacrifie sa fille. Rien ne l'empêchait de renvoyer les autres dans leurs foyers. Vue la façon dont il leur avait forcé la main… Rongé par l'ambition, il geint pour la montre, se dit conscient de ses responsabilités, fait venir sa femme et sa fille en Aulide, et sacrifie l'une quoiqu'en ait l'autre. Peu importe qu'Iphigénie soit sacrifiée en effet, ou remplacée par une biche et transportée par la déesse en Tauride, Clytemnestre ne la verra plus. Dans un coup de main, Agamemnon s'empare plus tard de Chryséis, fille d'un prêtre d'Apollon, tandis qu'Achille récupère Briséis. Le prêtre se plaint à son dieu qui envoie une épidémie à l'armée grecque. Agamemnon n'a cure de ses ravages, il faut qu'un conseil de guerre se réunisse pour le prier de rendre la douce enfant au prêtre. Il réclame Briséis à la place, Achille se retire sous sa tente. Aucun tragique, aucun poète épique ne l'apprécie, et le mari cocu n'est pas mieux traité. Mais nous sommes à Argos : Eschyle se met à la place des citoyens qui ne voient en lui qu'un protecteur capable de dissuader n'importe quel envahisseur. C'est toujours mieux qu'une femme et un planqué, comme dit Lucie. — Une femme qui se défait de prétendants insupportables, comme les Danaïdes ou d'un mari sanguinaire, comme Clytemnestre ne peut être qu'odieuse ! lance Isabelle Higère. Les vrais hommes étaient à Troie… Quelle misère ! Les vieillards entendent les paroles équivoques de Clytemnestre. Tout juste si le Coryphée ose avancer qu'Agamemnon ferait bien de se renseigner pour savoir sur qui il peut compter. — Le rêve du guerrier, dit Luc Taireux : la guerre ailleurs, la paix chez soi. — Les dames sont un peu plus respectées dans les œuvres du XIIe siècle, dit Nicolas Siffe. On prend en compte leurs désirs, leurs souffrances, et ce n'est pas d'elles que les fabliaux se gaussent. Cela dit, l'on voit dans un roman du domaine occitan "Daurel et Beton", un comte importuner la femme d'un duc, avant de le tuer dans une partie de chasse, et d'exiger de Charlemagne la main de la veuve. On n'est pas très loin d'Agamemnon. Il est apparemment un détail qui choque profondément Claudie Férante. — De quoi se mêlent-ils, les frères de Clytemnestre ? Ils exigent réparation en sacrifiant leur sœur au meurtrier. Au Maroc, une fille vient de se donner la mort parce qu'on l'a mariée à son violeur. — Les maris, tient à préciser Nicolas Siffe, font de piètre chevaliers servants… Marie Verbch trouve apparemment que l'on perd le fil. — Dans les œuvres qui nous intéressent, le héros et le guerrier conquièrent leur épouse de haute lutte, ils viennent à bout d'un monstre, ou se montrent supérieurs à tous les prétendants, s'ils n'ont pas la chance d'être choisis par la plus belle femme du monde. Expédier un premier mari, c'est pour le moins indélicat. Il est des exceptions comme Ulysse et Pénélope. Pénélope est l'image même de la fidélité, et s'il arrive à son mari de tomber dans les rets d'une autre femme, il ne s'exécute que parce qu'il ne peut faire autrement. Circé est une magicienne et Calypso une immortelle. Eschyle ne réprouve pas la sujétion à laquelle les femmes sont soumises, il blâme les excès. L'Héraclès de Sophocle ne se gêne pas pour ramener au foyer conjugal une princesse qu'il entend épouser de force, Agamemnon installe carrément Cassandre dans ses meubles. Heureusement qu'il existe des personnages plus modestes comme le veilleur prié de ne jamais fermer l'œil, relégué sur le toit du palais, comme un chien. L'arrivée triomphale d'Agamemnon après avoir anéanti une cité, avec une devineresse dans son bagage… pas besoin de le faire marcher sur de la pourpre, pour qu'elle prenne un caractère scandaleux. Aucune compassion pour les morts, encore moins pour ceux qui l'ont attendu si longtemps. Le sport préféré de l'Atride, c'est de se mettre ses compagnons d'armes à dos. On lui fait bien remarquer qu'il ne commande que les Argiens, et qu'il ne peut prendre de décision qu'après avoir consulté les autres. Qu'il soit le général en chef de l'expédition, cela n'en fait pas le roi de tous les Grecs. Il ne cesse de réclamer bien plus que ce qui lui est dû. Zeus a foudroyé des princes pour moins que ça. La mise à mort va de soi, mais pas pour les vieillards d'Argos. Les rivalités meurtrières sont le fait des grands. Il suffit au chœur qu'il soit le protecteur naturel de la Cité. Ce qui soulève son indignation, ce sont les usurpateurs. Clytemnestre n'est qu'une femme, et une mauvaise femme de surcroît, Égisthe profite de l'absence du maître pour séduire sa femme, et comploter sa mort. Le Coryphée n'ignore pas ce qui se passe. Qu'est-ce qui l'empêche d'être plus explicite avec le héraut, ou le prince légitime ? Silence embarrassé. Lucie Biline sourit, sans rien dire. — Les petits n'ont pas à se mêler des affaires des gros, avance Luc Taireux. Le Coryphée reconnaît à Clytemnestre le droit de prendre des décisions en l'absence de son époux. Quitte à suggérer qu'elle a pu s'emballer sur de faibles indices. Elle doit retracer le parcours des signaux lumineux annoncent la prise de Troie. Et tout ça pour s'entendre dire que ses propos ont autant de sens que ceux d'un homme pénétré de sagesse… d'un homme… il emploie bien le terme anèr, j'ai bien vérifié, et pas anthropos ; tu parles euphronôs, comme un homme sôfrôn. En attendant, ces feux qui rebondissent d'étape en étape, franchissant des bras de mer et de vastes espaces, de sommets en sommets, c'est un beau morceau de bravoure. — L'autorité de la reine s'effrite, ajoute Marie Verbch, quand le héraut vient confirmer ce qu'annoncent les feux, vers le cinq centième vers, elle est réduite à néant quand le roi apparaît, au sept cent quatre-vingt unième vers, et que le Coryphée le salue. Il ne s'exprimera lui-même qu'à partir du huit cent dixième vers, autant dire qu'il n'est là que pour la deuxième moitié de la pièce, bien qu'il soit présent dans l'esprit des acteurs dès le début. Ce qui compte, c'est l'inquiétude, l'attente, les supputations, les retours en arrière, c'est là une entrée soigneusement préparée. Faut croire que Luc Taireux n'en a pas fini : — À la fin de sa harangue au maître, le Coryphée parle de l'homme clairvoyant qui doit connaître son troupeau, et ne pas s'arrêter aux apparences ; s'il clame haut et fort son dévouement, c'est pour l'inviter à faire le tri entre les sujets qui lui sont restés fidèles et les autres. Son allusion aux citoyens qui n'ont pas quitté Argos vise de toute évidence Clytemnestre, et sans doute Égisthe. Le roi ne peut tout simplement pas envisager qu'il puisse lui arriver quelque chose. Il est le chef suprême. La femme du maraîcher s'empare du crachoir : — Il se sait attendu par une Cité qui a vécu trop longtemps dans l'angoisse. Une angoisse justifiée, elle voit les conséquences de son absence. Vidée de ses forces vives, elle est gouvernée par une femme qui a pris un amant. Elle n'a, dans la tradition qu'adopte Eschyle, connu aucune trêve, entre les luttes pour le pouvoir d'Atrée et de Thyeste, et les ambitions démesurées d'Agamemnon qui entraîne tous les hommes valides dans une guerre pour la femme de beaucoup d'hommes, elle espère trouver la paix quand le grand guerrier, qui a sacrifié sa propre fille pour que la flotte grecque ne reste pas bloquée à Aulis remettra de l'ordre jusque dans son palais. C'est quasiment l'homme providentiel. Intéressante pour nous est l'incapacité du chœur à évoquer certains sujets. Le coryphée a un bœuf énorme qui pèse sur sa langue. Il est vrai qu'en ces temps troublés le peuple n'est pas censé parler de ce qui ne le regarde pas. L'armoire des Atrides est chargée de cadavres, qu'on ne déterre que devant ceux qui savent. On chercherait en vain de vrais élans patriotiques. Ce qui intéresse le chœur, c'est qu'une partie des guerriers lui soit rendue en l'état… Le fait du prince… L'arbitraire… Qu'importe en ce temps-là, si c'est le maître… Agamemnon est un bon chef de meute — c'est pour ça qu'il a conduit l'expédition — ses sujets ne sont capables de se révolter que si l'on attente à sa vie. À la démesure des puissants, répond l'insondable obséquiosité des sujets. Le veilleur se plaint des exigences de la régente, le héraut se rappelle surtout qu'il n'a réussi à dormir ni dans les navires, ni au pied des remparts de Troie, le coryphée parle d'emblée des bras qui s'engourdissent à force de combattre, de genoux qui s'écrasent dans la poussière. La réalité de la guerre est encore plus perceptible que dans Les Perses. Ce que l'on ne ferait pas pour se sentir protégé… Claudie Férante a surtout retenu les fatigues du vieillard et du héraut, elle sort une de ses inévitables réminiscences : Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grade, Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades… Heureusement qu'elle s'arrête là ; la tirade de Flambeau est un morceau de bravoure, comme celle du Nez. Surtout quand on n'arrive pas à en articuler la moindre syllabe, comme Michel Simon dans La Fin du Jour. Souvenir, souvenir… On ne va pas imiter Claudie Férante. Mais ce petit parfum XIXe expirant (si l'on veut bien accepter que l'année 1900 termine le dix-neuvième) rafraîchit l'assemblée. Du temps des récitations, les collégiens constituaient un excellent public. Je vais te dire, moi, comme c'était la galère, quoi, le plan pourri, quoi… Ne soyons pas méchant sous prétexte que l'auteur continue de plaire. C'est du Corneille mis à portée des plus petites oreilles. C'est beau et c'est simple. C'est simplement beau. Marie Verbch tient à relever un détail. — Tous les traducteurs doivent se fendre d'une note sur les descendants de Plisthène, et Plisthène par la même occasion… pour dire que le statut de ce personnage dans la famille des Atrides est assez confus. Clytemnestre évoque le génie de Plisthénides, et Thyeste renverse une table après avoir dégluti le dernier morceau de sa progéniture en gueulant "Ainsi périsse toute la race de Plisthène." Si l'on ne sait pas qui est Plisthène… Il est le père ou le grand-père d'Agamemnon, le frère de Thyeste et d'Atrée, ou le fils d'Atrée, et j'en passe. Peu importe que ce soit une tradition tardive, ou antérieure à la première transcription d'une épopée. Ce Plisthène reste un mystère… Fred Bibel s'en moque. Et il a bien raison. Cela dit, Eschyle a une pensée pour les sans-grade. Il y a une belle scène dans l'Odyssée entre Ulysse et son porcher, sans oublier le chien Argos, couvert de vermine, sur son fumier. Il avait plus de vingt ans, ce chien ! Une pensée pour ce chien, le veilleur relégué sur le toit du palais comme un chien, et le héraut qui en a bavé. — Fred Bibel ne s'est pas non plus attardé, dit Luc Taireux, sur le double aiguillon d'Arès évoqué par le héraut. — Moi, j'ai dû rédiger une note, grogne Marie Verbch ; entre ceux qui disent que l'on frappe un pays ainsi que les foyers, et ceux qui commencent par "Il importe assez peu de savoir si Eschyle…" — ce "assez" n'est pas de bonne langue ; si ça a de l'importance on se décide entre "un aiguillon à deux pointes et deux piques." — Et que nous avez-vous servi ? demande gentiment Fred Caulan. — Je me suis paresseusement penchée sur le contexte ; Arès fouette l'énergie des vainqueurs en les poussant à tous les excès, et il se plaît à accabler les vaincus. Quand on lui demande des nouvelles de Ménélas, le héraut évoque la tempête qui a épargné le vaisseau où il se trouvait, et montre la mer Égée foisonnant à l'aube de cadavres et de débris. À la fureur des guerriers répond le déchaînement des flots. L'on en revient à la guerre qui broie les consciences et les corps. L'on admire en frissonnant les grands désastres, même s'ils sont notre fait. La liesse populaire n'efface pas grand chose. Et surtout pas l'impiété des soudards qui plantent les dépouilles des vaincus aux temples de Troie, pour honorer les dieux grecs. Les Perses n'ont pas fait autre chose, qui ont plus tard brûlé les temples de l'Acropole. C'est le retour d'une armée meurtrie. Arès souffle comme la tempête, sauf que là, ce sont des hommes plongés dans un état second qui remplacent les éléments. — Ce qui est amusant, dit Luc, c'est que le chœur s'empresse d'accentuer la responsabilité d'Hélène qui n'a servi que de prétexte — nul ne forçait Agamemnon à solliciter les chefs de l'expédition. Elle anéantirait à elle seule vaisseaux, guerriers, et villes. L'on tient pour acquis qu'Eschyle partage l'avis du chœur. Celui qui provoque la spirale de la violence devient le seul coupable. Il faut éviter d'attirer le mauvais œil. Eschyle ne dénonce pas, il constate. Suffit qu'on ait tiré de Pâris et de Troie une effroyable vengeance. — Mazon est plus franc qui rend uperkotôs, dit Marie Verbch, par sans mesure, comme l'y incite le préfixe hyper, le second terme du composé signifiant la rancune, le ressentiment. Les conséquences du rapt d'Hélène sont en effet excessives. Cette campagne permet à Agagmemnon de réclamer encore plus de prérogatives. Il peut dire n'importe quoi, se déclarer aussi bon archer qu'Artémis, enlever la fille d'un prêtre, quoi qu'en aient les Dieux, souffler une captive à Achille sous prétexte qu'il a dû rendre la sienne à son père, sacrifier sa fille pour mener à bien une expédition dont il sera le chef. Je n'aime pas le mot empathie — trop récent pour être honnête — mais Agamemnon n'en éprouve aucune. J'ai été sensible aux efforts de Clytemnestre pour faire marcher son mari sur des tapis dont on a précipitamment jonché le sol, tout en l'assurant qu'il serait conduit ainsi dans sa demeure par une Justice qu'il n'osait plus espérer ou attendre… Il y a là un jeu de mots sur lequel nous nous sommes tous cassé les dents. Ce sera pour Agamemnon un coup plus qu'imprévu. — Agamemnon se récrie d'abord, précise Lucie Biline — un tel privilège est réservé aux dieux — mais il en profite pour souligner l'inconséquence de son épouse et de toutes les femmes en général. Il finit quand même par s'exécuter, avec les commentaires de rigueur… c'est une bonne occasion de prier sa moitié de bien traiter Cassandre, le joyau de son butin : la condition d'esclave est déjà assez dure. Ce que peuvent ressentir sa femme ou d'autres captives, qui n'ont pas accédé à la condition de joyau… Un monument de suffisance, les autres ne sont là que pour entériner le fait du Prince. — L'on comprend l'horreur de Cassandre, fait remarquer Fred Caulan, à l'idée de pénétrer dans une maison aussi haïe des dieux, un véritable abattoir. Tout ce que dit Cassandre, le coryphée le sait. Il ne veut pas comprendre l'image d'un époux assassiné dans son bain, entravé par une pièce de tissu, comme par un filet. Ce palais ne peut que lui être fatal. La seule consolation, c'est qu'elle sent la présence des Érinyes. Elle n'a plus qu'à casser son bâton de prophète, avant de parler d'un fils qui viendra tuer sa mère. Tout le monde connaît la malédiction de Cassandre : on la croit d'autant moins qu'elle a toujours raison. Comme dans les autres pièces, la violence est palpable. Les Atrides sont d'emblée comparés à deux vautours, comme si Hélène envolée pouvait passer pour la couvée de ces charognards. Il est vrai que Priam s'est montré un hôte indélicat. De quoi faire prendre la mouche au Zeus Hospitalier. Plus violents les aigles prophétiques qui dévorent une hase pleine avec toute sa portée ; il y a là de quoi émouvoir Artémis, qui protège les faibles. Il suffira d'un rien pour la pousser à bout. Quant à Agamemnon, il est en proie à cette démence qui pousse les mortels à tout oser — c'est à cela qu'Audiard reconnaissait les cons. Il est le chef de l'expédition, elle ne doit pas rester bloquée au port, on peut bien, quoi qu'on en ait, sacrifier sa fille. Cette brute s'identifie à son titre de chef suprême, on n'a plus qu'à bâillonner l'enfant pour étouffer de fâcheuses malédictions. C'est à ce prix qu'il arrivera à faire de Troie un amas de cendres. Le chœur a bien entendu les cris de joie du veilleur. Il attend la confirmation de la reine. Laquelle ne tranquillise personne, joies convenues sur un fond de menaces. Agamemnon n'est pas du genre à arriver incognito, comme Ulysse. Il est le chef d'une coalition qui a ravagé une grande ville. Il aurait pu se contenter de remercier les dieux, sans comparer les Grecs à un lion affamé qui se repaît de la chair des rois. Soyons justes, il évoque des débats publics qu'il ne manquera pas d'organiser avant de se prononcer sur ce qui est bon pour la communauté. Quand on pense à certaines de ses décisions… Est-ce de la simple rhétorique, si le coryphée demande d'emblée comment il faut l'appeler. Le titre de roi va de soi ; destructeur de Troie, fils d'Atrée ? Habile transition entre l'idée de l'homme avisé qui connaît son troupeau, et le jugement qu'il portait sur son maître quand celui-ci a réuni toute une armée pour Hélène… Agamemnon n'était alors qu'un irresponsable, incapable de se contrôler. On ne sacrifie pas tant de guerriers pour récupérer une traînée partie de son plein gré. Et si le vieillard offre son dévouement, c'est pour l'inviter à se renseigner un peu sur la loyauté de certains… Eschyle a-t-il voulu souligner le courage d'un homme de peu qui ne peut s'empêcher de déballer ce qu'il a sur le cœur, ou l'aveuglement d'un roi qui accepte qu'on le traite d'irresponsable et n'entend pas les avertis–sements répétés du coryphée ? — L'on sourit encore plus, dit Luc Taireux, quand, après avoir salué les dieux, il affirme sentencieusement qu'il voit clair au miroir d'une étroite amitié. Seul Ulysse trouve grâce à ses yeux. Parler de sa pénétration avant même de tomber dans le premier piège qu'on lui tendra… Fouler, pieds nus, de la pourpre, quelles que soient ses réserves, et sans voir le faux pas que son épouse veut lui faire faire, sous couleur de l'honorer comme il faut ; s'installer de lui-même dans une cuve où il sera coincé, se laisser gentiment envelopper d'un tissu qui l'empêcher de se défendre… mon petit dernier s'écrierait qu'il s'est fait avoir comme un bleu. Fred Caulan trouve peut-être qu'on en a assez dit sur la victime. — Il ne faudrait pas oublier que la pièce met en scène une mise à mort, à peine envisagée par le chœur, clairement évoquée par Cassandre : gaffe à la vache qui va tuer le taureau. Elle voit le voile qui servira à l'immobiliser, la cuve sanglante. On se prépare à célébrer un sacrifice. Peu importe que l'hostie expie des crimes qu'elle n'a pas commis, en plus des siens ; au sacrifice d'Iphigénie bâillonnée doit répondre le sacrifice de son bourreau. Ce n'est plus un simple meurtre, l'on sent une véritable allégresse chez Clytemnestre. Je n'oserais parler de Bonheur dans le Crime. Le chœur est à même de savourer la froide ironie de ses discours. Et la puissance des images quand il s'agit de faire marcher la bête sur de somptueux tapis… Elle est l'officiante, la cérémonie a été réglée dans ses moindres détails. Ce ne sont là que véroniques apéritives. Ce qui va suivre en impose bien plus que le descabello administré par un pantin en habit de lumière. Le corps d'Agamemnon est exposé avec celui de Cassandre. Clytemnestre n'épargne aucun détail : le piège, les trois coups qu'elle a donnés, deux pour achever la bête, le troisième est une offrande au Zeus qui veille sur les morts. Le bonnes gouttes noires, dont elle est arrosée, aussi douces que la rosée, trahissent une allégresse particulière. Celle du guerrier saisi par le fameux ménos, un état second, proche du thumos, qui procure le kudos aux guerriers. Elle est assez exaltée pour tenir tête au chœur, qui ignore les arguments de la sacrificatrice. Il a fait preuve en effet d'une étrange passivité quand on a sacrifié sa fille. Il serait excessif d'imaginer qu'Eschyle fasse de l'épouse meurtrie une anachronique suffragette. Ce deux poids deux mesures est naturel à ses yeux, comme à ceux de tous ses contemporains. Un homme peut être saisi d'une sainte colère ; la colère d'une femme n'a rien de saint, quelle qu'en soit la cause. Les crimes commis par une femme soulèvent le cœur. Ils nous inspirent une horreur sacrée. Inutile de souligner le fait que le mort expie le festin d'Atrée, et le sacrifice d'Iphigénie, qu'il a été bien plus nocif que les sacrificateurs. Moins pardonnable encore le façon dont on enterrera le mort, sans aucun égard. Les meurtriers ne se contentent pas d'être justes à leur propres yeux, ils veulent choquer. Égisthe n'a pas à célébrer la joyeuse clarté du jour de la vengeance. C'est tout juste si Clytemnestre l'empêche de verser le sang dans la foulée. Cet enthousiasme est fait pour horrifier le public, et tant pis s'il n'accorde aucune circonstance atténuante à la femme outragée. La peur ancestrale de trouver une Danaïde, ou une fille de Tyndare dans le lit conjugal, en principe réservé à d'autres exercices. La guerre est finie, un tel sacrifice est plus que malvenu. Quand un individu s'abandonne à des forces qui font de lui une catastrophe naturelle, on peut voir l'étendue du désastre, guerres exténuantes, interminables, intolérables sacrifices. Surtout quand les éléments s'en mêlent qui étalent sous nos yeux débris de vaisseaux, et corps épars. L'on pressent ce composé d'impatience, de rage et de frustration que l'on arrive à contenir, sauf quand une mobilisation générale vous accorde un permis de tuer son prochain, ou quand on nous a manqué… Comment assouvir une rancune, justifiée ou pas ? Les pires vengeances n'y suffiraient pas. *** texte et dessin : René Biberfeld - 2014 |
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