Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction des Suppliantes d'Euripide par Fred Bibel.
|
Du dos de cabillaud à dose homéopathique pour assaisonner des pommes de
terre coupées comme des frites déposées sur trois étages dans le four,
sur un fond d’huile d’Estrémadure, de quoi remplir la lèche-frite et
deux plats rectangulaires, avec à chaque angle, un citron coupé en
deux, un oignon idem, une tomate précoce idem. Saler et poivrer à
peine, cette huile est forte. On changera les plats d’étage, en cours
de cuisson, pour saisir, il y en a pour une heure un quart, le poisson
sera déposé dix minute avant la fin.
Les Suppliantes ont laissé la femme du maraîcher perplexe.
Longue discussion sur les qualités de la monarchie et de la démocratie,
interminables morceaux vantant la splendeur d’Athènes. On dirait de ces
spectacles faits pour exalter le moral des troupes, ce qui est naturel
en période de guerre. Une bonne partie de l’oeuvre d’Euripide a été
jouée durant celle du Péloponnèse.
Les suppliantes, ce sont ici les mères de six chefs tombés
au pied des remparts de Thèbes, Antigone a été emmurée pour avoir jeté
quelques poignées de terre sur le corps de Polynice, le septième. Que
Créon en use de la sorte avec des ressortissants de sa Cité, c’est déjà
raide. Qu’il ne laisse pas les mères des six guerriers récupérer les
corps de leurs enfants, lesquels ne relèvent pas de son autorité, vu
qu’ils viennent d’Argos, c’est contraire à toutes les lois divines et
humaines. Elles n’ont d’autre recours que de s’adresser à Thésée, par
l’intermédiaire de sa mère Æthra. Il ne tient pas à risquer la vie de
ses citoyens, pour ramasser des morts qui ne lui sont de rien, et
n’avaient rien à faire aux portes de Thèbes. Æthra finit par convaincre
son fils qui ne s’est pas gêné pour interroger Adraste, le roi d’Argos.
Les menaces d’un héraut déclenchent les hostilités, le reste nous est
connu par un messager. Cela se conclut par une alliance assortie d’un
serment. L’épouse d’un des morts se précipitera d’un rocher sur les
flammes du bûcher où grille son mari. Elle relève le niveau. Bel effet
quand le chœur des petits-enfants répond à celui des mères.
Le maraîcher s’est rendu coupable d’un petit sonnet :
Ce n’est plus qu’un charnier autour de leurs murailles
Cadavres adhérant au sol par leurs caillots
Étendus çà et là comme de lourds sanglots
Débris disséminés d’une folle bataille
Les vieilles sont venues ainsi que la marmaille
Réclamer à grands cris ce sinistre dépôt
Ce n’est qu’un peu de chair accrochée à des os
Le roi n’écoute pas les vieilles qui l’assaillent
C’est qu’il a emmuré la sœur de l’un des morts
Pour un tendre semblant de pauvres funérailles
Afin de bien montrer qu’il n’aura pas d’entrailles
Sa massue bien en main Thésée se montre fort
Suivi de son armée de prouver qu’il a tort
Et préside lui-même aux tristes retrouvailles
|
– Cela sent la fin d’un siècle qui n’est pas le dernier,
dit Fred Caulan.
La femme de l’horloger préfère ne pas trop s’étendre. Les
mères de six des chefs, qui voulaient réinstaller Polynice sur un trône
en principe occupé à tour de rôle, viennent demander à Thésée
d’intervenir auprès de Créon qui entend laisser leurs corps pourrir à
même sur le sol autour de Thèbes. À première vue, il juge que
charbonnier est maître chez lui. Æthra, sa mère, emploie en gros les
mêmes arguments qu’Antigone pour son frère. L’outrecuidance d’un
héraut, et l’entêtement de Créon l’obligent à livrer bataille pour
ramener les corps. L’on peut alors organiser les funérailles des
trépassés. L’épouse de l’un d’eux se jette pour faire sensation sur le
bûcher où il se consume, ce qui plonge dans le désespoir un personnage
qui a déjà perdu son fils, qui était de l’expédition. Tout se termine
par la reconnaissance du service rendu, et un serment gravé au creux
d’un bassin placé sur un trépied, selon les instructions d’Athéna
perchée sur sa machine ou ailleurs. Les esprits chagrins relèveront une
longue discussion sur les avantages de la monarchie et de la
démocratie, et les passages à la gloire d’Athènes.
– Déroulède n’aurait pas fait mieux, dit René Sance.
Marie Verbch hausse les épaules :
– La cité est en guerre. Il existe un parti qui refuse un
gouvernement où le peuple décide. Il triomphera provisoirement avec les
trente tyrans. Les admirateurs de Sparte forment une sorte de cinquième
colonne dans la ville. Il n’est pas impossible qu’Euripide s’appuie sur
le souvenir des guerres médiques pour faire certains amalgames. Il
parle de monarchie, comme Voltaire parlait de la religion dominante
dans son Mahomet. Les œuvres
de propagande ne sont pas automatiquement mauvaises. Fritz Lang a
commis Les Bourreaux meurent aussi
en 43 et imaginé en 41 dans La
Chasse à l’homme, qu’un chasseur de fauves s’y prenait à deux
fois pour abattre Hitler. Orson Welles a accepté de réaliser Le Criminel où il est question de
chambres à gaz, et Melville glorifié plus tard la Résistance dans l’Armée des ombres. Un film où Kazan
vitupère les syndicats passe pour un chef-d’œuvre. Il faut se faire à
l’idée qu’il est de bonnes œuvres de propagande. C’est à nous de voir
si celle-ci est simplement pesante et niaise. J’ai soutenu que non.
– Il ne suffit pas de dire que c’est une œuvre de
propagande, reconnaît René Sance, pour la condamner, il faut la juger
en tant que telle.
– Une rose d’automne
est plus qu’une autre exquise, murmure Claudie Férante.
– Agrippa d’Aubigné croyait faire un pamphlet, il commet
une épopée, susurre Nicolas Siffe. Il exalte la RPR*, comme d’autres la
chrétienté en ordre de combat :
Carles
li reis, nostre emperiere magnes / set anz tuz pleins ad estet en
Espaigne.
Les sonorités de l’anglo-normand prennent dans la bouche
du récitant des accents triomphants.
– Je vous salue ma
France aux yeux de tourterelle
Jamais trop
mon tourment, mon amour jamais trop, récidive Clausie Férante.
– Je dis ton nom liberté,
conclut Luc Taireux.
Un petit rinçage de cortex sans doute nécessaire, avant de
passer à l’œuvre proprement dite… Ce n’est pas la première où l’on
trouve de longues généalogies attestant une parenté lointaine. Æthra
est mère, elle défend d’autres mères qui ont perdu leur enfant. Les
hommes sont parfois obtus.
A-t-on jamais assez insisté à l’acharnements de Thésée
face à Adraste. Il n’y avait pas d’ambulance ni de fusil alors. Et
cette façon de bien souligner ce qu’on lui doit.
Marie Verbch ne peut s’empêcher d’y voir une malice de l’auteur qui
caresse méthodiquement le public dans le sens du poil. Reste à juger le
spectacle lui-même, et les effets.
À force de jouer, quand elle était plus jeune, Claudie Férante a
pris l’habitude de voir les pièces qu’elle lit, comme les bourgeois de
naguère qui se débrouillaient comme ils pouvaient dans des pièces en un
acte. La disparition des pièces courtes signe la fin des vrais
lecteurs. Le rocher qui va surplomber les bûchers devait déjà se
trouver là. Les degrés de l’escalier descendant vers l’orchestra
encombré par les mères, Adraste prosterné près de l’autel de Déméter,
avec sans doute les petits-fils des vieilles, Æthra seule debout
devant le piedestal, qui présente ce petit monde et les circonstances
qui l’amènent, il y a de quoi faire pour un metteur en scène. Surtout
que Thésée mentionne en arrivant, les têtes rasées des vieilles. La
pièce est fondée, pour elle, sur l’évolution d’un héros affirmé qui
achève de grandir, implacable procureur au début, volontiers
raisonneur, défendant des thèses. En fait, c’est Æthra, sa mère, qui
mène le jeu, en lui rappelant quelques principes élémentaires. La
polémique avec le héraut de Thèbes sur les types de gouvernement, elle
y voit un réflexe de petit garçon. Il n’a pas à expliquer, c’est
évident. Les types de gouvernement n’ont rien à faire là-dedans. Thésée
ne montre qu’il est enfin lui-même que lorsqu’il se contente de
récupérer les cadavres, sans ravager Thèbes. Il va jusqu’à ensevelir
lui-même des hommes de troupe en baignant ses mains dans leur sang.
Puisqu’il s’agissait d’ensevelir les morts, on aura droit à un beau
cortège hurlant tout ce qu’il sait, au suicide d’une épouse qui se
jette dans les flammes, au désespoir de son père qui a déjà perdu un
fils dans l’aventure, ce qui n’était pas prévu au programme. Il ne
manquait plus d’Athéna. Racontées ou représentées, il y a là
toute une suite de scènes fortes.
L’idée de Bildungsschauspiel
fait sourire Marie Verbch. Elle n’avait pas envisagé la chose sous cet
angle. On oublie bien souvent qu’une pièce est un spectacle. Æthra
défend exactement les mêmes principes qu’Antigone, Thésée est bien
moins obtus que Créon, et parfaitement capable, à l’inverse de
l’emmurée, de foutre une pâtée à l’opiniâtre.
Isabelle Higère adore l’idée de ces hommes qui se croient
éduqués parce qu’ils ont fait leurs preuves, mais rechigne à faire des
mères de simples dispensatrices de principes. L’éducation consiste sans
doute à torcher les têtes après avoir torché les culs. Les culs, c’est
plus facile, la tête, il reste toujours des résidus, et il faut éviter
de la torcher avec sa merde, ce qui ne va pas de soi. Æthra est une
bonne mère : Thésée se contente de ramener les morts. Un rare exemple !
C’est très méditerranéen, ça, mon Surmoi prend la figure de la mère,
qui se revanche sur ses fils de la tyrannie du père. Amère victoire !
Les discours sur les institutions ne sont qu’une façon de
tourner autour du pot, comme toute défense ostensible d’un territoire,
symbolique ou pas. La légitimité d’un prince ou d’un élu ne réside pas
dans la fonction qu’il exerce, mais dans ses actes et ses décisions.
Toute canaillerie le rend illégitime, quel que soit le degré de
résignation ou de crédulité du public. On interrompt la femme de
maraîcher qui s’est mis en tête d’expliquer comment Peillon rend légale
une modification de la loi, et Belkacem en profite. L’information est
passée, pas la peine d’épiloguer. Ce n’est qu’un exemple parmi
d’autres, et vive la Sociale ! Thésée a failli devenir
illégitime, en défendant le droit d’un autre prince de laisser pourrir
les cadavres de ses ennemis sur place, Æthra lui rend sa légitimité ;
il la confirme en n’attaquant pas Thèbes. Il n’était question que des
cadavres. Veut-il se racheter en jouant lui-même les fossoyeurs ? Il a
failli faillir.
On applaudit le charabia volontaire.
Fred Caulan juge qu’Athéna gâte un peu la fête en
exigeant un serment contraignant gravé dans un récipient sacré “en
échange de”. Les enfants sont invités à aller venger leurs pères comme
de bons épigones. Ce côté revanchard sent un peu le moisi, la déesse
est moins grande que la mère.
C’est ici la démesure à ras de terre, celle des princes,
des tyranneaux familiaux, des coqs de village, qui se repaît des
humiliations qu’elle inflige, on jouit ici du spectacle d’un charnier à
ciel ouvert, on fait payer ailleurs la balle qui a servi à l’exécution
d’un proche. Chaque fois qu’un grand, fût-ce dans notre monarchie
élective et parlementaire, dit qu’il se voit contraint de prendre
une mesure difficile, préparez la vaseline.
On peut se demander si Thésée prend la peine de répondre
calmement au discours sentencieux du héraut, assorti d’un ultimatum,
parce qu’il vient d’assimiler d’idée d’aidôs,
tout le contraire de l’hybris. Le mot vergogne signifie-t-il encore
quelque chose ? La vergüenza
parfois.
Il pleut des vérités premières, tendez vos rouges
tabliers, susurre Claudie Férante, ce qui empêche l’assistance de
devenir aussi pompeuse que, par moments, la pièce.
***
*
RPR : Religion Prétendue Réformée selon la terminologie vaticane.
Texte et dessin
René Biberfeld - 2015
|
|