Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction des
Troyennes d'Euripide par Fred Bibel.
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Un modeste changement dans le
bouillon de poule à la béarnaise — elle est farcie avec du veau haché,
les abats de la bête, du jambon cru, du pain trempé dans du lait, de
l'œuf, et de l'armagnac, tous les légumes du pot-au-feu sinon — c'est
que le chou de Galice remplace le chou frisé canonique. Les aumônières
avec du farci dans le chou, seront plus larges. Vu le nombre de
convives, il faudra deux choux. Dans les vapeurs de la digestion, les
exégètes improvisés, vont procéder à la dissection des Troyennes
d'Euripide. L'épouse du maraîcher a potassé le sujet.
Après la chute Troie, tous les mâles, quel que soit leur
âge, ont été tués, ce qui n'était pas alors une atteinte au droit des
gens ; les femmes font naturellement partie du butin : on tire au sort
celles que les généraux ne se sont pas réservées, un héraut vient
régulièrement, avec une escorte, signifier les décisions de l'armée
grecque à Hécube et Cassandre, puis à Andromaque — à qui l’on arrache
son fils, lequel sera précipité du haut des remparts de Troie… C'est
Ménélas, accompagné, lui aussi, d'une escorte, qui doit se prononcer
sur le sort d'Hélène — Hécube le prie de la laisser répondre aux
arguments de l'infidèle — le cornard confirme qu'elle
mourra à Argos, on connaît la suite, tout juste s’il consent à ne pas
s’embarquer sur le même vaisseau que l’infâme. Il ne reste plus qu'à
ensevelir le bambin. Le héraut vient une dernière fois annoncer que
l'on va mettre le feu à Troie avant de prendre la mer. C'est lui qui
rythme l'argument, le désespoir de chaque captive assurant une heureuse
progression. L'épouse du maraîcher juge impressionnante l'escorte du
héraut qui apporte le corps du petit mort, et le bouclier d'Hector, sur
lequel reposera son fils : Talthybios a lavé lui-même le cadavre dans
les eaux du Scamandre. Un rôle fait pour le regretté Le Vigan.
L'évolution du personnage, de plus en plus humain, est un des agréments
de la pièce. Il se dévoile quand on le charge d'arracher Astyanax à sa
mère. Un porte-parole n'est pas censé faire de commentaires sur sa
mission, ni révéler le secret des délibérations. Il n'y a pas de raison
qu'Andromaque apprenne le rôle d'Ulysse dans les débats. La lueur des
torches, puis les craquements de l'incendie, tandis que les captives
attendent le signal de gagner les vaisseaux — Hécube doit immédiatement
rejoindre le campement d'Ulysse — offre un bouquet final assez
impressionnant.
Elle qui proscrit devant ses élèves les plans-catalogues…
Claudie Férante, arrivée avant le gros de la troupe, lui explique
que tout se décide ailleurs que sur scène comme dans l'Horace ou Rio Bravo. La cité qui fume avant
l'embrasement final, en toile de fond, le chœur se lamente, les
plaintes de chacune administre sa purge aristotélicienne à
l’assistance, à moins que… Lin Yutang affirme que le plaisir suprême,
c'est de boire une tasse de thé au jasmin, en regardant son voisin
tomber du toit. Suave mari magno…
Patient ou badaud ? Je ne rapporterai pas leur discussion.
Le maraîcher y est allé de son petit sonnet :
Un enfant jeté des remparts de Troie,
Des femmes brisées les hommes sont morts
À quelque distance on les tire au sort
En mettant à part les morceaux de choix
Réservée ou non l’on porte son poids
Elles subiront la loi du plus fort
La flotte attend les bons vents près du port
À l'accablement succède l'effroi
Lorsque le héraut transmet ses arrêts
Le public apprend à qui sont ces femmes
Chacune a son maître on pleure on se pâme
Ça fait toujours mal de tirer un trait
Hélène sait qu'elle est belle elle est femme
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Fred Caulan apprécie le côté dansant du décasyllabe
régulier, le rythme un peu plus fluide pour Hélène et la flotte. Le
versificateur atténue judicieusement peut-être le côté pathétique de la
plupart des scènes. Hérédia ou Fourest, comprenne qui pourra.
La femme du maraîcher fait sa maligne en comparant
la pièce à une autre d'Eschyle, qui se présentait déjà comme un
générique. Il s'agit ici d'un générique de fin : une telle va servir
tel maître… une autre… Athéna et Poseidon nous annoncent ce qui attend
les Grecs. Ceux-ci parlent pour l'instant en maîtres, ils devraient se
montrer plus modestes. Athéna était leur alliée, Ajax n'aurait pas dû
pénétrer dans son temple pour en faire sortir Cassandre. Les Grecs ne
l'ont pas lapidé, pour lui apprendre à se conduire aussi mal avec une
déesse qui leur a donné un dernier coup de main en inspirant le coup du
cheval. La ville que l'on voit déjà fumer doit disparaître, c’est
décidé mais les vainqueurs connaîtront leur douleur. Les généraux ont
déjà choisi leurs esclaves, celles qui restent (le chœur) sont tirées
au sort. Les plaintes suivant les apparitions de Talthybios prendraient
un côté mécanique s'il n'y avait l'étrange débat entre Hécube et
Andromaque sur la chance d'être morte, et le malheur d'être esclave ;
l'apparition fantastique de Cassandre et ses prédictions ; la scène où
Andromaque finit par remettre Astyanax à l'escorte du héraut ; celle,
plus comique, dans laquelle Ménélas se fait rouler dans la farine par
Hélène — on l'exécutera vilainement à Argos, c'est sûr… les funérailles
de l'enfant enseveli dans le bouclier de son père. La femme du
maraîcher s’avoue incapable d'entendre toutes les allusions
mythologiques.
Le chœur parle d'une ville abandonnée par les dieux, qui
naguère l'ont favorisée, explique Lucie Biline. C'est Apollon et
Poséidon qui ont construit ses premiers remparts ; Laomédon ne leur a
pas réglé le salaire convenu. Poséidon suscite un monstre marin pour
dévorer une fille de l'indélicat. Si Héraclès vient la délivrer, c'est
qu'on lui a promis les chevaux que Zeus a donnés en échange de
Ganymède. L’incorrigible ne respecte pas sa parole. D'où la première
expédition conduite par le demi-dieu et Télamon, un rude gaillard de
Salamine. Le débiteur récalcitrant y laisse sa peau. Est-ce pour cela
que Ganymède, dans l'Olympe, ne se soucie pas du sort de Troie ? Après
une longue période de prospérité, il a suffi que Pâris enlève Hélène
pour qu'une coalition de Grecs s'installe au pied de ses murailles. Sur
Laomédon, le chœur ne donne pas tous les détails. Le résultat de la
seconde expédition est là, sous nos yeux.
La discussion entre Hécube, qui a perdu tous ses fils, et
une fille, et Andromaque réduite à l'état d'esclave et de repos du
guerrier, est d'après Luc Taireux une technique de fuite, permettant de
faire passer la réalité au second plan. Ce débat théorique juste bon
pour les prétoires et les écoles de sophistes a tout d'un
divertissement au sens étymologique dont Pascal fait si grand cas. Ce
n'est qu'un intermède destiné à un public friand de ces exercices
oratoires de petite voltige.
— Les morts, les pauvres
morts ont de grandes douleurs, déclame Claudie Férante, prête à
prendre le parti d'Hécube.
Il
est normal qu'Andromaque s'inquiète de son avenir. En
reclamant son fils, Talthybios montre ce que valent ces raisonnements.
Isabelle Higère ne supporte pas l'image que donne cette
dame de l'épouse parfaite. Ailleurs, on la voit allaiter les bâtards de
son mari ; elle explique ici les qualités qui retiennent l'attention de
Néoptolème. Tout lui plaît chez son mari. Elle ne se montre pas à des
endroits où la réputation d'une matrone serait entamée, qu'elle soit irréprochable ou
pas, entamerait sa réputation, elle n'ouvre pas son palais aux femmes
qui papotent. Son propre discernement la préserve de toute tentation.
Mme de Chartres, la mère de la princesse de Clèves, à côté, semble une
gourgandine, et la princesse elle-même n'est qu'une veuve joyeuse. Un
bel exemple de cette ironie tragique, dont on fait grand cas. Tout ça
pour ça…
— Quel guerrier, dit Fred Caulan, ne souhaiterait pas réduire
une plantureuse chaisière, la veuve, de surcroît, d'un héros abattu par
son père ? Hécube, avec toute la délicatesse d’une vieille qui en a vu
bien d’autres, lui dit que c’est la meilleure chance de voir
Ilion renaître de ses cendres. Si Ulysse n'avait pas envisagé lui
aussi, cette possibilité… Avec le bon sens d’une sage-femme un peu
canaille, la vieille va jusqu'à émettre l'idée qu'une seule nuit suffit
pour faire tomber toutes les préventions que l’on peut nourrir contre
un monsieur… C’est vite dit…
Comme tout bon lycéen à l’ancienne, il est capable
de réciter :
Songe,
songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour les Troyens une nuit éternelle,
Figure-toi, Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert échauffant le carnage.
Son maître ne lui avait pas signalé le talent d'échauffer
un carnage que manifeste le sanguinaire. Il y a tant de tragiques
chevilles qu’on a du mal à les distinguer…
Claudie Férante reconnaît qu’on montre, pour
l’historiographe du roi, d’étranges complaisances Elle préfère ces vers
censurés par l’auteur lui-même, dans sa deuxième représentation :
Plus
barbare aujourd’hui qu’Achille et que son fils,
Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis,
Et ce que n’avaient pu promesse ni menace,
Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place.
C’était un peu fort pour les lectrices de l’Astrée, qui
voulaient bien qu’on prononçât mon fi comme elles le faisaient
elles-mêmes.
René Sance, décidément incorrigible, note, qu’après une
telle catastrophe, il est de meilleures cellules de crise.
Fred Caulan, loin de le reprendre, affirme que là réside
le principal intérêt de la pièce : c’est comme quand on tue le cochon,
tous ceux qui ont mis la main à la pâte ont droit à leur morceau, le
bourreau à un rôti de côtes. Il n’est jamais question de ce qu’a pu
ressentir l’animal. Tout le monde y a mis du sien pour faire tomber
Troie, chacun récupère sa part de butin, et les femmes qui lui
reviennent. Aucune empathie, comme on disait au vingtième siècle. On
n’a commencé à parler de discipline dans les collèges — jusque là, ce
n’était que la force des armées — que quand elle n’allait plus de soi.
J’ai peur que ce mot soit arrivé quand il n’était plus question de la
chose. L’on atteste le vocable empathy chez les Anglais en 1903, en
plein capitalisme sauvage. Dickens en montrait bien avant. Toutes ces
dames sont de sang royal. Ce sont juste à présent de bons morceaux :
Agamemnon était le généralissime de cette expédition, sans Néoptolème,
la ville ne serait pas tombée, le fils d’Andromaque représente un
danger à long terme, Ménélas, on est là pour récupérer Hélène, Hécube
peut jeter ses étranges cartouches pour qu’on fasse illico la peau à
cette salope — allant jusqu’à prétendre que celle-ci a quitté son mari
et son palais pour vivre sur un plus grand pied, comme si les Atrides
étaient des pousse-mégots — les jeux sont faits. Les captives peuvent
imaginer les endroits où elles aimeraient échouer, elles n’y peuvent
rien. C’est juste bon à flatter certaines fibres dans le public, comme,
dans Pépé le Moko, lorsque Jean Gabin susurrait des noms de rues à
Mireille Balin. J’ai essayé avec différentes copines, ça ne marche que
dans ce film. Les généraux grecs se moquent bien que ce beau linge soit
réduit à l’état de serpillière. Talthybios représente une heureuse
exception.
Marie Verbch rappelle qu’elle n’a jamais voulu entrer dans
les controverses sur la datation des œuvres non datées. Elle suit
celles de Ragon, qui lui semble le plus sérieux, et rappelle que c’est
Euripide qui a composé l’épitaphe des guerriers morts dans la
malheureuse expédition de Sicile, d’autres évitèrent de crever sur pied
dans les Latomies, parce que des Siciliens avaient adoré les chœurs des
Troyennes ; ils
allaient affectueusement saluer Euripide à leur retour. Connaissant la
malice du dramaturge, qui ne pouvait connaître en 415 le résultat de
cette campagne, elle aurait plutôt évoqué l’affaire de Mélos, ravagée
en 416 par les Athéniens parce qu’elle affichait sa neutralité dans le
conflit entre ceux-ci et les Spartiates, durant la guerre du
Péloponnèse. Les murs ont été rasés, les hommes passés au fil de l’épée,
les femmes et les enfants vendus. Cela inspire un joli dialogue à
Thucydide dans sa Guerre du
Péloponnèse, où les Méliens invoquent leur droit à vivre en paix,
et les Athéniens, celui du plus fort. Madame Merkel aurait bien fait de
lire attentivement ce dialogue avant de faire passer les Grecs sous
toutes les Fourches Caudines qu’elle a pu improviser pour les
soumettre. Ce n’est pas là que la Vénus de Milo, plutôt contemporaine
de Marius et Sylla, a perdu ses bras. Marie Verbch ne croit pas que
l’auteur s’inspire autant de l’actualité, si ce n’est pour dénoncer les
horreurs de la guerre, comme l’a fait Jacques Callot durant celle de
Trente Ans. C’est le point de vue des victimes (les Troyennes n’ont pas
pris part aux combats) qui retient son attention. Ce qui leur arrive
est au-delà de ce qu’on peut imaginer, c’est malheureusement naturel.
Hitler envoie des enfants combattre les Russes, les Russes violent
toutes les femmes qu’ils trouvent. Les guerriers se délassent, ce n’est
pas du sadisme.
Texte et dessin
René Biberfeld -2015
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