Dans cet écrit, il est
fait référence à la
nouvelle traduction
du Cyclope
d'Euripide
par Fred Bibel.
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Les trois os à moelle viennent de chez Lydie, le riz arborio de
l'Italien, les trois oignons et toutes les carottes du potager, le
safran de l'Ardèche, les truites de là-haut. Nul besoin de préciser
qu'on fera bouillir les os à moelle une minute pour en extraire avec un
couteau la substantifique moëlle, que les carottes cuiront entières
dans le bouillon à peine parfumé, thym et laurier — on les retire, feu
éteint, et les remplace par des brins de safran — que, dans un vaste
fait-tout, l'on fera fondre la moelle, avant d'ajouter les oignons en
cubes, qui reviendront sans vraiment roussir ; quand le riz (autant
qu'il en faut) deviendra presque transparent, l'on ajoute l'infusion de
safran encore chaude. Sur un tapis épais de carottes on étale le riz,
et l'on pose dessus les truites discrètement grillées de chaque côté.
Le principe est simple, l'exécution demande deux feux, des braises et
un gril.
Les convives se pencheront avant sur Le Cyclope
d'Euripide, le seul drame satyrique entièrement conservé. Personne ne
semble d'accord sur la datation : pièce de jeunesse (façon de parler,
le grand tragique frisait la quarantaine) ou plus tardive. Quelques
libertés avec la tradition. Dionysos a été enlevé par des pirates. Son
vieux maître, Silène, est parti à sa recherche avec les Satyres dont il
est le père. Ils se retrouvent drossés au pied de l'Etna, et n'ont plus
d'autre ressource que d'obéir aux exigences du Cyclope. Les Satyres
gardent ses troupeaux de moutons, Silène garde la caverne propre.
Ulysse débarque à son tour avec son équipage pour se ravitailler. Il
n'a qu'une monnaie d'échange, une gourde qui se remplit de vin à mesure
qu'on la vide. Il n'y a rien de pire, pour un pochard incurable, que de
se retrouver au régime sec. Il est prêt à offrir tous les troupeaux du
Cyclope pour une coupe de ce nectar. Le Cyclope apparaît, thème et
variations..
Le maraîcher a composé un petit poème à sa façon :
Dans le monde du rêve
Serait-ce une accalmie
Un bateau sur la grève
Un troupeau de brebis
Il n'y a pas de trêve
Homère l'a prédit
Un Cyclope se lève
Et s'étire et sourit
Silène a balayé
La caverne à l'aurore
Le satyre égaillé
Veille au troupeau qui sort
Des marins sont venus
Pimenter la routine
La chair est plus charnue
La saveur est plus fine
Le Cyclope est gourmet
C'est toute sa logique
Il goûte les effets
De belle rhétorique
Mais il a son idée
Sur l'art et la manière
De les accommoder
Il n'est pas né d'hier
Éventrer le quidam
Le vider proprement
En attisant les flammes
Chauffer sa broche avant
Bien séparer le tronc
Des membres à bouillir
Le couper en tronçons
Pour les mettre à rôtir
Les morceaux à la broche
Grésillent comme il faut
Les poser sur la roche
Qu'ils ne soient pas trop chauds
Un bon trait de lait frais
Ça fait glisser les chairs
On rote on fait un pet
Et l'on s'assied par terre.
Fred Caulan estime que c'est dans la
note.
La femme du maraîcher sert son petit
compliment :
– Il ne fait pas bon aborder au pied de l'Etna, quelle que
soit la raison qui vous a poussé à prendre la mer : Silène et les
Satyres, veulent arracher Dionysos aux pirates qui l'ont enlevé — thème
développé par un hymne homérique — ils sont maintenant au service du
Cyclope ; les Satyres gardent ses chèvres, Silène est astreint à des
tâches ménagères. Ulysse essaie de rentrer chez lui, et s'arrête pour
se ravitailler. Le Cyclope en a la salive qui lui monte à la bouche. Il
y a longtemps que les Satyres n'ont pas eu l'occasion de courir
derrière une femme, et que Silène supporte mal son abstinence. Ulysse
arrive avec du vin, qu'il se propose d'échanger contre de la
nourriture. La seule chose que les Satyres demandent à Ulysse, rescapé
de la guerre de Troie, c'est si Hélène a été congrument tamponnée par
de vaillants guerriers. Le Cyclope ne pense qu'à manger, Silène à
boire, les Satyres à forcer des nymphes. Aucun embryon de vie sociale,
dans ce contexte. Le Cyclope manifeste son sens de l'hospitalité
en offrant à Ulysse le chaudron où il mettra ses membres à bouillir,
les Satyres jouent à colin-maillard avec le Cyclope aveugle, Silène
ment effrontément au Cyclope, pour détourner sa colère sur Ulysse, qui
n'épargne aucun détail sur la façon dont il grillera l'œil de son hôte,
et fera fondre son cristallin. Le langage des Satyres est cru. Le
Coryphée se sent si esseulé avec son tuyau sans emploi…
Précision lexicale de Marie Verbch :
– Il y a peut-être là un jeu de de mots sur le terme siphon qui désigne tout ce qui
tourne autour de l'idée de tube (tuyau,
pompe, siphon, sonde) et désigne accessoirement les "parties de la
femme" comme dit le Magnien-Lacroix. Le mot-à-mot donnerait : "Ça fait
un bon moment, que nous nous trouvons esseulés, rapport à notre cher
siphon". Soit : ça fait une paie qu'il ne sert pas, ou que je n'ai pu
tremper ma biscotte, selon qu'on se concentre sur le sens de phallus,
ou celui de… sadinet. À noter que les éditeurs, comme les lexicographes
jugent le vers douteux, sans que l'on sache le sens qu'il faut donner
au terme douteux. Les tragiques adorent les phrases à double sens.
Pourquoi pas dans un registre plus graveleux ?
Le sadinet inspire Claudie Férante :
Ces larges reins, ce sadinet
Assis sur grosses fermes cuisses,
Dedans son petit jardinet.
René Sance se sent d'humeur plus poétique :
Corps féminin qui tant es tendre,
Poly, souef, si précieux…
Isabelle Higère fait remarquer que le Satyre est plus
franc, comme Villon, que bien des hommes qui soupirent pour arriver au
même résultat.
– Les Satyres ne célèbrent pas les femmes, dit Nicolas
Siffe, ils ne songent qu'à tirer leur coup, et poursuivent de belles
mortelles qui n'en peuvent mais, et même des immortelles tout à fait
capables de leur résister si telle est leur condition. Le Cyclope,
Silène, les Satyres réunissent à eux tous l'idéal du bon vivant : bien
se taper la cloche, boire du bon, et se rigoler avec une belle garce : Je suis paillard, la paillarde me suit.
Les fabliaux ne portent pas les
dames au pinacle, ils se mettent du côté des belles gaillardes qui
veulent s'offrir des gaietés quoi qu'en aient leurs maris. Le Décaméron
et les Contes de Canterbury
se servent sans vergogne dans ce fonds. Si
nous avions d'autres drames satyriques nous verrions si nous avons
affaire à fabliaux mythologiques. Il y faut un roué, ou une fine
mouche, et une dupe. En voyant le Cyclope traiter ses marins comme de
simples chevreaux, Ulysse en est comme fasciné, une horrible
fascination, certes, mais Euripide entend la faire partager aux
spectateurs. Le public est invité à se réjouir en entendant le sort
qu'il réserve au Cyclope. La description de l'instrument, une tarière
que l'on fait tourner comme une chignole, de l'œil unique qui grésille…
L'on savoure une joie mauvaise. Je me souviens que Diomède donnait de
la chair humaine à ses chevaux, que Cronos dévorait ses fils. Ce sont
des hommes qui ont créé ces mythes ; l'Ogre n'existe que dans les
contes. Les maris furieux s'arrangent quelquefois pour que leurs
épouses mangent le cœur de leurs amants, Thyeste sert à son frère ses
neveux en ragoût, et j'en passe… Le Cyclope ne respecte aucun tabou.
– Le Cyclope transgresse surtout un des plus terribles,
dit Lucie Biline, il se moque des lois de l'hospitalité. La légende de
Philémon et Baucis va dans le même sens que celle de Sodome et
Gomorrhe. Les habitants des deux villes maudites n'ont pas été
anéanties pour leurs mœurs, quoi qu'en aient les dévots, mais pour
avoir demandé à Loth de leur livrer leurs hôtes pour les connaître.
L'on se doit d'accueillir comme il faut les naufragés que la mer dépose
sur le rivage. Le Cyclope est un être autonome, qui ne suit que ses
propres lois, mais il veut bien donner à Ulysse l'eau qui remplira son
chaudron, et le chaudron lui-même. Il défie les dieux parce qu'il est
sûr de rester impuni. On ne châtie pas un enfant de Poséidon et
d'Amphitrite, qui a donné, lors de la guerre contre les Titans, la
foudre à Zeus, un casque à Hadès, un trident à son père. Son hybris& pousse à donner son vrai nom
à Polyphème. Poséidon ne
pouvait rien contre Personne,
mais contre Ulysse…
Marie Verbch rectifie :
– Le Cyclope n'est pas hospitalier, cela n'en fait pas un
être asocial. Ulysse a du mal à l'empêcher d'aller festoyer avec ses
semblables. Un tel nectar, l'on se doit de le faire connaître aux
copains. L'opposition entre la considération que l'on gagne en
jouissant d'une chose dont on est le seul à profiter, et l'utilité (le
terme peut sembler incongru au traducteur moderne) de partager quelque
chose de bon avec ses semblables, sera mieux comprise par un spectateur
qui n'existe que parce qu'il appartient à une tribu, à un dème, à une
cité. Une idée joyeusement battue en brèche, lors de la guerre du
Péloponèse, où la cité s'est divisée cinquante ans à peine après la
bataille de Salamine. Il est vrai qu'après avoir célébré l'union des
Grecs, Athènes s'est conduite d'une façon abominable avec les Cités qui
contestaient son autorité. Je n'oublie pas le contexte, Ulysse
aurait plus de mal si Silène n'essayait pas de faire sournoisement main
basse sur le cratère du Cyclope. Les jeux de scène autour du récipient,
les excuses cousues de fil blanc de Silène, on dirait un numéro de
clowns. Chacun obéit à des pulsions primaires : l'instinct de
conservation d'Ulysse, l'appétit du Cyclope, l'ivrognerie de Silène.
– Couquemal m'a fait un jour observer, dit Fred Caulan,
que la plupart de ses clients ne viennent pas le voir en tant
qu'animaux sociaux, et qu'il avait toutes les peines du monde à
procéder aux réglages nécessaires. Quand un enfant qui n'est pas
refermé sur lui-même montre un objet, l'on ne peut savoir s'il le
signale, s'il nous demande de le lui donner, ou s'il veut autre chose,
par exemple qu'on allume un ordinateur pour lui passer un dessin animé.
Des cyniques imaginent que le langage ne fait que perfectionner ce
système. Le malade se crée un monde à lui où il distribue les rôles à
sa façon. C'est le syndrome de Rousseau qui veut peupler le monde
d'êtres selon son cœur — le Cyclope est plus sain, qui ne connaît que
les plaisirs de la sociabilité. Que ne ferions-nous pas pour que notre
environnement réponde à nos exigences. Silène, les Satyres, Polyphème,
sont de bons sauvages, comme les cannibales de Montaigne. Ulysse est
entré dans le domaine de la transaction, c'est un parfait animal
social, qui sait utiliser les pulsions des autres. Autrement dit leur
libido, à condition de se contenter du sens étymologique, qui ne se
limite pas à la libido voluptatis. Ne pas oublier qu'il existe
une voluptas potandi (Silène
puis le Cyclope), et des epularum
voluptates (le Cyclope) ; les corporis
voluptates obsèdent les Satyres,
et le Cyclope, quand il est pris de boisson et s'en prend à Silène
qu'il prend pour un autre Ganymède.
Claudie Férante ressort une bribe de son répertoire :
– Doucement bercé sur
sa mule fringante, s'avance dans les bleuets fleuris…
– Il me fait plutôt penser à Falstaff, Silène, dit Luc
Taireux. Il est chauve, il a le nez retroussé, un ventre rebondi, et
monte un âne sur lequel il a de la peine à tenir. Il s'appuie sinon à
un thyrse, couronné de lierre, une coupe à la main, les yeux pleins de
malice. Il porte des cornes comme Dionysos et les Satyres, il est vieux
et laid. L'image du bon vivant. Il symbolise la gaîté, et inspire
confiance. Une saine thérapie. Nous vivons à une époque de pisse-froid
qui craignent de paraître coincés. Nous multiplions les tabous, en
affirmant que nous en contestons la plupart. Nos transgressions ne
passent pas le stade de la vanne, mais il est bon d'avoir l'esprit
ouvert. On n'ose plus dire un mot sans craindre les foudres de censeurs
particulièrement procéduriers. Ce Cyclope
est une bouffée d'air frais.
– Une bonne initiation, dit Marie Verbch. Le théâtre
d'Euripide nous offre tout un répertoire d'écorchés féroces et de
monstres raisonneurs. Toute atteinte à leurs passions ou à leur
intégrité entraîne une vengeance démesurée. L'on débite ses frères pour
retarder ses poursuivants, et les enfants d'un mari qui vous abandonne,
l'on sacrifie un innocent tendron à toute armée pressée d'appareiller,
et j'en passe. Si nous ignorons de quoi nous sommes capables, nous
allons effleurer de terribles mystères.
***
texte : René Biberfeld - photo : M. Castex et JH Robert - 2014
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