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Une femme humiliée version pdf (250Ko) ici |
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L’épouse du maraîcher marche sur un terrain parfaitement balisé.
D’Euripide à Pasolini, le public s’attend à une aimable gradation
d’horreurs. Elle est allée jusqu’à consulter, comme l’eût fait
Lucie Biline, un dictionnaire de la mythologie, et vu que, d’après
Hésiode, un béotien du septième siècle avant notre ère, Au Soleil
infatigable, l’illustre Océanide Perséis enfanta Circé et
le roi Aiétès. Quant à Aiétès, fils du Soleil lumière du monde, c’est
la fille de l’Océan, le fleuve achevé, qu’il épousait, selon les
vouloirs des dieux : Idye aux belles joues, et celle-ci lui mit au
monde Médée aux belles chevilles. Rien que du beau linge. Jason est un
gars d’Iolcos en Thessalie, dont le père Aeson était roi. Celui-ci est
chassé par son demi-frère Pélias. Jason lui-même suit, sur le Pélion
les leçons du centaure Chiron, qui l’initie à la médecine, comme tous
ses élèves. Il en descend, pour demander à Pélias de lui rendre le
royaume de son père. L’usurpateur l’invite alors à lui rapporter la
Toison d’Or d’un bélier prodigieux, consacrée par Aiétès,
le roi de Colchide, à Arès, et confiée à la garde d’un dragon qui
veille au grain. Comme la Colchide se trouve en Géorgie, à l’est de la
Crimée, on n’y arrive pas en deux coups de rame. Jason demande à
l’ingénieur Argô de lui construire un bâtiment qui tienne la mer. Une
fois sur place, on lui dit qu’il devra soumettre, en attendant, des
taureaux crachant le feu, semer les dents d’un dragon d’où naîtront des
guerriers acharnés à sa perte. Bref, ce n’est pas gagné. Heureusement
que la fille du roi de Colchos est magicienne ; il lui promet le
mariage. Il est vrai que l’on ne se presse pas au portillon pour
épouser une magicienne. Elle met tout son savoir à son service. Elle va
jusqu’à tuer son frère. Euripide ne retient pas la version selon
laquelle, elle le coupe en morceaux (qu’elle jette à la mer, pour
retarder la flotte qui les poursuit). Jason traînait la jambe pour se
marier. C’est chose faite lors d’une escale en Phéacie, dont la reine,
plutôt prude, le force à régulariser, avant de les laisser repartir.
Pélias constituent encore un danger, Médée convainc ses filles
qu’elles rajeuniront leur père en le faisant bouillir dans un
liquide de sa composition, après l’avoir débité. Il suffisait de
mettre devant elles, dans une marmite les morceaux d’un mouton,
pour en sortir un agneau bien vivant, un tour à la portée des meilleurs
illusionnistes. Le fils de Pélias s’empresse de bannir le couple
infernal. Ils s’en vont à Corinthe où naissent leurs deux fils. Au bout
de quelques années, Créon, le roi, s’avise que Jason est un beau parti.
Il lui offre sa fille, et tant pis pour Médée, à qui l’on va notifier
son congé, avant de l’expulser du pays, parce qu’elle le prend très mal
; avec une magicienne on ne sait jamais. Il ne reste à Médée qu’à
expédier vilainement le monarque et la fille, en alléchant celle-ci par
des cadeaux qui brillent, et les enfants de l’infidèle en les
égorgeant. Il se trouve que ces enfants-là sont aussi les siens, d’où
quelques tergiversations, qui offrent aux auteurs dramatiques
l’occasion de ciseler des scènes déchirantes. On frémit. Les amateurs
d’effets spéciaux apprécieront le spectacle de Médée s’envolant dans
son char de feu, avec les deux petits cadavres.
Le pot-au feu portugais, préparé la veille, frémit, lui aussi. On a gardé le chouriço et la poule, mais utilisé des joues de bœuf et de la queue de veau. Le talon de jambon, la saucisse de Morteau remplacent d’autres ingrédients, mais tout ça, comme dit son époux, n’est là que pour parfumer les légumes, et donner du corps au bouillon. Un cœur de céleri, des navets pour les braves, des panais pour ajouter une touche de douceur, les carottes, l’oignon piqué de clous de girofles, l’os à moelle, les poireaux, le chou, les patates vont de soi. L’on servira du fronton avec la sucrine, du bouillon avec le pot-au-feu, dans de petits bols, un picpoul avec la tarte au potiron. Pour se prononcer sur le pot-au-feu, il est conseillé de commencer par une patate. Le maraîcher a mijoté un sonnet à sa façon :
Parée, fin prête, la femme du maraîcher a fait son petit compliment. René Sance a sans doute décidé de titiller un brin Isabelle Higère. – Est-ce pour s’attirer la bienveillance du chœur que Médée s’attarde longuement sur le sort fait aux femmes ? Elle parle à sa nourrice, et les autres l’écoutent. Tout y passe : l’obligation de payer une dot pour tomber sous la coupe de son boulet, l’impossibilité où l’on est de quitter son époux, et surtout de le répudier — alors que celui-ci peut la renvoyer quand il veut, ce qui aggrave la sujétion du sexe, forcé de plaire. Le prétexte des expéditions guerrières dont les femmes sont exemptées ne vaut rien, quand on songe aux douleurs qu’elles endurent en mettant les enfants au monde. Bref, les dames sont moins libres, et plus exposées. Sans doute veut-elle s’assurer le soutien sans réserve de sa nourrice quoi qu’elle fasse… Ça fait quand même près de trente vers sur le thème. Il n’y a pas là de quoi impressionner une féministe bien trempée : – Ce discours ne peut que conforter les hommes, il est solide, cohérent, bien argumenté. Médée est une redoutable exception. On ne risque pas grand-chose en jouant les tyranneaux familiaux. Cela dit, elle n’a pas besoin d’un homme pour lui donner un coup de main, comme Clytemnestre ou de l’autorité d’un père pour expédier son mari, comme les Danaïdes. Elle représente, à elle seule, un danger. Le mythe de l’empoisonneuse, de la sorcière hante les esprits. Sans oublier des craintes plus intimes sur lesquelles les analystes aiment à s’attarder. Je dirai que le discours de Médée correspond à la situation. Mais je me pose des questions sur la misogynie de l’auteur. – C’est la réputation que lui a faite Aristophane, dit Marie Verbch. On ne croit plus guère à la fable de ses deux mariages ratés, avec des gourgandines qu’il lui a été obligé de répudier. Si c’était vrai, on tue des épouses infidèles pour moins que cela. Et si la famille paternelle s’offusque, comme elle en a le droit, l’Aréopage élargira le mari. – Médée est une femme fatale digne de ce nom, fait remarquer Luc Taireux, dans la mesure où ses menaces sont suivies d’effet. Elle est plus dangereuse que sa tante Circé qui ne bouge pas de sa grotte. On pourrait se poser des questions sur son amour pour Jason. Celui-ci représente surtout une occasion de ne plus faire tapisserie. La voilà pourvue d’un époux, et mère de deux enfants, comme tout le monde, sans rien perdre de ses pouvoirs. Le beurre et l’argent du beurre. Analysons les raisons affichées de son ressentiment, ce n’est pas, comment dire… On peut compter sur Claudie Férante : – Ah ! je l’ai trop aimé, pour ne le point haïr ! – C’est ça… Je dirais plutôt : J’en ai trop fait pour lui, pour que l’on me délaisse… Il est surtout question du fait qu’elle a trahi son père, tué son frère, invité les filles de Pélias à dépecer leur père pour en faire un bouillon, et qu’elle va se retrouver sans patrie à cause d’un misérable gigolo, incapable de respecter sa parole dès que l’occasion se présente d’épouser une princesse. S’il arrive, le héros de pacotille, à remplacer une épouse qui fait peur, par une princesse… Une femme aimante doit savoir se sacrifier en de telles circonstances. – C’est curieux, cette rage et cette crainte de trouver une Cité et des princes qui l’accueillent, dit Nicolas Siffe. Cela ne m’étonne pas. Les femmes qui disposent de pouvoirs se réfugient au Moyen-Âge dans des châteaux enchantées ; attendant qu’un chevalier errant se trouve pris au piège comme Circé dans sa grotte. Quelle rage que celle de fonder une famille… elle ne joue pas le jeu, Médée. Elle pourrait être contente des compensations qu’on lui offre, un train de vie confortable, des demi-frères influents pour ses enfants. Il suffirait de bien le prendre… de ne pas faire peur au roi de Corinthe… Elle se conduit comme une femme ordinaire, et ne veut pas qu’on la traite comme telle. Ce serait si facile d’en faire un être éperdument amoureux, d’autres ne se sont pas gênés. Claudie se met à déclamer :
– C’est de Corneille ? s’inquiète René Sance. – Du jeune Corneille, entre la Place Royale et la Comédie des Tuileries, juste avant L’Illusion comique et Le Cid. Notre mécène adorait Corneille, et ne voulait mettre en scène que les pièces que plus personne ne jouait. En tout cas, la Médée parle de vengeance plus que d’amour, on a même le plaisir de voir, sur un balcon, brûler la princesse et le roi. Euripide confie le récit de la scène à un messager. – Et c’est encore plus impressionnant, dit Fred Caulan. La couronne qui se transforme en or fondu sur le crâne de la princesse, ravageant son visage, le voile en flammes qui se colle à elle, et, quand elle s’écroule, elle ne peut plus se détacher du sol sans que ses chairs se séparent des os, le tendre père embrassant sa fille et pris dans cette glu ardente. C’est d’autant plus effroyable, que l’on avait pris soin de montrer le tendron, paradant, se mirant à tous les miroirs, dansant presque. Ce qui m’impressionne le plus, c’est que la magicienne demande au messager tous les détails, pour s’en repaître. Ses tergiversations, s’agissant de ses enfants, sont parfois surprenantes. Ils sont si gentils, si jolis, c’est un crève-cœur de les sacrifier ! Pourquoi le faire ? Parce que c’est dans le programme. En quoi consiste le programme ? À frapper Jason au cœur. Elle le surestime. Sa carrière s’arrête-t-elle là ? – Oui, répond Lucie Biline; si l’on en croit un vers peut-être interpolé. Un scholiaste prétend que son crâne n’a pas résisté à la chute d’un morceau de la proue du navire Argo, accroché au mur d’un sanctuaire d’Héra. Si ce sanctuaire se trouvait à Iolcos — on n’allait pas trimballer cette proue jusqu’à Corinthe dans son bagage — cela ne contredit pas la version la plus généralement admise qui veut que Jason ait reconquis sa ville les Dioscures et Pélée — le futur époux de Thétis. Selon d’aucuns, Jason aurait eu un troisième fils de Médée, sans doute pas assez grand pour se trouver à portée de sa mère, et répondant au nom de Thessalos. D’où le nom de la région. – Le personnage d’Égée me semble un peu tomber comme un cheveu dans la soupe, dit Luc Taireux. Claudie Férante juge bon de faire remarquer qu’il se retrouve chez Corneille. Quand il comprend que Médée pourrait mettre afin à sa stérilité grâce à ses charmes, il lui ouvre les portes de sa belle Cité. C’est peut-être plus efficace que l’explication d’un oracle. Il est passé quand même, précise Lucie Biline, chez le roi de Trézène, spécialiste des oracles, qui le saoule et le fait coucher avec sa fille, la nuit même où Poséidon ne se contente pas de tenir la chandelle. C’est ainsi qu’Égée conçut Thésée à son insu. À son réveil, il demanda à la petite de ne pas révéler à l’enfant le nom de son père, et cacha ses sandales et son épée, sous un rocher, manière. Après quoi il épouse Médée qui l’a rejoint à Athènes, et lui donne un fils du nom de Médos. Quand un jeune homme se présente à la cour avec l’épée et les sandales, elle tente d’empoisonner l’intrus de peur que son fils ne perde son droit d’aînesse. Nouvel exil, elle retourne en Asie avec son garçon qui, comme son nom l’indique, est l’ancêtre des Mèdes. – Bref, glousse Nicolas Siffe, Égée fait son entrée pour offrir une issue. Le calembour est salué par diverses moues. René Sance le note pour son recueil de jeux de mots foireux. Luc Taireux note à quel point la Magicienne se soucie d’assurer ses arrières. Elle garde son sang-froid. Elle essuie le choc, prostrée, prend sa décision à chaud, et les mesures adéquates plus méthodiquement : il lui suffit d’une journée, elle manipule Créon pour l’obtenir. Jason pourrait l’arrêter en renonçant à épouser la princesse, il préfère lui servir des arguments de commis voyageur. Ce sont ses propres enfants qui offriront la parure fatale à la remplaçante. Il ne lui reste plus qu’à savourer le récit du messager, et à narguer Jason en repartant sur son char ailé avec les deux petits cadavres. Si le bonhomme avait un peu de sang dans les veines, il ne s’en remettrait pas. Claudie Férante tient à préciser que chez Corneille, il sert exactement les mêmes arguments, si elle se souvient de quelques vers, c’est qu’elle était censée réagir ou balancer son texte :
Fred Caulan y voit l’indignation que lui inspirent des médiocres incapables de se souvenir de ce qu’elle est : la petite-fille du soleil, jadis prêtresse d’Hécate, la déesse de la magie, magicienne elle-même. C’est comme si on donnait un coup de pied au cul du Zeus Olympien, d’Apollon, que sais-je ? Et cela pour les tristes combines d’un ambitieux coquin, qui se voit déjà gouverner Corinthe à long terme, prince consort en attendant. Et voici qu’il vient benoîtement expliquer à la redoutable que, ma foi, il agit pour son bien : il la protègera contre les vents mauvais grâce à sa nouvelle situation, donnera des frères princiers à ses propres enfants, la fera vivre dans l’opulence, elle ne sera plus une exilée… La convention était claire : il devait l’épouser si elle l’aidait à ramener la Toison d’Or à Iolcos. Ce n’était pas pour la répudier à la première occasion. Belle gueule et tête de con… Un accord est un accord… Le châtiment doit être à la hauteur de l’offense, l’offense étant inqualifiable, elle mérite la mort de la princesse qui doit prendre sa place et du futur beau-père, et une mort atroce ; en se faisant décrire, sans omettre aucun détail, les souffrances de la princesse et de son père, elle éprouve un plaisir indicible. Je ne parle pas de celui qu’elle prend à exhiber les cadavres de ses deux enfants, sur son char de feu, et hors de portée de leur père, avant de s’envoler. Sa colère inutile, et son impuissance sont à peindre. – Autre détail significatif, dit Marie Verch,, elle ne met pas elle-même la main à la pâte, sauf pour son frère et ses enfants. Elle fournit à Jason les baumes efficaces et les tuyaux indispensables, convainc les filles de Pélias de dépecer leur père avant de plonger les morceaux dans un bouillon rajeunissant — il suffit d’un tour de passe-passe — Créon de lui accorder un délai d’un jour, et l’on sait ce qu’elle peut faire en une journée, elle charge ses enfants de remettre ses cadeaux empoisonnés à la princesse. Je songe à son nom grec Mêdeia, proche du verbe mêdomai (méditer, réfléchir, inventer). Benvéniste consacre tout un chapitre de son Vocabulaire des Institutions Indo-européennes à la racine *med- qu’il rattache à l’idée de mesure. Cette dame ne se contente pas de suivre ses impulsions, elle ménage. Un char ailé, ça facilite les choses ; un point de chute c’est la cerise sur le gâteau, Égée arrive à point. Luc Taireux semble justement intrigué par la tendresse évidente qu’elle manifeste pour ses enfants. – Quand elle vient d’essuyer le choc de sa désillusion, d’après sa nourrice, elle ne veut pas en entendre parler, mais, quand ils se trouvent là, sous ses yeux, c’est un crève-cœur d’avoir à les égorger. Il n’est plus rien qui justifie ce sacrifice. Que ne ferait-on pas pour réduire l’indélicat au désespoir ? Pour effacer toute trace de leur union ? C’est en les immolant qu’elle lave dans le sang tous les vestiges de sa propre médiocrité. On n’humilie pas à ce point une grande magicienne, une fille du soleil. Se faire rouler par un prestigieux Scapin, il y a là de quoi frémir. Ces frémissements-là sont redoutables. Ce n’est pas que pour narguer Jason qu’elle ne veut pas les abandonner au traître, les ensevelir elle-même, c’est le dernier geste d’amour d’une tendre mère. Elle ne rend pas compte qu’elle rejoint le lamentable cortège des conjoint brûlant de briser de cœur de celui ou de celle qui sont partis, en tuant leurs enfants. Les familles ne sont pas rares, qui traînent de ces casseroles dans leurs armoires entrouvertes. Voulant se distinguer par un horrible trait, elle rentre dans le rang. J’imagine le plaisir que prend une manipulatrice de ce tabac, à essuyer les baratins d’un Sganarelle qui peine à se hisser au niveau de Don Juan. Fred Caulan est surtout intrigué par le syndrome de l’idée fixe, qui ne conduit dans les petites maisons que dans les cas extrêmes. Derrière chaque bipède, il y a un forcené qui sommeille. Il voit un symptôme dans sa conviction que les proches de Créon, ne pouvant s’en prendre à la mère, feront mourir ses enfants à petit feu. Autant prendre les devants. L’idée même de confier ses fils à un incurable coureur de dot, lui est épouvantable. Tant de raisons pour un acte innommable : c’est que, dans le jargon de nos maîtres, on appelle rationalisation, selon le bon Ernest Jones, ou intellectualisation, selon l’aimable Anna Freud. Étant bien entendu qu’on ne saurait confondre les deux termes. On se croirait dans une yeshiva. Tout ce qui peut compromettre le couple est prié de s’effacer. Là, c’est le mari lui-même qui se fait la malle, pour un tendron plus frais qui a des espérances, et une belle dot. Le nichon doux et ferme, la fraîche, une belle situation. Si tu n’es qu’un pauvre bougre, du sexe ou pas, tu flottes, entre amertume, dépression et névrose. Si tu es une magicienne, une petite-fille du soleil, le travail de deuil est un peu plus spectaculaire. Et tu es accueillie dans une autre Cité dont tu épouses le Prince. Les enfants ne sont plus que de déchirants dégâts collatéraux. Un sujet de choix pour Euripide qui est un fin gourmet. – Plus en tout cas que certains lecteurs qui essayent de tout analyser suivant des critères qui n’ont rien à voir avec les effets qu’un auteur veut produire, dit gentiment Marie Verbch. Non, les psalmites n’entendent pas, non plus que le Christ, Shakespeare, Dostoïevsky ou Proust, confirmer les théories de René Girard. Sans me braquer sur l’amour maternel de Médée, qui ne peut châtier l’infidèle qu’en y mettant le prix, je relèverai que personne n’est à même de voir en elle autre chose qu’un fléau ambulant. Ce n’est pas qu’elle ne puisse admettre la médiocrité de ses semblables, elle ne la comprend pas. Son drame, c’est d’avoir voulu mener une vie conjugale ordinaire, goûter les joies d’une existence plate. Ce qui lui est impossible, le ver est dans le fruit. C’est quand on l’humilie, elle, qu’elle redevient ce qu’elle a toujours été. Une magicienne qui n’a rien perdu de ses pouvoirs, la petite-fille du Soleil, la nièce de Circé — quand sa tante, transformait des hommes en cochons, ce n’était pas de la magie, c’était un pléonasme. Le malheur, quand on dispose de tels pouvoirs, c’est qu’on ne peut s’empêcher de s’en servir. Elle ne rationalise pas, elle regrette les effets secondaires, et en souffre. On écrase le conjoint discourtois, en tarissant en lui toute source de joie, en lui infligeant des spectacles effroyables. La description des souffrances du roi et de la princesse la comble d’aise, parce qu’elles sont à la mesure de sa contrariété. Ce n’est pas le fait d’une psychotique, ni d’une névrotique elle fait ce qu’elle a à faire, et jusqu’au bout, quoi qu’elle en ait. – Disons, avance Luc Taireux, que le passage à l’acte prend des proportions. Nous apprécions à leur juste valeur le soin qu’elle apporte à chaque détail, les cadeaux offerts par les enfants du prétendant, qu’on emporte, dans un char ailé, sous les yeux de leur père. Fred Caulan aime bien à se faire taper sur le groin. – Nous ne pouvons nous empêcher de ramener les personnages les plus terribles au niveau de nos analyses, autrement dit à notre niveau. Médée est comme une loupe qui permet d’entrevoir de quels excès de rage nous sommes capables. On passe brutalement des enjeux collectifs auxquels les prédécesseurs d’Euripide étaient sensibles, au scalpel de la vivisection. Le public était-il préparé ? – Pas vraiment, dit Lucie Biline. Aux grandes Dionysies de l’an 431 avant notre ère, Euripide fut devancé par Sophocle, qui n’a décroché que la deuxième place, la première revenant à un certain Euphorion, dont la postérité n’a pas su apprécier les mérites.
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René Biberfeld - 2014 |
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