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Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction du Prométhée d'Eschyle par Fred Bibel |
Pour une fois, Fred Caulan est tombé d'emblée sur le
maraîcher. Celui-ci connaissait le sujet de cette réunion dominicale :
que peut-on tirer duProméthée
Enchaîné
d'Eschyle ? Une pièce comme une autre pour l'Athénien du cinquième
siècle avant notre ère, qui ouvre une trilogie, sans doute liée — trois
aspects d'une même histoire — avec laquelle l' auteur espère remporter
un prix aux Dionysiaques. Les critiques ne manqueront pas ensuite
d'ensevelir ce Prométhée sous une avalanche de gloses, plus lourdes que
les chaînes qui clouaient le Titan à son rocher.
Le maraîcher semble d'humeur prolixe : — Mise en croix, mise en chaînes, à quoi bon ? Il n'attend pas de réponse et retourne à ses patates. Au moins épargne-t-il à ses semblables les civilités de rigueur. Il lâche son trait, à chacun de se dépatouiller avec. Fred Caulan a la faiblesse de le commenter en son for. Il faut être bien vain pour croire que nous méritons d'attirer l'attention d'un Titan, ou qu'un Sauveur se soit sacrifié pour racheter nos péchés. Créature insignifiante, cruautés mécaniques, misérables débauches. De mauvaises lectures l'engagent à des variations sur les expressions 'mise en scène' et 'mise en chaînes', lapsus volontaire, calembour significatif, quelques cuistres se sont adonnés à ce genre de divertissement. Cela dit, l'on ne manque pas de s'étendre sur l'analogie entre ces bienfaiteurs qui ont souffert de leur amour pour l'humanité. Le dernier a fait l'effort de revenir d'entre les morts, le plus ancien, comme tout immortel, se porte mieux que vous et moi. Heureusement que la maîtresse de maison vient arrêter cette meule corticale. Elle a, comme d'habitude, un poème de son époux à lui soumettre :
Fred Caulan se secoue. La femme du maraîcher est en train de lui expliquer qu'ils sont tous priés à déjeuner. Un restaurateur a proposé à son époux des sardines encore toutes fraîches, sur de la glace pilée, dans un cageot de polystyrène. La classique sardinade est d'un commun… les bêtes serviront à relever un mélange de radis noirs, de patates et de panais, sur un fond d'oignons, déglacé au cidre avant qu'ils se caramélisent. Le panais en grosses rondelles apportera une note plus douce, le radis noir coupé en huit un robuste arrière goût, les pommes de terre équilibreront les saveurs. Les sardines grillées seront posées sur les légumes. Il aurait suffi d'une seule pour chacun. L'affreux potlatch. Le maraîcher aurait préféré qu'elles ne soient pas vidées. Il est du genre à tout avaler sauf la queue. Un test : quels sont les convives qui essayeront de dégager l'arête centrale et la tête ? Le lièvre levé par le maraîcher n'a plus qu'à rentrer dans son terrier. Faut se le mériter, ce brouet. La femme du maraîcher ouvre vaillamment les débats. Prométhée, dans la version d'Eschyle, a volé le feu à Héphaistos, le forgeron estropié, pour le donner aux hommes qui avaient du mal à décoller. Le malheur, c'est que selon Zeus, ce feu est un privilège réservé aux Dieux. Héphaistos est prié d'enchaîner le Titan trop débonnaire à un rocher du Caucase, Pouvoir et Force sont là pour s'assurer que le travail sera bien fait. Une intrigue assez ténue : Prométhée savait qu'il serait cloué à son rocher, enseveli quelque temps sous terre, avant de revoir le jour, pour se faire arracher par un aigle des lambeaux de son foie, régulièrement restauré. Survient la génisse Io, victime aussi de l'arbitraire. Elle ne tenait pas plus que ça à exciter le désir du maître des Dieux, ni qu'Héra, la sœur-épouse de l'érotomane, lui colle au cul un bouvier aux yeux innombrables, puis un taon particulièrement hargneux. Que vient faire cette dame cornue ? C'est l'aïeule des fameuses Danaïdes, et surtout l'ancêtre d'Héraclès qui tuera l'aigle et libérera Prométhée. Rappel desSuppliantes, heureuse anticipation, le public est à même de la goûter. Une façon de montrer aussi l'omniscience de son héros. Cette omniscience lui donne un atout : Zeus risque d'engendrer un fils plus fort que lui. Qui le lui donnera ? Le public est au fait : c'est Thétis qui doit mettre au monde un enfant plus puissant que son père. Comme Zeus et Poséidon se lèchent déjà les babines, on imagine les dégâts. Prométhée n'a lâché qu'une partie de l'information. ce n'est qu'en le libérant qu'on saura le reste… d'autres sources nous expliquent comment Zeus sauvera la face et se dédira sans se dédire. Un maillon de chaîne tiendra lieu de bague, on y enchâssera un bout de rocher. Thétis, la Néréide, sera condamnée à épouser un mortel, qui ne lui donnera qu'Achille. Mais ceci est une autre histoire. Prométhée est un Titan. Je me perds dans le maquis de sa généalogie. On ne lui prête pas qu'une mère. C'est à cause de ce fameux secret, qu'Eschyle a choisi Thémis, la gardienne des lois éternelles. Marie Verbsch regarde Lucie Biline laquelle rassure la femme du maraîcher. — La descendance des Titans, fils eux-mêmes d'Ouranos et Gaïa, serait plus facile à débrouiller si toutes les sources concordaient. Sauf chez Eschyle, Prométhée est le fils d'une Océanide, Asia ou Clyméné. Les anciens Grecs ne se gênent pas pour tripatouiller les généalogies à leur convenance. Eschyle ne choquait personne en disant qu'il tient son secret de Thémis. Cette multiplication de mères n'intrigue que nos spécialistes. Foin des subtilités. On ne vous demande pas de retenir la liste des Titans. Ouranos n'avait que le tort de ne pas laisser Gaïa respirer. Il était le seul à pouvoir la couvrir tout entière, le rêve de bien trop de messieurs. Six Titans, six Titanides… elle a fini par se plaindre à ses fils : cinq se sont défilés. Elle a donné une serpe à Cronos, le petit dernier, pour châtrer l'importun. Après avoir jeté à la mer le bas morceau et la faucille, il a balancé une partie de ses frères — les Hécatonchires et les Cyclopes — dans le Tartare. Sa mère n'en demandait pas tant. Inutile donc de retenir la liste des Titans, Eschyle ne fait intervenir que trois d'entre eux : Océan, l'aîné, a engendré les Océanides qui formeront le chœur ; Prométhée est le fils de Japet ; le moissonneur de couilles a boulotté ses enfants à mesure (beau tableau de Goya qui l'appelle Saturne, comme font les Romains) parce qu'on lui avait prédit qu'il serait, lui aussi, détrôné par un de ses enfants. Rhéa a fini par lui présenter un gros caillou à la place de Zeus, lequel a réussi à lui faire régurgiter ses frères et ses sœurs. Encore fallait-il détrôner l'ogre. Les cosmogonies évoquent la guerre contre Cronos et les Titans qu'il fallait bien chasser du ciel. Prométhée a pris le parti de Zeus, le voilà cloué à son rocher. C'est un immortel, on peut le torturer, on ne peut le tuer. — À part, la pauvre Io, et les Océanides du chœur, grogne Isabelle Higère, il n'y a que des mâles. La jeune fille est belle, elle doit y passer. Le programme lui a été signifié dans un rêve : il lui faut gagner les berges du lac de Lerne pour satisfaire le maître des Dieux. Peu importent ses réticences. Elle raconte son rêve à son père, lequel interroge les oracles à Dodone et à Delphes, pour s'entendre dire que c'est lui qui sera foudroyé si elle ne cède pas. Le reste va de soi. L'obsédé finit par la délivrer et du taon, et de l'enfant qu'elle portait. Transformée en génisse, poursuivie par un taon, elle a dû galoper d'Argos en Égypte, le temps, quand même, de donner son nom à une mer et au Bosphore. Et tout ça… parce qu'elle a eu le malheur de plaire au roi des Dieux ; tant pis pour les conséquences ! Les hommes feront tout pour tirer un bon coup. S'agissant du service après-vente… — J'avais l'impression qu'il était surtout question de Prométhée… susurre Luc Taireux. — L'épisode d'Io mérite trois cents vers… fait remarquer Lucie Biline. Autant le liquider tout de suite. — Près de trois cent cinquante, corrige Marie Verbch. Prométhée et le coryphée ne se contentent pas de l'écouter. Si elle a droit à cent-vingt vers… Ces statistiques me laissent froide, quoique d'autres en fassent grand cas. Disons que tout le monde essaie de réconforter la pauvre génisse. Eschyle n'apprécie pas les façons de Zeus. Héphaistos devrait être le premier à se plaindre qu'on lui ait volé le feu. Ça ne le dérange apparemment pas. — Je suis le mal aimé… chantonne Claudie Férante. Des grands classiques aux rengaines de la chanson populaire… Pourquoi pas ? Le public est indulgent. Lucie Billine veut bien parler du mal aimé. — C'est le moins qu'on puisse dire : ou bien c'est sa mère qui, pour ne pas mourir de honte devant les autres Dieux, le précipite du haut de l'Olympe, ou bien il a le tort de défendre sa mère, lors d'une scène de ménage, et c'est son père qui, du haut de l'Olympe, le jette dans la mer. Tout ça pour devenir le forgeron des dieux. —Je suis maître, je parle, allez, obéissez, dit Claudie Férante. —Du côté de la barbe est la toute-puissance, ajoute Isabelle Higère. Lucie Billine s'empresse de revenir à la pièce. — Héphaistos, Hermès ne sont que des exécutants. Un forgeron, un messager. Des Olympiens de seconde génération. Il en est de plus importants. Ceux de la première génération d'abord, délivrée par Zeus : Hestia, l'éternelle vierge, la gardienne de tous les foyers, Déméter, Héra, la sœur épouse, Hadès, Poseidon. Zeus n'a eu d'Héra que quatre enfants : Arès, Hébé, qui veille sur les jeunes gens, l'obstétricienne Ilythie, Héphaistos enfin. Métis lui a donné Athéna, Thémis les Heures et les Moires qui scandent nos destins, peut-être Prométhée, Dioné, Aphrodite, si ce n'est pas une tante née du sperme d'Ouranos au gré des vagues— ne parlons pas des Charites et des Muses, filles d'Eurynomé, et de Mnémosyne — Léto lui a donné Apollon et Artémis, Déméter, Perséphone. la nymphe Maia, enfin, lui a donné Hermès. Vous constaterez que les enfants de Cronos tiennent le haut du pavé. Il suffit d'un coup d'œil aux épopées d'Homère pour constater l'importance d'Arès, d'Athéna, d'Artémis, d'Apollon. Hermès se recommande par sa malice. Prométhée, sur ce plan, chasse sur ses terres, ce qui explique sans doute sa brutalité dans la pièce, bien qu'il ne soit qu'un messager. Zeus n'apparaît pas en personne. Il n'en a pas besoin. Il a ses divins larbins. Les filles de l'Océan, issues d'un Titan, comme Prométhée, ne se gênent pas pour le plaindre. Le nouveau règne est aussi brutal que le précédent. J'oserai une remarque peut-être inopportune. Son autorité peut être tempérée. Avec l'assemblée des Dieux, l'on assiste à un début de transaction. Un jour, les Érinyes, nées du sang d'Ouranos — une féconde castration — auront à s'expliquer devant l'aréopage d'Athènes. Comme s'il fallait des mortels pour canaliser les forces brutes. En s'opposant au pouvoir arbitraire de Zeus, Prométhée va l'obliger à transiger. L'un possède la foudre, et l'autre son secret. Marie Verbch éprouve sans doute le besoin de revenir sur terre : — Voilà un bonne raison d'attribuer la pièce à Eschyle. On lui en contestait la paternité à cause de la présence d'au moins trois acteurs au début, une innovation qui lui est postérieure. Pas besoin de supposer un mannequin. Un mime expliquerait mieux que moi ce que l'on peut faire entendre avec des gestes.Kratos signifie exactement la force que l'on est à même d'imposer — il équivaut à l 'allemand et à l'anglaishart — ce qui en fait un synonyme debia, la force physique, et plus tardivement son emploi abusif. Fred Bibel, comme moi-même, n'allions pas nous épuiser à rendre ces nuances. Nous traduisons le premier terme par Pouvoir, la Force restant muette, ces deux-là quitteront la scène ainsi qu'Héphaistos. Le protagoniste reviendra, avec un autre masque, pour les plaintes de Prométhée. On ne sait pas pourquoi, la femme du maraîcher se lance dans une étrange digression : — Je me souviens des ennuis que j'ai eus parce que j'ai refusé de mettre mes élèves en carte. Quand les inspecteurs entonnent la voix de leurs contremaîtres, il n'y a plus qu'à obtempérer… — Et signer un papier comme quoi l'on n'est ni juif, ni franc-maçon… ce qui autorise les signataires à se déchaîner après coup contre ceux qui ne pensent pas assez bien, dit Isabelle Higère. René Sance entreprend de négocier une transition périlleuse avant que l'on s'égare : — L'expressionprimus inter pares ne correspond à rien pour les premiers Olympiens. Un immortel n'a pas à aimer les hommes sans l'aval de Zeus, qui peut tout se permettre. Prométhée n'a que des alliés, dans la pièce : Héphaistos l'enchaîne à contre cœur sous les yeux du Pouvoir et de la Force, au service de Zeus, comme Hermès à la fin. Le chœur des Océanides proclame d'emblée sa sympathie pour le condamné. Océan, leur père ne lui reproche que de se surestimer, et de ne pas vouloir se plier aux circonstances ; mais il compte plaider sa cause auprès de Zeus. Je rappelle au passage que se connaître pour les anciens, c'est ne pas oublier ses limites. Dès qu'on cherche à les dépasser, on entre dans le domaine de l'hybris. Prométhée n'a pas à braver Zeus ; Zeus n'a pas à disposer des autres divinités comme il l'entend. — Ce qui me semble effarant, dit Fred Caulan, c'est la façon dont les Dieux se soumettent à la loi du plus fort. Le chœur, le bonhomme Océan serinent la même antienne : nous avons un nouveau maître, il faut courber l'échine. Qui a décidé que le feu est un privilège réservé aux immortels ? Les immortels. J'ajouterai pour faire plaisir à Isabelle : qui a décidé que l'on pourrait prêter à des taux usuraires l'argent que l'on emprunterait à un taux dérisoire ? Les spéculateurs. Prométhée a oublié qu'un immortel doit se montrer indifférent envers les faibles, et impitoyable. Eschyle interprète à sa façon la règle selon laquelle il importe de bien se connaître. La condition de subalterne lui imposerait des limites ? Il en convient. Mais il n'est plus question de sa personne, ni de son statut, c'est une affaire de principe. Prométhée ne fait pas preuve de démesure, ni d'orgueil en le défendant. Antigone n'est pas immortelle. Ça ne l'empêche pas de mourir pour avoir accompli un devoir sacré. Il y a des lois plus fortes que la volonté de tous les immortels, et surtout des mortels. Je m'étonne que l'Église qui prêchait la soumission aux pouvoirs établis — une drôle de façon d'interpréter les leçons de ses martyrs — se soit déchaînée contre les prêtres jureurs qui rendaient à César ce qui est à César, les Jacobins tenant lieu de Césars. Il serait bon que ces drôles n'essaient pas en plus de jouer les Césars. Personne n'a eu l'idée de recenser les victimes du monothéisme. Je verrais même des calendriers où chaque jour célèbrerait un tiède, un indifférent, un malheureux païen, voire un hérétique ou un relaps. On accueillerait, dans la limite des places disponibles, les monothéistes victimes d'autres dévots : un Sauveur sacrifié par le sanhédrin, des coptes expédiés par des disciples de Mahom, des marranes envoyés au bûcher, un esprit fort grillé à Genève. Il n'est pas question de dévotion, dans la pièce, c'est bon pour les hommes, mais de pouvoir. Je sais qu'il est cruel et qu'il décide de ce qui est juste. Prométhée croit apparemment à une justice qui ne dépende pas de Zeus. Il a décidé de donner un coup de pouce à une espèce balbutiante. Et il abhorre la force. Il voulait éviter la guerre entre les partisans de Cronos, et ceux de Zeus. Ni Zeus, ni les Titans n'ont voulu composer. Il a choisi de se ranger du côté de Zeus. Que les vainqueurs se partagent les privilèges, c'est normal. Ils n'ont pas à piétiner les mortels. Prométhée ne fait que réparer une injustice. Il est des Titans qui n'ont pas voulu se mêler de cette guerre, les autres ont été d'emblée plongés dans le Tartare. Prométhée l'a aidé, Prométhée doit plier, Prométhée ne plie pas. Claudie Férante a une citation toute prête : —Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. — Hugo n'a pas été cloué à l'île de Guernesey, rétorque René Sance. Isabelle Higère remâche depuis un petit moment une petite objection : — Prométhée reconnaît qu'il est à la merci de Zeus, avance-t-elle. — La réciproque est vraie, ajoute Marie Verbch, et ce n'est pas pour rien qu'il ne lâche qu'une partie de son secret. — J'ai senti, dit Luc Taireux, comme un fond de jubilation chez Prométhée au plus fort de ses souffrances. Il ne peut s'empêcher d'être désagréable avec Océan. Il pourrait pourtant prendre à son compte certains de ses arguments. Il est des mots qui guérissent". N'a t-il pas lui-même essayé, par des mots, d'éviter la guerre entre les Titans et les Olympiens ? L'image de Zeus renversé par un fils plus puissant lui tient lieu d'analgésique. Ce plaisir qu'il prend à évoquer l'univers tout entier bouleversé par la colère du roi des Dieux, et tout ça pour rien ! — On le comprend, dit Fred Caulan. Hermès n'essaie même pas de négocier. La question qui fâche est posée d'emblée, il faut répondre clairement et sans détours. Prométhée a beau jeu de rappeler qu'il a vu détrôner deux rois, que le troisième peut être traité aussi vilainement que lui-même, et que pour l'instant, il n'a affaire qu'à un valet, et il n'a pas oublié l'objet même de la transaction : la fin de ses souffrances contre un nom. Prométhée souligne les limites du roi des Dieux. Il n'a pas non plus l'impression d'avoir commis un crime. Un tour de passe-passe, au plus. On veut empêcher les hommes d'évoluer, il se débrouille. Il a volé le feu dans les forges d'Héphaistos, ça ne devrait gêner que celui-ci. Ça gêne Zeus, et tous les Olympiens par la même occasion. C'est comme si c'était à Zeus qu'on l'avait volé, le feu. Vous savez à quoi elle me fait penser cette rage ? À celle d'un propriétaire après le passage d'un cambrioleur quand il constate qu'on a délicatement posé un étron au milieu de son living, ou sur son couvre-lit. Si certains disposaient de tous les pouvoirs que l'on prête à Zeus, le malheureux se verrait plongé au fond de la fosse de Guam, à la grande joie du peuple des abysses. Il y a comme une trace de frustration dans la colère des Olympiens. Le feu aux hommes, c'est comme un étron sur l'Olympe. — Je ne crois pas, dit Claudie Férante, sans lâcher la moindre citation, qu'Hermès soit si maladroit que ça. Il ne peut convaincre Prométhée en le raisonnant, il n'a pas affaire à un novice en la matière, ni en lui faisant comprendre qu'il s'en prend à plus fort que lui, il le sait. Hermès, faute de mieux, tente simplement un coup de bluff, en lui faisant comprendre que ce qu'il endure n'est qu'un avant goût de ce qui va suivre. Prométhée ne demande pas à voir… il a vu. Fred Caulan essaie de rassembler quelques fragments épars : — Au commencement, était la rage, la rage étouffée de ceux qui ne pourront jamais l'exprimer, sauf par des crises d'amok ; celle qui déborde dans toutes les formes de violence ; la rage de ne pouvoir contrôler ses proches, son entourage, la planète au besoin. L'invention du langage a rendu les choses moins claires. L'on ne peut plus savoir où s'arrêtent les territoires symboliques. Et cette obligation où l'on est de transiger, de composer, de convaincre… Les combinaisons politiques et financières échappent au cochon de votant. Il faut s'arranger avec le double syndrome du nid assiégé, ou du nid trop étroit où chacun s'ankylose. Les simples échanges commerciaux étaient un carcan pour les plus entreprenants, on tripote les monnaies, on multiplie les échanges fictifs. La réclame donne à chacun le désir de respirer, en croulant sous des monceaux d'objets de moins en moins durables. La démesure nous est devenue si familière, que nous en avons perdu toute notion. Les mythes nous éclairent là-dessus. Ouranos ne veut pas relâcher sa pression sur Gaïa. Puissent les empaqueteurs de dames ne pas connaître le même sort. Cronos engloutit ses enfants jusqu'à ce qu'on les lui fasse régurgiter, et qu'on le plonge dans le Tartare. Zeus veut être le maître, il ne le sera jamais assez. Les autorités morales et officielles nous expliquent ce qu'on a le droit de dire. Je ne sais quand on a commencé à proférer cette phrase inepte : "Je ne peux pas te laisser dire ça." Raté : c'est dit. Restent les fêtes de Dyonisios, le Carnaval, les Saturnales, la guerre, où la discipline, qui fait la force des armées, leur permet de mettre une ville à sac, et d'user de chacun comme elles n'auraient jamais osé l'imaginer. Le carnaval libère la parole, la guerre les instincts. Le plus clair de la sexualité se ramène peut-être à la difficulté d'avoir ce qu'on désire, de savoir combler l'être aimé, pire, de le conserver. Peu importe que l'on veuille s'accrocher à sa mère, la conquérir pour mieux la phagocyter, tuer un père importun, la rage est mal éteinte, on ne peut que se rabattre sur des gris-gris. La dévotion est le plus douteux. Quel qu'en soit l'objet. Prométhée tient la clé. Il n'impose pas, il donne. Il n'accapare pas, il aide. Si seulement nous pouvions être aussi clair-voyants… Reste à canaliser l'énergie des meutes humaines. Je déteste le terme "mobiliser", et je tremble quand on me dit qu'il faut se mobiliser, surtout quand cette mobilisation devient générale. Ça n'a rien à voir avec l'entraide, le coup de main. Les foules n'ont pas besoin d'être mobilisées, elles ont besoin d'être canalisées. Prométhée a ce mérite qu'il résiste à la coalition de tous les Olympiens. *** Texte et dessins - R.Biberfeld - pub Foie gras jhrobert 2014 |
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