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L'enfant du miracle en pdf (70k) ici Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction de Ion d'Euripide par Fred Bibel. |
Ce sera donc des carottes nouvelles tronçonnées, doucement sautées à la
graisse d’oie, quelques haricots verts dessus, assaisonnées à la fin
d’une épaule d’agneau cuite vingt minutes au four, dont on ne retiendra
que la viande coupée au préalable en petits morceaux et le jus, pour
assaisonner les légumes. Mara des bois servies telles quelles en
entrée. Classiques tatin aux abricots, avec de la crème épaisse à
ajouter pour ceux qui n’aiment pas trop la chantilly, mais veulent
adoucir la relative acidité des abricots. Ion d’Euripide. Le fond mythologique est encombrant. La pièce mentionne Érichtonios, l’un des premiers rois d’Athènes. Celui-ci est né d’une éjaculation d’Héphaistos. Athéna était venue lui commander quelques armes. Les dieux sont des pignoufs qui sautent sur ce qui leur plaît. Il la poursuit, la rattrape et s’épanche en essayant de la plier à ses désirs. La déesse s’essuie la jambe avec un bout de laine, qu’elle jette par terre. Indirectement fécondée par l’impatient, celle-ci fait un enfant qu’Athéna recueille, fourre dans une corbeille, et confie aux filles de Cécrops, le premier roi d’Athènes, lui-même né de la Terre. Interdiction de regarder ce qu’il y a sous le couvercle. Les filles de Cécrops ne peuvent résister à la curiosité, on connait le résultat qui a inspiré au moins quatre peintres au XVIIe de Rubens à Jordaens. L’enfant était semble-t-il gardé par deux serpents (que les Athéniens représentaient dans des bijoux censés protéger les enfants) ou avait lui-même une queue de serpent. Athéna l’élève dans son temple, sur l’Acropole. Tout cela va de soi pour les Athéniens qui connaissent le passé mythologique de leur cité. Créuse, fille d’Érechtée, simple mortelle, cueille des fleurs de safran, Apollon passe par là, elle lui plait, il l’entraîne dans une caverne de l’Acropole, et la viole proprement (?). Elle accouche d’un enfant qu’elle va déposer, dans une corbeille, à l’endroit même où le dieu l’a forcée. Hermès ramasse le nouveau-né, qui sera élevé dans le temple du dieu, à Delphes, par la Pithye. L’argument de la pièce est simple, l’adolescent récupère successivement un père, qui n’est pas le sien, un nom, et une mère qui aura au préalable tenté de l’assassiner. Comme beaucoup de noms bibliques, celui de l’enfant abandonné répond aux circonstances du moment. Ion, c’est le participe du verbe aller. Le jeune héros se dirigeait vers l’époux de Créuse quand celui-ci a quitté le temple. La Pythie venait de lui annoncer que la premier homme qu’il croiserait en sortant, ce serait son fils. Quand on sait qu’Apollon parle par la bouche de la dite Pythie… Décision prise, laisser à d’autres le soin, s’ils l’estiment nécessaire, d’évoquer ces vieilles histoires juste bonnes à flatter le public athénien, et les spécialistes désireux de soigner leur apparat critique. Ce n’est pas la première préoccupation du maraîcher.
L’épouse du maraîcher a la curieuse impression que le drame n’est pas si tragique que ça. Elle passe rapidement sur l’indélicatesse d’Apollon et son désir d’en atténuer les effets. Hermès résume la situation d’emblée, et son rôle dans l’affaire. On l’a prié d’aller chercher le bambin, et de le déposer sur le seuil de son temple. La Pythie, d’abord indignée, se laisse attendrir, et l’élève. L’enfant — qui ne s’appelle pas encore Ion — n’a jamais quitté l’enceinte de Delphes, ce qui fait de lui un parfait benêt. Le moment est venu de le dégrossir. La mère, de son côté — elle s’appelle Créuse — a épousé Xouthos, un étranger qui a soutenu Athènes dans un moment difficile. Apollon veut placer le divin bâtard. Le couple vient consulter l’oracle parce qu’il n’a pas d’enfants. Entrée en scène du héros qui a bien du mal à éloigner les oiseaux qui pourraient conchier les dalles du temple. Tantôt il balaie, tantôt il prend son arc pour les chasser, en les engueulant. Je ne sais l’effet du jeu de scène sur le public, je l’imagine. Survient un groupe de pèlerins qui s’extasie sur les beautés de l’endroit, un vrai dépliant touristique à eux tout seuls. Ils arrivent juste après le départ des oiseaux. Comme un bon guide, le jeune homme donne des instructions à tous ces gens, et rencontre alors sa mère pour la première fois, tous les ennuis viendront du fait que Xouthos n’est pas là, il est allé consulter un autre oracle, deux précautions valant mieux qu’une. Elle s’empresse de raconter ce qui lui est arrivé en prétendant qu’elle parle d’une amie, et de confier son inquiétude sur le sort de l’enfant. Le public savourera la réplique du jeune homme : il été victime de la même mésaventure, une équivoque digne du théâtre de boulevard. Il parle bien sûr du regret de ne pas savoir qui est sa mère. Xouthos apparaît alors au quatre-centième vers. L’exposition tient à elle seule le quart de la pièce. Si tout se passe mal c’est parce qu’Apollon ne tient pas à être mis en cause dans son temple. Première solution : on s’empresse de donner un père mortel au jeune homme (le tour de passe-passe habituel : le premier que tu rencontreras en sortant d’ici, ce sera ton fils), et tant pis pour Créuse obligée de jouer le rôle de la marâtre qui n’a plus droit qu’à un strapontin chez elle. Conséquence : elle charge un vieillard d’empoisonner l’intrus avec le sang de l’hydre (lequel peut tuer ou guérir selon l’endroit où il a été prélevé) au cours d’un banquet où elle n’est pas invitée. Apollon s’arrange pour qu’au moment des libations, un serviteur trouble le rituel par un mot déplacé, on renverse les libations par terre, et l’on évoque joliment une volée de pigeons qui vient goûter la succulente mare, et l’agonie de l’un d’eux, au pied de la victimes désignée. Haro sur la salope ! La Pythie vient alors expliquer ce qu’il en est. Le héros, qui n’en revient pas d’avoir deux pères, va entrer dans le temple pour interroger l’un d’eux sur celle anomalie, Athéna l’en empêche en lui expliquant tout dans le détail. Elle annonce même ce qu’il adviendra de sa postérité, et de celle de sa mère et de Xouthos. L’on s’empresse de reconnaître qu’Apollon n’est pas un moins que rien. Une longue présentation pour une longue pièce. Euripide n’en a écrit que deux qui soient plus longues, Oreste et Iphigénie en Aulide. L’abondance des péripéties accentue le côté romanesque Isabelle Higère insiste sur le traitement qu’on fait subir à la mère, le dieu qui l’a forcée l’abandonne à son sort, son mari ne lui dit rien. Une prêtresse et une déesse lui éviteront le pire, et lèveront tous les doutes, avec prière de ne pas dire à Xouthos qu’il est le dindon de la farce. Nicolas Siffe parle de roman discourtois. Les mortels et les immortels arrangent leurs affaires sans se soucier de ce que peut éprouver une femme. Le seul personnage qui lui semble digne d’intérêt, c’est Créuse, qui ne serait jamais allée jusqu’au meurtre, si elle n’avait pas été chauffée à blanc par un vieillard. S’agissant du héros, il salue au passage deux scènes de reconnaissance, chaleureuse avec celui qui passe pour son père, moins avec sa mère, parce qu’il ne comprend pas vite. La corbeille renfermant trois objets que la mère doit deviner rappelle de plus rustiques croix de sa mère. Dommage que le fils s’arrête à un détail, ce qui gâche le plaisir. Le moment où la mère et le fils se disputent la dite corbeille offre au public un intermède comique. Luc Taireux note la rage soudaine, chez ce garçon, de trouver sur l’heure un père et une mère. D’autres, de nos jours, sont plus patients, dans leur rage de percer le secret de leur naissance sous X. Il s’intéresse au remords obsessionnel de Créuse qui voit littéralement son enfant lacéré par le bec des corbeaux et des vautours : puissance de l’imagination. Il y en a au moins une qui ne veut pas oublier. D’où lui vient cette idée qu’elle sera tenue de haïr l’enfant de son mari ? La frustration de ne pas en avoir un elle-même, de ne pouvoir épargner cette joie avec Xouthos, de se voir rejetée parce qu’il en a un, et qu’elle n’en a pas ? Il lui en arrive des choses, à l’enfant, quand on lui propose un père, il préside un banquet, on attente à sa vie, il va faire exécuter sa mère avant de la reconnaître. un bon début dans la vie. Il a un père, ce père est roi, ce qui fait de lui un prince, donc un arbitre et un juge. C’est d’autant plus terrible qu’il n’en a visiblement pas les capacités. Il a aussi une mère, à la fin. René Sance admire la capacité du jeune homme à ne pas voir ce qu’il a sous le nez. Il parle à une femme jadis violée par Apollon, et qui a abandonné son enfant, il a lui-même été abandonné, puis élevé dans le temple du violeur. Sancta simplicitas. Un peu de discernement : il n’y a plus de pièce. Après avoir vu la corbeille dans laquelle il a été abandonné, et dont sa mère lui donne le contenu à mesure qu’il découvre les objets qui s’y trouvent, il faut encore qu’il aille demander des précisions au dieu qui l’a violée. Ça rappelle à Nicolas Siffe les aventures de Perceval. Ion connaît au moins les rites sur le bout des doigts. C’est ce qui le sauve. Apollon savait qu’il pouvait compter sur les réflexes du petit dévot. Fred Caulan souligne le fait que l’on a d’abord du mal à désigner la place de chacun… par rapport à son entourage. Un de ses divins maîtres a suggéré que l’important, ce n’est pas de savoir qui l’on est, mais ce qu’on est pour les autres. Créuse n’est apparemment pas grand-chose : son mari la tient à l’écart de toutes ses démarches, c’est lui qui entre dans le temple. Ce bon époux demande même à son fils de cacher à sa femme qu’il a trouvé un père. On va jusqu’à organiser une cérémonie et un festin correspondant en gros à notre baptême, à l’insu de la future marâtre. Elle ne retrouve son statut d’épouse, et — enfin — de mère qu’à la fin. Et tout le monde de clamer à la fin qu’Apollon ne pouvait mieux faire ! La critique, rappelle Marie Verbch, a du mal à prendre ce long drame pour une tragédie. Certains y trouvent des traits de ce qu’on appelle la Comédie Nouvelle. Quitte à parler de quelque chose qui n’existe pas, cela ressemblerait plutôt à une comedia du théâtre baroque en Espagne. Péripéties, affres, allégresses, révélations, soulagement final. ***
René Biberfeld - 2015
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