Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction d'
Héraclès d'Euripide par Fred Bibel.
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Outre une scarole et des gariguettes, ce sera une purée, deux plus
exactement, rapidement passées sous le grilloir du four. Une aïeule de
l’épouse du maraîcher en tient pour les arêtes et les têtes de poisson
que l’on fait longtemps bouillir, cela donne des soupes, ou des fonds
de sauce, selon que l’on fait réduire ou pas. Ce sera la première
purée, patates écrasées avec un peu de jus. Il ne reste plus d’un
jambon de pata negra — de ceux que l’on envoie dans de petites caisses
en bois — que l’os dont on ne peut plus tirer grand’chose, ce sera la
seconde purée. Ce ne sont pas les mêmes patates pour le poisson et l’os
de jambon.
L’on doit se pencher, avant, sur l’Héraclès d’Euripide,
l’épisode précisément où, ne se connaissant plus, il tue sa femme et
ses enfants. Il ne fait pas bon, pour un mortel, d’être fils de Zeus,
et d’essuyer les colères récurrentes de la sœur-épouse. Héraclès entre
dans la vie, dès le berceau, en étranglant deux serpents qu’Héra lui a
obligeamment envoyés.
Fantaisie d’Euripide, Héraclès aurait tué sa femme et ses
enfants après avoir accompli les douze travaux que l’on connaît. En
principe, c’est pour expier ce crime qu’il doit se mettre au service
d’Eurysthée.
Le maraîcher renonce, pour une fois, au sonnet, sans doute
en souvenir des chansons qu’adoraient ses parents :
Brave Héraclès revient
d’l’Hadès, tout doux (bis)
Trouve sa
femme et ses enfants
Que l’on
allait saigner à blanc tout doux
Brave
Héraclès…
Le nouveau
roi a tué l’ancien
Et veut
égorger tous les siens tout doux
Brave
Héraclès…
Il va
prendre les choses en main
Lui faire
passer le goût du pain tout doux
Brave
Héraclès…
Mais comme
il est le fils de Zeus
Son épouse
est toujours hargneuse tout doux
Brave
Héraclès…
Il ne sait
plus où il en est
Il tue les
enfants d’Eurysthée tout doux
Brave
Héraclès…
Il a
massacré ses enfants
Et veut se
tuer sur le champ tout doux
Brave
Héraclès…
Son vieux
père n’y pourra rien
Mais il lui
reste un bon copain tout doux.
On attend l’arrêt de Fred Caulan, qui chante, avec une
voix de chanteur des rues, le texte sur un air bien connu.
– Les tragédies grecques pourraient inspirer de belles
complaintes ! Je n’y avais jamais pensé. Votre époux a choisi la
version du brave marin, Montand celle du pauvre soldat.
L’épouse du maraîcher remplit succinctement son contrat :
Héraclès revient à point des enfers pour sauver son père, sa femme, et
ses enfants. Héra estime que c’est le moment de lui faire tuer femme et
enfants dans un accès de folie. Après avoir constaté les dégâts, il ne
songe plus qu’à se donner la mort. Thésée, venu un peu tard à la
rescousse, trouve les mots pour remettre à peu près Héraclès sur pied,
et va l’emmener à Athènes.
Le schéma liquidé, elle donne le contexte. Nous sommes à
Thèbes. Le roi légitime a été tué par un usurpateur, qui se met en
devoir de supprimer sa fille et ses petits-enfants. La fille, c’est
Mégara, l’épouse d’Héraclès. Tout le monde sait que le héros se trouve
aux enfers. Amphitryon, son père, va subir le même sort que sa
belle-fille et ses petits enfants. C’est à ce moment qu’Héraclès
revient pour sauver les siens, et les tuer. Il est normal qu’il soit
maudit à Thèbes. Thésée, qu’il a ramené des enfers, lui offre une
demeure dans sa cité. Il est sinon toujours question de la malédiction
qui pèse sur Héraclès.
– Héraclès trouve à un moment quelque chose à redire à ses
deux pères, dit Lucie Biline. Zeus, le vrai, est affligé d’une épouse
qui se déchaîne contre les enfants mortels de son époux, ce qui ne le
gêne pas pour en semer çà et là ; l’autre, l’officiel, aurait tué son
futur beau-père, qui était aussi son oncle. Homicide involontaire,
Amphitryon a jeté un bâton à la tête d’une vache qui allait charger. Le
bâton a rebondi sur les cornes, et touché le père d’Alcmène. Quand il
évoque ce prétendu meurtre, il semble qu’Héraclès veut ajouter un
cadavre à une armoire déjà pleine. Lyssa — autrement dit La Rage — ne
tient pas à s’acharner sur un bienfaiteur de l’humanité qui a purgé le
routes terrestres et maritimes de leurs monstres et de leurs brigands ;
Thésée s’est lui-même distingué en en tuant plusieurs, et surtout le
Minotaure. Mais Iris, comme une bonne kapo, fait appliquer les ordres
d’Héra. La Rage se faisant l’avocate d’Héraclès… Héra ne fait pas
l’unanimité chez les dieux.
Luc Taireux est fasciné par la façon dont Lyssa accomplit
son travail. Elle utilise le matériau que lui propose le patient.
Héraclès n’a rien à reprocher à sa femme, ni à ses enfants ; il suffit
d’exploiter son impatience naturelle et la haine qu’il éprouve pour
Eurysthée. Il met à mal sa propre demeure en voulant détruire un mur
cyclopéen, et massacre les enfants de son ennemi. Ce déchaînement de
violence serait donc normal ailleurs. Il n’est plus là, mais ailleurs,
ce qui autorise les pires horreurs. Juste une poussée d’adrénaline, on
peut y aller franchement. S’agissant d’Héraclès…
Un ange passe, il est cuirassé de muscles. Ce qui est le
plus surprenant, c’est qu’il arrive à se contrôler la plupart du temps.
L’image même de la force canalisée. Mais quand il s’agit d’un ennemi…
Le messager qui décrit la scène rend bien l’allégresse du fauve. Les
titres diffèrent : Marie Verbch et Fred Bibel, comme la plupart,
proposent simplement Héraclès,
d’autres La Folie d’Héraclès,
ce qui semble un contre-sens à Marie Verbch. La pièce s’arrêterait un
peu après le millième vers. Ce qui est le plus spectaculaire, c’est son
état quand il reprend ses esprits, et le sursaut final. Accepter l’idée
de continuer à vivre après… Ce n’est pas Amphitryon qui a la clé, c’est
Thésée. Ta détresse te hisse au ciel.
– Toujours souffrir,
toujours mourir, lance Claudie Férante, en se permettant de
tronquer le vers. La pièce prend brusquement des accents cornéliens.
Thésée était venu pour empêcher Lycos de nuire, il empêche
Héraclès de se tuer. L’homme providentiel c’est lui, il arrivait trop
tard, il arrive à temps.
René Sance s’amuse à pasticher les formules de certains
essayistes :
– Héraclès à ramené Thésée des enfers, Thésée ramène
Héraclès de son enfer.
L’occasion, pour Claudie Férante de citer, avec un accent
atroce, quelques vers de Calderón :
– Quedé sola,
quedé triste, Quedé loca, quedé yo. La pire détresse, c’est
d’être soi, sans autre référence.
– On dit référentiel depuis un quart de siècle, note
Nicolas Siffe. Les romans courtois adorent montrer des chevaliers prêts
à endurer toutes les épreuves pour ramener un autre chevalier. Mais je
ne ferais pas d’Héraclès et de Thésée les précurseurs des romans
courtois.
– Vous avez raison, dit Marie Verbch, il y a toutes sortes
de compa-gnonnages dans les épopées. Il ne faut pas négliger la notion
de dette. En se faisant ramener des enfers, Thésée a contracté une
dette. Il y est descendu parce qu’un de ses amis voulait enlever
Perséphone. Le goujat y est resté, on a bien voulu laisser faire
Héraclès. Il était venu chercher Cerbère… tant qu’il y était…
– N’empêche, dit Luc Taireux, qu’Amphitryon attache
son fils avant de lui parler, et s’éloigne ; à peine s’il ose
s’approcher ensuite pour le libérer. Quand Thésée arrive, Héraclès se
cache le visage et reste silencieux. Il laisse à Amphitryon le soin de
parler. C’est Thésée qui lui découvre le visage. Un de mes clients
mercenaires, de ceux qui ne se confient que pour exercer après, m'avait
parlé de cette pièce : le témoignage de la famille, le dévoilement,
première condition du dialogue. Le patient est en état de se déplacer à
nouveau si on l’aide. Cela augurait mal de sa pratique. Principe de
Peters. C’était un excellent assistant, qui désespérait d’entrer dans
le cénacle des professeurs, malgré deux thèses parfaitement lisibles.
Je les ai lues, on y sentait le maître efficace et payé des misères,
mais capable de dégrossir les agrégatifs comme pas un. C’est devenu un
méchant analyste. Pour l’appendre à écouter, c’est moi qui m’asseyais
sur le divan, c’est lui qui prenait des notes. Un échange fructueux
pour les deux parties. Il gagne à présent l’argent qu’aurait dû lui
rapporter son ancien métier.
Marie Verbch hoche la tête :
– Le secret médical, c’est fichu. Il nous a libérés de
bien des tâches. Il baisse les yeux quand je le croise. Passer des
grands textes aux mystifications rentables.
Luc Taireux ne se froisse pas. Il pontifie :
– Les bons résultats des plus mauvais d’entre nous
justifient les exigences des meilleurs. Notre divin maître a commis
plus de livres substantiels qu’il n’a soigné de patients. Je recommande
aux miens des stages dans mes petites-maisons : l’un d’eux, qui s’était
littéralement sabordé après un épisode judiciaire gênant, a montré de
telles aptitudes que je l’ai embauché. Sous prétexte de réunir quelques
informations, je suis allé voir son épouse, que j’ai rassurée d’emblée
: il est normal de tirer sur une ambulance qui a cessé de plaire, et
dangereux de confier sa progéniture à un individu qui a eu à répondre
d’insistantes privautés en réunion sur des écoliers. L’incitation
d’assister son conjoint pour le meilleur et pour le pire ne résiste pas
à de telles horreurs. J’avais senti la cagote au crucifix pendu à un
mur du living — ça vaut mieux que la télévision. On ne peut reprocher à
une chrétienne de quitter un navire qui coule aussi salement, quand on
n’est pas capitaine. Son mari était resté seul à bord, comme il
convient. Il se remettait avec mes malades. Le sens du devoir est un
vain mot, nul n’est censé avoir une belle âme. Je parlais avec douceur.
Je débordais de bienveillance. Je l’engageais à me dire tout ce qui
pouvait être utile à la guérison de son mari. Elle a demandé à le voir,
il ne lui a fait aucun reproche. J’ai accepté d’expliquer aux enfants
que l’eau s’était retiré après le tsunami. J’aurais dû être curé. Seule
difficulté, elle avait refait sa vie, et se trouvait grosse de la vie
refaite. Il y a tant de familles décomposées et recomposées… Le nouveau
compagnon devrait faire une place à l’époux légitime. C’est à cela
qu’on reconnaît les grands cœurs. L’on n’a rien à faire des médiocres
dans certaines circonstances.
Isabelle Higère s’élève contre de tels procédés. La
pauvre femme va se cogner les appétits de deux époux. Et le fait même
d’utiliser les scrupules religieux d’une croyante pour en faire un
chiffon, ce sont là des façons de salopard.
Luc Taireux accepte modestement cet hommage. Une bonne
chrétienne saura donner à chacun, époux et coquin, ainsi qu’à ses
enfants ce qu’elle leur doit. Plutôt que de suivre la lettre
paulinienne, mieux vaut parfois respecter l’esprit des Évangiles.
L’épouse du maraîcher est intriguée par la structure de la
pièce :
– La pièce compte 1428 vers. Héraclès n’entre vraiment en
scène qu’au vers 523 ; il était pour le moins attendu. Tout ce beau
monde entre au palais au vers 635 ; je passe sur le bref échange entre
Amphitryon et Lycos (averse de répliques équivoques), puis entre Iris
et Lyssa. Effet presque immédiat au vers 875, les immortelles
disparaissent, Héraclès se déchaîne ; dès le vers 922 un messager vient
donner les détails ; au vers 1040, Amphitryon joue les solistes avec le
chœur. Tout ce beau monde disparaît ; l’on voit dans la palais Héraclès
ligoté à un débris de colonne, au milieu de ses victimes au vers 1085 :
il faut qu’Amphitryon se décide à le détacher et à lui expliquer ce
qu’il voit. Thésée apparaît au vers 1163, c’est Amphitryon qui lui
répond en chantant. Le tueur du taureau de Minos prend les choses en
mains, découvre la tête de son ami, et le ramène à la vie.
Elle n’a cessé de consulter ses notes. On retiendra qu’on
ne voit rien de la folie d’Héraclès. Il faut qu’un messager vienne dire
comment le sauveur devient un meurtrier. Héraclès sûr de lui, Héraclès
abattu, Héraclès remis sur pied par Thésée qui joue étrangement le rôle
de Deux ex machina.
Fred Caulan retient à quelles extrémités peut pousser
l’enthousiasme d’un brave quand il ne trouve pas d’adversaire à sa
mesure. Le héros magnifique se fait tueur d’enfants. Il lui fallait
tuer les siens pour le découvrir. La Rage n’a aucune peine à trouver
l’endroit où elle doit coincer son levier. La force d’Héraclès n’est
plus canalisée. Heureusement que nous sommes, nous autres, moins
vigoureux que lui. Thésée lui rend sa dignité, parce qu’il est lui-même
un héros. J’admire sa technique. Il le rabroue jusqu’à obtenir qu’on
lui dise en gros : tu ne faisais pas le malin aux Enfers. L’amorce d’un
sursaut.
***
texte René Biberfeld - 2015
dessin d'Alfred Jarry
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