Claudie Férente est arrivée en même temps que Fred Caulan,
ce qui lui permet de participer à la conversation. La comparaison entre
l’Andromaque d’Euripide et
celle de Racine met en joie la femme du maraîcher. La façon dont le
dernier récupère Astyanax, en principe précipité du haut des remparts
de Troie sous les yeux de sa mère, a de quoi combler les hellénistes.
Ça permet un émouvant tétramètre : Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie ,
et donne un Pyrrhus (autrement dit un rouquin, surnom de Néoptolème)
qui veut se faire aimer d’Andromaque plutôt que d’imposer ses droits de
maître, et de mettre. L’idée d’un homme qui utilise un enfant pour
faire pression sur la mère devait émouvoir le public féminin, souvent
marié à un époux trop exigeant choisi par ses parents. Les personnes du
sexe ont conquis de haute lutte le droit de choisir leur bourreau.
Claudie Férante a joué la première version, où l’auteur, encore acide,
dévoile la fascination de l’héroïne pour la brute — elle ne l’avoue que
quand elle en est débarrassée — l’intuition du syndrome de Stockholm
sur lequel certains pédants sont intarissables. Si ça excite un Roland
Barthes (le transparent sémiologue, amateur d’écriture blanche) cela
provoque un certain émoi chez les précieuses qui ont adoré Alexandre le Grand
tout gluant d’amour galant. D’où le pourpoint tourné en catastrophe, et
la deuxième mouture qui arrive si vite qu’on peut la croire déjà prête
en cas. Rien n’interdit d’essayer. Ni de renoncer. Quelques éclairs
dans Britannicus et surtout Bajazet, sinon une dégelée de jolis vers qu’on se répète à l’envi. La Thébaïde
promettait autre chose. Le moins que l’on puisse dire d’Euripide, c’est
qu’il ne caresse pas son public dans le sens du poil, et qu’il ne
déteste pas ça, le public. Ce ne sont pas des gens de cour.
On mangera le cassoulet originel d’avant les agneaux
andalous, et les haricots d’Amérique. Du lard et de la poitrine salée
pour obtenir un fond de graisse, un bon seau de fèves. Les livres de
cuisine parlent de fèves au lard. Les béotiens ! Elles seront crues
pour l’apéritif, les amateurs enlèveront le germe, les délicats la
peau. Ça se mange à la croque au sel. On finira par un gâteau de
carottes, agrémenté de raisins secs, de poudre d’amandes, de noix
concassées. Les carottes ont été râpées au préalable. En fait, tout a
été préparé la veille,il n’y a plus qu’à réchauffer.
On essuie le sonnet du maître des lieux :
Elle est sublime, elle est captive, elle est putain
Elle est de plus aimée des femmes de Trézène
Elle a perdu Hector qui mérita la haine
De quelques éplorées consumées de chagrin
L’autre bréhaigne amère et trop sèche des reins
N’a rien qui puisse rappeler sa mère Hélène
Les yeux étincelants à fleur de peau les veines
Font comme un filet bleu elle n’a pas de seins
Andromaque a donné un fils à Néoptolème
L’enfant d’Achille est roux il a ses habitudes
L’esclave et son petit ô douce solitude
La pucelle enragée n’offre que des problèmes
Vient un promis déçu qui tuera le mari
Pour faire le bonheur de l’immonde chipie
Fred Caulan fait la moue. Petit cru juge-t-il. Mais il est courtois.
– Si le poète a voulu être prosaïque, il a parfaitement
réussi. La synérèse de Néoptolème ne flatte guère l’oreille : néo devient naturellement nyo.
C’est au demeurant trop parler de l’absent. S’il y a des problèmes,
c’est parce qu’il n’est pas là. Sinon, cette petite garce d’Hermione
n’essaierait pas d’égorger Andromaque et son fils. Ménélas, son père,
est prêt à la soutenir dans cette vilaine entreprise. S’il n’y avait eu
l’intervention de Pélée… Cela dit, la description des deux femmes
semble assez fidèle.
Le maraîcher inflige un autre sonnet aux amateurs déjà sonnés :
Elle aimerait griffer et mordre elle est princesse
Elle aimerait qu’on l’aime et ne fait rien pour ça
Si elle tue c’est pour calmer les cancrelats
Qui rongent son cortex il faut que cela cesse
Elle appelle aigrement le désir les caresses
Son père a commandé les Grecs au pied de Troie
Comme l’a fait son oncle on écoutait leur voix
La captive s’en rit c’est une enchanteresse
Si son mari la fuit c’est sûrement sa faute
Il faut que l’autre meure ainsi que son enfant
Pour enfin respirer un air trop étouffant
Ce à quoi elle aspire il faut qu’on le lui ôte
Le vieux Pélée fait fuir un hôte indélicat
On tue son petit fils par crainte d’un éclat
Fred Caulan juge que le troisième et le quatrième vers du
sizain sont autant de chevilles. Mais on sent bien ce que ressent
Hermione.
La femme du maraîcher croit avoir trouvé une façon amusante d’aborder le sujet.
– Patrocle avait revêtu les armes d’Achille; celles-ci ont
été récupérées par Hector. De rage, le héros aux pieds légers décide de
sortir de sa tente, et sa mère, Thétis aux pieds d’argent promet de lui
ramener avant l’aube un équipement complet, forgé par Héphaistos, dont
un bouclier aux motifs si riches qu’il faut bien à Homère cent trente
vers pour les décrire. Les dieux n’ont rien à lui refuser. Ils l’ont
obligée, en vertu d’un oracle prédisant qu’elle aurait un enfant plus
fort que son père, à épouser Pélée, un mortel. qui n’avait eu que le
tort de s’être débarrassé d’un demi-frère trop brillant. Son frère et
lui avaient tiré au sort pour savoir qui expédierait le bel
indésirable. Le dit sort lui avait épargné le soin de fracasser avec un
disque la tête de l’importun. Ce sont là peccadilles de jeunesse, mais
l’on se ferait bannir à moins. C’est ainsi qu’il a débarqué à Phtie,
épousé la princesse locale, avant de tuer accidentellement, en traquant
un sanglier, le roi qui avait eu le temps de le purifier du meurtre du
demi-frère. Il échoue à Iolcos où la femme du roi s’éprend de lui
(encore Joseph et l’épouse de Putiphar). Après un râteau bien mérité,
la royale radasse se venge en envoyant une lettre à la moitié de Pélée
qui se pend. De telles mésaventures, il y en aura d’autres, plus
honorables, ne l’empêchent pas d’épouser Thétis, la fille de Nérée, qui
n’a pas fini de faire payer aux Olympiens cette couleuvre. Catulle
parle joliment de leurs noces. Comme le monde est petit, Néoptolème, le
fils d’Achille, récupère Andromaque, la veuve d’Hector. Rien n’interdit
de faire un enfant à une prise de guerre. Comme il a rendu de grands
services, en amenant à Troie Philoctète et son arc, et en rasant la
ville, il gagne le droit d’épouser la fille de Ménélas et d’Hélène,
sans qui la guerre de Troie n’aurait pas eu lieu. À cheval donné l’on
ne regarde pas les dents. Celles-ci sont gâtées. Belle alliance : la
mère de la gamine, quoi qu’elle ait fait, est fille de Zeus et de Léda
sans doute (Tyndare tenait le chandelle) le père est de la calamiteuse
race des Atrides, il a dirigé, avec son frère, le corps
expéditionnaire. Agamemnon a été jusqu’à sacrifier Iphigénie (son
aînée) pour que sa flotte pût quitter Aulis. De la mauvaise graine.
Hermione est aigrie comme on ne devrait pas l’être à son âge, elle
n’arrive pas à avoir des enfants. C’est pourquoi elle compte profiter
de l’absence de son époux pour tuer Andromaque et son fils. Ménélas
vient l’aider à mener à bien une aussi noble tâche. Heureusement
que le vieux Pélée met en fuite l’immonde en le menaçant de son bâton,
et délivre les condamnés. Hermione préfère quitter les lieux,
mais engage Oreste qui a déjà trucidé sa mère ainsi qu’Égisthe à
s’en aller tuer son époux à Delphes, ce qui lui épargnera quelques
représailles.
L’argument est tellement rude que Nicolas Siffe en oublie
les glorieux bâtards que l’on croise dans les textes qu’il a étudiés.
– Ça fait cinq ans, au moins, si l’on essaie d’être
rigoureux — l’enfant est déjà assez grand pour se lancer dans un duo
lyrique avec sa mère — qu’Hermione essaie d’avoir un enfant. Elle ne
dirait pas qu’elle a le ventre desséché par les maléfices d’Andromaque,
s’il n’y avait eu des tentatives, qui ont dû s’espacer. Un homme ne se
couche pas avec une femme pour entendre ses récriminations.
– D’où les conseils avisés de la veuve d’Hector, dit
Isabelle Higère. Son héroïque époux semait des bâtards auxquels elle
donnait le sein. Cela me semble à peine crédible : les mères des dits
bâtards devaient manquer de lait. À moins qu’on les leur ait confisqué,
pour les avoir sous la main, et les élever… Et moi qui m’étais
attendrie quand je lisais les adieux d’Hector à Andromaque… Si mes
souvenirs sont exacts, épouvanté par l’attirail en bronze dont son père
était bardé, l’enfant s’est jeté sur le sein de sa belle nourrice. Il
est vrai qu’après avoir bercé le gamin, il le repose délicatement sur
celui, parfumé, de sa femme. Quid de la nourrice ? Était-ce donc sa
femme ? Cela dit, l’épouse de ce guerrier n’assure pas que son repos,
elle veille à son confort et à l’éducation de ses bâtards. Je n’exclus
pas un geste amical de la légitime. Quand Andromaque fait la leçon à
Hermione, je frémis. De telles complaisances me donnent la nausée.
L’épouse du maraîcher était trop occupée à des
considérations d’ordre mythologique, qu’elle n’a pu présenter la pièce.
Lucie Biline se dévoue.
– Prévoyant qu’Hermione, la femme légitime de Néoptolème,
va essayer de la tuer, Andromaque se réfugie au pied de la statue de
Thétis, la mère d’Achille. Elle a envoyé son enfant chez des amis, où
elle le croit en sûreté. Quand Hermione entre en scène, elle est
cuirassée de bijoux, ce qui ne prouve que la richesse de son père, qui
a pu se fendre d’une aussi belle dot. Elle est à Phtie, pas à Argos, ce
que semble oublier Ménélas. Il est beau, le père noble, le cocu
magnifique qui a causé la mort de tant de héros au pied de Troie ! Il
réussit à dénicher le gamin et menace de l’égorger si Andromaque ne
s’éloigne de la statue de Thétis, et dit ensuite qu’il va lui faire
trancher quand même la jugulaire, parce que sa fille n’a rien promis.
Que Pélée, un vieillard, vienne le menacer avec son bâton, il décampe
en disant qu’il a une ville à prendre, et reviendra en force. Des
menaces de bravache. Il plante là sa fille, tout simplement. Il était
plus gaillard quand il défendait le cadavre de Patrocle. Hermione a
quand même assez d’esprit pour imaginer la réaction de son époux. Il y
a de quoi concevoir de l’humeur. Heureusement qu’arrive un autre
Atride. Oreste qui vient de tuer sa mère. Hermione lui a jadis été
promise. Quand l’on sait ce que vaut la parole de Ménélas… Bref, pour
complaire à son ancienne fiancée, il expédiera l’époux à Delphes.
N’étant plus la femme du mort, elle n’est plus rien à Phtie. Thétis se
montre à le fin pour annoncer que Pélée sera immortel, et pourra voir
son fils, également immortel.
– Il serait intéressant d’étudier de plus près les
prétentions d’Hermione, dit Marie Verbch. Elle est la maîtresse d’une
maison que son époux a hérité de son père, et de son aïeul,, Achille
qui a tué Hector, le pire fléau de l’armée grecque, et Pélée qui a
épousé une immortelle. Elle entend égorger la concubine du héros sans
qui Troie n’aurait pu être prise, et le petit-fils du guerrier le plus
vaillant de l’armée grecque, mort parce que le roi de Sparte était
incapable de surveiller sa femme. Et il est là, Ménélas, le triste
sire, pour aider sa fille à commettre ce double crime, sous prétexte
qu’entre alliés, ce qui est à toi est à moi, et ce qui est à moi est à
toi. À ce compte, il pourrait tout détruire dans le palais, voire y
mettre le feu. Je ne serais pas aussi sévère que vous, quand il quitte
la place parce que Pélée le menace. Cela reviendrait à tuer l’époux de
Thétis, qui a son autel et sa statue à Phtie. Mais va-t-en empêcher
cette petite peste de faire assassiner son époux par Oreste, lequel
laisse aux gens de Delphes le soin de lyncher le héros. Néoptolème
montre ce qu’il vaut en tuant quelques assaillants avant de mettre les
autres en fuite. Ce devait être impressionnant quand Néoptolème a bondi
sur la meute. Euripide parle du saut d’Achille. Plus de treize mètres.
Hermione ne voit plus qu’une chose, Andromaque a un fils, alors qu’elle
n’a pas d’enfants. La captive aurait fait de son ventre un champ où
rien ne pousse, et poussé son époux à déserter le lit conjugal. Il faut
voir ce qu’il y avait, dans le lit conjugal. Je ne saurais que déformer
un vers de Molière : Que ne vous êtes vous comme elle fait aimer, je ne vous en ai pas empêchée que je sache.
Que dit-elle d’autre, la captive ? Même si les recettes qu’elle propose
ne sont pas de mon goût. Ne relève-t-elle pas des petite-maisons, cette
petite ?
Fou rire de Luc Taireux.
– S’il fallait interner les emmerdeurs des deux sexes, on
ne saurait plus où mettre nos malades. La première chose que chacun
fait quand il se sent mal, c’est de chercher un responsable de son
état. Les gens que l’on côtoie représentent un filon inépuisable. Si
Hermione n’a pas d’enfant, ce n’est pas la faute de celle qui en a un.
Fût-il de son époux. Elle se croit victime d’un maléfice, elle affirme
que sa rivale est une sorcière. Que celui ou celle qui n’a jamais
entendu une femme plantée là par son mari soutenir qu’on a dû lui jeter
un sort lève la main. Idem pour les coquins des épouses qui s’en vont.
Un reste de l’époque bénie où l’on faisait de temps en temps brûler une
sorcière. Ce qui est intéressant, ce sont les proportions qu’arrive à
prendre la jalousie. Surtout quand la personne jalouse est issue d’une
grande famille. Oreste présente un cas aussi étrange. Malgré les
Érinyes lancées à ses trousses, il est encore contrarié d’avoir été
supplanté par Néoptolème. Il oublie que c’est un mauvais coup de
Ménélas. Les envieux se trompent en général de cible. Comment
voulez-vous que cette petite enragée comprenne qu’on n’est pas
tenté de mignoter une mégère.
– Les vilaines spirales, dit Fred Caulan, exercent une
étrange fascination. L’expression «évite de… » c’est comme une cape
rouge pour un taureau. Hermione ne réfléchit pas aux suites. Il n’est
pas conseillé, en l’absence de son mari, de tuer sa concubine, et son
fils. N’ayant personne sur place pour lui donner un coup de main, elle
fait venir son père et ses esclaves. Je relève la sublime ânerie
d’Andromaque : quels amis sont plus à même de protéger son fils que
Thétis, une déesse, sa bisaïeule de surcroît. Hermione vient, cuirassée
de ses bijoux, invectiver la veuve d’Hector sans imaginer qu’on puisse
réfuter tous ses arguments : la captive couche avec le fils du
meurtrier de son mari ? Hélène était libre quand elle a quitté le
domicile conjugal avec Pâris, on connaît la suite. Quant à Ménélas… pas
une seconde, il ne réfléchit à ce qu’elle lui demande, sa fille, tuer
la maîtresse chérie de son gendre, et le fils qu’elle lui a donné, le
petit-fils d’Achille, l’arrière-petit-fils de la déesse dont il peut
voir la statue, et cela dans un palais qui n’est pas le sien. Il est
vrai qu’Hermione est irréprochable, comme nos mannequins
sont anorexiques, elle ne veut pas ressembler à sa mère. Se rend-il
compte, Ménélas qu’il aide sa fille à se mettre dans le plus mauvais
cas qu’on puisse imaginer. C’est le cortège des aveugles chez Brueghel.
De deux solutions, on choisit régulièrement la pire. Euripide étale
sous nos yeux tout un fond d’impuissance, de désirs qui tournent vite à
l’obsession, de rage. Eschyle soulignait notre démesure naturelle, et
Sophocle la misère de l’animal social, Euripide nous plonge le nez dans
nos sentines et notre goût sans doute pervers pour les abîmes.
***
texte et dessin René Biberfeld - 2015
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