Litterature header des traductions du grec


Sophocle

        EURIPIDE
Le Cyclope.................La Raison du plus faible
Alceste........................La Mort en ce Palais
Médée.........................Une Femme humiliée
Les Héraclides............Sans merci 
Hippolyte....................Les Malheurs de la Vertu
Andromaque...............La fillette à son papa
Hécube........................Cruautés publiques...
Héraclès......................Divines interférences
Les Suppliantes...........Le fossoyeur patriote
Ion................................L'enfant du miracle
Iphigénie en Tauride....La rectification
Electre.........................Un jeune homme providentiel
Les Troyennes.............Malheur aux vaincues
Hélène.........................La belle que revoilà
Les Phéniciennes........La mort en héritage
Oreste.........................Emportés par la foule
Les Bacchantes...........La fête à Dionysos
Iphigénie à Aulis.........La précaution inutile

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La rectification


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Iphigénie
"Ils périssent, ceux que je touche avec mon eau lustrale"
Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction d' Iphigénie en Tauride d'Euripide par Fred Bibel.

   La femme du maraîcher ne sait pas comment aborder l’Iphigénie en Tauride. L’argument est simple : Iphigénie que l’on croyait morte à Aulis retrouve en Tauride un frère qu’elle croyait mort. Le tour de passe-passe d’Artémis a été si rapide que les intéressés ne savent pas que la victime a été remplacée au dernier moment par une biche. Ou bien : Oreste, venu chercher une statuette en Tauride pour l’installer en Attique, récupère cette statuette et sa sœur. Obstacles à surmonter : Iphigénie est la prêtresse au temple d’Artémis, et ondoie, dans les formes, les étrangers qui seront sacrifiés dans le dit temple. Les étrangers, en l’occurrence, ce sont Oreste et Pylade, l’ami de son frère. Il y a des malentendus aux conséquences plus néfastes, dit Claudie Férante. Un rêve mal interprété attise la haine qu’inspiraient les Grecs à la prêtresse exilée ; ceux-ci viennent d’Argos. On peut en épargner un pour donner de ses nouvelles au pays. Refus d’Oreste  Réticences presque insurmontables de Pylade — il faut que son ami insiste pour qu’il accepte. Iphigénie va en son temple rédiger quelques tablettes, tout s’enchaîne : la scène de reconnaissance, la décision de s’enfuir elle-même avec avec les futures victimes, et la statue qui doit mettre fin aux souffrances de son frère, harcelé par des Érinyes résiduelles, les autres ayant accepté les conclusions de l’Aréopage. La façon dont la prêtresse mystifie le roi Thoas fait sourire. Un messager vient dire comment Iphigénie a roulé son escorte dans la farine, et s’est évadée, avec les victimes et la statue, malgré leurs efforts — ils s’en prennent plein la gueule, et des archers les découragent de jeter des pierres sur les passagers avant qu’ils ne s’embarquent — un bon coup de vent empêche ce petit monde de prendre le large. Athéna survient pour arranger le choses.
   Trop de péripéties au goût de l’épouse du maraîcher. Claudie Férante la rassure. ce n’est pas la première pièce romanesque d’Euripide : il multiplie les effets dans cette Iphigénie : atmosphère inquiétante, lugubre, de l’exposition, interrogatoire des victimes à sacrifier, changement de ton quand il apparaît que celles-ci viennent d’Argos. La scène de reconnaissance est-elle même pleine de rebondissements. Une fois l’évasion décidée, l’héroïne prend tout en mains, comme un valet de comédie. L’inquiétude que suscite le récit du messager est bien vite calmée par l’intervention d’Athéna.  Tout va de soi : que Poséidon veuille empêche les fugitifs de passer le goulet du port, et qu’Athéna tienne à protéger l’homme qu’elle a sauvé quand elle présidait le tribunal de l’Aréopage.
   Il n’y aura pas de viande, ce jour-là, pour assaisonner les légumes, juste du gruyère en copeaux séparant des couches alternées de courgettes, d’aubergines, de tomates, puis d’aubergines et de courgettes, et qui en recouvrira l’ensemble. Plat de la région, que certains agrémentent d’une côte de veau, rehaussée de quelques gouttes de citron après assaisonnement.
   Le maraîcher a composé son petit sonnet :

Tous les autels suintent de sang
Sur ces rivages loin de tout
Quelques bovins près des brisants
Leur chair a beaucoup plus de goût

La prêtresse rêve d’avant
On l’a sacrifiée vent debout,
Son père effleurait le tranchant
De son glaive garni de clous

On l’a transportée en Tauride
Victime à présent cruelle
Pour le bonheur de ses fidèles
Elle éprouve comme un grand vide
Elle aurait sacrifié son frère
Ils se font tous les deux la paire


   Fred Caulan apprécie le changement de ton, à la fin, qui rend bien l’atmosphère des scènes finales. Le côté un peu dansant des octosyllabes et des rimes alternées, change un peu de l’alexandrin.
   La femme du maraîcher souligne le rôle d’abord passif de l’héroïne que sa fonction contraint à sacrifier tous les étrangers qui abordent en Tauride, puis essentiel, quand elle met au point l’exfiltration, comme on dit, des Grecs. Les autres éléments dramatiques, le songe prémonitoire, la capture des deux victimes par des bouviers, la scène de reconnaissance agrémentée d’une lettre que l’on faire parvenir à quelqu’un qui se trouve là, la naïveté du roi, les récits des bouviers et du messager, courageux mais pas trop, permettent de goûter un furieux transport d’Oreste, plutôt dangereux quand il reprend ses esprits, et l’énergie des marins sur un vaisseau pratiquement perdu. Athéna vient calmer les esprits, et les éléments, et donne ses instructions comme une institutrice à la fin d’un cours.
   Isabelle Higère fait les remarques qui s’imposent sur le sort d’Iphigénie. Elle manque d’être égorgée par son père, Artémis ne l’a sauvée que pour en faire sa prêtresse en Tauride, où elle doit se soumettre aux coutumes du pays, puis aux frontières de l’Attique loin d’Athènes. On l’a fait venir d’Argos pour épouser Achille, et elle connaît l’angoisse de ceux qui vont mourir, avant d’être reléguée à vie.
    — Avec tous les honneurs, corrige René Sance. Elle a droit au respect des fidèles. La qualité de prêtresse n’est pas humiliante en soi. Le fait qu’on lui offre les ouvrages des femmes mortes en couches est assez ironique. Elle ne pourra pas elle-même avoir d’enfant. Sacrifiée puis recluse, cela donne une sainte. Un ami a publié un essai sur le sang des dites saintes, Iphigénie ne sera que béatifiée. À moins que le temple qu’elle a fondé en Attique soit reconnu par l’Église apostolique et romaine. Cyrille d’Alexandrie a été canonisé pour avoir fait mettre à mort par ses talibans une mathématicienne, philosophe de surcroît.
    — C’était un docteur d’église, précise Claudie Férante : il a beaucoup écrit, passons-lui ses humeurs.
    Lucie Biline résume la situation :
   Artémis l’a fait entrer dans ses temples après lui avoir évité d’être égorgée. Elle n’était plus de ce monde, elle ne peut en être. Au moins aura-t-elle revu son frère et Pylade, son beau-frère. On n’a pas à savoir que la postérité d’Oreste et de Pylade n’est connue que des mythologues. C’en est fait des Atrides. Peu importe qu’Oreste meure à quatre-vingt-dix ans, après avoir régné soixante-dix ans à Argos.
   On tourne autour du pot. Luc Taireux entreprend de revenir au mouton du jour :
   — Pour se libérer des Furies, Oreste doit voler une statue, et délivrer sa sœur des contraintes qui pèsent sur elle dans un pays inabordable. On a gardé le souvenir des falaises du Bosphore qui se refermaient comme des mâchoires sur ceux qui s’y engageaient. Bien que l’on puisse franchir sans risque le goulet du Bosphore après le passage du navire Argo, la crainte de voir les Symplégades se refermer sur les imprudents reste fichée dans la mémoire des marins. Oreste, doit franchir cette passe — c’est une première épreuve — prendre pied sur une côte rocheuse après avoir jeté l’ancre et se cacher avant d’approcher du temple — deuxième épreuve. Oreste et Pylade se font repérer par de pacifiques bouviers, obligés d’ameuter les gens du voisinage pour les capturer (Oreste est encore harcelé par des Érinyes) affronter la prêtresse du lieu — troisième épreuve — devant le temple où ils sont censés voler une statue. Je passe la scène de reconnaissance, il reste à sortir de la baie, quand une tempête se déchaine, qui les empêche de gagner le large. Si Athéna n’était pas intervenue pour calmer Poséidon et les vents…  Artémis est elle-même une déesse sauvage, une vierge irréductible qui hante les montagnes, elle admet parfaitement les sacrifices humains. Bref, une côte inabordable, hostile, cruelle. Elle ne sauve Iphigénie que pour en faire une recluse ? Au moins se montre—t-elle moins irresponsable qu’Apollon. La victime devient bourreau ? Juste retour des choses. Les enfants de Pélops ne respectent rien. Atrée sert à Thyeste ses enfants en sauce, Thyeste viole sa propre fille pour avoir un fils qui pourra le venger. Agamemnon à côté… S’il sacrifie sa fille, c’est qu’il ne veut pas renoncer à son titre de généralissime. Quant à Oreste, il fait ce qu’on lui dit. Apollon lui dit de tuer sa mère, il le fait ; d’aller en Tauride voler une statue dans un temple, il le fait. On lui propose un nouveau dilemme, il refuse de laisser mourir Pylade. Pour une fois où il prend lui-même une décision… En fait, ce garçon est subitement plongé dans un monde qui fait mal, sans y être préparé. Il aborde la vie comme une recrue livrée à un sergent des Marines. Ça l’empêchera de rêver plaies et bosses, ce sera un monarque paisible.
    Nicolas Siffe tient à préciser que le temps s’est arrêté pour Iphigénie depuis qu’elle officie en Tauride ;  ces lieux séparés du reste du monde par une passe dangereuse où peu importe ce qui se passe ailleurs pimentent les romans courtois. Et cette statue qui tombe là, comme un météorite… cela ne peut arriver dans un pays civilisé. Tout rentrera dans l’ordre quand on l’aura placée aux confins de l’Attique. Iphigénie est vierge, elle doit garder les mains propres, elle ne fait qu’ondoyer les victimes qu’on égorgera dans le temple. Les pays barbares n’ont que des coutumes, les cités policées ont une histoire. Ce qui sauve Oreste et Pylade, c’est qu’Iphigénie brûle de savoir ce qui s’est passé entre-temps. et de donner de ses nouvelles, d’où la lettre remise en mains propres. On revient dans le monde connu, celui des manigances, la vierge peut faire avaler n’importe quoi à un roi très bête, en exprimant le désir de purifier des victimes qui ont tué leur mère — ces choses là ne se font pas ici, dit le bon sauvage — et la statue qui a été souillée à leur contact, dans l’eau de mer. Le navire d’Oreste n’est pas loin.
   Le médiéviste a levé un gentil lièvre.
  René Sance savoure la gradation de cette scène de reconnaissance : Iphigénie sait qu’elle a affaire à des Grecs, et ne voit aucun inconvénient à ce qu’on les sacrifie, dans la mesure où son frère a été tué. Il est des rêves de mauvais augure. Elle sait par un bouvier qu’un des deux étrangers s’appelle Pylade, quant à l’autre, il refuse tout net de dire son nom et d’où il vient, puisqu’en tout cas il mourra ; elle apprend enfin qu’il est d’Argos et s’enquiert de ce qui s’est passé depuis son sacrifice. Ça lui inspire l’envie d’envoyer un message à Argos ; l’anonyme refuse de s’en aller, mais a des pressentiments, assez vite confirmés quand Pylade, qu’on a eu du mal à convaincre de partir, se fait dire le contenu du message, prétextant que les tablettes qu’on lui a confiées pourraient disparaître dans un naufrage. La ficelle est un peu grosse, pourquoi les tablettes ne surnageraient-elles pas, tandis qu’il se noierait ? Le dit message étant adressé à Oreste, on peut le lui remettre en main propres. Effusions, il ne reste plus qu’à élaborer le plan. La pièce elle-même traite surtout les étapes de cet entretien, encadré par la capture et l’évasion. Les récits d’un bouvier mentionnent l’arrivée et le départ des Grecs (beau récit de tempête). La jobardise de Thoas offre un joyeux intermède.
   C’est ainsi que la femme du maraîcher eût aimé présenter l’œuvre.
     — Les héros me semblent ici étrangement innocents, dit Fred Caulan. Oreste n’est coupable que malgré lui. Quelle que soit sa réputation de nos jours, Apollon est un dieu violent qui impose des règles archaïques, sans tenir compte des circonstances. Artémis qui exige qu’un père sacrifie sa fille parce qu’il a tué une biche dans son enclos en s’écriant joyeusement qu’elle n’aurait pas fait mieux, elle aurait mieux fait de s’en prendre directement au butor. Là, elle trouve fort bon qu’on lui sacrifie des êtres humains. Que la mère de cette enfant médite la mort de son époux qui, de surcroît, lui ramène de Troie une concubine, elle n’a aucune circonstance atténuante. Les Érinyes elles-mêmes  tourmentent un pauvre garçon qui n’a tué sa mère que pour obéir aux exigence d’Apollon, sa sœur le poussait, et son ami lui donnait du cœur au ventre. C’est Bécassine au cœur de la mêlée. Les missions atroces sont plus drôles quand on les impose à des êtres paisibles. Là, Oreste est censé dérober dans un temple une statuette, pour calmer les Érinyes qui n’en ont rien à faire du jugement de l’Aréopage, et ce dans un pays barbare, aux coutumes assez rudes. J’apprécie d’autant plus la notion de mauvaise coutume — qui n’existe en fait que dans les romans courtois, même si certains rois prétendent avoir fait quelques efforts — que l’on a affaire aujourd’hui à de mauvaises coutumes, et à de très mauvaises. Quand celles-ci sont très mauvaises, on se réfugie dans les pays qui n’en ont que de mauvaises. Parenthèse : j’ai voté pour une Europe des nations, je me retrouve dans une Europe de la spéculation. C’est juste pour souligner l’importance, pour moi, de cette notion. Deux amis fidèles mettant le pied sur une côte dangereuse, pour être livrés à une prêtresse sanguinaire, et qui ne l’est que pour… obéir aux lois du pays, il n’y a pas là de quoi fouiller nos frustrations et nos rages intimes. Ce ne sont pas, pour un analyste, des clients qui présentent le moindre intérêt. Le souverain est le plus niais des  bons sauvages. On doit lui expliquer, il veut montrer qu’il a compris. Il faut qu’un bouvier lui dise qu’il convient de partir à la poursuite des indélicats qui lui ont subtilisé une statue et une prêtresse. Les retrouvailles entre un frère et une sœur un peu gourds, et un ami aussi subtil (penses-tu la même chose que moi ?… Je l’avais sur le bout de la langue) sont assez bien menées pour assurer un semblant de tension dramatique, bravo l’artiste ! Le plan d’Iphigénie, on dirait un bon tour imaginé par une gamine devant deux gamins. Double malice de l’auteur, il nous fait prendre l’épisode d’un roman d’aventures pour un vrai drame, et les dieux pour des butors, mise à part Athéna. C’est, ma foi, la moins sulfureuse des pièces que l’auteur ait composée. On admirera surtout sa technique, ça ne se voit pas. Gageure, petite farce à l’intention des habitués ? Ou simple souci de faire une pièce de genre, comme on peignait des ruines au dix-huitième siècle ? Au moins une trace de son esprit fort, il suffit de parler de rites et de dieux, au singulier ou au pluriel pour mener son monde par le bout du nez. Et dès qu’on flatte la férocité naturelle des fidèles, des reîtres et des officiants, chacun peut constater les résultats à Béziers autrefois, aujourd’hui à Palmyre.

***

cc
René Biberfeld - 2015


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