Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction dz l'
Hélène d'Euripide par Fred Bibel.
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La femme du maraîcher prend l’Hélène
d’Euripide par le plus mauvais bout qui soit. Il lui vient trop d’idées. Tenez-vous-en au sujet répète-t-elle à ses élèves.
Héra, vexée du jugement de Pâris, a bricolé un altera ea
à l’image de la plus belle femme du monde, que celui-ci ne puisse jouir
que de son ombre. Elle l’a fabriquée à partir d’un nuage dans le ciel.
La belle affaire ! La plupart de nos constituants ont été forgés dans
les étoiles jeunes ou moribondes, et les autres éléments dans la
poussière interstellaire. Claudie Férante reconnaît les mauvaises
lectures de la maîtresse de ces lieux. Un astrophysicien barbu a inondé
la planète de ses illuminations. Cela donne au commun l’impression de
s’y entendre.
Hélène a quand même pris dix-sept ans, le temps que l’on
vienne à bout de Troie et que son époux passe en mer, sans pouvoir
regagner sa patrie. On comprend que le dit époux éprouve quelque
peine peine à la reconnaître.
La femme du maraîcher récite quelques vers de Desnos :
La belle que voilà restera belle encore
Par la vertu d’un feu reflété constamment
Aux vitres d’un château dont les salles sonores
Seront hantées par ceux qui furent ses amants
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Elle n’a pas eu d'amants, en Égypte ! proteste Claudie
Férante. Héra l’a confiée à Protée, le plus vertueux des rois, pour la
mettre à l’abri des assiduités du prétendant qui passe. C’est à la mort
du montreur exemplaire, que son héritier veut la forcer à l’épouser.
Ménélas arrive à point. Et ça le rassure d’apprendre qu’il s’est battu
pour une ombre.
Elle récite, pour appuyer ses dires, tout le poème, cinq strophes commençant par Quand, deux par La belle que voilà, et deux autres pour terminer une phrase de neuf strophes, dont le détail ne laisse aucun doute : on décrit une octogénaire (Quand sur les seins pendants le ventre qui se ride / Les mains aux doigts séchés durcis par les passions…)
c’est ce qui fait la beauté de ce poème qui clôt le recueil consacré à
Youki, sept avant une guerre à laquelle il ne survivra pas. Le
compliment est beau. Ronsard était un mufle.
Un poissonnier reconnaissant étant passé par là on
assaisonnera un bon baquet d’épinards de noix de Saint-Jacques.
L’oseille aurait surpris certains.
Le maraîcher propose délicatement son petit sonnet, que son épouse soumet à Fred Caulan :
Hélène est en Égypte, on se bat pour son ombre,
Sous les remparts de Troie ce n’est qu’un grand vacarme
Les Grecs en ce combat ont réuni leurs armes
Ruminant chaque soir les pensées les plus sombres
Dans leur cœur ce n’est plus qu’un amas de décombres
Ils pensent au retour l’absence les alarme
Le passé aura-t-il conservé tout son charme
Et les années s’enfuient sans que la la ville sombre
L’on creuse chaque jour tout ce qu’il faut de tombes
Le temps s’est arrêté au pied de ces remparts
Les morts scandent les jours il est déjà trop tard
Quoi qu'il arrive après le trébuchet retombe
Hélène se morfond de ce qu’on dit ailleurs
Ce n’est que pour son nom qu’on s’épuise et qu’on meurt
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– Notre poète fait peu de cas des affres d’Hélène, murmure Fred Caulan.
L'épouse du maraîcher balaie d'emblée le reproche que l'on fait à cette Hélène de reprendre le schéma d’Iphigénie en Tauride.
Des étrangers viennent dans les deux pièces récupérer une femme qui ne
pourrait sans eux quitter le pays où elle végète, soit. L'on s'évade
sous le nez d'un prince que l'on berne. Sans doute. Mais le contexte
est différent : aucun rapport entre la sacrificatrice de Tauride, et la
femme de Ménélas que l'on roule dans la boue pour des actes qu'elle n'a
pas commis. Un Grec arrive en avant-garde, visiblement écœuré, parce
qu'elle ressemble à Hélène, et lui annonce les dégâts provoqués par son
départ, et la disparition de son mari. Euripide imagine qu'Héra n'a pas
admis le jugement de Pâris, alléché par la promesse de tenir dans ses
bras la plus belle femme du monde, et remplacé celle-ci par un fantôme
à son image. Elle a confié la véritable Hélène à Protée, le roi
d'Égypte, et le plus dévot des hommes. C'est comme ces femmes mariées
qui s'enfermaient dans un couvent pour attendre le retour de leur
époux. Le roi meurt ce qui expose l'héroïne aux pressantes attentions
d'un prince moins scrupuleux. Sur la scène, on voit le palais et le
tombeau du vieux roi, à ses portes. Hélène s'est réfugiée au pied de ce
tombeau. Les étrangers se présentent un par un, Teucros d'abord pour
lui asséner un tombereau de mauvaises nouvelles, Ménélas
méconnaissable, en haillons, mal reçu par une vieille bignole, puis
effaré de se trouver face à une autre Hélène, qu’il ne veut reconnaître
que lorsqu’un membre de son équipage vient lui dire que l'ombre pour
laquelle il s'est battu s'est évanoui dans les airs. Pour s'en aller,
il faut convaincre une devineresse, sœur du prince régnant, de ne pas
révéler à son frère la présence du mari. Sa neutralité acquise, le
public savourera les phrases à double sens que l'on sert au prince,
complice malgré lui de l'évasion d'Hélène. Il va jusqu'à offrir un gros
vaisseau, avec ses cinquante rameurs, pour enterrer un mort qu'il a,
bien vivant, sous les yeux. Les amateurs goûteront les duos entre le
chœur de captives et les personnages grecs. Ce qui a surtout frappé la
femme du maraîcher, c'est l'angoisse de l'héroïne qui se voit reprocher
tous les actes qu'elle n'a pas commis, et une guerre dont elle n'est
pas responsable. L'on est sensible de nos jours à la détresse des
malheureux dont on usurpe l'identité pour vider leurs comptes, faire
des dettes, commettre tous les délits qu'on imagine. Celui qui reçoit
des lettres d'huissier, et doit répondre en correctionnelle de ce qu'il
n'a pas fait ne sait plus où il en est. La mère d'Hélène se serait
donné la mort à cause de son inconduite, ainsi que ses frères, changés
en astres. Ceux-ci interviendront pour empêcher le demeuré de tuer sa
sœur.
Lucie Biline constate que les présentations de la
maîtresse de maison deviennent de plus en plus longues, comme si
l’auteur se plaisait à multiplier les retournements de situation. Elle
ne va pas jusqu’à dire que l’intrigue prend le pas sur l’analyse des
caractères ; Hélène ne fait qu’essuyer les coups : la méchante
réputation que lui fait sa réplique, sa famille décimée à cause des
frasques de l’autre, l’incrédulité de son mari avant que le fantôme à
son image se dissipe, la frénésie du nouveau prince, après la mort du
roi qui la protégeait, le risque de perdre son époux qu’elle vient de
retrouver, la menace que fait peser la devineresse sur le couple en
dénonçant à son frère la présence de mari ; c’est Hélène et les
malheurs de la vertu.
Isabelle Higère juge cette Hélène tout à tait plausible.
Sommée par son père de choisir entre une foule de glorieux prétendants,
elle a pris le moins agressif. Elle ne pouvait savoir que, sur le mont
Ida, Pâris devrait désigner la plus belle de trois déesses — toutes
essaient de le corrompre : Héra fera de lui le roi de toute l’Asie,
Athéna lui donnera la sagesse, et la victoire dans tous ses combats,
Aphrodite, la plus belle femme du monde, qui a déjà un mari. Bref, on
dispose d’elle, qu’elle se retrouve mariée à un barbare, ou chez un
prince dévot chargée de veiller sur sa vertu. Ça fait beaucoup pour une
femme qui ne veut que vivre tranquillement auprès de son mari, et
marier sa fille.
La joie avec laquelle Hélène et Ménélas mystifient
le prince fait plaisir à voir, René Sance l’a particulièrement
appréciée. Il n’y avait eu jusque là que l’intermède entre la vielle
concierge et Ménélas pour détendre l’atmosphère.
L’évasion des vrais époux rappelle à Claudie un vers de Molière :
Agnès et le corps mort s’en sont allés ensemble
Elle craint de ne pas le citer exactement.Tant pis.
– Ce trop clair objet de désir… murmure Luc Taireux.
Convoitée par une meute de prétendants qui se lèchent les babines,
c’est la fille de Zeus et de Léda, la sœur, comme Clytemnestre, des
Dioscures, la femme la plus belle du monde, Ménélas représente un pis
aller, assez puissant pour qu’on ne conteste pas son choix, d’autant
plus qu’Ulysse a fait promettre à chacun d’eux de défendre l’élu si
nécessaire —on n’imaginait pas qu’un barbare viendrait l’enlever à
Sparte pour l’épouser derrière les remparts d’une ville inexpugnable.
Le désir que les hommes éprouvent pour elle est trop évident, trop
mécanique pour l’émoustiller. Les déesses utilisent froidement sa
beauté pour convaincre Pâris, ou fabriquer une réplique exacte de son
corps, qui parle avec sa voix. Son ombre passe du lit de Pâris à celui
de Déiphobe avant la destruction de Troie. Hélène est, durant dix-sept
ans, dépossédée de son nom et de sa personne, convoitée par Théoclymène
qui attend patiemment la mort de son père pour se jeter sur elle. Pas
question de la séduire, le destin l’a mise entre ses griffes, il se
paiera sur la bête. C’est l’inconvénient d’être la plus belle femme du
monde. Elle est faite pour être une épouse, et rien de plus.
Lucie Biline rappelle un détail révélateur de sa légende.
Toute jeune, elle est enlevée par Pirithoos et Thésée, alors qu’elle
offre un sacrifice à… Artémis. Les deux goujats la tirent au sort.
C’est Thésée qui la gagne, et ne se gêne pas pour déguster le tendron.
Heureusement que les Dioscures sont venus la reprendre.
Pour Nicolas Siffe, Théoclymène représente le désir
impatient des hommes. La mort de son père fait disparaître les derniers
obstacle entre lui-même et ce friand morceau. C’est tout le contraire
d’Yvain, de Lancelot et d’autres aux ordres de ces dames. Il faut un
philtre d’amour pour que Tristan et Yseult en viennent au fait. Hélène
n’en demande pas tant. Clytemnestre eût été plus douce des femmes, si
on ne lui avait d’emblée tué son aînée… Hélène et Clytemnestre sont
naturellement des matrones exemplaires. Une jeune fille jalouse des
attraits de sa mère ne peut le comprendre. Rien que cette pièce aurait
dû mettre fin aux rumeurs qui font d’Euripide un misogyne devant
l’Éternel. Je me suis laissé dire qu’Aristophane avait pastiché
certains vers de l’Hélène. Sans doute ne l’a-t-il pas bien lu.
– Saluons cette Hélène qui ne souffre que de sa beauté, dit Fred
Caulan. Hélène décriée, Hélène exposée, mais Hélène libérée… elle va
pouvoir savourer le plaisir d’être clouée à son foyer.
Matie Verbch a particulièrement apprécié le joyeux
pastiche des combats de l’Iliade. Ménélas se montre aussi vaillant que
face à Pâris — qui ne vaut pas Hector — ou quand il récupère le corps
de Patrocle — les deux Ajax étaient là pour lui donner un coup de main.
L’adversaire est de taille : cinquante marins armés de rames et de tous
les bouts de bois qu’ils ont pu trouver. Les compagnons de Ménélas
disposent des armes obligeamment offertes par Théoclymène à son
cadavre, Hélène donne de la voix ; Ménélas lui-même se porte aux
endroits où ses troupes menacent de se faire déborder. Les rameurs qui
ne sont pas tués sur le coup n’ont plus qu’à se jeter dans la baille.
C’est Homère travesti.
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Texte et dessin René Biberfeld - 2015
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