Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction des
Phéniciennesd'Euripide par Fred Bibel.
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Deux grandes tourtes (pâte brisée dessous, feuilletée dessus), recélant
un mélange équitable de chair à saucisse et de marrons cuits, écrasés,
sur des pommes coupées en tranches — de la reinette point grise, cela
fera l’affaire — couper le feuilleté en lanières pour laisser l’air
s’échapper — entourées d’une purée de céleri (le cœur) et de
topinambour (1/3, 2/3) préalablement bouillis. Une tarte aux poires
pour finir.
Les Phéniciennes d’Euripide, présentent une variante de la
légende des Sept contre Thèbes, franchement favorable à Polynice,
contraint de se présenter avec une coalition sous les murs de sa cité
pour faire respecter l’engagement pris par Étéocle de lui céder le
pouvoir au bout d’un an, à titre de revanche. Les imprécations de leur
père les condamnaient à se battre à mort pour lui succéder. Sans avoir
lu Machiavel, Étéocle juge que lorsqu’on a le pouvoir, c’est une
lâcheté d’y renoncer. Eschyle, personnellement impliqué dans la défense
de sa cité contre les Perses, ne supporte pas de voir Polynice à la
tête d’une invasion. Euripide fait valoir que la coalition ne demande
pas à la ville de se soumettre, mais à Étéocle de se rappeler ce qu’il
a promis. La coalition se retirera si Polynice obtient satisfaction. En
campant sur ses positions, l’indélicat montre que ce n’est pas sa cité
qui lui importe, mais le pouvoir. Qu’est-ce que ça peut lui faire de
l’abandonner, s’il doit le récupérer au bout d’un an ?
Cette pièce-là semble moins complexe que d’autres. Tout
s’enchaîne naturellement, la trêve inutile, l’oracle de Tirésias qui
entraîne le sacrifice du fils de Créon, le début du combat — le
messager se voit obligé d’apprendre à Jocaste que ses deux fils vont se
battre en duel — elle se précipite dehors, avec Antigone, pour les
séparer — le duel lui-même, avec des détails anatomiques à faire
grincer les dents — le suicide de Jocaste sur les corps de ses fils, le
combat qui reprend pour une raison futile, au profit des Thébains.
Créon, à présent roi, vient signifier ses décisions (un décret pris à
la va vite). Antigone part en exil avec son père aveugle.
Claudie Férante songe aux détails anatomiques et murmure :
« Il l’emparouille et l’endosque contre terre, Il le rague et le
roupète jusqu’à son drâle… » Heureusement qu’elle ne continue pas, mon
correcteur automatique aurait fini par rendre l’âme avant Le Grand
Secret.
La contribution du maître de maison lui sera moins cruelle :
Un frère qui prend chair au moment qu’on le tue
Faut-il invoquer les imprécations du père
Le commun aux aguets cherche une raison claire
Quoi que l’on fasse après il n’y en aura plus
Le serpent se réveille à la fin de la mue
L’un d’eux tient dans ses main le palais et la terre
Les serments et les dieux ne peuvent rien y faire
Il faut bien sept armées pour réclamer son dû
L’un transperce un mollet d’un bon coup de sa lance
On touche une vertèbre à travers le nombril
Le mourant agonise et d’une main fébrile
Touche son frère au foie sans trop d’invraisemblance
Mort ou vif Étéocle entendait rester roi
Polynice voulait faire valoir ses droits
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— Le poète ne propose généreusement qu’une rime à l’œil, et un
seul alexandrin, au deuxième vers, qui cache bien son jeu, dit Fred
Caulan. Je ne lui en ferai pas reproche, Apollinaire dans Zone se plaît
à servir de faux alexandrins qui ont l’air de vrais, et de vrais qui
ont l’air de faux. La malice est toujours sensible. Le poète reste
poliment insensible, et volontiers narquois.
L’épouse du maraîcher fait grand cas des aveugles
qui surviennent avant le combat (Tirésias) et après la bataille
(Œdipe). La trêve et les arguments des frères ennemis avant, la
bataille interrompue ensuite, le duel et le lamento à deux voix
d’Antigone et Œdipe, Créon qui arrive comme une tarentule sur une
partition, le départ de l’exilé avec sa fille. Deux grandes parties,
l’une où il ne se passe pas grand chose, l’autre où les événements se
précipitent. Avec ces aveugles au milieu de la pièce et à la fin,
l’épouse du maraîcher croit avoir découvert Uranus. Ces aveugles c’est
comme ces musiques lancinantes de Morricone à la fin d’un épisode. On
ne lui fait pas l’honneur de chanter : « Elle est des nôtres, elle a
des idées comme les autres… » Ce serait inutilement cruel.
Nicolas Siffe ne l’est pas, il souligne que Tirésias
rappelle inutilement ce qu’on n’aurait pas dû faire et qu’on a fait :
Laïos a manqué de discernement, et Œdipe a épousé sa mère ; ce qu’on
aurait dû faire et qu’on n’a pas fait : traiter comme il faut Œdipe, au
lieu de lui refuser tous les honneurs, et de l’enfermer — il était
naturel que ce père outragé maudisse ses fils — les deux frères
auraient dû quitter la Cité pour ne pas en venir aux mains ; la seule
solution qu’il propose, c’est le sacrifice du fils de Créon. L’autre
aveugle n’a rien à dire, tout à apprendre d’Antigone : la mort de ses
fils, et de sa mère-épouse ; et de la bouche de Créon son propre exil et
l’interdiction d’enterrer l’un de ses fils — une décision illégale et
injuste comme le dit Antigone qui s’accroche au cadavre de son frère
coupable, et refuse de retourner au palais pour épouser l’autre fils de
ce salaud. Il n’ose pas s’attarder sur la palpation des cadavres par
Œdipe qui relèvent du Grand Guignol, surtout si elle s’accompagne d’une
musique pathétique (le père et la fille chantent leur détresse).
René Sance n’a pas de ces pudeurs, il se gausse. Le
sacrifice de Ménécée trouve grâce à ses yeux. Ce talent pour mystifier
son père avant de vendre la mèche au chœur, qui, connaissant sur le
bout des doigts les malheurs de Thèbes, accompagne chaque péripétie de
ses lamentations.
Euripide adore les femmes qui souffrent, note Isabelle
Higère, Jocaste essaie de réconcilier ses deux fils, c’est tout juste
s’ils ne se battent pas sous ses yeux, un messager lui dit que, pour
l’instant, ils vivent, mais est bien obligé de reconnaître qu’ils ne
vont pas tarder à s’affronter ; elle court pour empêcher ce duel, les
trouve morts et n’a plus qu’à se tuer. Polynice est surpris de la voir
en haillons noirs, le sommet du crâne rasé. C’est ainsi qu’elle a dû
apparaître dès le début, et le public de baver d’aise : elle va morfler
la vieille. Elle porte le deuil depuis qu’Étéocle a refusé de céder le
pouvoir à Polynice. Mère et grand-mère de deux brutes… avec Œdipe qui
lui fait des beaux-frères et des belles-sœurs dont elle est la mère. Et
il faut voir comment elle l’a épousé, son fils. Créon l’a promise à
celui qui résoudrait les énigmes de la Sphinx. C’est un peu comme ces
lotos où l’on peut gagner une bouteille, un jambon, des biscuits ou un
veau. C’était avant la Française des Jeux, ou l’équivalent grec.
Luc Taireux est confondu par l’incompétence d’Étéocle face
aux ennemis. Il veut foncer sur eux, les surprendre la nuit, au milieu
du repas. Si l’oncle ne lui demandait de réfléchir… Et cette façon
cavalière de lui léguer le trône, en cas de malheur, et sa sœur,
Antigone, qu’il donne à Hémon, avec la dot qui va avec, et d’exiger,
s’ils y restent tous les deux, son frère et lui, de ne pas donner de
sépulture à Polynice. Créon est ravi d’être roi — ça compense la mort
de son propre fils, qu’il a essayé de soustraire au sacrifice qui
devait sauver la cité, encore un homme soucieux de l’intérêt commun ! —
et s’empresse d’exécuter les instructions absurdes de celui qui aurait
dû céder son trône. Étéocle est prêt à sacrifier sa ville pour garder
le sceptre auquel il n’a plus droit. La première question que Jocaste
brûle de poser à Polynice porte sur son existence de banni. Le banni se
plaint de ne pas avoir eu le droit de dire ce qu’il veut — un joyeux
anachronisme pour caresser les Athéniens dans le sens du poil, vu qu’il
réclame le droit d’exercer seul le pouvoir pendant une année, comme
entendu — et ne s’attarde pas sur le fait qu’il a épousé une princesse.
Si Adraste n’avait pas promis de ramener ses gendres dans leur patrie,
sa vie n’aurait pas été celle d’un misérable. Il réagit comme un
héritier qui ne pense qu’à récupérer la part de patrimoine, dont il a
été dépossédé.
Lucie Biline juge bon de rappeler qu’il n’est pas parti
les mains vides, il emportait la robe et le collier d’Harmonie. Le dit
collier a servi à suborner l’épouse du devin Amphiaraos, qui devait
forcer son mari, lié par un serment contraignant, à partir avec une
expédition dont il prévoyait les conséquences. Le fils de
Polynice, Thersandros, a, lui aussi, suborné la mère d’Alcméon,
fils d’Amphiaraos, pour qu’elle convainque celui-ci de prendre la
tête d’une nouvelle expédition contre Thèbes, qui fut prise. Les
enfants vengeaient la mort de leurs parents. Euripide a choisi de ne
pas évoquer ces manœuvres, et de présenter Polynice comme un pauvre
homme contraint de mobiliser les armées d’Argos pour récupérer la part
d’héritage dont il a été frustré.
— On ne pourrait sinon comprendre le caractère d’Étéocle qui ne
sait qu’une chose, qu’il a le pouvoir et ne le cédera pas, fait
remarquer Fred Caulan. Euripide s’aventure dans les terres d’Eschyle,
en exposant un monstre de démesure, et de Sophocle en soulignant les
faiblesses d’une cité qui canalise les forces anarchiques, mais dépend
des puissants. Il importe de montrer qu’Étéocle ne tient aucun compte
de ses serments, ni de la loi, ni du droit. Comme il l’avoue, il se
serait hissé dans les sphères supérieures de l’éther et aurait plongé
au fond des enfers pour l’avoir. En faisant une promesse solennelle par
laquelle il ne se sentait pas tenu, il s’est épargné cette peine. Il
est bon qu’Œdipe ait pu constater les conséquences de ses imprécations,
et palper tendrement les carcasses de sa mère-épouse et de ses deux
fils. Les raisonnements de son frère, la réprobation, les reproches de
Jocaste à ses enfants se heurtent à ce mur. Une seule chose le rachète
: il éprouve le désir d’épargner des vies en affrontant son frère dans
un combat singulier. Voilà ce que c’est que de vouloir à tout prix
qu’il crève, ou crever, plutôt que de céder. Dernière ironie, les
armées se disputent pour savoir qui a gagné et en viennent aux
mains. Les Thébains ont la grande délicatesse, en armes, de se jeter
sur leurs adversaires désarmés. Cette dernière cruauté leur assure une
victoire complète.
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Texte et dessin René Biberfeld - 2015
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