Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction d'
Iphigénie à Aulis d'Euripide par Fred Bibel.
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Les haricots tarbais (maison — pour le cassoulet, il faut
des lingots) vont frémir pendant quatre heures dans un grand fait-tout
; à la troisième, on y mettra une bonne quantité de carottes et de
panais coupés en trois et d’engageantes Montbéliard, pour assaisonner
le tout, vingt minutes avant la fin de la cuisson. On les coupera en
fines tranches, après, pour éviter l’usage de la moutarde, qu’elle soit
de Dijon ou d’Alsace.
Enfin ! Se dit la femme du maraîcher.
Il était temps qu’on évoquât le premier mari de
Clytemnestre, un fils de Thyeste, Tantale. Peu importe la raison pour
laquelle Agamemnon l’a tué ainsi que leur enfant. Une façon fort
brutale de faire sa cour à la veuve. Les Dioscures à ses trousses, il
va se réfugier chez Tyndare. L’on arrive à un accord : il épousera
Clytemnestre. Le meurtrier ne tenait pas à installer chez lui une femme
qui le hait, elle frémissait à l’idée de le voir dans son lit. C’est
compter sans la résignation d’une femme au foyer, qui peut câliner les
enfants de l’immonde à laquelle elle s’est faite. Et voici qu’on va lui
prendre son aînée ; ça fait remonter de vilains souvenirs au vers 1149
d’Iphigénie à Aulis ; au
moins huit vers y sont consacrés. Clytemnestre insiste bien sur le viol
précédé par le double meurtre. Il est bien question d’un enfant arraché
à son sein. Ce genre d’image reste fiché dans la mémoire. Il semble
qu’Euripide soit le seul dramaturge à mentionner cette histoire. Ce qui
permet à la femme du maraîcher de rêvasser sur les effets du désir
mimétique. Mon frère se cogne à loisir une blonde Tyndaride, je vais me
cogner, au moins une fois, une blonde Tyndaride. Le mari ne restera pas
les bras croisés, l’enfant est malcommode quand on en vient au déduit.
Le monsieur était pressé. On voit mal pourquoi les Dioscures ont imposé
cette corvée à leur sœur. Castor et Pollux ne sont bons qu’à sauver des
marins.
Dès le début de la pièce, Agamemnon reconnaît que l’on
peut commettre une erreur qui nous aliène un dieu, ou un déesse en
l’occurrence. Il aurait pu préciser qu’il est idiot de dire qu’Artémis
n’aurait pas mieux fait après avoir abattu une biche dans un bois qui
lui est consacré. Agamemnon n’est pas disposé à s’étendre sur ses
fautes, il ne cesse d’en commettre.
Un général en chef doit veiller à ce que rien ne vienne
troubler le départ de l’armée. Plus tard, il enlèvera la fille d’un
prêtre d’Apollon, et provoquera la colère d’Achille en lui prenant sa
concubine, pour remplacer la sienne. Plus con que lui…
La présentation de cette Iphigénie ne pose pas de
problème, tout le monde connaît l’histoire, et bien des peintres ont
montré Artémis avec la biche qui sera sacrifiée à la place de la jeune
princesse.
Le maraîcher peut faire un effort pour cette dernière œuvre :
Un millier de vaisseaux encalminés au port
Une armée tout entière attend les bras ballants
Une mer au moins belle un souffle encourageant
De semaine en semaine chaque seconde mord
Il faudra sacrifier une vierge d’abord
La fille d’une grand roi qui arrive à l’instant
Sous couleur d’épouser un vrai prince charmant
Achille ne sait pas ce qu’on prépare alors
Un guerrier ulcéré la victime étonnée
Et la mère sont là pour confondre le roi
Reproches mains tendues il doit sentir le poids
De son ignoble trame Achille a décidé
De combattre lui seul contre toute l’armée
La victime emballée veut se faire égorger
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Fred Caulan salue la chute. Voilà résolu, de façon cavalière, le
mystère du revirement d’Iphigénie. Cela gênait Aristote. Un vieil
original de ses amis lui a dit un jour que ce qui gênait Aristote ou
Boileau ne pouvait être mauvais.
La femme du maraîcher distingue trois phases : celle des
malentendus et des contretemps : Agamemnon mis en demeure de faire
venir sa fille à Aulis — il envoie un contre-ordre intercepté par son
frère — vive discussion des deux Atrides, arrivée d’Iphigénie avec sa
mère, qui n’était pas attendue, effusions des femmes, qui tombent à
plat, petit épisode comique entre la future belle-doche et son gendre
présumé qui ne sait pas qu’il va se marier ; le vieillard qui devait
porter la lettre révèle la supercherie au vers 850, on peut aborder la
deuxième moitié de la pièce ; Achille est prêt à défendre Iphigénie
qu’il n’a pas encore vue, Agamemnon est aussi maladroit quand il
cherche à ne pas répondre aux questions, que quand il se justifie ; la
troisième débute avec l’arrivée d’Achille, prêt à se battre contre
toute l’armée pour sauver la jeune fille ; exaltée par un tel héroïsme,
Iphigénie se montre enfin et se déclare prête à sacrifier sa vie ; il
n’y a plus qu’à attendre le récit du sacrifice avec la fameuse biche
qui remplace la victime que l’on ne reverra plus. Le plus étrange,
c’est qu’Achille en tombe, amoureux dès qu’il la voit : « Ce fut comme une apparition… »
Tout le monde reconnaît la prose de Flaubert.
Une vraie tragédie de caractère, d’après René Sance. Si
l’on en croit ce que disent les deux Atrides, l’un sur l’autre,
Agamemnon aurait fait une vraie campagne électorale pour être le chef
de l’expédition, il se trouve en tout cas pris au piège quand on
l’invite à sacrifier sa fille On ne comprendrait pas, sinon, qu’il se
soit laissé convaincre de la faire venir à Aulis. Agamemnon ne se
trompe pas sur les raisons de Ménélas. Plus que lui, ce sont ses
joyeuses qui se languissent d’Hélène, il enrage que ce soit un autre
qui se l’emmanche, et songe sans doute moins à la châtier qu’à la
trombonner comme avant. On n’avait jamais vu Achille gêné par une
matrone qui lui saute dessus parce qu’elle le prend pour son futur
gendre, puis vexé qu’on ait utilisé son nom pour d’aussi vilaines
manigances. En tout cas, à ce qu’il dit, il se serait prêté à une ruse
ignoble, pour une noble cause. Ses protestations sont celles d’un
candide à peine dégrossi. Il ne verra la promise qu’à la fin de la
pièce ; consentir à la voir, ce serait comme s’engager… La mère et la
fille remuent bien le fer dans la plaie, comme dans les pièces de
Racine. Le vieillard est surtout fidèle à Clytemnestre, d’où son
empressement, quand il s’agit de lui remettre les tablettes qu’on lui
confie, et de lui révéler ce qui se trame dans son dos.
L’allusion à Racine ne trouve pas grâce aux yeux de
Claudie. Faut voir ce qu’il en a fait d’Iphigénie, l’élégiaque ! On
apprend d’emblée qu’Achille soupire pour elle, mais est également
aimé d’une captive du nom d’Ériphile — il se trouve qu’elle s’appelle
aussi Iphigénie, qu’elle est fille d’Hélène et de Thésée — ce qui
permet à l’élégiaque de revenir au sacrifice humain, en se passant de
la biche. L’on peut goûter les intrigues de l’autre, qui la conduiront
au bûcher à la place de la première. Au moins aura-t-elle travaillé à
sa propre perte, comme le veut le canon du grand homme. En revanche, la
résolution d’Achille de se battre contre l’armée entière pour défendre
une jeune fille qu’il ne connaît pas, uniquement parce qu’on a utilisé
son nom pour ce qu’il considère comme une infamie, l’exaltation
d’Iphigénie, qui a tout entendu de sa tente, c’est du Corneille tout
craché. Ils font ce qu’ils ont à faire, comme Rodrigue, comme Camille.
Marie Verbsch aimerait que l’on se débarrasse de nos
classiques pour ne penser qu’à la pièce telle qu’elle est. Le chœur,
venu de Calchis pour admirer la flotte (il fait un peu penser aux
femmes venues admirer les splendeurs de Delphes dans Ion) se
trouve là pour assister aux péripéties. Il lui arrive de dire : « Dans la mesure où des étrangères peuvent donner leur avis… »
Calchis est en Eubée, juste en face d’Aulis. Le spectacle de la flotte
et des chefs le transporte. Cela donne une variante assez originale du
dénombrement des vaisseaux au deuxième chant de l’Iliade. Une de ses
interventions est assez surprenante : Ménélas, à ses yeux, en pince
trop pour l’absente. Un attachement serein, à l’abri des passions
débridées, permet de savourer comme il faut nos plaisirs, sans douleur
et sans angoisse. C’est fort éloigné de nos conceptions, plus proche de
celles du souffreteux Épicure un siècle après, ou de Lucrèce, juste
avant notre ère, lequel distinguait Amor, qui fait perdre la tête, et
Venus qui nous prodigue de saines jouissances, fût-ce avec notre
légitime. Ménélas est prêt à mobiliser les Grecs, à détruire Troie, à
décimer ses propres troupes pour qu’on lui rendre Hélène, Pâris, à
condamner sa ville pour la garder. L’usage modéré du lit de Cypris
empêche de tels abus.
Luc Taireux essaie de se mettre à la place d’Agamemnon. Il
pense avoir tout fait pour sauver sa fille, et la voilà qui arrive,
avec sa mère ! Il endure les effusions de sa fille, l’enthousiasme de
son épouse qui le presse de questions sur le prétendant, et entend bien
participer à la noce. On ne le laisse pas respirer. Sa fille va
jusque’à évoquer le sacrifice préliminaire auquel, à ce que dit son
père, elle ne manquera pas d’assister. On ne peut reprocher à Racine
d’avoir écrit « Vous y serez, ma fille
» , il a de ces inspirations qu’on apprend au lycée. Et ces échanges où
il n’ose penser que tout est découvert… Clytemnestre le pousse
joyeusement dans ses derniers retranchements, les deux plaidoiries
qu’il doit essuyer avant d’invoquer l’oracle, et les intérêts de la
Grèce entière… Achille et Iphigénie, donnent un peu de fraîcheur à cet
univers méphitique.
– Pris sur le fait, fait comme un rat, le roi d’Argos est
impuissant, dit Fred Caulan. Il est même incapable de répondre à une
question simple : « Vas-tu tuer notre fille ? » et se trahit sans s’en rendre compte : « Tu ne devrais pas concevoir de tels soupçons.
» Voilà un général en chef incapable d’invoquer tout de suite
l’intérêt de tous les Grecs. Il le fait, mais trop tard. Iphigénie
n‘est pas le personnage principal de la pièce, ce qui importe, c’est
qu’elle soit à Aulis, pour y être égorgée. À l’inverse d’autres filles
sacrifiées chez Euripide, elle a un champion, prêt à veiller sur elle,
et pas n’importe lequel, Achille, avec ses armes, presque invulnérable.
Elle pourrait être sauvée, et le refuse, au moment même où elle a tous
les atouts en mains, et la conviction qu’à elle seule, elle permet la
prise de Troie. Un seul héros se montre héroïque, il va de soi que la
jeune fille dont il vient de tomber amoureux se hisse à son niveau.
Elle mérite bien d’être remplacée par une biche monstrueuse qui
dégueulasse tout l’autel.
René Biberfeld -2016
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