SILÈNE
Ô Bromios, tu m’infliges bien des épreuves
Aujourd’hui, comme dans ma jeunesse, quand ma carcasse était solide ;
D’abord, quand Héra t’a rendu fou :
Abandonnant tes nourrices, les nymphes de la montagne, tu es parti ;
Puis, lorsque, dans la guerre contre les enfants de la terre,
J’ai protégé ton flanc droit avec mon bouclier,
Transperçant alors en son mitan celui d’Encélade,
Je l’ai tué — Eh bien, ce que je dis, l’ai-je vu en rêve ?
Non par Zeus ! J’ai montré ses dépouilles à Bacchos.
J’endure à présent une peine plus lourde.
Quand Héra a lancé contre toi les Tyrrhéniens,
Un peuple de pirates, ils devaient t’emmener loin de chez toi et te
vendre,
Dès que je l’apprends, je prends la mer, avec mes enfants,
Pour te retrouver. En haut de la poupe, je me suis saisi
Du double gouvernail, c’était moi qui gouvernais notre vaisseau,
Mes enfants, assis au banc de nage, frappaient la mer glauque
Qu’ils couvraient d’une écume blanche, je te cherchais, Seigneur.
Nous touchions presque au cap Malée,
Quand un vent d’est, poussant notre carène,
Nous a jetés sur le roc de l’Etna,
Où les fils du Dieu de la mer, qui n’ont qu’un œil,
Les Cyclopes, mangeurs d’hommes, vivent dans des antres solitaires.
Capturés par l’un d’eux, nous sommes ses esclaves
Dans sa demeure. L’on appelle celui que nous servons
Polyphème ; au lieu de chanter des Évohés aux fêtes de Bacchos,
Nous menons paître les troupeaux de cet abominable Cyclope.
Mes enfants, au bout des collines,
Ils sont encore petits, s’occupent des bêtes jeunes,
Moi, je reste ici pour remplir les abreuvoirs et
Balayer sa demeure, et je sers ses infâmes
Repas à cet immonde Cyclope.
À présent, je suis bien forcé de suivre ses ordres,
Je me sers d’un râteau de fer pour balayer sa maison,
Que le Cyclope, mon maître absent, et ses bêtes
Trouvent en revenant la caverne bien propre.
J’aperçois justement mes enfants qui font paître
Les moutons. Qu’est-ce que cela ? Le claquement des Sicinnis
Vous ramène-t-il au temps où, escortant Bacchos
De vos joyeux cortèges, vers la demeure d’Althée,
Vous avanciez au son de vos grandes lyres, en vous balançant mollement ?
LE CHŒUR DES
SATYRES
Que vas-tu faire,
par là,
Fille
d’un noble père,
Et
d’une noble mère, sur ces rochers ?
N’y
a-t-il pas ici, à l’abri des vents,
Cette
brise, et de l’herbe bien verte ?
L’eau
tourbillonnante des rivières
Ne
dort-elle pas dans les abreuvoirs près de
La
caverne ? Et les bêlements de tes petits ?
Psitt
! Par ici ! Viens brouter sur cette
Pente
pleine de rosée ?
50
Ohé !
Je m’en vais te lancer une pierre.
Avance, avance, le cornu,
Vers
l’étable à moutons
Du
Cyclope qui bat la campagne
Relâche tes mamelles
gonflées,
Offre ton pis à tes
nourrissons
Que tu abandonnes dans
leurs enclos.
Les bêlements te réclament
De tes petits qui dorment
toute la journée.
Qu’attends-tu pour entrer,
Abandonnant tes gras
pâturages,
Sous les rochers de
l’Etna ?
Ce ne
sont plus, Bromios, ce ne sont plus tes chœurs
Et tes
Bacchantes avec leurs thyrses,
Le
grondement des tambourins
Au
bord des sources jaillissantes,
Les
gorgées de vin qui rafraîchissent ;
Ce
n’est point, à Nysa, parmi les Nymphes,
Qu’entonnant le chant d’Iacchos, d’Iacchos,
Sur
les traces d’Aphrodite,
Que je
me lançais avec
Les
Bacchantes aux pieds blancs.
Ô
notre aimé, ô notre Bacchos chéri, où t’en vas-tu seul,
En
secouant ta blanche chevelure ?
Et
moi, ton serviteur,
Je
suis au service du Cyclope
Avec
un œil unique ; je suis son esclave, j’erre
Avec
ce pitoyable manteau en peau de bouc,
Privé
de ton affection.
SILÈNE
Silence, mes enfants, dans la caverne au plafond de pierre,
Priez les serviteurs de rassembler les bêtes.
LE CORYPHÉE
Avancez ; pourquoi cette hâte, mon père ?
SILÈNE
Je vois tout contre le rivage la coque d’un vaisseau athénien,
Et des chefs de nage avec un général,
Qui se dirigent vers cette caverne ; ils portent, pendues à leur cou,
Des jarres vides, ils manquent de vivres,
Et des cruches à eau. Pauvres étrangers !
Qui peuvent-ils être ? Ils ne connaissent pas
Notre maître Polyphème, pour pénétrer
Sous ce toit inhospitalier et se mettre malencontreusement
À portée de la mâchoire d’un Cyclope mangeur d’hommes.
Ne bougez pas, que nous sachions comment
Ils se retrouvent en Sicile sur les pentes de l’Etna.
ULYSSE
Pouvez-vous, étrangers, nous indiquer une rivière,
Pour étancher notre soif, et nous dire si quelqu’un voudra bien
Vendre de quoi manger à des marins affamés ?
Qu’est-ce là ? On dirait que nous sommes entrés dans la cité de Bromios
;
C’est une troupe de Satyres que je vois, devant cette caverne.
100
Je salue tout d’abord le plus vieux d’entre vous.
SILÈNE
Salut, étranger, dis-nous qui tu es et de quel pays.
ULYSSE
Ulysse d’Ithaque, roi des Céphaloniens.
SILÈNE
Je connais le bonhomme, un moulin à paroles, de la race de Sysiphe.
ULYSSE
Il s’agit bien de moi ; évite de m’insulter.
SILÈNE
D’où as-tu ramené ce vaisseau, jusqu’ici, en Sicile ?
ULYSSE
D’Ilion, et de Troie où nous avons souffert.
SILÈNE
Comment ? Ne savais-tu pas comment regagner ta patrie ?
ULYSSE
Des bourrasques m’ont jeté sur ces rivages.
SILÈNE
Nous avons connu tous les deux, hélas, le même sort.
ULYSSE
As-tu été entraîné, toi aussi, malgré toi, sur ces bords ?
SILÈNE
Nous poursuivions des pirates qui avaient enlevé Bromios.
ULYSSE
Que est ce pays, quels sont les gens qui y vivent ?
SILÈNE
L’Etna, le plus haut sommet de la Sicile.
ULYSSE
Où trouver les murs et les remparts d’une cité ?
SILÈNE
Nulle part ; il n’y a point d’êtres humains sur ces hauteurs, étranger.
ULYSSE
Qui occupe ces contrées ? Quelle espèce d’animal ?
SILÈNE
Les Cyclopes, ils habitent des grottes, pas de vraies maisons.
ULYSSE
À qui obéissent-ils ? Vivent-ils en démocratie ?
SILÈNE
Ce sont des nomades ; ils ne dépendent pas les uns des autres.
ULYSSE
Sèment-ils — pour vivre — l’épi de Déméter ?
SILÈNE
Ils se nourrissent de lait, de fromage, et de la chair de leurs bêtes.
ULYSSE
Disposent-ils du breuvage de Bromios, du jus de la treille ?
SILÈNE
Non ; ils vivent dans un pays où l’on ne danse pas.
ULYSSE
Aiment-ils les étrangers, les respectent-ils ?
SILÈNE
Ils disent que les étrangers sont succulents.
ULYSSE
Comment ? Tu dis qu’ils apprécient la chair humaine ?
SILÈNE
Personne n’a débarqué sans se faire égorger.
ULYSSE
Et ou est-il, le Cyclope ? Dans sa demeure ?
SILÈNE
Dehors, sur l’Etna, il poursuit des bêtes avec ses chiens.
ULYSSE
Sais-tu ce que tu vas faire, pour nous aider à partir d’ici ?
SILÈNE
Non, Ulysse, mais nous sommes prêts à tout faire pour toi.
ULYSSE
Vends-nous du pain, nous en manquons.
SILÈNE
Nous n’avons, comme je l’ai dit, que de la viande.
ULYSSE
Un délicieux moyen d’apaiser notre faim.
SILÈNE
Du fromage caillé au suc de figuier, et du lait de vache.
ULYSSE
Apportez-nous en ; l’on fait du bon commerce à la lumière du jour.
SILÈNE
Combien d’or, dis-moi, nous donneras-tu pour ça ?
ULYSSE
Je n’ai pas d’or sur moi, mais le breuvage de Dionysos.
SILÈNE
Ô mot adorable, ça fait longtemps que nous en sommes privés.
ULYSSE
C’est Maron, le fils d’un dieu, qui me l’a offert.
SILÈNE
Celui que j’ai élevé, que j’ai tenu dans mes bras ?
ULYSSE
Le fils de Bacchos, si tu veux savoir.
SILÈNE
Se trouve-t-il entre les bancs de ton navire, où l’as-tu avec toi ?
ULYSSE
Voici l’outre, qui le renferme, vieillard, comme tu vois.
SILÈNE
Il n’y a pas là de quoi baigner une mâchoire.
ULYSSE
Si : à mesure qu’on boit, on en a deux fois plus.
SILÈNE
C’est d’une belle source, que tu me parles, et qui me plaît.
ULYSSE
Veux-tu, pour commencer, le goûter pur ?
SILÈNE
Cela va de soi ; Il faut goûter pour avoir envie d’acheter.
150
ULYSSE
J’apporte justement une coupe avec la gourde.
SILÈNE
Verse-m-en une bonne rasade, que je me souvienne du goût.
ULYSSE
Tiens.
SILÈNE
Ha ! il dégage un beau bouquet.
ULYSSE
Tu as vu ?
SILÈNE
Non, par Zeus, je le flaire.
ULYSSE
Goûte-le à présent. Ne te contente pas d’en dire du bien.
SILÈNE
Ouais ! Ce Bacchos-là me donne envie de danser.
La ! La ! La.
ULYSSE
N’a-t-il pas bien claqué dans ton gosier ?
SILÈNE
Il m’a pénétré jusqu’au bout des ongles !
ULYSSE
Tu toucheras en plus de la monnaie de bon aloi.
SILÈNE
Lâche juste cette outre ; ne parle plus d’argent.
ULYSSE
Apportez-moi à présent du fromage et des agneaux.
SILÈNE
C’est ce que je vais faire, et tant pis pour mes maîtres,
Je perds la tête à l’idée de vider une seule coupe,
Je donnerais pour ça les bêtes de tous les Cyclopes,
Je sauterais du rocher de Leucade dans l’onde amère,
Pour une seule cuite, mes sourcils se relâchent.
Il faut être fou pour ne pas aimer boire ;
Il y a de quoi lui donner, à lui, une belle raideur,
Soupeser un nichon, explorer des deux mains
Une prairie humide, se lancer dans la danse,
Oublier tous ses maux. Et je n’achèterais pas, moi,
Un tel nectar ? Je n’enverrais pas promener
Ce crétin de Cyclope, avec son œil unique ?
LE CORYPHÉE
Écoute, Ulysse, je ferais bien un brin de causette avec toi.
ULYSSE
Vous êtes mes amis, et vous avez affaire à un ami.
LE CORYPHÉE
Vous avez fait main basse sur Troie et sur Hélène ?…
ULYSSE
Et entièrement détruit la maison de Priam.
LE CORYPHÉE
Quand vous avez mis la main sur le tendron,
Ne l’avez-vous pas tronchée l’un après l’autre,
Puisqu’elle se marie tant qu’elle peut ?
Dès qu’elle a vu, la traîtresse, les braies colorées
Autour des jambes de l'homme et ce gros collier
En or qu’il avait au milieu de son cou,
Elle ne s’est plus sentie, et elle a planté là
Ménélas, la crème des hommes. Jamais la race
Des femmes n’aurait dû voir le jour — sauf pour moi.
SILÈNE
Regarde ce que les bergers ont engraissé pour vous,
Seigneur Ulysse, ces agneaux qui bêlent,
Et tous ces fromages de lait caillé !
Prenez-les ; dépêchez-vous de vous éloigner de cette caverne,
Après m’avoir donné ce jus de la grappe bachique.
Aïe ! Voilà le Cyclope qui arrive. Que peut-on faire ?
ULYSSE
C’en est fait de nous, vieillard ! Où fuir ?
SILÈNE
Dans ce trou de la pierre, où l’on ne vous verra pas.
ULYSSE
Voilà un bon conseil ! Nous jeter dans ses filets !
SILÈNE
Pas si mauvais, ce roc recèle bien des recoins.
ULYSSE
Ah non ! Troie n’aurait plus qu’à gémir tant et plus,
Si nous fuyions devant un seul homme, après avoir tenu tête
Aussi souvent à des milliers de Phrygiens avec nos
boucliers.
200
Eh bien, s’il faut mourir, nous mourrons comme il faut,
Ou nous sauverons notre vie et notre gloire passée.
LE CYCLOPE
Ça suffit ! Eh bien quoi ? Qu’est-ce que ce laisser-aller ?
Qu’est-ce que ces bacchanales ? Dionysos n’a rien à faire ici,
Non plus que des castagnettes, ni des tambourins assourdissants.
Comment vont dans mon antre, les nouveau-nés ?
Sont-ils à la mamelle, se bousculent-ils
Sous le flanc de leur mère ? Sur les claies de jonc,
Y a-t-il du fromage frais en abondance ?
Eh bien ? Que dites-vous ? Un bon coup de gourdin
Va vite tirer des larmes à l’un de vous ; levez les yeux, ne les
baissez pas !
LE CORYPHÉE
Regarde ; nous levons tous les yeux vers Zeus, lui-même,
Et nous les fixons sur les astres et Orion.
LE CYCLOPE
Le déjeuner est-il bien prêt ?
LE CORYPHÉE
Il est là ; il ne te reste plus qu’à présenter ton gosier.
LE CYCLOPE
Les cratères sont-ils remplis de lait ?
LE CORYPHÉE
Tu peux en vider toute une jarre, si tu veux.
LE CYCLOPE
De brebis ou de vache, ou un mélange des deux ?
LE CORYPHÉE
Tu as le choix, évite seulement de m’avaler.
LE CYCLOPE
Je m’en garderai bien : à force de me sauter
Dans l’estomac, vous me tueriez avec vos gambades.
Hé ! Qu’est-ce que tous ces gens que je vois près des enclos ?
Des pirates ou des voleurs ont-ils débarqué ici ?
Je vois ces agneaux hors de mon antre,
Le corps emprisonné dans de l’osier tressé,
Et des claies pleines de fromage en vrac, et le vieux
Chauve avec sa face tuméfiée par les coups.
SILÈNE
Pauvre de moi ! Je suis fiévreux, on m’a fichu une trempe.
LE CYCLOPE
Qui ? Qui est-ce qui t’a mis la tête au carré, vieillard ?
SILÈNE
Eux, Cyclope : je ne voulais pas les laisser emporter tout ça.
LE CYCLOPE
Ne savaient-ils pas que je suis un Dieu, fils de Dieux ?
SILÈNE
Je ne cessais de le dire ; et ils faisaient main basse sur tes biens ;
Ton fromage, ils le mangeaient, malgré moi,
Et emportaient tes agneaux. À ce qu’ils disaient,
Ils allaient t’attacher à un carcan de trois coudées, et
T’arracher les tripes de ton ventre, par le nombril ;
Te mettre le dos en compote avec un fouet,
Puis t’attacher aux bancs de leur vaisseau, et te vendre
Pour déplacer des pierres, ou te coller à un moulin.
LE CYCLOPE
Ah, c’est ça ? Va tout de suite aiguiser
Mes couteaux de cuisine, et fais-moi un bon
Feu de fagots. Dès que je les aurai égorgés,
Ils rempliront ma panse ; croustillante en sortant
Des braises, leur viande sera un régal pour le sacrificateur,
On fera mijoter le reste dans un chaudron.
J’en ai assez du gibier de ma montagne,
Je me suis suffisamment repu de lions et de cerfs,
Ça fait longtemps que je n’ai pas mangé de chair humaine.
SILÈNE
De nouveaux mets, quand on a pris des habitudes, ô maître,
N’en sont que plus délectables. Il n’y a pas peu de temps
Que d’autres étrangers ne se sont pas approchés de ton antre.
ULYSSE
Écoute maintenant les étrangers aussi.
Nous manquions de vivres, c’est pour en acheter, que nous avons
Quitté notre vaisseau, pour nous approcher de ta caverne.
C’est lui qui nous proposait ces agneaux en échange
D‘une coupe de vin, il nous les a remis après l’avoir bue,
Il était d’accord, nous étions d’accord ; nous ne l’avons pas forcé.
Rien de ce qu’il dit n’a de sens, il a été pris
Sur le fait, tandis qu’il nous vendait à ton insu ce qui est à
toi.
SILÈNE
Moi ? Que la peste t’emporte !
ULYSSE
Si je mens.
SILÈNE
Par Poséidon, Cyclope, qui t’a engendré,
Par le grand Triton et par Nérée,
Par Calypso et les filles de Nérée,
Par la houle sacrée, et toute la race des poissons,
Je jure, toi qui es le plus beau, mon petit Cyclope,
Mon petit maître, je n’étais pas en train de vendre
Tes biens à des étrangers. Je veux bien périr, sinon,
Ainsi que mes enfants, que j’aime plus que tout.
LE CORYPHÉE
Parle pour toi. Je t’ai vu, de mes yeux,
Tout lâcher aux étrangers ; si je dis des mensonges,
Que mon père périsse ; ne fais pas de mal aux étrangers.
LE CYCLOPE
Vous mentez ! Moi je lui fais plus confiance
Qu’à Rhadamante, et j’affirme qu’il est plus juste.
Je veux les interroger ; d’où venez-vous avec vos bateaux, étrangers ?
D’où êtes-vous ? Dans quelle cité avez-vous grandi ?
ULYSSE
Nous sommes d’Ithaque par la race, et c’est d’Ilion,
Dont nous avons détruit la ville, qu’entraînés par les souffles
Marins, nous avons abordé tes rivages, Cyclope.
LE CYCLOPE
Est-ce vous qui êtes allés punir, pour avoir enlevé
Cette salope d’Hélène, la ville d’Ilion, au bord du Scamandre ?
ULYSSE
C’est nous. Et ça nous a complètement lessivés.
LE CYCLOPE
Une scandaleuse campagne, vous avez mis le cap,
Pour une seule femme, sur la terre des Phrygiens.
ULYSSE
C’est à cause d’un Dieu, n’accuse aucun mortel.
Et nous, ô noble fils du Dieu de la mer,
Nous t’en supplions, en te parlant comme des hommes libres :
Ne prends pas sur toi, en les égorgeant devant ton antre, de tuer
Des amis pour rassasier abominablement tes mâchoires ;
Nous avons permis, ô Seigneur, à ton père de conserver
Ses temples jusqu’au fond de la le Grèce.
Il est encore intact, ton sanctuaire du Ténare,
Ainsi que tes retraites en haut du cap Malée, et il est en sûreté,
Le rocher du Sounion, plein d’argent, de la divine Athéna,
Et les refuges du Géreste, Les richesses de la Grèce
—c’eût été une honte —nous ne les avons pas cédées aux Phrygiens.
Cela te concerne ; tu vis au sein de la Grèce,
Au pied de l’Etna, dans un roc qui crache du feu. Les
mortels se doivent, si tu repousses ces
arguments,
D’accueillir les suppliants que la mer a réduits à
rien,
300
Avec les cadeaux que l’on fait à un hôte, et de les habiller,
Au lieu de percer leurs membres avec des broches à bœufs,
Pour te caler la mâchoire et l’estomac.
La terre de Priam a suffisamment dépeuplé la Grèce,
Avec tous ces morts tombés au combat, dont elle a bu le sang,
Ces épouses sans mari, ces vieilles sans enfants,
Ces pères chenus dont elle a détruit la vie. Ceux qui restent,
Si tu les grilles tous pour t’en faire un atroce festin,
Où pourra-t-on se tourner ? Écoute-moi, Cyclope :
Mets un frein à la frénésie de ta mâchoire, essaie d’être pieux,
Plutôt que de te laisser aller à l’impiété ; ils sont nombreux,
Ceux qui ont payé cher de méchants profits.
SILÈNE
Je tiens à te donner un conseil. Ne laisse rien
De ses chairs, et si tu donnes un coup de dent à sa langue,
Tu seras fort spirituel, et d’une éloquence remarquable, Cyclope.
LE CYCLOPE
La richesse, petit homme, est pour les sages un Dieu,
Le reste n’est que vanité, raffinements d’éloquence.
Sur les promontoires dont mon père a fait ses résidences,
Je n’en ai rien à faire, qu’attends-tu des discours que tu me sers ?
Je ne tremble pas devant le tonnerre de Zeus, étranger,
Et je ne vois pas en quoi c’est un plus grand Dieu que moi.
Je me moque du reste ; et pour savoir à quel point je m’en moque,
Écoute-moi. Quand il m’arrose, d’en haut, de ses averses,
Je puis m’abriter à l’intérieur de ce rocher,
Me régaler d’un veau rôti, ou d’une bête
Sauvage, et humectant mon estomac de tout son long
En vidant une amphore de lait, je secoue ma
Tunique, pour faire autant de bruit que le tonnerre de Zeus.
Quand le Borée venu de Thrace déverse sa neige,
J’enveloppe mon corps de peaux de bête,
J’allume le feu — et je m’en moque, de la neige.
La terre est forcée, qu’elle le veuille ou non,
De produire l’herbe dont s’engraissent mes troupeaux.
Je ne les sacrifie qu’à moi, pas aux Dieux,
Mais au plus grand de tous, mon estomac.
Manger et boire tous les jours,
C’est Zeus pour les hommes qui s’y entendent,
Et ne pas s’en faire. Ceux qui ont fixé
Des lois pour embellir la vie des hommes,
Peuvent aller se faire voir, je ne renoncerai pas
À traiter ma personne comme il faut — et à te manger.
Pour manifester mon hospitalité, je veux rester irréprochable,
Je vais t’offrir du feu, l’eau de mon père, et un chaudron ; en
bouillant,
Elle enveloppera bien ta chair dépecée.
Entrez donc : pour faire honneur au Dieu de cette
Caverne, debout autour de mon autel, nourrissez-moi !
ULYSSE
Las ! Je me suis sorti de mes souffrances sous Troie,
Et sur la mer pour me retrouver soumis à la volonté
Et au cœur inflexible d’un homme qui ne respecte rien.
Ô Pallas ! Ô maîtresse, ma déesse, fille de Zeus,
350
Viens maintenant, tout de suite, à mon secours. Ce qui m’attend,
C’est pire que ce que j’ai enduré à Troie, je suis au bord du gouffre.
Ô toi qui habites les séjours des étoiles scintillantes,
Zeus hospitalier, regarde : si tu ne vois pas ce qui m’arrive,
C’est pour rien que l’on t’appelle Zeus ; tu n’as plus rien d’un Dieu.
LE CHŒUR
Ouvre bien, ô Cyclope,
Les bords de ton large
gosier, tu n’as plus,
Bouillis, rôtis, grillés
sur des braises,
Qu’à croquer, ronger,
Découper les membres de
tes hôtes,
Vautré sur ton épaisse
toison de chèvre,
Ne m’en donne pas ;
Remplis tout seul pour
toi seul la coque de ta barcasse.
Foin des sacrifices que
célèbre,
Lui qui n’a rien à faire
des autels,
Le Cyclope de l’Etna, qui
se régale
En dévorant la chair des
étrangers.
Il est sans pitié,
malheureux, celui qui sacrifie
Les étrangers venus le
supplier au seuil de sa demeure,
Il se repaît des chairs
bien cuites qu’il déchire
De ses dents abominables,
qu’il ronge,
Toutes chaudes, sorties
des braises
...............................
(Ne m’en donne pas ;
Remplis tout seul pour
toi seul la coque de ta barcasse
Foin des sacrifices que
célèbre,
Lui qui n’a rien à faire
des autels,
Le Cyclope de l’Etna, qui
se régale
En dévorant la chair des
étrangers.)
ULYSSE
Ô Zeus, qu’y a-t-il à dire, à la vue de ce spectacle, dans la caverne,
Affreux, incroyable, sorti d’un conte, qui n’a rien d’humain ?
LE CORYPHÉE
Eh bien quoi, Ulysse ? S’est-il bien repu
De tes chers compagnons, le dégoûtant Cyclope ?
ULYSSE
Il en a remarqué deux, qu’il a soupesés de ses mains,
Il a choisi les plus gras, les plus charnus.
LE CORYPHÉE
Qu’est-ce qui vous est arrivé, malheureux ?
ULYSSE
Quand nous avons pénétré dans cette caverne,
Il a commencé par allumer le feu, en jetant les rondins
D’un grand chêne sur un large foyer,
Il aurait fallu trois chariots pour les amener.
Puis, à côté du foyer, il a disposé
Un lit d’aiguilles de pin, contre les flammes.
Il a rempli un cratère d’à peu près dix amphores
De lait blanc qu’il versait à mesure qu’il trayait ses vaches.
Il a placé près de lui une coupe en bois de lierre, large de trois
Coudées, profonde, à ce qu’il semblait, de dix.
Il a mis au feu un chaudron de bronze,
Préparé des broches aux pointes rougies au feu,
D’autres aiguisées à la serpe à partir de branches épineuses, des vases
De sacrifice de la taille de l’Etna, pour le tranchant des haches.
Quand tout a été conforme aux exigences de ce maudit
Cuisinier d’Arès, il a saisi d’un coup deux
De mes compagnons, et d’un même mouvement,
Égorgé l’un au-dessus d’un chaudron de bronze,
Et prenant l’autre par le tendon du pied,
400
Il lui a fracassé le crâne sur un relief pointu de la roche,
Faisant jaillir sa cervelle ; puis il a séparé les chairs
De son couteau agile, les a fait griller sur la braise,
Et jeté dans le chaudron les membres à bouillir.
Et moi, pauvre de moi, pleurant toutes les larmes de mon corps,
Je suivais pas à pas le Cyclope et le servais ;
Les autres, comme des oiseaux dans un trou de rocher,
Tout recroquevillés, n’avaient plus de sang dans les veines.
Lorsqu’après s’être bien gorgé de mes compagnons, il s’est
Étalé de tout son long, exhalant de son gosier une haleine lourde,
J’ai été saisi d’une divine inspiration ; j’ai rempli sa coupe
Du vin de Maron et la lui ai tendue à boire,
En disant : « Fils du Dieu de la mer, ô Cyclope,
Regarde quel divin nectar la Grèce
Tire de ses vignes, Dionysos y sourit. »
Gavé de son infâme festin,
Il l’a prise, et vidée d’un trait,
Puis en a fait l’éloge en levant la main : « Des étrangers le plus cher,
Tu couronnes ce délicieux repas, d’un délicieux breuvage. »
Le voyant au comble de la joie,
Je lui ai servi une autre coupe : je savais
Que le vin l’affaiblirait, et qu’il ne tarderait pas à payer.
Il s’est mis à chanter, moi, je lui versais
Coupe sur coupe pour lui réchauffer les entrailles.
Près de mes marins qui pleurent, il chante
Atrocement, faisant vibrer sa caverne. Moi, je suis sorti,
Sans faire de bruit, et je compte nous sauver toi et moi, si tu veux.
Mais dites-moi si vous voulez ou non
Échapper à cette brute, et aller vivre
Chez Bacchos, en compagnie des Naïades.
Ton père, là-dedans, approuve ce dessein.
Mais il est affaibli et profite de son breuvage ;
Ses ailes sont collées à sa coupe, comme
À de la glu, il titube ; tu es jeune, toi,
Échappe-toi avec moi, et va récupérer ton vieil
Ami Dionysos, il n’est pas comme ce Cyclope.
LE CORYPHÉE
Ô mon cher ami, je brûle de voir le jour
Où nous échapperons à cet immonde Cyclope !
Ça fait si longtemps, qu’avec mon petit tuyau,
Nous sommes seuls. Mais lui ? Nous ne pouvons pas le manger à son tour.
ULYSSE
Écoute donc comment je vais faire pour châtier
Ce fauve abominable, et te libérer de ton esclavage.
LE CORYPHÉE
Parle ; le son de la cithare d’Asie ne serait pas
Plus doux à mes oreilles que la mort du Cyclope.
ULYSSE
Il veut aller faire la fête avec les Cyclopes,
Ses frères : le nectar de Bacchus le transporte.
LE CORYPHÉE
J’entends bien : tu comptes le surprendre seul, dans les bois
Et l’égorger, ou le précipiter du haut d’une falaise.
ULYSSE
Pas du tout ; je veux recourir à la ruse.
LE CORYPHÉE
Comment ça ? Ça fait longtemps que nous entendons parler de ta ruse.
ULYSSE
Je veux le détourner de cette fête, en lui disant
451
Qu’il ne faut pas donner de son breuvage aux Cyclopes,
Mais le garder pour se faire une vie de patachon.
Quand il s’endormira, vaincu par Bacchos,
Il y a dans sa demeure une grosse branche d’olivier,
Dont je vais aiguiser le bout avec mon glaive,
Pour le plonger dans le feu; puis, quand je verrai qu’il est
Bien calciné, je le prendrai brûlant et je le lui plongerai
Bien au milieu de l’œil, et lui ferai fondre sa vue au feu.
Comme un homme qui ajuste les pièces d’un vaisseau
Avec deux cordes fait tourner une tarière,
Je tournerai le tison dans l’œil du Cyclope
Qui reçoit la lumière, et je lui dessècherai la prunelle.
LE CORYPHÉE
Youpi !
Je ne me sens plus de joie, tes trouvailles me transportent !
ULYSSE
Ensuite, toi, mes amis, et ce vieillard, je vous embarquerai
Au fond de la cale de mon noir vaisseau
Et, avec mon double rang de rames, je vous emmènerai loin d’ici.
LE CORYPHÉE
Me sera-t-il permis, comme pour une libation à un dieu,
De prendre, moi aussi le tison pour lui crever
L’œil ? Je veux participer à cette saignée.
ULYSSE
Il le faut ; le tison est de taille, nous devons tous nous y mettre.
LE CORYPHÉE
Pèserait-elle la charge de cent charrettes, je la soulèverais,
Si cela nous debarrasse du Cyclope, que la peste l’emporte,
Nous lui enfumons son œil comme un nid de guêpes.
ULYSSE
Taisez-vous, à présent ; tu sais tout de ma ruse. ;
Quand je vous le dirai, obéissez à ceux qui dirigent
La manœuvre. Je ne vais pas laisser là mes amis
Coincés là-dedans pour m’en sortir tout seul.
Je pourrais m’enfuir, je me suis échappé du fond de cette caverne ;
Mais ce ne serait pas bien d’abandonner mes amis,
Qui m’ont accompagné jusqu’ici, pour me sauver sans eux.
LE CORYPHÉE
Qui sera le premier, derrière le premier,
À saisir fermement la poignée du tison,
Pour bien l’enfoncer dans l’œil du Cyclope
Et le priver de la lumière du jour
Chut, chut, le voilà, imbibé,
Qui gueule en chantant faux,
Cette discordante brute, elle va en baver,
Émerge de sa caverne.
De nos chants joyeux, éduquons le goût
De cet ignare ;
En tout cas, il va perdre la vue.
DEMI-CHŒUR A
Bienheureux qui
crie Évohé,
Sous
les sources chéries des grappes,
Étendu
pour faire la fête ;
Qui,
tenant son ami dans ses bras,
Sur un
lit moelleux, entreprend
La
fleur d’une douce courtisane,
500
Les
boucles luisantes de
Parfums, en disant : « Qui va m’ouvrir la porte ? »
LE CYCLOPE
Ah là là ! Je suis
bourré,
Je me suis bien tapé la cloche,
Ma barque est chargée à bloc, mon ventre
Est calé jusqu’au pont supérieur.
L’herbe douce m’invite
À festoyer, c’est le printemps,
Avec les Cyclopes mes frères,
Allez, mon hôte, allez, fais-moi passer ton outre.
DEMI-CHŒUR B
Il a l’œil qui
pétille,
Il
s’en va, tout pétillant, de son logis,
… Nous
avons là un ami.
Les
torches allumées n’attendent que
Toi,
et une tendre épouse,
Dans
ta fraîche caverne.
Des
couronnes de toutes les couleurs,
Vont
bientôt s’entrelacer autour de ta tête.
ULYSSE
Écoute, Cyclope, moi, le Bacchos,
Que je t’ai donné à boire, je le connais bien.
LE CYCLOPE
Quel Dieu reconnaît-on en ce Bacchos ?
ULYSSE
Le plus grand : il transporte les hommes.
LE CYCLOPE
Cela me donne bien du plaisir de le roter.
ULYSSE
Il est comme ça ce Dieu, il ne fait aucun mal aux mortels.
LE CYCLOPE
Quel bonheur trouve-t-il à loger dans une outre ?
ULYSSE
On peut le mettre où l’on veut, ça lui va.
LE CYCLOPE
Un dieu n’a pas à s’envelopper dans du cuir.
ULYSSE
Et alors, tu le fais bien ! Le cuir t’est-il désagréable ?
LE CYCLOPE
Je déteste cette outre, mais j’aime ce breuvage.
ULYSSE
Reste donc ici pour le boire, bien à l’aise, Cyclope.
LE CYCLOPE
Ne dois-je pas donner de ce nectar à mes frères ?
ULYSSE
En le gardant pour toi, tu sembleras plus honnête.
LE CYCLOPE
Mais plus utile, si j’en donne à mes amis.
ULYSSE
Ces réjouissances ne donnent que horions, injures, et bagarres.
LE CYCLOPE
Tout ivre que je sois, personne ne peut m’atteindre.
ULYSSE
Quand on a bu, l’ami, il faut rester chez soi.
LE CYCLOPE
Il faut être bien niais, quand on a bu, pour ne pas faire la fête.
ULYSSE
Ceux qui restent chez eux, pour cuver, sont des sages.
LE CYCLOPE
Que faut-il faire, Silène ? Ne pas bouger d’ici, d’après toi ?
SILÈNE
Oui. Quel besoin avons-nous d’autres buveurs, Cyclope ?
LE CYCLOPE
Sur le sol, l’herbe est fraîche, épaisse, pleine de fleurs.
SILÈNE
Et quand le soleil tape, l’on peut boire à son aise.
Étends-toi, allez, pose ton flanc par terre.
LE CYCLOPE
Pourquoi poses-tu ce cratère derrière moi ?
SILÈNE
Pour qu’on ne le renverse pas en passant.
LE CYCLOPE
Tu veux me le
Chiper pour le boire ; mets-le là, entre nous.
Et toi, mon hôte, dis-moi quel est ton nom.
ULYSSE
'Personne' ; pour quelle grâce dois-je te célébrer ?
LE CYCLOPE
Je te savourerai après ton équipage.
550
ULYSSE
C’est là un beau cadeau que tu fais à ton hôte, Cyclope.
LE CYCLOPE
Eh toi ! Qu’est-ce que tu fais ? Tu bois du vin en douce ?
SILÈNE
Non ; il m’a donné un baiser : je suis si beau…
LE CYCLOPE
Il va t’en cuire, si tu l’aimes ; il ne t’aime pas.
SILÈNE
Mais si, par Zeus ! C’est lui qui m’a dit qu’il m’aimait.
LE CYCLOPE
Sers-moi, remplis ma coupe Contente-toi de le verser.
SILÈNE
Le mélange est-t-il bon ? Je dois m’en assurer.
LE CYCLOPE
Tu vas me le gâter. Donne-le moi comme ça.
SILÈNE
Par Zeus, pas avant
De te voir prendre une couronne, et de l’avoir goûté.
LE CYCLOPE
Quel méchant échanson !
SILÈNE
Non par Zeus, quel nectar !
Il faut t’essuyer, avant de le prendre et de boire.
LE CYCLOPE
Voilà ! Ma bouche est propre et mon pelage aussi.
SILÈNE
Lève à présent ton coude comme il faut, puis vide la coupe,
Comme tu vois que je fais,… et comme tu ne me vois plus.
LE CYCLOPE
Eh ! Oh ! Que fais-tu ?
SILÈNE
J’ai fait cul sec, et c’est du bon.
LE CYCLOPE
Prends-la, toi, étranger, et sois mon échanson.
ULYSSE
Ma main reconnaît la valeur de ce cru.
LE CYCLOPE
Allez, verse.
ULYSSE
Je vais le faire, mais tais-toi.
LE CYCLOPE
C’est difficile, ce que tu dis, pour qui boit d’abondance.
ULYSSE
Tiens, prends, et bois tout, qu’il ne reste plus rien.
Il te faut tout siffler sans reprendre ton souffle.
E CYCLOPE
Tudieu ! Il sait y faire, le bois de la vigne !
ULYSSE
Si tu arroses avec un repas plantureux,
Ton ventre détrempé, il te plongera dans le sommeil ;
Si tu en laisses, Bacchos te sèchera sur pied.
LE CYCLOPE
Iou ! Iou !
J’ai du mal à lever la tête, ma joie est sans mélange.
J’ai l’impression que le ciel se confond
À la terre, je vois le trône de Zeus,
Et la sainte majesté des Dieux en son entier.
Ne compte pas sur mes baisers— les Grâces m’entreprennent.
Ce Ganymède-ci répond parfaitement
À mes besoins — Je prends plus de plaisir
Avec les garçonnets qu’avec les filles.
SILÈNE
Suis-je donc Ganymède, le chéri de Zeus, Cyclope ?
LE CYCLOPE
Oui, par Zeus, je t’arrache à la terre de Dardanos.
SILÈNE
Je vais y passer, mes enfants ; et subir une affreuse humiliation.
LE CYCLOPE
Tu méprises ton amant, et le fais mariner parce qu’il a bu.
SILÈNE
Hélas ! Elle est amère la boisson qu’on me réserve.
ULYSSE
Allez, nobles enfants, fils de Dionysos,
Il se trouve là-dedans ; vaincu par le sommeil,
Son immonde gosier va vite régurgiter des morceaux de chair,
La torche, à l’intérieur de la caverne, régurgite sa fumée.
Tout est en place ; il ne reste plus qu’à brûler
L’œil du Cyclope ; conduis-toi comme un homme.
LE CORYPHÉE
Nous sommes aussi fermes que la pierre et l’acier.
Entre dans sa demeure, que notre père n’en bave pas,
Il n’en peut mais ; tu as ici ce qu’il te faut.
ULYSSE
Héphaïstos, maître de l’Etna, tu as un méchant voisin,
En brûlant la clarté de son œil, finis-en une bonne fois pour toutes,
600
Et toi, rejeton de le Nuit noire, sommeil,
Pénètre bien dans cette bête haïe des Dieux,
Après nos glorieux travaux de Troie,
Ne livrez pas Ulysse et ses marins,
À un homme qui se moque des Dieux et des mortels.
Il faudra sinon faire du hasard un Dieu,
Et juger que les Dieux sont moins puissants que lui.
LE CHŒUR
Elle va se
trouver parfaitement
Coincée dans cette tenaille, la nuque
De ce
xénophage ; le feu aura vite fait
D’obscurcir sa prunelle.
Déjà
le tison carbonisé
Se
cache sous la cendre, une immense branche de ce chêne ;
Mais
va, Maron, c’est à toi ;
Extirpe l’œil de ce furieux Cyclope,
Qu’il
garde son vin en travers de la gorge.
Je
brûle, moi, de revoir, mon cher Bromios,
Qui
brandit le thyrse,
Et de
quitter le désert du Cyclope.
Irai-je jusque là ?
ULYSSE
Taisez-vous, par les dieux, animaux que vous êtes, du calme,
Serrez bien fort vos lèvres ; pas un souffle,
Pas un clin d’œil, que personne ne s’éclaircisse la gorge,
De peur de réveiller ce monstre, jusqu’à ce que l’œil
Du Cyclope ait succombé sous le feu.
LE CORYPHÉE
Nous nous taisons, nous étouffons notre souffle entre nos mâchoires.
ULYSSE
Allez, prenez bien ce tison dans vos mains,
Entrez à l’intérieur ; il est bien chaud.
LE CORYPHÉE
Place donc les premiers qui prendront
Le pieu bien rouge pour faire griller l’œil
Du Cyclope, nous voulons donner un coup de main.
DEMI-CHŒUR A
Nous sommes bien trop loin, près de la porte,
Pour enfoncer la pointe rougie dans son œil.
DEMI-CHŒUR B
Ça nous est arrivé d’un coup, nous boitons à présent.
DEMI-CHŒUR A
Moi, c’est pareil ; je ne sais comment,
Nous nous sommes tordu les pieds, et nous étions debout.
ULYSSE
Tordu les pieds, debout ?
DEMI-CHŒURS, à l'unisson
Et nous avons, comme ça se trouve,
Les yeux tout pleins de poussière et de cendre.
ULYSSE
Quels pleutres ! Il n’y a rien à en tirer !
LE CORYPHÉE
Avoir pitié de notre dos et de nos vertèbres,
Et ne pas vouloir cracher ses dents
Sous les coups, est-ce de la lâcheté ?
Mais je connais un charme d’Orphée très efficace,
Qui fera s’enfoncer le tison de lui-même
Dans ce crâne, et mettra le feu au fils borgne de la Terre.
ULYSSE
Ça fait longtemps que je sais que tu es comme ça,
Je le sais mieux à présent. Je suis bien forcé
650
De faire appel à mes amis. Si tu n’as aucune force dans les mains,
Conduis la manœuvre et donne la cadence
À mes amis, ça leur mettra du cœur au ventre.
LE CORYPHÉE
Entendu. Nous prendrons ce risque comme des Cariens,
Nous donnerons la cadence pour enfumer le Cyclope.
LE CHŒUR
Ho hisse ! Hardi
les gars,
Poussez, et vite ; grillez-moi le sourcil
De la
bête xénophage.
Aveuglez-le, ho, brûlez-le, ho,
Le
berger de l’Etna.
Tourne, tire, qu’il n’aille pas, fou de douleur,
S’en
prendre à nous, dans sa fureur.
LE CYCLOPE
Aïe ! ah ! on a grillé mon œil, et ma lumière.
LE CORYPHÉE
Voilà un beau péan ! Chante-le moi, Cyclope.
LE CYCLOPE
C’est affreux ! Voici comme on me traite ! C’en est fait de moi !
Mais ne comptez pas vous échapper de cette caverne,
En ricanant, vous n’êtes rien, je me posterai
Dehors, contre la pente, et je boucherai l’issue avec mes mains.
LE CORYPHÉE
Qu’as-tu à gueuler, Cyclope ?
LE CYCLOPE
C’en est fait de moi !
LE CORYPHÉE
Tu es affreux à voir.
LE CYCLOPE
C’en est une pitié.
LE CORYPHÉE
Serais-tu, ivre-mort, tombé droit dans ces braises ?
LE CYCLOPE
Personne a causé ma perte.
LE CORYPHÉE
Personne ne t’a donc fait de mal.
LE CYCLOPE
Personne a fait de moi un aveugle.
LE CORYPHÉE
Tu n’es donc pas aveugle.
LE CYCLOPE
C’est toi qui le dis…
LE CORYPHÉE
Comment personne aurait-il pu t’aveugler ?
LE CYCLOPE
Tu te moques de moi. Où est Personne ?
LE CORYPHÉE
Nulle part, Cyclope.
LE CYCLOPE
C’est l’étranger, si tu veux savoir, la cause de ma perte,
Cette saleté, il m’a noyé dans le vin qu’il m’a fait boire.
LE CORYPHÉE
Le vin est terrible, c’est un rude adversaire.
LE CYCLOPE
Par les Dieux ? Sont-ils partis, ou encore à l’intérieur ?
LE CORYPHÉE
Ils ne pipent mot, à l’abri de ce roc,
Ils sont bien cachés.
LE CYCLOPE
De quel côté ?
LE CORYPHÉE
À ta droite.
LE CYCLOPE
Où ça ?
LE CORYPHÉE
Contre ton antre.
Tu les tiens ?
LE CYCLOPE
Je n’en ai pas fini de mes malheurs, je me suis cogné
Et fracassé le crâne.
LE CORYPHÉE
Et ils ont pris le large.
LE CYCLOPE
Ce n’est pas par là ? Tu as dit par là.
LE CORYPHÉE
Non ; par là.
LE CYCLOPE
Par où donc ?
LE CORYPHÉE
Fais le tour, là-bas, par la gauche.
LE CYCLOPE
Hélas ! Vous vous moquez de moi ; vous me bafouez dans le malheur.
LE CORYPHÉE
Plus maintenant, le voici devant toi.
LE CYCLOPE
Où es-tu, espèce de salopard ?
ULYSSE
Hors de ta portée ;
Je monte la garde devant le corps d’Ulysse.
LE CYCLOPE
Quoi ? Tu changes de nom et tu m’en donnes un autre ?
ULYSSE
C’est celui que m’a donné mon père : Ulysse ;
Tu devais payer ton repas sacrilège ;
Il ne m’aurait pas fallu incendier Troie,
Si je ne t’avais fait expier le meurtre de mes compagnons.
LE CYCLOPE
Ah ! L’ancien oracle s’accomplit.
Il a dit que je perdrais la vue de ta main,
Quand tu aurais quitté Troie. Mais il a prédit
Que tu serais châtié pour cela,
En te faisant longtemps ballotter par les flots.
ULYSSE
Puisses-tu en baver ; au demeurant, c’est fait.
700
Je m’en vais sur le rivage, pour lancer mon vaisseau
Sur la mer de Sicile, et mettre le cap sur ma patrie.
LE CYCLOPE
Ça non ! Je m’en vais arracher un bout de ce rocher,
Et te le lancer pour t’écrabouiller avec ton équipage.
Je vais monter sur la falaise, tout aveugle que je sois,
En allongeant le pas, mon antre a deux issues.
LE CORYPHÉE
Et nous, embarqués avec Ulysse,
Nous resterons au service de Bacchos.
***
Texte R. Biberfeld - photo M. Castex et JH Robert - 2014
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