Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction
d' d'Hécube d'Euripide
par Fred Bibel.
Sans un élément de cruauté à la base de
tout spectacle, dit Claudie Férante, le théâtre est impossible.
Sous un ciel aussi bleu, l’on a du mal à se réchauffer le
matin. La maîtresse des lieux s’est emmitouflée, le maraîcher aide un
chef à choisir ses légumes. On lui a proposé un saumon en échange d’un
cageot. On déposera la bête sur un lit épais de carottes, mijotant dans
une sauteuse, huit convives, le maraîcher et son épouse, les portions
seront maigres, mais c’est un bon assaisonnement. Juste un peu fleur de
sel à table, poivre de Séchouan.
Le maraîcher a fait un petit effort :
Un fantôme plaintif présente l’argument
Une mère chenue croit reconnaître un fils
Qu’on avait confié à un hôte jadis
Dans une ville prise, on tue tous les enfants
Le grand spectre d’Achille exige un
sacrifice
Il a perdu sa part du butin en mourant
La captive choisie s’affaisse décemment
Les soudards de l’armée transportés
applaudissent
Hécube avait déjà perdu beaucoup d’enfants,
On immole sa fille, un fils lui est resté
Que son hôte a tué ne pouvant supporter
De laisser autant d’or à un adolescent
La vieille et d’autres vont lui crever
les yeux,
Poignarder ses deux fils, on ne peut
faire mieux
Fred Caulan juge la chute triviale, apprécie
modérément le retour d’une rime, mais reconnaît que, malgré la légèreté
du ton, l’atmosphère de la pièce est bien rendue.
La femme du maraîcher présente Hécube comme elle
peut :
– Après un siège de dix ans, les Grecs incendient
Troie, l’on expédie tous les mâles, des vieillards aux nourrissons. Les
raisons de ce siège — l’enlèvement d’Hélène — ne sont que fugitivement
évoquées. Les fumées de l’incendie devaient se voir de la Chersonèse,
en face, où règne le Thrace Polymestor ; Priam, qui aurait eu une
cinquantaine d’enfants, voulant épargner à son cadet les aléas d’une
guerre longue, le lui a confié, car c'est un hôte et un ami. L’ami
l’élève correctement — le gamin a de quoi se lancer dans la vie — et le
tue dès qu’il aperçoit la fumée, afin de récupérer le 'de quoi',
et se débarrasse du corps en le jetant à la mer. Hécube va apprendre
coup sur coup, dans la pièce, que le spectre d'Achille exige le
sacrifice d’une jeune Troyenne, Polyxène en l’occurrence ; et découvrir
le corps de Polydore, son cadet, qu’elle croyait vivant. Elle réclame
justice à Agammenon, qui se défile, et l’invite à se débrouiller, à
charge pour lui de contenir les éventuelles réactions de l’armée
grecque. Ce qu’elle fait très bien, en attirant l’horrible sous sa
tente avec ses enfants, en lui faisant miroiter le trésor de Priam dont
elle veut lui révéler la cachette. Le roi se méfie d’autant moins
qu’elle n’est pas censée connaître le sort de son fils. Il aura le
plaisir de voir tuer ses enfants avant de se faire crever les yeux.
Beaux morceaux de rhétorique, deux récits : celui du sacrifice de
Polyxène que l'on propose est émouvant, celui de la vengeance d’Hécube par l’aveugle
nous inspire la joie mauvaise de voir un méchant puni. Comme dit
Agamemnon, pour un crime aussi atroce, il n’est pas de châtiment assez
cruel. Le Thrace a violé deux tabous : il a tué un hôte et l’a privé de
sépulture.
– Je me garderais bien de relever, dit Isabelle Higère, toutes
les remarques déplacées sur les femmes. Elles sont incapables de porter
les armes, mais compensent ce handicap par des procédés infâmes. Il est
vrai qu’elles désarment quand nécessaire la méfiance des hommes, en
reconnaissant leur infériorité. Si je me souviens bien, Polymnestor
utilise pour qualifier Hécube un adjectif que l’on applique volontiers
à Ulysse, l’homme aux mille tours, étant bien entendu que ce sont des
tours de cochon. Fausses pistes. Le sacrifice de Macarie, dans les
Héraclides, est grand, parce que volontaire, celui de Polyxène est
crâne, quoique inévitable. Cette façon de se découvrir la poitrine
devant toute l’armée, quand elle sait bien qu’elle doit être égorgée,
ne peut que frapper les esprits, d’autant plus qu’elle garde assez de
sang-froid, après avoir été égorgée, pour ne pas offrir d’autre
spectacle. La vieille Hécube parvient, par son éloquence, à ébranler
Ulysse, toujours chargé des basses besognes, tout en sachant que cela
ne sert à rien, et à obtenir la neutralité d’Agamemnon, avant de
s’acharner sur l’hôte indélicat — elle se permet de lui dévoiler son
plan, en l’assurant qu’il n’aura pas à intervenir, sauf après coup.
Quoi qu’on puisse en penser, tuer les enfants de Polymnestor avant de
lui crever les yeux, même si c’est un poncif du genre, c’est le mettre
dans la même situation qu’elle : elle n’a plus personne, il n’a plus
personne, et il est aveugle. Les femmes d’Euripide ont plus de gueule
que les hommes, jusqu’ici, sauf dans Hippolyte. Dans Le Cyclope il n’y
en a pas.
– On pourrait dire la même chose de bien des romans courtois,
dit Nicolas Siffe, je vous en parlerais des heures, si c’était le
moment.
Ce qui frappe Luc Taireux, c’est la cruauté
charnelle qui baigne cette pièce. Le cadavre de Polydore presque
démembré, affreusement tailladé, le couteau qui tranche la jugulaire de
Polyxène, le contraste entre les enfants que l’on fait sauter dans ses
bras, et les poignards qu’on va enfoncer dans leur chair, les pointes
des agrafes qui crèvent la pupille de Polymnestor, les yeux couverts de
sang. C’est d’autant plus impressionnant que c’est l’aveugle qui
raconte la façon dont a l’a désarmé, dont il s’est trouvé littéralement
enveloppé de bras de femmes, comme par une pieuvre, c’est lui qui
propose cette comparaison, la mise à mort des enfants, le supplice
final… tout est fait pour que le public frémisse sans éprouver le
moindre sursaut d’indignation, parce qu’il s’identifie à Hécube.
– Le bon dépuratif aristotélicien, ricane René Sance. Comme tout
bon critique, Aristote enfonce des portes ouvertes. Pourquoi va-t-on au
théâtre sinon ? Même si des metteurs en scène inconséquents s’acharnent
à nous le faire oublier en faisant courir dans tous les sens des
acteurs qui crient comme des macaques. Un bon récit vaut mieux
que des effets spéciaux. Je frémis quand je songe à la façon dont un
cinéaste d’aujourd’hui rendrait la scène.
– Les dramaturges athéniens ne crachaient pas sur les effets
spéciaux, fait remarquer Lucie Biline. Des machines peuvent faire
descendre les dieux des cieux empyrées, des décors peuvent apparaître,
les portes d’un palais s’ouvrir sur des cadavre — mannequins ou simples
tas de linge sanglants, on ne sait trop — un personnage pousse des cris
avant qu’on ne le voie apparaître, les yeux en sang. Aristophane, qui
ne manquait aucune occasion de se moquer d’Euripide, explique que les
vêtements déchirés et les vieux chiffons, on ne les jette pas, on les
garde pour ses acteurs.
Marie Verbsch parle d’une de ses étudiantes qui voulait
prendre comme sujet de thèse les femmes dans les pièces d’Euripide.
Vaste programme. Elle avait juste demandé qu’on ne lui serve pas un
plan catalogue. Le sacrifice de Polyxène, que l’on sert régulièrement à
des élèves de seconde, était abordée d’une façon moins triviale que
d’ordinaire. Le contact des hommes, surtout de leurs mains — pas
question qu’on l’empoigne — est jugé dégradant. Même après
sa mort, il n’est pas question qu’elle subisse de telles privautés,
c’est sa mère qui doit l’ensevelir, il n’est pas interdit que d’autres
captives l’assistent. L’étudiante s’était interrogée sur le geste de
découvrir sa poitrine — ce qui ne choque pas trop les Grecs – mais
devant toute une armée ! Sans doute un défi, peut-être une dernière
satisfaction, elle montre à tous ce qui ne sera à personne : un corps
de fille à peine sortie de la puberté, presque une enfant, ce qui
souligne la brutalité du sacrifice. On comprend qu’elle ne se soit pas
débattue avant, et qu’elle ait gardé, après, assez de sang-froid pour
mourir décemment. Iphigénie ne consent à mourir que parce qu’elle
devine les dégâts que pourra faire Achille en voulant la défendre. Elle
a commencé par demander grâce. Sinon, pas besoin de se découvrir, le
sacrificateur sait bien qu’il doit trancher la gorge. En montrant sa
poitrine à Néoptolème et à l’armée, Polyxène semble dire «Voici mon
buste et je vous emmerde.»
La thésarde n’employait pas de termes aussi crus. Elle
doit se fendre d’une thèse complémentaire : «Le sang des hommes et le
sang des femmes chez Euripide.» On l’a priée de contenir tout élan
structuraliste. À la mine qu’elle fait, l’assistance devine que la
tâcheronne ne peut être que Lucie Biline.
– On sent une certaine délectation de l’auteur, dit Fred Caulan,
à s’acharner sur une vieille femme qui a déjà perdu son époux et
quarante-huit enfants. Et cette façon de graduer les effets… Le public
sait déjà tout par le fantôme de Polydore assassiné pour son or. Il n’a
plus qu’à déguster les efforts d’Hécube pour sauver la vie de sa fille,
le quiproquo devant le cadavre de Polydore sous son linceul — ce
pourrait-être celui de Polyxène — recule-t-elle le moment où elle devra
admettre la vérité ? Le châtiment de Polymnestor, avec tous ses
raffinements, offre la saveur d’un supplice mérité ; le méchant aveugle
sera abandonné dans une île déserte. Ses malédictions contre Cassandre
et Agamemnon, toutes réalisées, sont une dernière touche qui ravira les
amateurs. Qu’est-ce que cette histoire de chienne ?
La question s’adresse à Lucie Biline.
– Dans une autre version, Hécube est lapidée. On trouve, sous
l’amas de pierres, une chienne aux yeux de feu. Euripide préfère la
version où elle se transforme en chienne sur un vaisseau. Il en
mentionnera une autre ailleurs.
– Les douleurs de l’ancêtre pèsent sur toute la pièce, reprend
Fred Caulan. Les hommes sont ramenés à leur condition de pitoyables
clowns. Les raisons d’Ulysse sont misérables à côté des arguments
d’Hécube, dont le réquisitoire anéantit les sophismes de Polymnestor.
Agamemnon est prêt à prendre fait et cause pour elle, mais redoute les
commentaires de l’armée ; il veut bien que justice soit faite, mais ne
veut pas s’en mêler, ce qui autorise Hécube à la rendre à sa façon.
Reconnaissons l’habileté dont il fait preuve en mettant sur pied un
semblant de procès où chaque partie défendra sa cause. Il est sûr que
celle d’un homme qui a tué son hôte est indéfendable aux yeux de son
armée. Le côté funèbre et presque solennel de la pièce ne fait pas
vraiment sentir la succession rapide des événements. On aperçoit au
loin les fumées de l’incendie, Polymnestor tue son hôte, la flotte
mouille sur ses eaux parce qu’Achille l’empêche de partir avant qu’on
lui sacrifie une fille de Priam, découverte du cadavre de Polydore,
vengeance d’Hécube, le vent se lève. L’unité de temps est parfaitement
respectée, ainsi que celle d’action (les malheurs et la vengeance
d’Hécube), et de lieu (le campement grec). C’est à se demander pourquoi
le divin Racine, fin connaisseur d’Euripide, n’a pas été tenté.
– La bienséance, cher ami, dit Claudie Férante, la bienséance.
Ce n’est pas la principale préoccupation des tragiques grecs.
***
texte et dessin René Biberfeld - 2015
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