Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction d'
Electre d'Euripide par Fred Bibel.
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Thème et variation. Chacun interprète Électre
comme il veut. Une tombe mal entretenue, où les offrandes sont
malvenues, on y trouve le sang d’une bête égorgée en hommage au défunt,
et des boucles coupées sur des cheveux blonds, une trace de pas. Dans
les Choéphores, c’est un signe évident — qui à part son frère, pouvait
avoir de ces attentions ? — chez Euripide elle n’ose y croire, c’est un
vieillard qui essaie de la convaincre. Une malice de l’auteur ? La
volonté de souligner l’impatience d’une héroïne qui aimerait être sûre,
qui demande des preuves ? On ajoute un fermier d’une probité sans
exemple — ce n’est pas comme le panier de crabes des Atrides : Thyeste
a violé sa fille, il refuse, lui de toucher une fille noble qu’on lui a
donnée, pour qu’elle ne puisse avoir que des enfants de basse extrace,
Giraudoux a aimé l’idée. Une honnête masure, plutôt qu’un palais
vilainement somptueux. La femme du maraîcher décide de présenter la
pièce telle qu’elle est, sans songer à Sophocle, ni à Eschyle.
Pour le déjeuner, des blettes à la moelle. trois kilos de
blettes (baignées une dizaine de minutes à l’eau bouillante salée) on
versera dessus un roux blanc au bouillon de volaille — ce qui suppose
qu’on aura fait la veille ou l’avant veille une poule au pot ; que ce
soit goûteux — déposer des tronçons de moelle dessus, puis du gruyère
râpé. Une demi-heure au four. La femme du maraîcher aura fait, pour le
dessert, une tourte de blettes à la niçoise — le temps me manquant,
j’invite les curieux à consulter la toile. Le dictionnaire gourmand de
Marie-Hélène Baylac collection Omnibus, nous présente une recette plus
simple (mosaïque de cinq petites photos sur fond noir sous le titre,
13,5 x 20,5, sept centimètres d’épaisseur, format décourageant, lecture
savoureuse.)
Un gentil sonnet du maraîcher :
Voir sa mère crever de la main de son frère
Ça reste pour Électre un rêve familier
On l’a fait épouser le plus pauvre fermier
Qui ne la touche pas, son âme est trop altière.
Égisthe est immolé comme il faut par derrière
Après s’être montré par trop hospitalier
En prêtant un couteau et sa nuque au meurtrier
Il se prend de lui-même à cette souricière
Ce qui est fait est fait il faut tuer la mère
Mais comment émouvoir un être sans entrailles
Électre invoquera ses propres relevailles
Pour la faire venir dans sa pauvre chaumière
D’aucuns pourront juger le procédé sordide
Sachez-le bonnes gens c’est un dieu qui décide
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Fred Caulan trouve le ton léger, relève une synérèse,
malgré tout admise pour tomber sur ses pieds. Comme l’auteur, le poète
improvisé ne traite que les faits. A-t-il voulu sournoisement lever le
lièvre du libre arbitre dans la chute ? En remplaçant un dieu par Dieu,
l’on frôle le jansénisme.
La femme du maraîcher s’en tient à l’ordre des entrées en
scène. Un laboureur vient expliquer ce que tout le monde sait à Argos,
y compris qu’Électre est sa femme et qu’il ne la touche pas ; on la lui
a donnée, de peur qu’un autre prétendant ne lui fasse un enfant aussi
sanguinaire que l’Atride de base. Survient l’héroïne dans un triste
état, crâne rasé, poitrine meurtrie, elle tient à souffrir malgré les
objurgations de son époux. Court échange entre Oreste et Pylade, qui
décident de se cacher. De leur poste, ils entendent un beau solo
d’Électre, qu’accompagne le chœur. Les deux embusqués sortent de la
cachette et font fuir les chanteuses, hormis Électre qu’Oreste retient.
Il viendrait de la part de son frère, pour s’enquérir de ce qui se
passe au palais. on remarquera qu’ici, la cabane d’un laboureur
remplace le palais et le tombeau. Réaction du laboureur qui rentre et
voit son épouse avec deux hommes jeunes et beaux. On reconnaît en lui
un homme de cœur : il accueille les étrangers, et son ordinaire
n’étant pas à la hauteur de ses convives, accepte que l’on aille
chercher un vieux pâtre qui rapportera du vin, du miel, et de la bonne
viande. Le vieillard est passé devant la tombe d’Agamemnon, où il a
constaté qu’on avait sacrifié une bête, déposé une bonne boucle de
cheveux blonds, jonché le sol de branches de myrte et laissé des traces
de pas. Il en tire des conclusions qu’Électre juge hâtives et réfute
point par point. Le vieillard reconnaît Oreste, effusions, chants du
chœur, on dresse un plan. Oreste expédiera Égisthe qui sacrifie aux
Nymphes, Électre fera venir sa mère dans la cabane sous prétexte de se
faire assister pour les rites des relevailles. Le chœur chante tandis
qu’Oreste immole le sacrificateur. Cris mal interprétés par l’héroïne
qui manque de se donner la mort; jusqu’à ce que survienne un messager
(les détails qu’il donne sont assez édifiants : on invite son
assassin au banquet qui suivra, on lui donne un couteau — les
Thessaliens passent pour des dépeceurs comme en n’en fait pas ailleurs
— on présente sa nuque au bourreau en se penchant pour examiner les
tripes de la bête). Oreste et Pylade arrivent avec des serviteurs qui
portent le cadavre de l’usurpateur. On n’attend plus que la mère
(Oreste émet quelques objections, que sa sœur balaie). Quand celle-ci
apparaît, assez long échange mère-fille à l’extérieur avant qu’on passe
à l’intérieur pour la cérémonie des relevailles (Électre nous apprend
qu’elle a tenu la main de son frère pendant l’exécution). Électre et
Oreste chantent leurs remords, accompagnés du chœur, avant que les
Dioscures ne viennent distribuer les rôles pour ce qui s’ensuivra.
Elle s’est à peine tue qu’elle regrette de ne pas
avoir parlé des adieux déchirants, du congé des Dioscures qui,
apparemment n’en veulent qu’à Apollon pour le meurtre de leur sœur.
Elle se demande encore si les jumeaux parlent d’une seule voix dans un
dialogue qui n’a rien d’un récitatif. Certains traducteurs laissent le
soin à Castor de parler pour eux deux, étant bien entendu que leur
gémellité fait des Dioscures un seul être. Du moins là. Pour échapper à
Zeus, Léda s’était transformé en oie. Zeus s’étant transformé en cygne
pour la besogner, il a fait de cette malheureuse oie blanche la
première et la dernière dame ovipare. Peu importe qu’elle ait pondu un
ou deux œufs. C’est de cet Œuf que sont sortis Hélène et Clytemnestre,
Castor et Pollux.
Nicolas Siffe trouve farce que tout se déroule dans une
modeste masure, chez un noble tâcheron, plus généreux que les princes
du lieu. Ce brave homme méritait d’exposer tranquillement la situation.
René Sance constate qu’Électre se met en scène, avec ses
haillons, le haut de son crâne rasé de près (à la mode Scythe comme on
dit, les Scythes passant pour scalper leurs victimes).
Comme certains patients, remarque Luc Taireux, elle met en
scène son deuil et distribue les rôles. Les reproches qu’elle adresse à
sa mère sont édifiants; elle la voit se parer, et se vêtir comme une
courtisane. Clytemnestre n’a jamais eu l’intention de porter le deuil
d’un mari qui lui a tué son enfant, et ramené dans son palais une
favorite. Tout le monde le sait, le laboureur en parle — gare à ceux
qui oseraient honorer la tombe du vilain disparu. Le fait même te tenir
la main de son frère quand il tue leur mère, pour prendre une part
active au meurtre, est significative. Ne disait-elle pas : que je meure
si je ne tue pas ma mère. Cette pauvre fille est bonne pour nos petites
maisons. Elle rentre dans son assiette pour déplorer son rôle dans
l’affaire. Oreste n’est pas fait pour tuer sa mère. Il semble toujours
à contre-emploi. L’usurpateur lui inspire une saine indignation, et
même une froide cruauté, teintée d’une vilaine ironie, quand il
s’apprête à sacrifier le salaud jovial ; mais sa mère… ce n’était pas
prévu au programme.
Isabelle Higère estime qu’Oreste ne retient l’attention
que par ce qu’on lui fait subir. Un jeune homme bien propre sur lui et
dans sa tête qui ne veut surtout pas qu’on l’emmerde. Avec Apollon,
puis sa sœur, il est servi. On le pousse, malgré lui, au premier plan.
Expédier un usurpateur qui a tué son père, cela entre normalement dans
le cahier des charges d’un jeune homme simple. Que la victime lui
présente obligeamment l’arme du crime, et se penche pour le coup de
grâce, il peut trouver cela plaisant, je n’y vois aucune malice. Tant
pis si Égisthe se montre amical et prévenant, il peut faire son malin
car il a de l’esprit comme tout garçon élevé chez des gens paisibles et
qui savent vivre. Il s’est attaché à son compagnon de jeux, le brave
enfant… L’atmosphère est moins pesante que chez lui. Son exil le rend
intéressant. L’on est un dur pour Électre. Priver une petite fille de
la joie de revoir son papa, en assassinant celui-ci dès son retour ;
interdire au bon peuple d’entretenir sa tombe, normal qu’elle
s’installe dans son deuil et s’entête au point que son parâtre ne pense
qu’à s’en défaire, ne serait-ce que pour l’empêcher de pondre un Atride
qui puisse lui demander des comptes. Un bon Atride, même s’il fait
partie de la famille, est un Atride mort. Il n’a pu se débarrasser du
petit garçon, mais le paysan est là pour neutraliser le remords vivant.
Le temps passant, elle s’est pénétrée du rôle : crâne rasé, poitrine
meurtrie, régulièrement déchirée de ses propres ongles, pleureuse
éternelle, le meurtre la remettra durement dans son assiette. Pylade,
l’ami d’enfance de son frère le fait entrer dans le monde, une entrée
éternellement différée. Elle est désespérée, elle attend.
— Elle épouse en quelque sorte son père mort, dit Nicolas Siffe,
en piétinant vilainement des plate-bandes qui ne sont pas les
siennes. Sans vouloir me hasarder dans de douteuses analogies, elle est
entrée dans son deuil comme une fille dans un couvent : elle
abandonne ses cheveux à son époux céleste, ou plongé dans l’Hadès, sa
poitrine meurtrie tient lieu de robe, les travaux des champs remplacent
avantageusement la haire et la discipline. À l’inverse des couventines,
sa relative réclusion s’arrêtera quand son frère viendra effacer les
remugles d’un passé qui fait disparaître les clartés du présent. Une
bien longue et difficile puberté. Égisthe sacrifié, traîné dans sa
cabane, et sa mère égorgée tout près de son amant, la feront entrer
dans le monde des hommes, en la mariant à l’ami d’enfance de son frère.
Tant pis s’il doit fuir devant les Érinyes, mais ceci est une autre
histoire, résumée par les Dioscures, détaillée dans les tragédies qui
le concernent.
Visiblement, les deux spécialistes n’ont pas l’intention
d’intervenir. L’on a déjà étudié les versions d’Eschyle et d’Euripide,
toute comparaison leur semble superflue. L’une a déjà dû citer les
sources, parler des précédents, l’autre ne voit pas ce qu’elle pourrait
ajouter.
— Le fait est, dit Fred Caulan, qu’Électre ne
déparerait pas dans un défilé de punkettes. À l’inverse de ces filles
qui se fabriquent une apparence d’une façon plus ou moins voyante, elle
a réussi à faire de son rôle une seconde nature. L’on peut vraiment
dire que le deuil sied à Électre,
comme disait le bon O’Neil, qui a donné à son personnage le doux nom de
Lavinia, et remplacé la guerre de Troie, par celle de Sécession. La
pièce dont aucune des trois parties n’est indissociable de l’autre est
parfaitement injouable. Un courageux en a fait un film. Quoique
d’aucuns aient voulu improviser un complexe d’Électre, celle des
vieilles tragédies n’en a aucun. Sa mère est plus belle qu’elle ; comme
Hélène était plus belle qu’Hermione. C’est une marque de fabrique chez
les Tyndarides issues de Zeus. En revanche, la haine d’une mère veuve
qui se conduit mal, après avoir tué son mari (aux yeux d’Électre) comme
la vénération pour un père mort, qui a conduit toutes les armées
grecques à Troie dans les conditions que l’on sait — il est responsable
du blocage de la flotte à Aulis, comme de la peste qui ravage son
armée, ainsi que du fait qu’Achille se retire sous sa tente… et de sa
propre mort — l’attente passionnée, presque désespérée, d’un frère ;
tout cela efface le reste, même la probité d’un mari dur à la tâche, et
plein d’attentions. La vision d’une tombe à l’abandon, sur laquelle
personne ne peut se pencher, ne peut qu’exalter son ressentiment, en le
renouvelant. Elle est incapable d’entendre les explications de sa mère.
Essayez donc d’expliquer à votre enfant que vous aviez de bonnes
raisons d’expédier son père, la tâche est rude, surtout si elle ne l’a
pas connu. Quand tout est réglé, que c’est son frère qui doit se farcir
les Érinyes, elle disparaît de la scène. Elle mènera une vie sans
histoire avec Pylade. Elle a grandi, maintenant ; en tenant la main
d’Oreste au moment du second meurtre, elle parachève son éducation,
elle peut enfin pleurer comme tout le monde.
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René Biberfeld - 2015
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