Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction des
Bacchantes d'Euripide par Fred Bibel.
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Tout est parti de Porto. La
tradition veut que l’on fasse quelquefois, chez le maraîcher, un bacalhau à Bráz,
le plat préféré du peuple. La bisaïeule de son épouse vient de là.
Morue bouillie, patiemment effeuillée, oignons à la poêle, frites
paille à peine dorées, toujours à la poêle, on mélange avec des œufs,
on repasse le tout à la poêle, belle omelette. La grand-mère est allée
à Porto. Les frites paille sont juste amollies, blanchâtres, et la
présentation… Un gros furoncle au milieu de l’omelette. C’est Mozart
qu’on assassine. Et le maraîcher qui choisit patiemment les patates
adéquates… Sinon, les frites, il veut bien, mais il préfère les mettre
au four, coupées de la même façon, on décroche au bout d’une heure, la
patate a gardé son goût originel…
Pour comprendre les chœurs des Bacchantes,
mieux vaut connaître la légende de Cadmos, le gars de Sidon, frangin
d’Europe, qui a, peu importe pourquoi, suivi une vache endurante pour
fonder une ville là où elle s’écroulerait, c’est à dire le site de
Thèbes. Il partage la vache avec ses compagnons, mais lui faut de
l’eau, un dragon garde la seule source disponible. En ce temps-là,
dirait un regretté, les dragons surveillaient les trésors et les
sources. Cadmos tue la grosse bête. Athéna lui conseille de planter les
dents du dragon en terre, il en pousse des guerriers tout armés, et
menaçants. Selon la déesse, la seule façon de les rendre inoffensifs,
c’est de jeter une pierre au beau milieu de ces guerriers. C’est toi
qui l’as lancée, non, c’est toi, ils s’entretuent, il n’en reste que
cinq, qu’on appelle les Spartes, du verbe speiro, de la même racine que
le sperme que l’on plante dans les dames. Ne pas confondre les Spartes,
descendants du dragon, et les Spartiates. Ces Spartes ont fait souche :
tous les Thébains descendent d’un dragon.
Sémélé, fille de Cadmos et d’Harmonie, n’a pas inutilement
résisté aux assauts de Zeus. Héra, aussi jalouse que d’habitude, glisse
un mot à l’oreille de la nouvelle conquête, qui demande au roi des
dieux de se présenter dans toute sa gloire, ce qu’il fait : elle est
grillée ; Zeus récupère un fœtus qu’il coud dans sa cuisse, laquelle
sans doute va lui offrir le liquide amniotique nécessaire à son
développement. Les sœurs de la calcinée, jalouses qu’elle ait eu un
dieu pour amant, répandent le bruit que l’enfant, confié à Inô, est le
fruit d’une plate coucherie. Le fils d’Agavé, Penthée, qui règne sur
Thèbes, s’empresse de colporter ces ragots sur son divin cousin.
Dionysos, revenu à Thèbes, où il est né, ne manquera pas
de châtier les envieuses et Penthée. Sa mère méritait quelques égards.
Les Bacchantes racontent ce châtiment : ces dames, prises d’un délire
bachique, et douées de la force surhumaine que donnent les dieux, vont
déchiqueter le prince incrédule dont la mère rapportera la tête
plantée, sur un thyrse, comme, sur une pieu et bien plus tard, la tête
d’un aristocrate.
Le maraîcher a commis un sonnet là-dessus :
Les bacchantes en meute écorchent un taureau
Les membres arrachés doucement se balancent
Aux branches des sapins la montagne est en transe
Les pentes ne sont plus qu’amas de chair et d’os
Il ne reste qu’un roi avec ses oripeaux
En haut d’un résineux un cadavre en souffrance
Qui finit par tomber les ménades s’élancent
Un bon millier de mains le dépèce aussitôt
Il enrageait le roi d’être cousin d’un dieu
Si l’on en croit Penthée sa tante est une pute
Et son fils un bâtard le fruit d’une culbute
Railler Dionysos Zeus on ne peut faire mieux
Pour un simple mortel ce n’est pas indiqué
Il a perdu la tête il la perd en effet
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Fred Caulan salue la chute, où l’expression en effet signifie effectivement, comme chez les
grands classiques. L’on ne peut reprocher à l’auteur des ruptures de
ton qui sont dans sa manière.
Pour l’épouse du maraîcher l’argument est simple, il ne
s’agit que d’un sacrifice humain, que l’on prépare — le roi est habillé
en femme, comme l’on met des bandelettes et de la farine sur l’échine
d’une bête à immoler — les officiantes, ce sont les Bacchantes qui
tuent et dépècent la victime — dans ce cas, il n’y a plus qu’à voir,
après, les effets de ce sacrifice sur la principale officiante. Le
mécréant a été débité par sa mère et ses tantes pour avoir nié la
divinité de Dionysos, lequel met en scène la mise à mort, d’où les
péripéties savamment agencées.
– Il n’est pas plus facile d’être un mécréant à l’aube de
notre siècle sous certains climats, en attendant le nôtre, fait
remarquer Isabelle Higère.
L’analogie semble hasardeuse
Lucie Biline tient à revenir sur la notion de mécréant.
Penthée respecte les dieux, il ne conteste qu’une anecdote qui lui
semble discutable. Ce n’est pas sa faute s’il s’est fait bourrer le
crâne par sa mère et ses tantes. Il est naturel que celles-ci ne
survivent que pour constater les dégâts. Le polythéisme n’est pas
naturellement hostile à l’introduction de nouveaux dieux. On n’aurait
vu aucun inconvénient à coller des statues de Jésus aux carrefours de
Suburre, et dans le quartier du céramique, où les potiers travaillaient
pour nos musées. Jéhovah aurait bien trôné sur le Palatin, ou près des
Langues Roches. Penthée refuse d’admettre que Zeus ai fait un enfant à
Sémélé. C’est intolérable pour Dionysos, qui lui laisse quand même une
chance, en multipliant les démonstrations : prisonnier libéré — en
fait, le roi essaie d’enchaîner un taureau — récit d’un messager qui
décrit les exploits des Ménades. Rien n’y fait. Ce qui n’empêche pas
que d’aucuns voient en lui un monarque éclairé qui raisonne comme un
philosophe des lumières, et lutte contre l’infâme.
Pour Luc Taireux, il ne faut pas exagérer l’influence de
sa mère et de ses tantes. D’après Cadmos, l’enfant était déjà impérieux
(Si quelqu’un trouble ta
tranquillité, grand-père, je ferai prompte justice).
L’adulte ne supporte aucun désordre, pas question de permettre les
joyeux cortèges de Dionysos, et de voir les femmes de sa famille
gambader sur le Cithéron. On a beau lui expliquer le rôle de
Dionysos : il donne aux mortels le vin qui fait oublier les misères
inhérentes à la nature humaine, et représente, pardon pour
l’anachronisme, l’esprit de carnaval. Essayez donc d’interdire le
carnaval de Dunkerque, de Nice ou de Limoux…
A-t-on vraiment laissé une chance à Penthée ? se demande
Claudie Férante. Il faut attendre le vers 810 pour que Dionysos renonce
à lui faire entendre raison, et lui propose de l’emmener là-haut. La
façon dont le roi se prête coquettement au jeu (Suis-je bien comme ça ?
demande-t-il) relève de la farce. Si Dionysos a sincèrement essayé de
le convaincre, c’est de l’obligeance ; s’il sait qu’il ne pourra le
faire, c’est du sadisme. Quand on lui reproche le châtiment
disproportionné qu’il inflige à cette famille, il invoque la force du
destin.
Nicolas Siffe fredonne l’ouverture de Verdi, sans doute
reprise pour une réclame de balançoire à chat.
Il est vrai que le traitement du patient est rude, fait-il
remarquer après la dernière note. Premier palier : Cadmos et Tirésias
qui se dandinent en habits de Bacchants ; deuxième : le prisonnier
libéré qui vient le narguer, en essayant de le calmer. Troisième, le
récit d’un messager : les Bacchantes s’occupent à des tâches paisibles
comme rajuster les couronnes de leur thyrse et chanter les hymnes
bachiques dont elles se renvoient alternativement les couplets, quand
elles ne dorment pas adossées à des sapins, ou sur des feuilles de
chênes, ou qu’elles ne frappent pas des rochers d’où jaillit de l’eau,
du vin ou du lait, tandis que de leurs thyrses dégoutte du miel. Les
cheveux coulent sur les épaules librement, et certaines d’entre elles
allaitent des faons et des louveteaux, le tableau est charmant. Mais il
ne faut pas les déranger. La fête change de nature lorsqu’elles sont
importunées par des bergers agressifs, dont elles dépècent allègrement
le bétail, comme le roi plus tard. Et l’on voudrait que le malade se
reprenne ? La suite est bien cruelle, où est la démesure ? Dans la
vengeance de Dionysos, ou chez des mortels qui s’obstinent à ne pas
respecter un dieu dont ils nient l’existence ? Ce dieu-là n’est pas
plus jaloux qu’un autre, et n’a pas besoin de talibans ou des cloches
de la Saint-Barthélémy pour se manifester. Il n’a fait massacrer que de
bœufs, des moutons, et un roi qui romp le charme, ce
dont se gardent bien les chevaliers errants.
Avant l’arrivée de Dionysos, Thèbes vivait sous la coupe
d’un tyran implacable, et je donne au mot tyran son sens moderne, dit
Fred Caulan. On sent une crainte diffuse chez ses sujets (Puis-je te parler clairement, je crains
ton tempérament colérique ?)
l’ordre règne à Thèbes. Si les Irlandais tricotent si bien des
gambettes, c’est que les Anglais leur défendaient de bouger les bras,
Franco interdisait leur sardane aux Catalans, et je ne parle pas de
tout ce que proscrit un taliban rigoureux. Dionysos commence par
libérer les femmes en les menant sur les hauteurs du Cithéron. Cadmos
et Tirésias savent à qui ils ont affaire, Penthée veut ramener l’ordre.
C’est curieux comme un homme peut se fondre dans sa fonction. Surtout
si cette fonction répond à son caractère. La cité doit reconnaître la
nature divine de Dionysos pour être libérée. Les libérations sont
toujours aussi cruelles que gaies. On joue de l’accordéon tandis que
d’autres tondent des femmes et tabassent à mort des miliciens. On abat
les statues qui étaient le symbole de notre servilité. La statue tombe,
la servilité demeure quand s’apaisent les flonflons. Rendons hommage en
passant au Front Popu, et à la Révolution des Œillets, moins agressifs.
Le dieu fait sauter le couvercle en détruisant la maison du Prince,
lequel se retrouvera, déguisé en femme, sur un sapin, avant de se faire
déchiqueter en cadence par les femmes de sa maison. La fête est
sanglante et cruelle. On jouait des tragédies aux Dionysies. Celle-ci
est un hommage enlevé au dieu qu’on y célèbre.
Texte et dessin René Biberfeld - 2016
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