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La dédicace

Chapitre II

UNE DÉDICACE
Chartres -  Issaac

    Gisèle Pouacre possède un exemplaire du dernier roman de Simone Hauveceau, intitulé Un jour sur la plage. L'argument est simple : des enfants s'amusent avec un lasso. Par inadvertance l'un d'eux trébuche au moment où il devait être capturé. Le lasso s'enroule autour de son cou, et manque de l'étrangler. Horreur des parents. Heureusement, le garçon qui tenait le lasso l'a immédiatement lâché, mais il reste une trace. Le récit de l'incident : à peine cinq mille caractères dans un prologue plutôt sec. Ce qui intéresse l'auteur, c'est l'évolution du lanceur. Loin de se replier sur lui-même, il se lance gaillardement dans le monde et peu s'en faut qu'il ne se hisse au sommet de l'État. Mais il ne peut se débarrasser de l'impression qu'il a eue, non pas au moment où il s'est rendu compte de sa maladresse, il a fait ce qu'il fallait, sans hésiter, il a lâché la corde, mais lorsque il s'est aperçu de l'horreur qu'il inspirait aux témoins. Il n'a cherché de guetter ce sentiment dans le regard de chacun, et de l'y trouver. Sa femme, ses enfants, ses amis arrivaient à la dissimuler, mais parfois ils ne pouvaient s'empêcher de la laisser filtrer. Parmi ceux qui l'applaudissaient à la tribune, il y en avait qui savaient… C'était difficile de demander aux autres pourquoi ils le regardaient comme ça, il ne le savait que trop. Simone Hauveceau parvenait à donner l'impression que le public ne voyait que la vie apparemment enviable du personnage, sans aucune consistance par rapport à l'autre, la sienne, la vraie. Pire, sa famille, ses amis faisaient partie du public. Il devait l'essentiel de sa réussite à ses qualités d'orateur, mais manquait étrangement d'arguments en son for. L'horreur était là, prégnante, irréfutable. L'on ne s'attendait pas à ce qu'il se pendît juste au moment où on il devait assurer la présidence du Conseil européen. Le travail d'un écrivain consiste à rendre plausibles de tels développements. On comprenait que le protagoniste se donnait la mort au moment précis où l'écart entre sa vie apparente et l'autre allait prendre des proportions intolérables. Un suicide aussi improbable donnait lieu à une enquête menée par un farfelu qui ne pouvait bien réfléchir que lorsqu'il avait dormi ses dix heures d'affilée. Ce que cela donnait était à ce point impressionnant qu'on se gardait bien d'interrompre son sommeil. Pas question de lui confier des planques, un fade porte à porte, la rédaction des rapports ou n'importe quelle autre corvée. Il étudiait les documents qu'on lui soumettait, faisait oralement un compte-rendu précis de ses réflexions, et abattait ainsi en deux heures un travail qui passait l'imagination. Il aimait à dire qu'il ne réfléchissait pas avec ses jambes. Après quoi, il mangeait bien, et buvait du meilleur, abattait une quinzaine de kilomètres à pied pour ne pas trop se laisser aller, avalait un bon bol de soupe, et allait se coucher en priant sa famille de ne pas trop monter le son de la télévision. Ce n'était pas la première fois qu'Albert Morfe apparaissait dans l'un de ses romans. C'était la quatrième en tout, ce qui n'est rien, si l'on tient compte du fait que la dame produisait un roman tous les quinze mois. Ce curieux enquêteur réussissait à déterrer l'histoire du lasso. Soulageant par la même occasion tous les suspects, assez haut placés pour être contrariés par les décisions qu'il ne manquerait pas de prendre.
   – L'on aurait bien besoin d'un Albert Morfe pour résoudre cette affaire, dit Alberta Fiselou.
   – Je l'aimais bien, cette femme, dit Gisèle Pouacre.. Elle m'avait demandé de lui donner une idée de notre ville avant que ses pionniers de l'automobile ne sortent leurs bruyants bricolages. On ne songeait même pas à faire tourner des fiacres en rond vingt-quatre heures durant. Heureux temps ! Nous nous sommes croisées souvent depuis. Je ne sais si elle pressentait quelque chose, mais elle m'a fait une étrange dédicace.
   Elle va chercher le livre et l'ouvre :
   – Si vous passez par là, vous comprendrez. Il ne reste plus qu'à chercher par où il faudrait passer. Nous avons une description de la crique où les gamins s'amusaient avec un lasso.
   On se fait passer le livre.
   – Je connais bien la côte bretonne, cela ne correspond pas, il faut chercher plus bas.
   – Vous souvient-il, fait Sophie Bernard, de notre promenade en bicyclette sur la côte basque d'Hendaye à Bidart ?
   – C'est un peu loin, dit Alberta Fiselou, nous étions en hypo-charte. Nous en avons fait de plus goûteuses depuis. Nous étions incapables d'apprécier et nous ne lisions pas les journaux. Et il n'y avait aucune énigme à nous mettre sous la dent.
   – Nous manquions encore de souffle. Nous avons a poussé jusqu'à Bayonne pour prendre le train. Il me semble qu'on devrait trouver de jolies criques dans le coin, et pas trop différentes de celles dont il est question dans le livre.
   Les souvenirs sont vagues, une petite ville qui surplombe une plage encaissée, peut-être.
   – On prend Géoportail ou nos bécanes ?
   – Les bécanes, ça nous rafraîchira les souvenirs.
   Elles se sentent parfaitement capables de boucler un peu plus de quarante kilomètres. Prévoir deux nuitées, l'une à Hendaye, l'autre à Bayonne. Plate saison, ces dames partent dès le lendemain.
   – Nous apprendrons par les journaux les derniers développements.
   Elles ne pourront pas connaître les détails de l'entrevue entre Jérôme Arnaud et le juge d'instruction.

   Le juge est du genre bonhomme.
   – Je vous épargnerai la peine de me répéter ce que j'ai sous les yeux. Vous vous appelez bien Jérôme Arnaud, vous travaillez dans la troupe du Vide-Grenier et vous habitez toujours chez Madame Simone Hauveceau.
   – Je n'ai pas encore songé à déménager.
   L'avocat fronce les sourcils. Son client se reprend.
   – Je ne sais plus ce que je dis, l'émotion, sans doute.
   – Vous n'ignorez pas la raison de votre présence en ces lieux ?
   – J'aurais bien été le seul.
   – Je vous rappelle, dit Gérard Labarre, sans attendre que le juge s'énerve, que vous ne donnez pas la réplique à un partenaire.
   – Je m'oubliais… Quand on cherche à se rassurer… La pompe de ces lieux… Mais je comprends, Monsieur le Juge, que vous ne teniez pas à vous entretenir avec des gens un peu trop rassurés.
   L'acteur a parlé de la façon la plus neutre, sans accentuer les effets.
   – Il n'y a pas de quoi être vraiment rassuré, Monsieur Arnaud. C'est vous qui avez trouvé le corps, en ouvrant la porte de son domicile avec une clé dont vous disposiez, puis celle de sa chambre…
   Comme aucune question n'a été formulée, Jérôme Arnaud garde le silence. Son avocat lui a conseillé de ne répondre qu'à celles qui étaient clairement énoncées
   – Comment avez-vous fait pour vérifier si elle était morte ?
   – J'ai tâté son pouls, et mis le verre de ma montre devant sa bouche.
   – La carotide, c'est encore plus sûr.
   – Les connaissances de mon client en la matière sont limitées, dit l'avocat. Il n'est ni médecin ni légiste. Il ne savait même pas qu'il se trouvait sur les lieux d'un crime…
   – Cette mort, dit Jérôme Arnaud me semblait surprenante, mais naturelle.
   – Elle est surprenante en effet, Monsieur le Juge, dit l'avocat, aurait-on établi avec certitude qu'elle n'est pas naturelle ?
   – Quand elle est si surprenante que ça, elle ne peut être naturelle.
   – Il n'y a pas que mon client qui se laisse entraîner à prononcer des phrases malencontreuses, dit l'avocat. Si l'on était sûr que toutes les morts surprenantes ne sont pas naturelles, vous ne sauriez où donner de la tête. Mais je ne vois aucun inconvénient à ce que cette remarque reste inscrite. Elle est frappée au coin du bon sens.
   – Je ne puis vous dire à quel point j'apprécie votre ironie.
   – Je vous prie de m'en excuser.
   – Le fait est que l'on a rarement vu une morte d'une constitution aussi robuste, avec un cœur de coureur de fond, une capacité thoracique qui a fait l'admiration de notre légiste, elle ne fumait pas, elle ne buvait guère  – nous avons pu le vérifier  – les viscères nobles se présentent aussi bien, elle n'avait aucune raison de nous quitter aussi brusquement. Si elle a été épouvantée par un mauvais rêve, son organisme n'en garde aucune trace.
   – Si l'examen toxicologique vous avait fourni le moindre indice, vous vous seriez empressé de pousser plus loin vos investigations. Si mes souvenirs sont exacts, cette dame a soupé en ville, il n'y a pas que mon client qui aurait pu dans ce cas lui administrer un bouillon de onze heures. On n'aura pas manqué d'interroger ses commensaux : malgré les recherches les plus avancées, il reste peut-être des substances encore inconnues. Si un bacille, un virus foudroyant avait pris ses aises dans son organisme, on s'en serait aperçu. Mon client avait, en tout bien tout honneur, beaucoup d'affection pour Simone Hauveceau, il aimerait bien savoir comment il s'y est pris pour la faire passer de vie à trépas.
   Le juge ferme les yeux. Il faudra qu'il envoie ses officiers de police judiciaire interroger ces fameux commensaux. Si l'avocat prenait ce dîner au sérieux, il l'aurait gardé pour lui, rien que pour le plaisir de le ressortir au tribunal, que les jurés puissent se faire une opinion sur le sérieux de l'enquête. Il connaît l'animal. Celui-ci n'abat pas ses cartes avant d'être sûr de son fait. Un simple avertissement en fait.
   – L'on peut, vous ne l'ignorez pas, faire perdre conscience à un individu en bloquant l'espace de deux ou trois secondes, l'afflux du sang au cerveau. On relâche la pression, celui-ci est brusquement irrigué, ce qui provoque une syncope qui peut durer quelques secondes, une minute parfois. Vous glissez la tête du patient dans un petit sac de plastique, pour l'empêcher de respirer, vous n'avez pas besoin de serrer au point de laisser une marque. On risque à peine un soubresaut au moment du réveil. Faute d'oxygène, le patient n'aura plus assez de forces pour se débattre.
   – Vous m'effrayez, Monsieur le Juge. Je n'ose vous demander ce que vous faisiez à l'heure de la mort. Je ne doute pas que l'on puisse se livrer à une opération aussi délicate sans laisser d'empreinte, ni le moindre soupçon d'ADN.
   – L'on trouve des gants aussi efficaces que ceux des chirurgiens dans toutes les drogueries. J'en ai vu chez une marchande de chocolats. Un simple foulard, vous empêche d'embuer tout ce qui est à votre portée.
   – Si j'ai bien compris, cette dame aimait bien dormir les fenêtres ouvertes, sans fermer tout à fait les volets. Les enquêteurs y ont bien pensé. Une inspectrice s'est servi de mon échelle pour franchir la haie qui sépare mon jardin de la propriété de Simone Hauveceau. A-t-elle laissé une trace ?
   – Oui. Malgré le plaisir que j'éprouve à répondre à vos questions, maître, il se trouve que j'ai un client à interroger.
   – Je vous prie de m'excuser… On se laisse emporter.
   – Ce n'est qu'une déformation professionnelle. Vous aurez tout le loisir de plaider si l'on pousse plus loin l'affaire. Connaissiez-vous, Monsieur Arnaud, les dispositions testamentaires de la défunte ?
   – Non.
   – Admettons. Elle vous laisse ses droits sur les pièces de théâtre tirées de ses romans, et les films qu'en en a tiré.
   – Deux films, avec celui que nous allons tourner…
   – Le reste allant à ses héritiers légitimes qui se trouvaient à cent kilomètres d'ici ou plus. Avez-vous une idée de ce que représente votre part ?
   – Nous n'avons jamais caché la façon dont nous partagions les recettes. pour la pièce, elle a touché autant que chacun des membres de la troupe, qui s'occupe en même temps des machineries, des éclairages, de la sono, nous sommes une douzaine à assurer l'intendance en dehors des scènes où notre présence est requise. Je devais également assurer le rôle principal de la prochaine pièce, si vous ne me retenez pas trop longtemps, je ferai de la figuration et m'occuperai, comme les camarades qui ne seront pas sur scène, des problème pratiques. Pour le reste, la mise en place est déjà réglée. Sur ce point, j'ai fait mon travail. Nous sommes douze en tout, plus l'auteur, ça fait treize. Elle aura donc touché un treizième des recettes, qui sera naturellement partagé en douze. Le succès de nos films nous assure une petite rente. Les bénéfices du prochain sera divisé en douze. Quant au chiffre définitif, nous ne pouvons le connaître tant qu'il ne sera pas diffusé dans les salles. C'est Louise Terrin qui s'occupe de la comptabilité et de nos déclarations d'impôts. Elle adore sinon les rôles de composition.
   – N'est-ce pas elle qui vous a donné l'idée de filmer vos propres représentations ? Ne vous a-t-elle pas procuré assez de fonds pour que puissiez acheter le matériel nécessaire ?
   – Sa part en a été accrue d'autant. Dès le premier film, elle a récupéré sa mise, plus le treizième des bénéfices.
   – Et ensuite ?
   – Nous avons eu de quoi nous financer nous-mêmes. Nos frais sont dérisoires par rapport à ce qui se fait ailleurs. Nous ne travaillons que dans notre salle, ce qui limite le travail de repérage, pas besoin de faire des essais, notre distribution reste la même. De plus, nos camarades qui ont voulu courir la fortune ailleurs, touchent leur part des pièces où ils ont figuré. Ils viennent parfois nous voir jouer, et sont toujours les bienvenus. Mais il n'est pas question qu'ils reviennent dans une troupe qui tourne parfaitement sans eux.
   – C'est quand même madame Hauveceau qui a eu l'idée qui vous a assuré à tous de confortables revenus. Elle aurait dû toucher des droits supplémentaires.
   – Elle ne demandait qu'à rentrer dans ses fonds.
   – Je parle de droits supplémentaires sur les films que vous avez tourné en suivant son idée.
   – À ce compte, dit Gérard Labarre, chaque cinéaste devrait payer des droits aux frères Lumière.
   – Et chaque fabricant de CD à Charles Cros, grogne le juge. Je voulais juste me faire une idée de ce que vous devez à la défunte. Combien gagniez-vous avant ?
   – Un petit SMIC, nous devions faire parfois des animations pour boucler notre budget, et d'autres travaux pour dégager de quoi entamer la saison suivante. Nous partagions la même passion. Cela dit, nous nous trouvons à une heure de la ville capitale, les critiques dans le Centre Ouest Républicain ont été assez élogieuses pour qu'on aie l'idée de venir nous voir d'ailleurs. Quand les critiques de la presse nationale ont emboîté le pas, nous avons vécu un peu plus à l'aise. Il fallait songer au renouvellement du matériel, aux frais, mais il en restait un peu plus pour nous.
   – Vous êtes les propriétaires de cette salle ?
   – Un ancien entrepôt qui tombait en ruines vendu pour rien. Quelques-unes de nos familles ont discrètement contribué.
   – Et ça ne leur a rien rapporté ?
   – Ce qu'elles avaient avancé. Nous devons rester nos propres producteurs.
   – Une abbaye de Thélème à l'usage des comédiens, un phalanstère, lance aimablement  juge.
   – Exactement... Je n'y avais jamais pensé.
   – Qu'en pensent vos proches ?
   – Plus de bien depuis que les bénéfices dégagés leur permettent de vivre à l'aise.
   – Il est des êtres qui n'ont pas l'impression de vivre à l'aise s'ils ne le font pas sur un grand pied.
   – Il en est, sans doute, mais la mort de Simone Hauveceau ne nous rapportera jamais assez pour les satisfaire. Louis Arnaud, mon fils, qui n'en a jamais fait partie parce qu'il craignait d'avoir à attendre avant de se faire vraiment connaître, et ne se voyait pas perché sur une poutre entre deux répétitions, est assez demandé sur les plateaux. Il a brûlé quelques étapes. Ce n'est pas comme ça que nous travaillons. Je ne suis metteur en scène que parce qu'on a reconnu mes qualités en la matière. Il m'arrive aussi de peindre des décors, et j'ai le sens des cadrages.
   – Aucun membre de la troupe, ni vous, ni un autre, n'avait de raisons de voir disparaître Simone Hauveceau...
   – Aucun. Elle envisageait même de nouvelles expériences. S'étant aperçue de son aisance à transformer de vrais romans en vraies pièces (elle a un sens particulier pour ça, qui nous laissait pantois) elle envisageait d'écrire directement des pièces et d'en faire ensuite de vrais romans. Les écarts dans la construction, les péripéties, les dialogues présentaient pour elle un intérêt supplémentaire. Sa mort nous empêche de voir ce que cela pouvait donner.
   – En fait, tout le monde avait de bonnes raisons de la voir rester fraîche et gaillarde.
   Un léger soupçon d'ironie.
   – Il y a juste une chose que je ne m'explique pas, poursuit le juge...
   Il laisse planer sa phrase, attendant qu'on intervienne, ce que fait le malheureux Jérôme Arnaud.
   – C'est qu'elle soit morte.
   Sourire du juge. Le suspect ignore que l'on appelle ce juge, Albert Prédoux, le Boa. L'avocat voudrait mettre son client en garde.
   – Nous sommes bien obligés, dit le magistrat, de nous poser des questions sur cette fameuse clé. L'on me dit que vous vous êtes inquiété parce que vous aviez trouvé la porte fermée. Que c'est pour cela que vous vous êtes servi de la clé. Vous aviez affirmé que vous passiez voir la défunte chaque matin, et que vous trouviez la porte ouverte. L'on n'a pas besoin d'une clé pour ouvrir une porte ouverte. C'est aussi bête que de l'enfoncer. D'où ma question : pourquoi cette clé ?
   Jérôme Arnaud est assez surpris qu'il ne répond pas tout de suite. Sa formation lui évite de se mettre à bredouiller. Il reprend ses esprits, en fronçant les sourcils comme s'il ne voyait pas l'utilité d'une tel détail. Le juge n'est pas du genre à le presser alors de questions. Il fait tranquillement le geste de celui qui tourne un sablier après avoir mis des œufs dans une casserole d'eau bouillante. Gérard Labarre est trop fin pour répondre à la place de son client. Et il fait bien. Celui-ci se décide.
   – Je ne me suis jamais posé la question, mais puisque vous me la posez, je puis vous dire quand elle me l'a donnée : elle travaillait encore avec une machine à l'ancienne qui montrait de plus en plus de signes de fatigue, et il m'était arrivé deux ou trois fois de frapper sans qu'elle entende. Elle était ensuite contrariée de ne pas m'avoir vu. Elle a fini par me donner la clé. Je devais juste signaler ma présence et attendre qu'elle ait fini de rédiger son paragraphe. Elle a fini par renoncer à sa machine, et ne m'a pas réclamé que je la lui rende. Elle se trouvait simplement dans mon trousseau avec les miennes et celles du théâtre.
   – Résumons-nous. Vous me corrigerez si je me tompe... Vous connaissez Madame Hauveceau depuis qu'elle vous a donné un coup de pouce pour vous lancer dans le théâtre filmé. Non contente d'avancer des fonds, elle a mis à votre disposition toute une aile de sa demeure, sans doute parce que l'idée lui plaisait qu'il vous arriverait de répéter avec vos partenaires à deux pas de chez elle...
   – Ce point n'a pas été aussi nettement abordé, Monsieur le Juge, dit l'avocat.
   – Je l'aborde, Maître... Je me demande comment Madame Hauveceau a pu être amenée à vous loger à titre gracieux dans une aile de ses appartements.
   – J'en ai été aussi surpris que vous, Monsieur le Juge. Je campais dans le théâtre même. Quand un de mes camarades lui en parlé, elle m'a spontanément offert de me loger.
   – Si tous les gens qui possédaient de vastes demeures pouvaient se montrer aussi spontanés, l'on n'aurait plus besoin de défendre les droits des sans domicile fixe. Passons. L'on ne prend pas quelqu'un chez soi si l'on éprouve pour lui ne serait-ce qu'une légère antipathie. Quelle était au juste la nature de vos liens ? Ce n'est pas rien que d'installer à demeure quelqu'un chez soi.
   – Une affection distante.
   – Vous avez parlé à l'inspectrice Tançat d'attachement distant. Seriez-vous passé de l'affection à l'attachement aussi distant soit-il ?
   Un autre défaut du juge d'instruction. Une déplaisante mémoire. L'autre ne se démonte pas.
   – L'on a de l'affection pour les personnalités attachantes, ce qui n'empêche pas de maintenir avec elles une certaine distance.
   Il faudra travailler cette réplique, si on l'utilise, se dit le suspect. Elle est pour le moins filandreuse.
   – Admettons, dit le juge. Je n'ai rien contre les amitiés platoniques et tendres. Si elle vous a financé, c'est qu'elle a apprécié votre travail... Je n'ai pas non plus abordé ce point, maître. Voulez-vous que nous approfondissions ?
   Les yeux se sont plissés. C'est juste un avertissement.
   – Bon, comment a-t-elle pris contact avec vous ?
   – Elle a demandé si elle pouvait assister en passant à une répétition de temps à autre. Elle était déjà très connue. C'était comme une consécration. Un jour, elle a eu cette idée. Quant à faire du théâtre filmé, autant jouer franchement le jeu. Il y a eu d'illustre précédents : un Assassinat du duc de Guise qui n'est rien d'autre qu'une pantomime filmée, les adaptions par Guitry de ses propres pièces, et la façon dont Pagnol traite les paysages provençaux comme une scène qui permet d'autres effets. Elle voulait sentir l'odeur des planches, sans voir le public comme dans La Flûte Enchantée de Bergman. Peu importent les spectateurs, sauf pour les curieux de la Belle Époque qui parcourent les loges avec leurs lorgnons. Armande Bilboquet voyait mieux que nous ce que cela pouvait donner. Elle avait appris à tenir une caméra, et elle nous a prodigué ses leçons, pour que nous sachions la tenir quand elle était en scène. Mme Hauveceau adorait, quand elle passait nous voir, observer la façon dont nous répétions de façon à offrir au public le spectacle qu'il attendait, et à Armande les images qu'elle souhaitait. Avant de la connaître nous survivions parce que nous avions la vocation, et que nous nous arrangions pour que les frais restent abordables, en mettant nous mêmes la main à la pâte, après nous avons vécu à l'aise. Les vrais fauteuils ont remplacé les gradins improvisés. Nous avons aussi aménagé le plus grand des bâtiments de l'entrepôt pour recevoir plus de monde.
   – Imaginez que vous vouliez faire à présent une adaptation pour le théâtre d'un des anciens romans de Simone Hauveceau, et la filmer, vous devriez négocier avec les héritiers... Vous voyez maître, que je n'instruis pas qu'à charge...
   – Nous ne le ferions que s'ils se pliaient à nos règles, et consentaient à ne toucher qu'un treizième des bénéfices, une fois prélevée la part des distributeurs, qui n'est pas mince. Mais la meilleure adaptatrice de ses propres œuvres, c'est Simone Hauveceau, comme nous l'avons constaté. C'est vous dire à quel point, mis à part le chagrin que nous ressentons tous, nous regrettons sa disparition.
   – Passiez-vous toujours la voir le matin, depuis que vous habitez une aile de sa demeure ?
   – Quand elle partait pour une quinzaine de jours, elle me demandait d'aérer de temps en temps sa maison et d'y déposer son courrier...
   – Vous aviez donc aussi la clé de sa boîte aux lettres ?
   – Oui comme celle de sa maison.
   – Il était donc tout à fait naturel que vous ayez ces deux clés. Vous m'avez dit tout à l'heure qu'elle ne vous les a jamais réclamées. C'était normal que vous ayez puisque vous étiez chargé d'aérer sa maison et de prendre son courrier. Pourquoi alors vous êtes-vous cru obligé de me préciser qu'elle ne vous les a plus réclamées ? Saviez-vous que cette dame dormait la fenêtre ouverte ?
   – Ça fait deux questions à la fois, Monsieur le Juge, fait remarquer Gérard Labarre. Mon client ne saura plus où il en est. Est-ce vraiment cela que vous souhaitez, Monsieur le Juge ?
   – Vous pourrez me répondre dans l'ordre qui vous conviendra, maintenant que Maître Labarre vous a donné le temps de réfléchir. D'abord vous avez cette clé, parce que madame Hauveceau ne vous entend pas quand elle travaille à la machine, ensuite parce que vous devez aérer la maison en son absence.
   – Je n'étais pas habitué, Monsieur le Juge, à votre façon de conduire un interrogatoire. Elle m'a donné cette clé pour que je puisse entrer chez elle quand elle tapait à la machine, et ne m'entendait pas, elle me l'a laissée ensuite parce qu'elle n'y a plus pensé, et elle a songé ensuite que, puisque je l'avais, je pouvais bien lui rendre le service d'aérer la maison en son absence. Et je ne vous ai pas donné exactement cette réponse, parce que nous étions passé du coq à l'âne, et qu'il m'arrive parfois, comme à tout le monde, de perdre le fil quand on me le fait perdre. Je savais qu'elle dormait la fenêtre ouverte, malgré les objurgations de sa famille parce qu'elle me l'a dit. Elle ne supportait pas de s'enfermer dans le noir, et préférait bien se couvrir pour mieux profiter de l'air de la nuit. Un souvenir peut-être du temps où elle campait entre deux étapes de ses randonnées. Je crois qu'à présent, elle préfère descendre dans des auberges. Elle envisageait d'explorer les régions au nord d'Inverness, avec d'autres randonneurs, en automne. Je crois que leurs dispositions étaient prises. D'autre part, sa fenêtre ne donnait pas sur la rue, mais sur la haie derrière qui n'était pas surplombée par des immeubles de rapport.
   – Le portail, et l'entrée à côté n'ont qu'une simple poignée et une serrure. Un rôdeur aurait dû parcourir une cinquantaine de mètres à découvert, et même, s'il avait préféré longer les haies, se découvrir à un moment ou à un autre.
   – On se découvre fort peu à trois heures du matin, fait remarquer l'avocat, surtout si l'on attend de ne plus apercevoir la rue. La lune était nouvelle, semble-t-il...
   – Ce qui élargit, Maître, l'éventail des possibilités. Inutile, Monsieur Arnaud, de vous préciser que vous devez vous tenir à la disposition de la justice, et de vous assigner à résidence. Vous pourrez continuer de répéter avec vos camarades, mais il serait préférable que vous envisagiez d'être bientôt retenu par nos soins.

   Ces dames se sont résignées à s'encombrer d'un appareil relativement encombrant. Emmeline Croin n'y voit aucun inconvénient. L'ordinateur portable de Sophie Bernard ne tient pas vraiment de place. Les impedimenta restent dans la limite du raisonnable. Du thé froid pour se désaltérer, sucré au miel, dans des thermos individuels ; Elles prendront leur déjeuner chez un restaurateur du coin.
   En attendant, elles ont fait le voyage en compagnie de leurs vélos (chacune d'entre elles en a quatre, afin de pouvoir se promener avec ses copines). Ce qu'elles cherchent, c'est une crique correspondant exactement à celle décrite par la défunte, avec une petite ville sur une hauteur juste au-dessus. Elles longent une plage pleine de surfeurs avant de tomber sur cette fameuse crique. Elles attachent leurs vélos avec leurs quatre antivols et les arriment à un poteau avant de mitrailler la plage sous divers angles. Elles descendent un sentier et enlèvent leurs chaussures avant de s'engager sur le sable. Un maigre soleil fait gentiment ce qu'il peut, et l'on trouve des braves des deux sexes qui n'ont pas hésité à se mettre en maillot, malgré un petit fond d'air frais. C'est le cadre qu'on veut prendre, mais il serait discourtois de leur demander de quitter le champ. Emmeline Croin se débrouille comme elle peut. Leur présence n'est pas passée inaperçue. Sous d'autres climats, il y aurait eu un attroupement.
   Le bouchon local n'est pas désagréable. Pas autant de clients qu'en saison. Ces dames ont exprimé le désir de féliciter le cuistot. On évoque en passant la personnalité de la défunte. Celle-ci avait en effet une villa au-delà de la plage aux surfeurs, dans la direction de Saint-Jean de Luz. Une mort bien mystérieuse, l'on a mis en examen, faute de mieux, Jérôme Arnaud, le comédien du Vide-Grenier. Oui, l'on en a parlé dans le Sud-Ouest, l'on a même dit qu'il a demandé à Gérard Labarre de le défendre. Les gens du coin ont connu sa famille. Elle avait une villa, qu'elle a vendu depuis, au-dessus de la crique. Même La Dépêche en a parlé. Il y a d'étranges coïncidences. Le comédien se fait défendre par un homme qui passait autrefois ses vacances à un kilomètre à peine de la victime, le monde est plus petit qu'on ne pense. Le frère de l'avocat fait une bien belle carrière. Ces dames se disent qu'elles n'auraient pas réuni plus d'informations à la mairie. Un garçon qui a failli étrangler son petit-frère lequel a fait du chemin depuis. Le presque étranglé a pu être aussi traumatisé, sur le coup, que l'étrangleur.
   Reconstitution, la future auteure (il faut suivre les recommandations d'une Académie qui craint les chiennes de garde) qui devait déjà aimer la marche à pied a vu, en passant au-dessus de la crique, quelque chose qu'elle n'aurait pas dû voir. Bien plus tard, elle juge que ça fera un bon argument. Il suffit de se laisser aller en imaginant la suite. Elle ignore qu'en l'utilisant elle réveillera des souffrances mal éteintes (les clichés classiques n'ont rien perdu de leur saveur). Cela donne trois suspects, si la mort n'est pas naturelle : le comédien, qui n'avait aucun mobile apparent, l'avocat qui habitait derrière chez elle, et son illustre cadet s'il se trouvait dans les environs, ce qui reste à vérifier. Elle a même pu inventer la scène et ne pas y avoir assisté. Il n'est même pas sûr que cet incident se soit produit.
   En fait, il y a beaucoup trop d'incertitudes dans cette affaire.

   On a fini par rendre le corps à la famille. Ces dames arrivent à point pour l'incinération. Gisèle Pouacre a été invitée, comme Gérard Labarre, la troupe du Vide-Grenier  – Jérôme Arnaud s'est discrètement abstenu, il ira se recueillir au funérarium quand il aura été définitivement disculpé  – et tous ses compagnons de randonnée, parmi lesquels son coquin intermittent. Madeleine Tançat n'a pas été invitée, mais l'on comprend qu'elle soit là. L'on s'aperçoit à cette occasion que la reine du crime avait un goût pervers pour les airs de musette joués à l'accordéon. Elle l'assouvissait régulièrement, quand il n'y avait personne dans les environs, mais la famille était au courant, qui avait pris le genre en grippe. Ses enfants ont jugé que la défunte aurait aimé que son corps fût réduit en cendres au son de l'accordéon. Les simples familiers, fussent-ils des intimes, se demandent si elle aurait apprécié que cette étrange faiblesse tombât dans le domaine public.
   Avant que tout le monde se sépare  – elle n'a pas été invitée au repas qui suit  – Gisèle Pouacre se joint au groupe des randonneurs privés eux aussi du rata de rigueur. L'on va manger dans un restaurant qu'elle connaît. La conversation tombe sur le roman. Elle évoque la dédicace à laquelle elle a eu droit. Ses commensaux ont reçu, eux aussi, des exemplaires dédicacés. Et l'on sourit en se les rappelant. L'ancien coquin a été ravi d'apprendre qu'Il suffit d'un jour. Un autre qu'On ne se débarrasse pas de certains instants. Elle demande la permission de noter ce florilège, il y a une citation en grec de l'Œdipe Roi, pour un ancien pédant, il y est question d'un destin qui a pris son élan pour frapper, bien après, une cible qui n'en peut mais. L'on ne se débarrasse jamais de ce qui aurait pu être, Malheur à ceux qui se souviennent, Le cinéma se nourrit de retours en arrière comme les simples d'esprit. L'idée correspond à l'argument du roman, mais pourquoi cette insistance ? Et si la mort de la romancière s'avérait suspecte, envisageait-elle une réaction ? L'idée d'un message d'outre-tombe effleure la tablée. L'auteur aime à servir ses messages sibyllins aux lecteurs qu'elle apprécie et honore en leur envoyant des exemplaires dédicacés. Elle en fait autant avec son éditeur et un critique qu'elle estime, et refuse toute séance de signatures. Elle fait parfois rire ses familiers en jouant l'auteur assis à sa table qui cherche le chaland désespérément des yeux flanqué d'une pile de livres, ou abat son travail répétitif et monotone en souriant, avec des mimiques rodées, un arsenal de répliques bien senties, et des gags du genre :
    – Vous vous appelez Marcel ?
    – Oui, mais c'est pour ma nièce.
    – Et comment s'appelle-t-elle, votre nièce ?
    – Elle s'appelle Ginette.
    – À Ginette, pour qui j'espère que ce livre sera un cadeau... Et je signe.
   Gisèle Pouacre rapporte cet échantillon de signatures à ses amies qui ont accompli leur devoir de touristes en explorant la vieille ville (***), les remparts romains exhumés(*), la cathédrale (**) et ses vitraux (***), en admirant de la place, plus bas, les nombreux arcs-boutants(***), en honorant d'un vague coup d'œil une horloge florale(*), en visitant un petit musée consacré à une famille bricoleuse, qui réussit à faire rouler une voiture à cinquante à l'heure et apporta sa contribution aux progrès d'une aviation balbutiante(*).
   L'on s'accorde à trouver que point besoin n'est de partir en quête d'autres dédicaces. Ou l'incident qui affecte à ce point l'évolution du personnage principal s'est vraiment produit, ou il est sorti de l'imagination de l'auteur. Dans le premier cas, il faudrait trouver des témoins d'un fait qui n'a eu aucune conséquence visible ce jour-là, et s'assurer qu'il continue à empoisonner la vie d'un des acteurs. D'un point de vue légal, on risque de ne parvenir à rien. Pour elles-mêmes y a-t-il le moindre intérêt à remettre cette histoire sur le tapis ? Aucun si un innocent ne risque pas d'être condamné. D'après leurs investigations, le suspect n'a pas régulièrement fréquenté la crique dont l'auteur s'est inspiré. Il n'est même pas sûr que cela le mette hors de cause. Ce fut une belle excursion. Il n'y a aucune raison de pousser plus avant.
   Il n'est pas exclu que Jérôme Arnaud se retrouve aux Assises. L'opinion publique ne semble pas disposée à laisser les autorités tranquilles. Et l'on doit craindre qu'un acteur qui monte des spectacles salués comme il faut, ne soit un peu trop ménagé. L'ombre de Racine et de la Brinvilliers plane au-dessus du théâtre, même si la romancière n'a rien d'une Du Parc.
   Le juge d'instruction a fait un résumé décourageant au procureur, après avoir, sans aucun succès, interrogé les membres de la troupe, qui ne dormaient pas non loin de la défunte, et la famille qui ne pouvait savoir grand chose. J'ai fait ce que j'ai pu avec Jérôme Arnaud : il avait bien une clé, il a bien trouvé le corps et alerté dans l'ordre les premiers secours et la police. Vous pouvez vous appuyer sur le fait que la maison est entourée d'une haie de trois mètres, qu'il eût fallu une échelle pour la franchir, l'utiliser sans attirer l'attention si l'on part d'un jardin attenant à cette haie, ou se la trimballer discrètement dans la rue. D'autre part, le bâtiment et ses abords sont bien en vue. L'on vous représentera que le portail lui-même, et la petite entrée à côté ne sont pas infranchissables, et que l'on peut à trois heures du matin longer les haies sans se faire remarquer. Mes officiers de police judiciaire ont fait l'expérience. Madame Tançat a franchi la haie, le commissaire n'a eu aucun mal à passer par-dessus la petite porte, et il est parvenu jusqu'à la fenêtre de la chambre où dormait cette dame sans se faire voir. L'absence de traces de pas derrière le bâtiment ne prouve rien, un éventuel assassin aura pu mettre ses chaussures dans des pantoufles plus larges en tissu pour ne pas abîmer le gazon, comme l'on fait dans les musées pour ne pas dégrader certains parquets. Je comptais sur une maladresse de Jérôme Arnaud, il n'en a commis que d'insignifiantes, qui n'ont même pas inquiété son avocat. Vous avez déjà parcouru cette pièce d'un dossier squelettique. Si le cœur vous en dit, rien ne vous interdit d'envoyer aux Assises le meurtrier d'une femme peut-être morte d'une façon naturelle, dans une demeure dont il avait le malheur de posséder sa clé, bien visible à partir d'une rue passante. Il n'avait pas à parcourir une longue distance avant de parvenir à la porte. Vous pourrez apprécier le travail de maître Labarre. Pour faciliter les choses, la famille n'a pas jugé bon de se constituer partie civile. Mais votre éloquence a parfois produit des miracles. Un miracle dans une telle affaire ne manquera pas d'attirer l'attention et d'asseoir votre réputation.
   Le procureur a de l'estime pour le juge Prédoux, mais il ne l'aime pas. Qui se prendrait d'affection pour un boa ?
   Sentiments mitigés chez ces dames. Les excursions dans les environs, rien à redire, Gisèle Pouacre veut faire découvrir la région à ses amies. La mort de Simone Hauveceau, l'on n'apprendra rien de plus. Un seul point qui mérite qu'on s'y arrête, Gérard Labarre a quarante-deux ans, plus de quinze ans de moins que la défunte. Comme celle-ci aimait autant la marche que le personnage qu'elle met parfois en scène, et qu'elle parcourait sans doute régulièrement les sentiers qui longent la côte, elle a pu effectivement surprendre la scène par laquelle s'ouvre son roman. Est-ce que les dédicaces qu'elle a laissées le confirment ? Il était naturel qu'elle songeât, en les improvisant, à l'argument de son roman. La citation en grec ne contredit pas cette hypothèse. Elle pourrait s'appliquer à bien d'autres œuvres. Jusque dans les westerns, on utilise abondamment des images qui hantent un héros. Images d'un bonheur révolu, familles massacrées. Sergio Leone ne s'est pas privé d'exploiter le filon.
   Pas la peine de s'éterniser dans le coin, mais il n'est pas interdit de se retrouver si l'on juge bon d'envoyer le comédien aux Assises.
   Le juge d'instruction est ravi de laisser le soin au procureur de mener cette affaire comme il l'entend. Il ne comprend pas lui-même pourquoi on l'a dérangé pour une morte qui ne présente aucun signe d'agression. Il serait avocat, il ne se gênerait pas pour lancer joyeusement : "Que reproche-t-on à mon client ? Que sa bienfaitrice se soit trop bien portée avant de mourir ?" Ce n'est pas dans le style de Gérard Labarre, qui refuse de se disperser en faisant rire la salle. À l'inverse de ses collègues, il évite de prendre la salle à témoin. Le jury lui suffit. L'équipe du commissaire n'a rien négligé. On a obligé le pauvre Serge d'Aunis à lire Un Jour sur la Plage  – l'anecdote l'a fait sourire  – celui-ci a cru retrouver la fameuse crique en scrutant les côtes sur l'écran de son ordinateur,  pris son téléphone pour demander à un collègue si Simone Hauveceau avait une propriété dans le coin, et même appris que c'était le cas également de Gérard Labarre, dont le pavillon se trouve au pied de la haie derrière laquelle la romancière dormait la fenêtre ouverte. Trop de possibilités, lui a dit le commissaire. L'acteur a fort bien pu sortir de chez lui, sans sa clé, pénétrer dans la chambre de sa victime, si victime il y a, l'étouffer on ne sait comment, rentrer chez lui, et découvrir le cadavre en ouvrant la porte d'entrée avec sa clé. Il a dit qu'il a frappé avant, avec insistance, c'est lui qui le dit ; qu'il est allé dans la chambre de la morte parce qu'il était inquiet. Admettons.
   En attendant, le comédien continue de faire répéter la pièce de Simone Hauveceau, tirée d'un roman déjà en 'Poche'. On est même arrivé aux fameuses couturières, quand l'on vient enfin chercher Jérôme Arnaud, sans lui mettre les menottes, il n'a cessé de dire qu'il n'attendait qu'une occasion de se disculper définitivement  – il eût été cruel de la lui refuser.
   Sophie Bernard reçoit, ainsi qu'Emmeline Croin et Alberta Fiselou, ce message de Gisèle Pouacre :
   "Ça y est, on envoie Jérôme Arnaud aux Assises. Je ne pourrai pas, comme vous, assister de la salle aux débats, parce que je ferai partie du jury. Qu'ai-je fait pour mériter ça ? Je figure simplement sur les listes électorales, et personne n'ignore que cela fait partie des disgrâces qui peuvent toucher chaque électeur. Je pouvais me dispenser de cette corvée en payant une amende. Ce n'est pas dans mon caractère. Un vénéré bisaïeul n'avait pas de mots assez durs pour les planqués, il soutenait qu'il faut faire comme les copains. Le mot me faisait froid dans le dos. Il justifie les prétentions de n'importe quel sergent recruteur. Et si je me suis fait inscrire sur les listes électorales, c'est pour m'offrir le malin plaisir de voter régulièrement blanc. Si encore on me consultait pour toutes les décisions qui risquent d'avoir des répercussions dans la vie de tous les jours, je ferais comme les citoyens athéniens, je remplirais volontiers mes devoirs. Mais pour choisir un laquais des gens qui comptent, quels qu'ils soient, qu'on le fasse sans moi. Je sais bien que le maire de ma commune, pour qui je n'ai pas voté, doit régulièrement tirer au sort les administrés qui pourront être appelés à siéger dans un jury d'Assises. Je ne me suis pas trop inquiétée quand on m'a fait savoir que je figurais sur la liste annuelle. J'ai tremblé quand j'ai appris que je figurais sur la liste de session, mais pas trop : il n'y a que neuf jurés par affaire, et chaque fois, il faut tirer au sort. Ni la défense, ni l'accusation n'ayant jugé bon de me récuser, il me faut obtempérer. Une consolation, j'ai le droit de prendre des notes, et de poser, par le truchement du président, toutes les questions que je voudrai aux experts et aux témoins. Puisque on m'a dérangée, je compte bien, quoique je n'aie tué personne, être aussi encombrante qu+e le Septième Juré de Lautner. Je me garderai d'intervenir aussi souvent, mais je ne me sens pas disposée à avaler n'importe quoi. Pour le reste, je suis prête à jouer le jeu, à ne pas discuter avec vous de l'affaire, et à conserver le secret des délibérations - je n'invente rien, c'est dans ces termes que l'on s'exprime dans le serment des jurés, où l'on promet entre autres de ne trahir les intérêts de l'accusé, ni ceux de la société qui l'accuse, ni ceux de la victime, ce qui me paraît un exercice pour le moins difficile : l'accusé veut s'en sortir, la société maintenir son ordre, et la victime que le suspect qu'on lui désigne écope du maximum. Cela rend la partie encore plus piquante. Vous pourrez vous concerter, vous, autant que vous voudrez, je serai, moi, dans le secret des dieux en robe. Josiane Gerbille m'a envoyé un message pour me prévenir qu'elle s'était laissé convaincre par le Gul (1) d'assister aux délibérations pour en tirer une chronique. Elle a deviné que vous seriez chez moi. Elle a demandé si elle pouvait me rencontrer après les débats. Je ne sais comment elle a appris que je faisais partie du jury. Comme tout rédacteur qui ne se respecte pas, le Gul a des antennes partout. Vous pourrez discuter avec elle en mon absence. Nous ne lui dirons rien de notre ballade sur la Côte Basque. Je n'ai pas jugé bon de suggérer cette piste à qui de droit. Le commissaire Albert Thuil ne me semble pas incompétent. Il aura lu le livre. Que la fête commence."

   Gisèle Pouacre a juste le temps d'aller chercher chacune de ces dames à la gare. Un quart d'heure de marche pour y parvenir, autant pour le retour. C'est d'abord Alberta Fiselou qui récupère le parapluie que lui tend son amie. Les passants sont moins surpris de voir deux dames avec un parapluie, que d'en avoir vu une avec deux, dont l'un est ouvert, et l'autre prêt à remplacer le premier en cas de défaillance. Deux va-et-vient encore sous une pluie battante, avec un parapluie supplémentaire, ce qui fait que les habitués voient passer successivement une, deux, trois et quatre femmes, dont la tenue ne peut qu'intriguer les spectateurs.
   On compulse les derniers numéros du Centre-Ouest Républicain.
  Jérôme Arnaud souhaiter se faire arrêter pour en garder un souvenir. Il se faisait accompagner chaque soir d'Armande Bilboquet avec sa petite caméra et d'un autre camarade chargé de s'assurer que le son serait parfait. Un dispositif un peu plus élaboré attendait les officiers de police judiciaire au Vide-Grenier. Jérôme Arnaud se montrait succinct dans les entretiens qu'il accordait aux correspondants locaux, lâchant des traits que lui avait soufflés Joseph Bourdeau, tels que :
   – Rien ne peut, autant que les Assisses, établir l'innocence d'un prévenu.
   Il en était sûr lui-même, mais l'on ne peut s'en tenir au témoignage d'un seul individu, si l'on s'en tient à ce vieux principe : Testis unus, testis nullus. Un suspect est par nature partial. Il s'obstine à protester de son innocence. Comme les témoins assistés qui prennent un avocat pour défendre leur point de vue. Ce citoyen-là ne demandait qu'à comparaître devant la justice de son pays, dût-il se faire passer les menottes et connaître les joies de la prison, dût-il tâter d'une préventive censée briser les volontés les plus fermes. Comme chacun sait, les volontés les plus fermes s'en sortent fort bien, les autres ne sont plus que des ombres.
   Au lieu de quoi, on lui fit savoir qu'il pouvait se présenter librement au tribunal, et s'asseoir sur le banc des accusés, flanqué de deux pandores, comme la coutume l'exige. C'est peut-être inhabituel, mais pas contraire à la règle.
   Pendant que Gisèle Pouacre se fait expliquer ce qu'elle sait déjà sur ses devoirs de jurée, ses amies rencontrent Josiane Gerbille dans un café, juste en face du Palais de Justice et d'une église construite suivant les plans d'une visitandine, laquelle église se recommande par un tableau de Lorrain représentant un étrange Annonciation, où un serveur beau comme un ange parle à l'oreille d'une cliente qui vient de commander on ne sait quoi dans une taverne remplie de joyeux drilles plus ou moins avinés, ce qui nous change de ces scènes où un archangélique volatile s'acquitte de sa mission dans un décor beaucoup moins familier. On s'étonne que cette Annonciation, même pas signalée par les guides, ne soit exposée que dans une niche mal éclairée. Gisèle Pouacre leur a dit que les prêtres de la paroisse ne montrent qu'à peu de gens une nature morte où figure, en dehors du pain et du vin, un pot de rillettes pour mieux faire passer le pain. Ces maîtres ont préféré ne pas signer ces œuvres de peur de s'attirer les foudres des talibans de ce temps-là, qui se sont un peu calmés depuis, laissant à des furieux d'une autre obédience le soin de faire respecter leur Seigneur et Maître. Cela évite à cette église la visite de malandrins qui ne savent apprécier que les tableaux signés. Une illustre culotte de peau se dresse fièrement sur un piédestal au milieu de la place.
   Après la mort tragique de son époux, qui a laissé des reportages inoubliables, revus et corrigés par ses soins, elle avait refusé de prendre sa suite au Centre-Ouest Républicain. Elle avait de loin en loin consenti à commettre des chroniques sur le style et les postures des gens qui nous gouvernent. Elle ne se faisait même pas rémunérer. Il était surprenant qu'elle passât une des courtes vacances que l'on accorde aux enseignants pour satisfaire les hôteliers, les restaurateurs, et les moniteurs de ski, à s'enfermer dans une salle de tribunal au risque d'avoir à demander un congé pour convenance personnelle à sa hiérarchie. Le Gul lui avait expliqué que ce procès était un magnifique exemple des usages de notre Justice. Il suffisait d'un rien pour coller quelqu'un au trou, l'ombre d'un soupçon, un vague faisceau de présomptions. Comme bien des prévenus, l'accusé n'avait pas d'autre tort que celui de s'être trouvé dans les parages. Il se rappelait que lui-même, en 68, était passé en correctionnelle parce qu'en sortant d'une boulangerie, il était passé devant une vitrine qui allait être brisée. Il n'avait fait, sinon, que haranguer les lycéens de sa classe. Il aurait eu du mal à se disculper, si son père, honorablement connu, lui, n'était venu demander aux magistrats comment le rejeton s'y était pris pour la casser, chargé d'un Paris-Brest destiné à la famille ; le Paris-Brest était arrivé intact à onze heures trente, comme pouvait l'attester la cuisinière, alors que la vitrine avait été brisée cinq minutes avant. La pâtisserie aurait souffert d'une course échevelée, et même d'une légère bousculade. Il ne pouvait croire que les archers avaient fait délibérément un faux témoignage. Ils avaient dû se tromper. Il y avait même eu un entrefilet dans le Canard. Cela n'avait pas suffi au Gul : s'il avait bien digéré le Paris-Brest, ce simple délit de présence lui était resté dans la gorge. L'on venait de renvoyer dans un cul de basse fosse un quidam qui détestait des parents proprement assassinés, sans véritable preuve. Selon sa formule, notre justice se passe de preuves, pour ne pas avoir à les fabriquer comme on fait Outre-Atlantique. Ce procès là, c'était du nanan. Il comptait sur une épouse qui avait si bien saisi l'esprit de son défunt mari pour en tirer quelque chose de farce. Surtout si l'acteur n'était pas acquitté. Non pas une philippique. Une joyeuse pochade dont les magistrats ne se remettraient pas.
   Il faut arriver tôt, le jour du procès, si l'on veut parvenir à entrer dans le Palais de Justice. Il y a là les acteurs de la troupe, les enfants de la victime, et presque autant de curieux que jadis, quand un archevêque avait mal pris qu'on le traitât de barbeau sous prétexte qu'il possédait quelques biens immobiliers dans la colline de la Cité où des bataillons de catins s'employaient à pallier la misère sexuelle des notables comme des gens de peu, ou lorsque deux sœurs affligées d'un grain exterminaient la famille qui les employait afin d'offrir un sujet fort à un dramaturge de l'Assistance tout droit sorti du violon. Ça faisait longtemps que la ville n'était pas à pareille fête.
   Parmi les invités que l'on fait entrer en douce, quelqu'un a reconnu l'illustre frère de l'avocat. Peut-être suit-il discrètement quand il peut les prestations de son aîné. Il ne s'attarde pas, c'est un des enfants du pays qui a le mieux réussi dans la vie. Faire partie d'une commission, quand on ne siège pas dans la même salle qu'un ancien tortionnaire dont la longévité fait l'admiration de tous et qui, tel un prince florentin a su faire de son parti une entreprise familiale, cela pose un député européen. L'institution a bien mérité des financiers qui nous gouvernent et n'a pas volé son Nobel. Ces dames admirent au passage une force qui va.
   Elles sont assez bien placées, parce que parties avant leur amie : celle-ci était sûre de trouver une place assise. Elle a un peu atténué son air bonasse de Pierrot triste en se faisant un chignon digne de ceux qu'on aimait voir chez Pauline Carton, elle regarde l'assistance par-dessus ses lunettes, qu'elle a coincées au bout de son nez légèrement épaté. L'ampleur de ses formes disparaît sous une veste en laine mohair, quand même ouverte sur un chemisier assez ordinaire, car la salle est bien chauffée. Elle n'aurait pas hésité sinon à se mettre régulièrement des gouttes dans le nez.
   On la connaît bien, pour l'avoir vue faire en vélo le tour de ses fournisseurs préférés. Quand elle travaillait encore, c'était une personnalité en vue, quoique discrète, dans la mesure où elle ne se commettait pas dans les mauvais lieux. Elle commentait, devant les visiteurs les archives de la ville, et il lui était arrivé de faire des interventions dans les salles des actes des lycées, chaque fois que l'on jugeait bon de retracer l'histoire de la ville à partir des documents conservés, malgré les bombardements des alliés venus libérer notre territoire. Elle utilisait alors sa voix des grands jours, sourde et vibrante, qui saisissait jusqu'aux auditeurs les plus éloignés.
   Elle observe les préliminaires avec un sérieux si affecté que certains ont quelque peine à retenir un fou-rire. Surtout quand elle foudroie du regard le président du tribunal qui menaçait de se laisser aller. Le public ne s'y trompe pas, elle prend sa mission au sérieux.
   Le substitut du procureur sent, il ne sait pourquoi, un frisson lui parcourir l'échine. Il aurait su, il aurait récusé cette dame.
   Cela ne l'empêche pas d'exposer les faits. Le présumé innocent aurait cru échapper à la justice en expédiant sa victime d'une façon on ne peut plus subtile pour des raisons que l'on peine à comprendre. Il ne prévoyait pas que nos officiers de police judiciaires seraient à même de reconstituer la scène, comme on pourra le constater au cours des débats. Mais il ne pouvait éviter d'être la seule personne qui ait eu la possibilité de commettre cet acte inqualifiable. Il faisait confiance au jury pour apprécier comme il fallait un faisceau de présomptions pour le moins accablant.
   Gérard Labarre félicite benoîtement le substitut pour la clarté de son exposé, et se dit sûr que le jury saura apprécier la valeur de ce faisceau de présomptions.
   Cela n'étonne personne. Un commentateur qui avait des lettres l'avait à ses débuts comparé à Phocion. Presque personne ne savait qui était Phocion, mais l'on s'accordait à trouver cette comparaison pertinente.
   Alberta Fiselou émettrait quelques réserves. Démosthène appelait Phocion la hache de ses discours, elle a plutôt l'impression d'avoir vu un soufflé qui retombe. L'avocat n'a regardé que le substitut en le félicitant à sa façon. Pas un regard pour le jury, ni pour la salle. Pas un sourire. Si l'accusation s'obstine à faire monter des soufflés, la tâche de la défense sera encore plus facile.

(1) Norbert Larousse, le rédacteur en chef du Centre  Ouest Républicain, affectueusement surnommé le GUL (Grand Usuel Larousse) par son équipe. (Voir Quatre dames en bateau dans la même série)

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photo  : Chartres - portail nord - Issaac- jhr 2012

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