Un roman policier en 10 chapitres
Quatre dames en bateau
Chapitre X et dernier
TANT QU'ON Y EST
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- Le commissaire Niels Holgerstrand, dit Emmeline
Croin à Josiane Gerbille, a commis une petite indiscrétion. Il a
déniché dans ton ordinateur, que je te rends, un texte qu'il a apprécié
à sa juste valeur, car c'est un être délicat. Il a eu la gentillesse
d'aller à l'imprimante du Journal de
Bord tirer un exemplaire de ton
journal à toi, que nous avons lu. Comme je ne crois pas pas que tu
comptes le faire publier, je me permets de t'en dire tout de suite tout
le bien que j'en pense, et le plaisir que j'ai pris à le savourer.
C'est à la fois sec et d'une élégance onctueuse, comme celle d'un chat
qui cherche à quel rideau il pourra faire ses griffes. Le seul défaut,
qui n'est pas littéraire, c'est qu'un enquêteur malintentionné pourrait
y discerner comme l'ombre d'un mobile. Visiblement, le commissaire ne
désirait pas approfondir cet aspect de la question.
Petits ricochets. Josiane Gerbille connaît bien
Emmeline Croin. Et elle a pu se faire une idée précise de ses façons,
du temps où elle préparait son concours. Elle a fait une fâcheuse
rencontre, et en a passé d'autres.
- Je te rassure tout de suite, poursuit gentiment
son ancien mentor, je ne désire pas moi-même en faire état. C'est
pourquoi je te remets cet exemplaire. Si j'étais toi, j'effacerais ce
document. Sophie Bernard a failli le faire. Je lui ai dit qu'il était
préférable de te laisser le choix. Je ne te demande aucune explication,
les seules auxquelles j'accorde une quelconque importance, ce sont
celles que je donne lorsque je l'estime nécessaire, il n'y a rien de
plus ennuyeux que les justifications et les protestations, mais cela
pourra faire à l'occasion un bon sujet de conversation.
Sigurd Binse a ses informateurs. Rien ne lui
parvient plus de la Marie-Josèphe,
mais il a deux chalutiers qui
suivent les déplacements du paquebot, pendant que d'autres suivent les
siens. Malgré la présence de plateformes pétrolières, on se croirait au
temps où la pêche était bonne, quand notre planète n'était encombrée
que de trois milliards de bipèdes, et ne connaissait pas le bonheur de
voir ses mers draguées par des nuées de filets dérivants. C'est
gratuit, les amateurs sont plus nombreux qu'à la porte des BMC. Pire
que l'abattage infligé aux mauvais esprits. Il faut dire que malgré les
plaintes de certains clients, perdus dans la baille, dommage
collatéral, elles sont plutôt complaisantes, les mers. Bien stylées,
comme toutes nos ressources naturelles.
Le plan, c'est de mettre à l'eau deux dinghies,
sept à huit minutes pour arriver sur les lieux. L'usager n'est pas
censé scruter l'horizon avec des jumelles, comme le font Magdalena
Bachlöf sur la plateforme au-dessus du poste de navigation, et le
commandant à l'intérieur. L'une est censée veiller à ce que rien ne
survienne du côté droit, l'autre regarde à gauche. L'un des électrons
libres garde un œil devant, l'autre contemple le sillage. Olaf Moche et
Vilhem Ekeman surveillent les coursives du quatrième pont, Gustav
Almberg, et Hjalmar Berglund, celles du troisième. À la première
anomalie, on leur dira où se poster. Les autres bougeront en
conséquence. Magdalena Bachlöf sue dans une tenue blanche, faite pour
qu'on ne puisse pas la repérer sur la plateforme. Elle bougera au
dernier moment. Les autres sont habitués. Ils savent ce qu'ils ont à
faire. Si tout se passe comme voulu, on ne la verra qu'à la fin. Elle
sera là sinon pour créer le surnombre.
Armes légères, une étonnante variante du vénérable
P38, qui pèse, elle, moins d'une livre, et tire des cartouches de 9 x
19, à ceci près qu'il y en a dix dans les chargeurs, et que le canon
s'inspire de ceux que l'on utilise dans les compétitions. Ces bijoux
sont uniques et pas numérotés. La marque ne figure pas sur la crosse
pour la bonne raison que c'est un cadeau d'un armurier à qui Olaf Moche
a rendu un service un peu sale. Comme pour les eaux-fortes, tirage
limité, on détruit la plaque après. L'équipe s'est entraînée avec. Dans
des arrières salles confidentielles. Comme les canons ont un silencieux
incorporé, on ne dérange pas les gens qui dorment.
Au buffet, l'on mange de bon appétit, et la
plupart des affamés ont vidé leurs assiettes quand retentissent les
premières mesures de la Marche
Radetzky. Au-dessous de Magdalena,
coulent deux longs fleuves tranquilles. Quand les assaillants prennent
pied sur le troisième et le quatrième pont, Verner Olof et Jonas von
Brem sont prêts à écouter toutes les suggestions, et surtout à les
prendre de revers s'ils pénètrent dans la salle. Les commandos n'ont
pas intérêt à s'engager dans les coursives au bout desquels les quatre
autres sont prêts à les aligner avant qu'ils fassent mine d'ouvrir une
cabine.
Sigurd Binse sent qu'il se passe quelque chose de
pas net. On se replie ! gueule-t-il à l'intention des deux qui l'ont
suivi, et des deux autres qui attendent ses instructions.
Magdalena est un peu déçue de voir repartir les
dinghies. Ça lui laisse comme un petit goût d'inachevé. Il aurait été
si facile de s'offrir une petite séance de tir pendant qu'ils
descendaient. Mais il y en avait quatre qui n'auraient pas pu
participer à la rigolade. Deux grenades sur les dinghies, puis on tire
sur les crétins qui pataugent. et c'est encore plus facile s'il y en a
un qui essaie de remonter. Le risque, c'est qu'un irascible aigri se
mette à tirer sur les hublots. Les voyageurs ne sont pas comme des
civils que l'on peut bombarder à loisir, quand ils ne servent pas de
défouloir à troupiers. Le touriste, c'est sacré, sauf chez les
barbaresques, où les mécontents ne songent qu'à contrarier les
infidèles et les autorités locales. Le voyageur d'une croisière a payé,
l'on est là pour aplanir toutes les difficultés qui se présentent. En
l'occurrence, les responsables de la Marie-Josèphe
se sont montrés
exemplaires, mais ce n'est pas leur faute. L'autre doit se retourner
dans son cercueil. Ce soufflé raté, ça aurait fait la une. D'autant
plus qu'il y a des incorrigibles qui ont mitraillé la déroute des
intrus à travers les hublots.
La Marche Radetzki
s'arrête. Le signal que l'on
peut reprendre le repas là où on l'avait laissé.
Valentin George fait une apparition.
- Vous avez été parfaits, absolument parfaits !
Vous ne pourrez pas dire que l'on s'ennuie à bord de la Marie-Josèphe !
Comme quoi, les simulations ont du bon. Vous pouvez affronter dès à
présent l'Océan Indien et la Mer de Chine ! Et je vous le dis, je vous
l'affirme, et je le confirme : si les jeunes, ça sait tout, et ça ne
veut rien comprendre, même les vieux qui ont oublié, ça comprend au
quart de poil, et ça ne perd pas son temps à poser des questions
oiseuses.
Il est vrai qu'après un suicide et une mort
accidentelle, on est prêt à accepter tout ce qui détend l'atmosphère.
Le bateleur continue :
- Vous avez été grands, nous allons nous montrer
raisonnables... Vous avez droit au champagne des grands jours, en
scène, les gars !
La Marche Radetzky
reprend, et une petite armée de
serveurs et de serveuses arrivent au pas avec une bouteille de vin de
champagne. Alberta Fiselou lance d'une voix claire et forte :
- N'auriez-vous pas plutôt une bouteille de
blanquette ?
Tout le monde rit, et le chef de cuisine ne
comprend pas. Les vrais connaisseurs savent qu'il y en a qui ne sont
pas dégueulasses. La compagne de l'original pourrait ajouter que les
vignerons de la Champagne n'ont fait qu'adopter une technique mise au
point par les moines de Saint-Hilaire.
Sigurd Binse arrête ses hommes qui s'apprêtent à
enfiler leurs tenues de nageurs.
- On reste à bord. J'ai voulu faire une
expérience, démontrer que la sécurité n'est pas assurée sur les navires
de croisière, l'on vient de me prouver que si. J'en suis pour mes
frais. Jetez vos équipements à la mer, ainsi que tous les chargeurs.
Assurez-vous qu'il ne reste aucune balle engagée dans les canons. Aucun
coup de feu n'a été tiré. Pas question de plonger. L'on nous attendait.
Il est possible que nous n'ayons pas cessé d'être surveillés.
L'histoire est un peu grosse, mais toute à l'honneur de la
Marie-Josèphe. Et
je ne vois pas la raison pour laquelle nous pourrions
faire de la prison. Le seul inconvénient, c'est que nous aurons attiré
l'attention.
C'est le moins que l'on puisse dire : Niels
Holgerstrand se promet bien de réunir toutes les informations sur
l'équipage du Prince Albert,
quand il descendra à terre.
Il eût été dommage qu'on arrêtât Sigurd Binse tout
de suite. Il organisait déjà une opération éclair contre des pillards
soudanais qui importunaient des villageois.
Sophie Bernard affine sa théorie sur ces
interventions qui ne doivent pas durer plus d'une demi-heure devant le
commissaire et Magdalena Bachlöf. Comme il y a aussi ses hommes et les
trois autres, il ne manque plus que les frères Marx. La conversation se
fait dans un allemand plus ou moins canonique, que Gisèle Pouacre
domine mieux que ses trois amies : elle s'est beaucoup penchée sur les
règles à respecter dans les foires de Champagne au treizième siècle.
Les autres anciennes chartistes ne sont pas trop maladroites. Sophie
Bernard préfèrerait l'anglais, mais à l'inverse de ce qui se passe
ailleurs, ce n'est pas la langue dans laquelle on se sent le plus à
l'aise.
Magdalena Bachlöf croit avoir sa petite idée. On
lui avait demandé de dégager quelques chercheurs suédois interceptés
par des fondus qui ignoraient que la Suède n'a jamais composé avec les
régimes locaux, pour la bonne raison qu'elle ne possède aucun intérêt
en Afrique. Il est normal que l'on se saisisse de quelque bonne âme qui
se dévoue pour les populations locales, tandis que son gouvernement
fait tout pour garantir la sécurité du tyran le mieux vu. Mais s'en
prendre à des médecins qui s'efforcent de mettre au point un médicament
permettant de réduire une pandémie dont l'Afrique entière essuie les
effets, c'est pour le moins discourtois. Agnès Karlsson avait susurré
en petit comité qu'on n'avait qu'à envoyer Magdalena Bachlöf. Celle-ci
avait croisé un groupe furtif avant de trouver les otages prostrés au
milieu d'un charnier. Le groupe furtif n'assurait pas le service après
libération. Il avait fallu passer quelques coups de téléphone, avant de
s'éclipser à l'arrivée des vrais secours. Ces gens-là s'y entendaient.
Aucun geste inutile. Pas étonnant qu'ils aient réussi à liquider un
petit état-major de la Camorra, quatre satrapes et un certain nombre de
profiteurs. Dommage qu'ils éprouvent une telle antipathie pour les
anciens... C'était un bon exercice de suivre la trace des furtifs.
Jonas von Brem est un formidable pisteur. On était ainsi arrivé à
identifier le chef, un certain Sigurd Binse. Et l'on avait préféré
laisser courir. Il n'y avait pas grand-chose, pour ce qui est
de la Marie-Josèphe, à
reprocher à cette équipe. Ce n'était plus
vraiment leur affaire.
- C'est à voir, dit le commissaire. Leur chef ne
m'est pas sympathique, dans la mesure où il estime qu'une certaine
partie de la population ne mérite pas de vivre, et je compte bien
profiter de mes vieux ans. Il y a des cas où il a rendu de notables
services. L'on pourrait se contenter de canaliser son enthousiasme.
- Affaires d'État, dit Gisèle Pouacre.
- Il y a peut-être un moyen de le calmer, dit
Emmeline Croin. Donnez-nous une semaine...
L'assistance demande une explication.
- Qu'un rédacteur avisé envoie son meilleur
journaliste faire un reportage sur une croisière sans grand intérêt,
cela ne manque pas de m'intriguer.
- Il aurait des contacts ? demande Niels
Holgerstrand qui décidément ressemble de plus en plus au neveu
d'Alberta. Je me suis toujours dit qu'Alain Gerbille avait de bien
heureux pressentiments. Il doit disposer d'antennes un peu partout, son
rédacteur en chef... J'ai vu comment il se comportait, le chef de ce
petit commando. Dès qu'il sent un danger, il décroche... Je ne crois
pas qu'on puisse discuter avec lui. C'est un fou, et l'on ne discute
pas avec les fous. Si l'on pouvait savoir à quel moment il envisagerait
de se lancer dans une action, disons, inopportune, on s'arrangerait
pour qu'il voie le danger. C'est la technique que l'on emploie avec les
souris de laboratoire lorsqu'on veut tester leur intelligence. On le
laisserait tranquille, quand il règlerait un problème que l'on ne peut
régler autrement.
- Et qui déciderait qu'il fait œuvre utile ?
rétorque Gisèle Pouacre.
- Mais nous, chère Madame, nous. Nous n'avons pas
été élus, ni nommés, mais si vous saviez le nombre de choses qui sont
décidées par des gens qui n'ont pas été élus, ni nommés...
- Une sorte de société secrète...
- Il vaut mieux qu'elle le reste. Vous venez d'en
constater les avantages.
Valentin George n'a aucune peine à expliquer ce qui s'est
passé aux passagers qui lui posent des questions gênantes. Ce n'était
qu'une simulation plus poussée que les autres. Les armes n'étaient pas
chargées. Mais l'on sait à présent quoi faire quand des embarcations
rapides surgissent de nulle part. S'il y avait eu des coups de feu et
aucune victime, l'on aurait assuré que les balles étaient chargées à
blanc. S'il y en avait eu, il aurait rappelé le score d'un parachutiste
maladroit à Carcassonne qui ne croyait pas aussi bien faire.
Une fois arrivé, l'on dépose dignement le cercueil
dans un corbillard massif, sous les yeux des enfants du défunt, et
d'une haie de journalistes du Centre-Ouest Républicain. Josiane dit
fermement qu'elle n'est pas en état de parler. On ne lui avait jamais
connu une telle fermeté. Magdalena Bachlöf reste dans le bateau avec
son équipe. Ceux qui doivent prendre un autobus le prennent. Ces dames
suivent le cortège avec Niels Holgerstrand qui a reçu de Per Bolder
l'autorisation de ne pas revenir tout de suite. Il a une dernière
petite affaire à régler.
Deux petites affaires. Les obsèques ont lieu le
lendemain ; en attendant on loge chez Emmeline Croin.
Vibrant discours du directeur du Centre-Ouest
Républicain, avec un rappel quasiment exhaustif de tous les reportages
qu'on lui doit. Un être irremplaçable. Une plume...
Il gaffe en passant :
- Les portes du journal vous restent à jamais
ouvertes, Madame Gerbille, et si vous vouliez bien nous apporter de
temps en temps votre collaboration, nous en serions heureux, les grands
hommes finissent par déteindre sur leur entourage.
- Je ne saurais vous exprimer l'émotion que
produit sur moi votre proposition. Après avoir connu un homme tel que
lui, qui n'éprouverait le désir de marcher sur ses traces ?
Niels Holgerstrand se retient d'applaudir.
Défilé de compatissants aux douleurs d'autrui. Au moment de
s'égailler, Emmeline Croin prend Josiane à part.
- Tu as bien fait de ne pas nous convier au festin
de rigueur. C'est bien pour te faire plaisir que je suis venue. Je ne
fréquente guère les cimetières, j'irai voir mes morts en temps voulu.
Je tiens cependant à t'exprimer toute mon admiration. J'ai été surprise
de te voir prendre la parole après notre excursion à Lübeck, je ne t'ai
jamais vue prendre dans le monde en présence de ton époux. J'ai souvent
eu l'impression que tu cherchais, à le pousser à bout, comme si tu
voulais l'aider à... prendre son élan. Ce n'est qu'une image. Tout se
passe, au musée Vasa, dans une pénombre engageante. Le timing, comme on
dit, était parfait. Il fallait conduire le sujet au bon endroit à point
nommé. Je ne te crois pas, à toi toute seule, capable de le faire
basculer dans le vide. Mais à deux... Un petit déhanché, à peine un
geste imperceptible de la main... au bon moment, juste après s'être
écarté. Sous certains angles, au pire, vous auriez l'air d'essayer de
le rattraper. Je suis vraiment heureuse que nous ayons pu apporter de
l'eau à ton moulin en l'exaspérant à chaque occasion qui se présentait.
Inutile de nous remercier... Nous ne l'aurions pas fait si tu nous
avais prévenues...
- Et toutes mes félicitations, ajoute le
commissaire, sur nos vidéos l'on ne voit rien, il suffisait d'une bonne
impulsion. Je n'ai jamais vu de défense aussi légitime. Si l'on pouvait
se débarrasser ainsi de tous les maris déplaisants...
- Il n'y a aucune raison de t'inquiéter, ma
petite. Le commissaire est un galant homme qui préfèrerait n'avoir à
arrêter que des méchants. Et nous-mêmes... Nous ne sommes que quatre
excentriques qui ne s'intéressent qu'aux innocents persécutés. Pourquoi
irions-nous gâcher la vie d'une pauvre femme qui a trouvé un moyen
élégant de se défaire d'un mauvais mari ? Regarde... Armand Languisse
semble assez bien s'entendre avec tes enfants, apparemment, il a su
trouver les mots. Ne les fais pas attendre... Juste un mot :
pourrais-tu nous accompagner demain au bureau de votre fameux Gul ? Il
ne peut pas refuser de te recevoir. Il faut absolument que tu saches
tout ce que tu lui dois.
Les quatre dames et le commissaire la plantent là,
un rien perplexe. Elle s'en va, d'un pas un peu hésitant, rejoindre
Armand Languisse et ses enfants par la même occasion.
On a du mal à échapper, le lendemain, aux
collègues d'Alain Gerbille qui ne tiennent pas seulement à
dire combien cette perte leur est sensible ; ils veulent avoir des
détails supplémentaires sur l'accident - après tout, Josiane
se trouvait sur les lieux - et accessoirement certains exercices dont
ils ont eu vent. Il est difficile de croire que l'on essayait de
détendre ainsi une atmosphère pour le moins tendue. Josiane Gerbille,
ces dames, et l'inspecteur suédois veulent voir le patron qui les
attend dans son bureau.
Et s'il ne s'est pas joint au groupe jovial, c'est
qu'il a compris qu'on évoquerait des sujets peut-être gênants.
Il essaie de gagner du temps en soulignant la
délicatesse des autorités suédoises qui n'ont pas cru utile
d'immobiliser un navire pour faire ce qu'elles avaient à faire.
- Du moment que votre collaborateur faisait partie
du voyage, dit l'inspecteur, il était naturel qu'il se trouvât à
l'intérieur du Vasamuseet où les rambardes sont en principe assez
hautes pour que l'on n'ait pas à déplorer de tels accidents. Il était
normal que nous nous en inquiétions. Ce qui m'intrigue, c'est sa
présence sur ce navire. Qu'allait-il faire dans cette galère ? pour
citer l'un de vos auteurs. L'on comprend que de braves retraités
veuillent voir les fontaines de Peterhof, le marché
d'Helsinki, et notre Vasa, mais un reporter qui parcourt le monde
autrement qu'en voyage organisé... L'on me dit qu'un voyage organisé
par une compagnie qui a eu quelques malheurs présente un certain
intérêt. Sous le regard d'un vrai journaliste, le croisiériste de base
peut être considéré comme un bon sujet. Sans doute : mais une opération
menée par des pirates même pas somaliens contre un paquebot dans une
mer en principe à l'abri de telles agressions, ça c'est un vrai sujet,
et même un bon sujet. Et vous auriez eu quelqu'un sur les lieux. Madame
Emmeline Croin m'a confié que selon elle, il ne s'agissait pas d'une
simple coïncidence. Je ne puis m'empêcher de penser que vous aviez au
moins un informateur dans le groupe qui est monté sans qu'on l'y invite
au bord de la Marie-Josèphe. Je comprends qu'un journaliste qui se
respecte protège ses sources quoi qu'il lui en coûte. Au moins est-il
tenu d'informer le public des dangers qui le menacent. Et surtout ses
collaborateurs. Si Alain Gerbille avait été au courant, il n'aurait pas
emmené son épouse. Peut-être même eût-il engagé quelques personnes
compétentes pour faire face à une telle éventualité.
Le Gul ouvre la bouche pour protester...
- Remarquez que je ne vous pose aucune question.
Profitez-en. Si j'avais fait part de mes doutes à mes collègues d'ici,
ce n'est pas à moi que vous auriez affaire. Je trouve cependant que
madame Gerbille doit savoir pourquoi elle a participé à cette
croisière. Ce ne sont pas des bandits qui ont fait basculer son mari
dans le vide, je vous l'accorde. Je ne crois pas, d'ailleurs, que leur
vie aurait été menacée. La plupart des passagers avaient plus de
soixante-cinq ans. Si vous voulez bien, Madame Bernard...
- Après s'en être pris aux vieillards sédentaires
parqués dans des maisons de retraite, nous pouvions penser que le
groupe qui s'est mis en tête d'exterminer ceux des pays qui en ont trop
serait tenté de s'attaquer à ceux qui encombrent les navires
de croisière. Pourquoi celui-là plus qu'un autre ? Pourquoi pas ? En
revanche, comment se fait-il que vous ayez été au courant ? Il y a eu
d'autres opération d'un tout autre genre contre des dictateurs, des
parrains d'organisations criminelles assez connues, d'autres, plus
modestes, des financiers, des pillards, des preneurs d'otage, et toute
sorte d'insupportables gredins... Le mode opératoire nous fait penser
qu'il s'agit d'un même groupe, la présence de vos collaborateurs,
apparemment pas toujours avertis, aux endroits où il se manifeste, que
vous avez un ou des informateurs dans ce groupe.
- Mon supérieur a eu le temps de se pencher sur
votre glorieux passé, dit l'inspecteur. Vous avez eu l'occasion de vous
faire beaucoup de relations, et ce n'est pas que dans ce groupe que
vous avez des informateurs, ce qui explique votre réussite. Le Centre
Ouest Républicain est un titre connu et respecté. Nous serions fâché
que quoi que ce soit vienne entacher sa réputation...
- Venons-en au fait, dit sèchement le Gul.
- Concernant Sigurd Binse... commence l'inspecteur,
L'on jouit de la surprise du Gul.
- Nous ne vous demandons pas de nous donner le nom
de votre informateur, qui doit prendre plus de plaisir à voir la
planète purgée de quelques monstres qu'à décider avec d'autres quelle
sera la prochaine maison de retraite à perdre ses clients. Nous voulons
juste être informés en même temps que vous. Si d'autres anciens
devaient être massacrés de la sorte, nous serions en droit de liquider
tous ses membres, ainsi que votre informateur. Ce qui serait dommage
pour lui et pour nous : si l'on arrivait à réduire encore le nombre des
monstres en activité... Vous comprenez que la moindre réticence de
votre part nous décevrait. Avant de sévir, nous nous ferions
un devoir d'informer Sigurd Binse de la façon dont vous obtenez
certains de vos renseignements. Il sera peut-être moins traitable que
nous le sommes. Et s'il montrait quelque indulgence devant vos
procédés, vous avez pu vous rendre compte que nous disposons d'une
équipe aussi efficace que les siennes. Nous ne vous demandons qu'une
chose. Votre informateur semble assez bien placé pour que nous
désirions profiter de ses lumières.
- Et pour les pauvres vieux qui ont déjà été
massacrés ? grince le Gul.
- Vous avez un certain aplomb. Ils font partie de
notre passé. C'est un inconvénient de notre métier : nous arrivons
parfois à savoir ce qui s'est passé, nous ne parvenons que rarement à
éviter le pire. Grâce à vous, il y aura des exceptions.
- En somme, je deviens pour vous un simple
indicateur...
- Vous en avez vous-même, dit Niels Holgerstrand.
Vous les appelez des sources.
Il reste à se dégager de la foule des journalistes
en sortant.
- Nous n'avons pas perdu notre temps, dit en
sortant Alberta Fiselou à Josiane Gerbille, nous avons compris ce qui
s'est passé dans le musée du Vasa, et nous avons évité un carnage. Je
vous souhaite beaucoup de bonheur...
- Armand Languisse n'a besoin que de quelques
encouragements... lui glisse Gisèle Pouacre.
- Allez en paix, ma fille, dit Emmeline
Croin.
Ce qu'elle fait.
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