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Un roman policier en 10 chapitres

Quatre dames en bateau

Chapitre IX

PETITI JEUX DE SOCIÉTÉ
boulevard des allongés

   Le soleil se couche dignement, sans se cacher derrière une flopée de nuages, ce qui permet, cette fois-là, de mieux apprécier les îles de l'archipel. Les effets de la vilaine chute à laquelle on a assisté commencent à s'atténuer assez pour que l'on prenne le temps de photographier des pontons, avec des voiliers pas toujours minuscules. Bref, se dit-on, il doit y avoir dans le coin des gens qui savent vivre, et qui en ont les moyens. On se récrie un peu moins que d'habitude. Armand Languisse n'a pas manifesté l'envie de répondre aux questions sur l'état d'esprit de Josiane Gerbille, on peut le deviner. Il n'a pas eu le temps de faire vraiment connaissance avec le policier qui est monté à bord avec lui. On a dû lui demander de conduire une enquête de routine, pendant que des spécialistes examinaient la dépouille du défunt. L'inspecteur Niels Holgerstrand lui a simplement demandé s'il connaissait depuis longtemps le journaliste. À peine de vue, mais il rencontrait parfois la femme dans une exposition ou à un concert, il leur arrivait même de se retrouver dans un café surtout fréquenté par des universitaires et des professeurs de lycée. Ils avaient éprouvé assez de sympathie l'un pour l'autre, et prenaient plaisir à bavarder de tout et de rien, étant bien entendu que le tout se maintenait à un bon niveau, comme le rien. Ils s'étaient découvert une passion commune pour les puzzles en voyant celui qui était mis à la disposition des passagers, et n'avançait guère. Non, il ne se sentait pas le courage de faire sa conférence prévue pour le lendemain à huit heures trente sur la langue des sagas islandaises, les sujets, les formes de narration, et l'évolution du genre. Il n'y avait d'ailleurs pas foule à ses précédentes prestations. Beaucoup de gens sont allés voir chanter l'artiste qui a tout fait pour mériter son cachet. Les Libellules restantes sont parvenues à faire danser leur monde en tenant compte de l'atmosphère. Un des membres de l'atelier de journalisme a trouvé que la meilleure façon de rendre hommage au disparu, ce serait de ne pas interrompre brutalement les séances, d'en consacrer une aux circonstances de l'accident où il a trouvé la mort. L'on se demande si une nécrologie rédigée par ses disciples ne serait pas contraire aux règles de la bienséance. L'on verra sur le moment.
   Niels Holgerstrand donne rendez-vous à ces dames pour après le dîner.
   - Je ne me sens pas très à l'aise dans le salon informatique. Et je ne tiens pas à ce que l'on surprenne certaines conversations. Ce que j'ai à demander à Per doit rester confidentiel. J'accorde plus de confiance à votre portable qu'aux ordinateurs du salon informatique. Et Per est un artiste. C'était mon équipier, il est devenu mon supérieur. Mais je peux lui demander ce que je veux.
   - Vous croyez qu'on essaiera de voir ce que vous avez à dire à vos chefs ?
   - Simple statistique. Entre le commandant, le second commandant, les chefs mécaniciens, le commissaire principal et l'officier de la sécurité, je ne tiens pas à parier qu'il n'y en ait pas un qui soit capable de retrouver des traces de ce que nous  nous sommes dit, Per et moi.  On sait que je suis venu ici après avoir fouillé la cabine des Gerbille. L'on sait sans doute que je suis venu vous voir, ce qui est naturel, vu que vous donniez l'impression d'avoir eu comme un pressentiment.
   - Vous avez dû avoir recours à votre adresse mail, dit Sophie Bernard, ne serait-ce que pour éviter que le reste de votre équipe surprenne vos échanges avec votre chef. L'on ne peut ouvrir votre courrier, qu'en connaissant votre mot de passe de messagerie.
   - Ce ne serait pas une difficulté pour Per, ni pour vous, je crois. Mais avec vous, je peux jouer franc jeu.
   - Une question, donc, tous le bâtiments sont à présent équipés d'un GPS.
   - On peut les désactiver, ce qui ne manquerait pas d'attirer l'attention. Le trafic sur les routes maritimes est assez intense, il vaut mieux éviter les risques d'engorgement. Surtout dans les détroits.
   - Il y a aussi les pêcheurs qui suivent les bancs, les voiliers...
   - Les premiers ont un GPS ; ça leur évite d'avoir à faire tout le temps le point. Et ils sont surveillés. Une affaire de quotas. Le Portugal a ainsi acheté des quotas d'autres pays, pour offrir à sa population sa dose de morue. D'autres nations en font autant pour d'autres produits. On suit les chalutiers et les navires usines, quoiqu'il y ait parfois comme des accommodements. C'est comme si vous saviez qui est entré chez vous et comment, et que vous puissiez l'écrire sur un petit papier en espérant que l'on fera quelques remarques au contrevenant.
   - Restent les voiliers.
   - Qui en ont un en général. On peut décider de ne pas l'utiliser, c'est plus sportif. Et les plaisanciers évitent de croiser les grandes route maritimes. Il peut y avoir des exceptions. Il faudrait un très grand voilier, capable de contenir des embarcations rapides. Et ce n'est pas rien d'intercepter dans une mer fréquentée un bâtiment filant ses dix-huit nœuds, à partir d'un voilier.
   - Ce ne sont là que des contraintes dont il faut tenir compte. Est-ce vraiment impossible ? Rien qu'en regardant la troisième chaîne de mon récepteur, je peux connaître la longitude et la latitude. Ces données se trouvent dans toutes les cabines, et n'importe qui peut les consulter sur un grand écran dans une rotonde.
   - Il faut encore pouvoir en informer un complice.
   - Six cents voyageurs, trois cents membres de l'équipage. Et le bateau est équipé de la Wi-Fi. Combien de portables ? Sans compter qu'on peut pirater des organismes tout à fait officiels.
   - Vous permettez ? Un petit devoir de vacances pour Per.
   La théorie de Sophie expliquée en une dizaine de lignes, comme c'est du suédois, difficile de se rendre compte, les questions qui s'ensuivent : y a-t-il un grand voilier qui traîne entre le Skagerrak et Dunkerque ? Quel est le propriétaire ? A-t-il été loué ? Le nom éventuellement du skipper.
   - Ne vous inquiétez pas, il sait comment s'y prendre. Je sens que nous allons déranger le commandant.
   Niels Holgerstrand ne s'inquiète absolument pas de voir les passagers effarés quand il monte dans les appartements du commandant flanqué des quatre dames. Celles-ci prennent l'air digne d'éventuelles suspectes. À la rigueur leur demandera-t-on au retour si ça s'est bien passé. Les membres du groupe se rappellent l'inquiétude de leur raquette en les voyant partir plus loin à fond de train dans le Vasamuseet. Au pire, elles savaient quelque chose qu'elles n'ont pas dit.
   Le commissaire ne se gêne pas pour mentir effrontément. Comme quoi, il y a des bruits qui courent. Un groupe qui s'apprêterait à faire une désagréable démonstration de ce que l'on peut se permettre dans des mers apparemment sûres. Ce bâtiment s'y prêterait admirablement. Il est rapide certes, mais on a vu plus surprenant au large de la Somalie. Et Sophie Bernard, en fouillant sur la Toile pour son propre compte, est arrivée à des résultats presque identiques. Il a retrouvé son français hésitant, pas seulement pour rester fidèle au personnage. Comme il l'a expliqué ensuite à ces dames, c'est un truc de marchand. L'interlocuteur vous aide à finir vos phrases, et il adopte au bout d'un moment votre logique sans s'en rendre compte. Il ne va pas jusqu'à se faire l'article, mais presque.
   C'est de la folie, objecte l'autre d'emblée, un argument pour thriller d'anticipation. Depuis qu'un dégénéré s'est payé une vraie séance de ball-trap sur un île norvégienne bourrée de jeunes progressistes, on peut s'attendre à tout. La police ne voulait pas y croire. Il lui a bien fallu une demi-heure pour se rendre compte qu'il se passait quelque chose. Et elle a eu la faiblesse de ne pas coller par inadvertance une balle dans le citron du demeuré, ce qui a permis à celui-ci de se présenter régulièrement devant un tribunal, apparemment heureux de son score et sûr de son fait. Après un tel coup, la police du coin est devenue plus crédule. Heureusement. Si le public savait... Mais on ne va pas faire entrer un honorable marin dans des secrets pas très propres. Il suffira de veiller au grain...
   Un conseil pertinent, certes. Mais que faut-il faire s'il y a un grain ?
   Ce que fait tout marin, prendre les dispositions qui s'imposent. Est-ce qu'il sait, lui, comment s'adresser aux passagers sans provoquer de panique ? J'entends bien, mais...
   Un homme autoritaire, qui sait garder la tête froide au milieu de la tourmente, le commandant, mais des tempêtes de ce genre-là, on ne lui a jamais appris.
   Et c'est là que le commissaire surprend ces dames.
   Pourquoi pas un petit jeu de société ? On peut certes partir à l'abordage d'un petit paquebot avec des embarcations rapides, mais avant qu'un éventuel agresseur soit parvenu à ouvrir six cents cabines, surtout s'il n'a pas réussi à mettre la main sur le personnel des coursives parti je ne sais où avec ses passes, et s'il ne peut pas trouver le moindre officier ou le moindre grouillot... Une sorte d'exercice d'abandon. Le voyagiste aura demandé cette simulation sur une mer sûre, pour en tirer des enseignements lorsque l'on s'aventurera dans des mers plus périlleuses. L'on aura hésité un moment à imposer ce genre d'entraînement à de simples croisiéristes, mais cela peut représenter un gentil jeu de société, qui aura l'avantage de faire oublier un si triste événement. Et c'est plus amusant que de suivre un guide en troupeau. Une animation plus excitante que d'autres.
   Sans doute, mais la plupart des passagers ont dépassé un âge de la retraite de plus en plus tardif... Au contraire, lance Gisèle Pouacre. Ils se sentent tous plus jeunes dès qu'ils participent à une aventure commune. Le double sens de l'adjectif n'échappe pas au commandant, qui hoche sèchement la tête. D'ailleurs, vous avez d'admirables spécialistes. Valentin George est passé maître dans les variantes clownesque du "Ça va les enfants ?". Il a compris qu'en ajoutant : "Mais je croyais qu'ils seraient sur les rotules après tous ces changements, et voilà qu'il m'arrivent frais comme des gardons, fermes comme des sentinelles de la Horse Guard, je n'ai plus qu'à me botter le cul pour suivre le rythme..." Un bateleur de qualité. À propos, le Wi-Fi tombera en panne dès le début des exercices, et les groupes seront surveillés, ainsi que le personnel qui descendra à terre à Copenhague, à Göteborg et à Oslo. Il ne faut pas donner à des pirates le temps de s'organiser autrement. Ça fait partie de l'exercice.
   La mort d'Alain Gerbille semble redonner un peu de couleur à Jeanne Brébeuf, comme si Lucie Douce s'effaçait du paysage un peu plus vite que prévu. Ce n'est sans doute qu'une rémission, mais une rémission bonne à prendre. Elle est tenue de présenter les excursions du lendemain, elle retrouve son allant pour la matinée diapositives (l'expression est de l'original, parce que c'est comme les soirées diapositives, il est difficile d'y couper), on y voit plus de monuments qu'on en pourra visiter. Il y a les clients individuels qui choisissent une excursion donnée, ou qui peuvent se contenter de descendre à terre, bus communs à disposition comme dans tous les aéroports et les gares maritimes, à condition de rentrer en temps voulu, ceux qui appartiennent à des groupes comme à La Grande Bleue et au Piolet, excursions derrière une raquette qui cause, par exemple ici, le Sealand du Nord (journée entière, déjeuner inclus ), Copenhague en bateau, élue par le groupe de La Grande Bleue l'après midi, rendez-vous à treize heures pour les passagers du Piolet. Rien n'empêche une personne de La Grande Bleue de s'offrir en prime le Copenhague Royal s'il arrive à temps et s'est inscrit. Appareillage à dix-huit heures, faut être à bord à dix-sept. Le rigolo fait les remarques d'usage, la responsable des excursions lui donne la réplique. Puis, c'est Valentin George qui fait couler l'eau du bain devant le bébé intrigué. Et ça, ça entre de ses cordes : "Tiens, Madame, oui, vous savez-vous ce que c'est qu'un jeu participatif ? Et vous Monsieur, qui souriez comme Madame ? un sourire un peu moins beau peut-être, juste un peu, mais il est très bien comme ça, votre sourire, surtout n'en changez pas. Vous le savez, bien sûr, il n'y a qu'à vous regarder ; et bien je vous le dis, je vous l'affirme, vous ne trouverez jamais un jeu aussi participatif que celui dont je vais vous parler..." En une vingtaine de minutes il a expliqué les règles, et emballé le morceau. Connivence, quand tu nous tiens... Chacun son métier, pense Niels Holgerstrand.
   En fait, il s'agit d'organiser l'évacuation des salles de repas. Aucune précipitation, ce doit être un flot continu. Obtenir la bonne cadence, en tenant compte de la disposition des tables. À tour de rôle, les joueurs chronomètreront les évolutions du troupeau docile, et mèneront la cadence. Comme avait dit le bateleur, les jeunes apprennent, les vieux savent. Il leur suffit de s'entraîner. Trois simulations, pas d'assiettes ni de verres. Un essai au moment du thé, tout à fait probant.
   En quatre minutes les derniers se trouvent au niveau des escaliers. Appeler les ascenseurs, ne pas les attendre, sauf si l'on ne peut se dép qu'avec une canne. S'y engouffrer sinon quand les portes s'ouvrent. Au bout de six minutes, chacun se trouve dans sa cabine.
   Le reste, c'est le travail de Per Bolder. Il a repéré un voilier répondant aux conditions requises, Le Prince Albert, loué par un certain Klass Rudberg, bon marin au demeurant, il a fini huitième d'une course au large dans sa jeunesse, et se paie de temps en temps une petite escapade. Un richard qui a fait sa fortune en fabriquant et en assurant la livraison de caisses en carton. Il se trouve qu'à ce moment précis, le dit Klass Rudberg n'est pas parti faire un tour en Mer du Nord, il préfère d'ailleurs s'abstenir à l'époque des congés. Comme en général c'est l'un ou l'une de ses secrétaires qui s'occupe de la location, l'on ne s'est pas posé trop de questions. Encore fallait-il être au courant de certains détails. Per Bolder se propose d'explorer plus tard les branches pourries de cette honorable famille. On en trouve toujours chez les collatéraux. Ce yacht se trouve à peu près au milieu d'une ligne allant d'Aberdeen à Kristiansand et se dirige apparemment vers  Wilhemshaven. Il n'est pas trop difficile de calculer le moment où sa route doit croiser celle de la Marie-Josèphe. Per Bolder s'est débrouillé, on ne sait comment, pour que l'on puisse régulièrement distinguer le voilier avec des jumelles à partir de chalutiers amis.
   Bonne surprise, Agnès Karlsson, trouvant que deux précautions valent mieux qu'une, a pris contact avec la vieille Magdalena Bachlöf, qui agrémente sa retraite en remplaçant un videur de ses amis pour permettre à celui-ci de souffler de temps en temps. Ancienne monitrice de commandos, elle n'avait que peu d'estime pour ce qu'elle appelait les chorégraphies. Je ne suis pas maître de danse, aimait-elle à dire. En revanche, elle apprenait à ses disciples à imaginer tous les coups tordus possibles, autant pour y faire face que pour les servir au besoin. On lui avait envoyé un plan de la Marie-Josèphe et elle avait dit : Facile. Elle pouvait compter sur six immondes, ses meilleurs élèves en fait, réformés comme elle, qui s'ennuyaient autant. Elle avait trois noms : Magdalena pour ses familiers, Grand mère Magda pour ses petits enfants, la Fille d'Odin pour ses équipiers qu'elle menait à la baguette comme la dame fouettant les taureaux qui peinent à tirer son char, sur une fontaine de Copenhague. Il parait que c'était elle tout craché.
  L'on mentionne juste pour mémoire Olaf Moche, qui avait tué quinze ans plus tôt sa femme en état de légitime défense. On ne croit pas volontiers les maris en de telles circonstances, on connaissait la mégère. Si la femme de Socrate avait eu sa force, Platon aurait dû parler d'autre chose.
   Vilhem Ekeman qui n'en avait pas eu, de femmes, en ramassait à la pelle. Il se désennuyait en abattant des arbres.
   Hjalmar Berglund qui expédiait au fusil à lunettes les chauffards à partir d'un certain nombre de morts et d'estropiés. Per Bolder avait la gentillesse de les lui signaler.
   Gustaf Almberg, qui plantait une hache sur un tronc à vingt mètres de distance. Ce n'est pas encore une discipline olympique. Il était aussi efficace au couteau, mais laissait cela aux lanceurs officiant dans un cirque.
   Verner Olof, qui n'avait besoin que de ses mains, mais pouvait utiliser aussi des armes de poing.
   Jonas von Brem, que personne n'a jamais vu venir s'il ne le trouvait bon.
   Tous ces gens-là devaient embarquer lorsque la plupart des touristes seraient partis en vadrouille, et un par un ; deux à Copenhague, venus de Malmoe par l'Öresund, par le passage qui relie ces deux villes, d'abord un pont au-dessus des flots, puis un souterrain au-dessous, deux à Göteborg, deux à Oslo. Quatre coursives  à surveiller à partir de l'arrière où les gens étaient réunis pour manger.
   Verner Olof et Jonas von Brem feraient ce qui leur semblerait bon, et leurs équipiers s'en étaient toujours fort bien trouvés. Magdalena ferait sa ronde avec ses jumelles adaptées à la luminosité du moment. L'on se renseignerait aux escales. Et l'on ferait suivre discrètement les personnel quittant le bord. Des pastilles émettrices, en fait une bonne carte de la ville, avec les emplacements des cybercafés. Tout ce qui ne se contente pas d'aller au café tout court, et de faire des courses en faisant du lèche-curiosités est éminemment suspect. Si jamais les chalutiers notent un mouvement inattendu du Prince Albert, il sera toujours temps de le faire savoir par une vedette. Silence Wi-Fi, sinon. Mais la radio de bord marche. Magdalena embarquera à Göteborg. Huit pistolets seront introduits à une heure creuse sous l'œil vigilant du commandant, qui exigera des plantons de service une discrétion absolue. Le sac ne passera pas par les machines qui couinent.
   Pas de nouvel exercice en attendant. Un bus qui vous amène voir une petite sirène qui est là pour ça. Ne trouvant sans doute pas les nichons de la sirène assez gros, un artiste a été assez aimable pour semer sur la route des curieux, une autre qui a de quoi respirer. Puis l'on embarque dans un bateau remontant un canal dont ceux qui n'ont pas de guide à portée s'empressent d'oublier le nom ; on peut mitrailler des quais, des ponts, des maisons, et des voiliers plus ou moins anciens. Le bétail est déversé au cœur du Strøget, et la guide signale à l'attention de tous une fontaine avec des cigognes. L'on donne une heure à ses gens pour faire leurs emplettes et l'original manifeste une envie de pisser. Ce n'est pas que ça lui prenne vingt minutes, mais il y a de la demande, en particulier deux dames qui s'éternisent on ne sait pourquoi. L'original a perdu sa compagne partie en quête d'un peu de design pour sa famille. Il lui faut aussi de l'aquavit pour deux hommes de ses parents. Petite explication entre celui qui ne finissait pas d'arriver et celle qui n'était plus là, après. Petite cause, grands effets : l'on reviendra après midi. Une course d'autant plus périlleuse que l'original est distrait. Les trottoirs sont divisés en deux, et il vaut mieux ne pas quitter le côté piétons, car dans la zone réservée aux cyclistes, on se croirait au vel-d'hiv d'avant la rafle. Il y a quelque chose qui tracasse l'original, mis à part sa vessie et ses calendriers :
   - Un commissaire et un cercueil avec nous, jusqu'à Dunkerque. Le cercueil pouvait être rapatrié autrement, le commissaire n'a interrogé personne. Je trouve ça bizarre... C'est lui qui est mort, pas elle.
   L'emploi des pronoms personnels n'est pas irréprochable, mais on comprend l'idée.
   Alberta Fiselou ne regrette pas de les avoir suivis et de s'être rapprochée, mais cela fait une bien longue trotte.
   L'on aura avant d'aller déjeuner vu au bord de l'eau une bibliothèque, un opéra et le voilier d'une reine, auxquels on a fait un sort.
   L'original a raison, pense Emmeline Croin. Mais cela ne change rien au fait que c'est le journaliste qui a foncé sur sa femme, et qu'elle a eu raison de lui laisser le passage.
   Le soir, on se croirait à la troisième mi-temps d'un match, sauf que là, il n'y a pas de débordements. Mais l'on ne se prive pas de donner son avis sur les prestations des uns et des autres pendant les exercices, et de lancer les plaisanteries d'usage comme des rustres qui ont beaucoup couru. Ce qui n'a pas manqué de surprendre les chronométreurs successifs, les meilleurs scores ont été obtenus par une dame un peu flageolante qui ne pouvait se déplacer qu'en s'aidant d'une canne, et sa compagne de cabine relativement mal voyante. Les anciennes chartistes, improvisées monitrices, furent assez polies pour ne pas faire remarquer que la plupart des participants ne pouvaient s'empêcher de commenter l'action, ni de se retourner pour voir ce que faisaient les autres. Les championnes étaient à ce qu'elles faisaient. Gisèle Pouacre avait une explication qu'elle donna aux Mentonnais qui ne comprenaient pas. Elle avait eu des enfants et plusieurs tortues quand elle n'était elle-même qu'une jeunesse, et que les tortues Hermann n'étaient pas aussi protégées que maintenant. Quittez des yeux un instant le bambin qui marche péniblement à quatre pattes, il aura fait le tour du quartier. Même chose pour les tortues qui, elles, savent beaucoup mieux se fondre dans le paysage, et ne reviennent quasiment jamais. Il faudrait doter les parents et les possesseurs de tortue des yeux d'Argos qui n'avait lui, qu'une vache à surveiller, et elle était attachée à un olivier ; on ne sait pas ce qu'il aurait pu faire avec un enfant ou une tortue.
   De Copenhague à Göteborg, la distance est encore plus courte que de Tallinn à St-Pétersbourg, ou de St-Pétersbourg à Helsinki. Au Kattegatt, c'est carrément du cabotage. On laisse le Jutland carrément à gauche, on caresse les côtes de la Suède. L'heure tardive dispense la maison d'égrener par haut-parleur les localités visibles, mais l'on se sent en général assez courageux pour guetter le passage à gauche du château d'Helsingør. Il y a bien le château de Kronborg, que l'on voit, et celui de Marienlyst construit au seizième siècle, et que l'on ne voit pas ; l'on est loin du compte. Le fameux prince Amled aurait régné, à ce qu'on dit (qui on ? l'auteur des Gesta Danorum) à l'époque des longs tumulus et  des vases à entonnoirs - on connaissait déjà les mégalithes - soit au milieu du quatrième millénaire avant notre ère. S'il y avait alors quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark, les choses ont eu depuis le temps de s'arranger. C'est ce qu'explique froidement Armand Languisse aux Mentonnais, et à la compagne de l'original, l'original ayant décrété d'emblée que toute ressemblance entre ce que l'on raconte et la réalité ne saurait être qu'une coïncidence. Quand l'on songe qu'un président récent y est allé de son coup de pioche sur le mur de Berlin alors qu'il se trouvait ailleurs... Tout ce qu'affirment les livres d'Histoire est fondé sur des racontars. On le sait pour les premiers livres de Tite-Live et pour Hérodote, on se fait des illusions pour d'autres. N'écoutant que de sa plus mauvaise oreille, il trouve dans les propos de l'honorable linguiste une confirmation de tout ce qu'il avait toujours pensé. Un dramaturge, surtout soucieux d'effets saisissants et de considérations qui vont plus loin qu'il ne l'imagine, est, somme toute, aussi sérieux qu'un grave chroniqueur.
   L'on s'éparpille à Göteborg (journée entière, déjeuner inclus) : pour La Grande Bleue, le Centre Maritime, le Musée municipal de Göteborg avec son bateau viking et un musée du design et des arts appliqués.
    Vers onze heures, heure locale, le cercueil d'Alain Gerbille est introduit à bord avec l'épouse du défunt, et deux manières de croque-morts qui ne redescendent pas. Armand Languisse, se trouve à ce moment-là juché sur la Tour du Marin à côté du Musée de la Marine, dont ceux qui ont compulsé le guide, avant de suivre les explications de celui qui leur a été attribué, guettent un navire marchand de la Compagnie des Indes, et la collection de figures de proue.
   Même restaurant pour tout le monde. Le gravad lax accompagné d'aquavit pour ceux qui aiment, du saumon mariné sur de fines tartines de pain de seigle, et des köttbular, d'incontournables boulettes de viande d'après les guides de papier. Le gâteau scanien aux pommes, rien que de la chapelure et des pommes. On n'a pas proposé à Josiane Gerbille de prendre l'excursion en marche.
   Sur la Marie-Josèphe, Niels Holgerstrand a entrepris une des Libellules.
   - Je ne voudrais pas chagriner, voilà, je partage votre souci, eh bien, il y a votre camarade qui s'est suicidée, un de vos passagers qui tombe à terre, ce n'est pas pour vous déranger, mais je voudrais être sûr qu'il n'y a rien de spécial.
   - Je ne vois pas, deux malheurs sans aucun rapport l'un avec l'autre.
   - Je comprends. Ça a dû intéresser ces quatre dames...
   Il attend un moment. Elle ne bronche pas. Et surtout elle ne lui demande pas de quelles dames il veut parler. Il continue :
   - Elles voient des choses que nous-mêmes ne voyons pas. Elles ont dû vous expliquer...
   La Libellule hésite. Mais le policier ne la regarde même plus, il reste là simplement. Un petit reste de rancœur, elle se lance :
    - Elles expliquent très bien.
   Elle attend une suite, dont on ne peut pas dire qu'elle vienne. Le commissaire lève autant qu'il peut la tête avant de s'incliner en souriant :
   - Tout est donc rentré dans l'ordre.
   Elle renonce à le retenir.
   Nouvel exercice après le thé. Alberta Fiselou et Sophie Bernard accompagnent Niels Holgerstrand chez le commandant. Le commandant a un petit sourire en évoquant la position du Prince Albert. Puis il regarde furtivement ces dames, un peu gêné. Peu de chances qu'elles fassent les mêmes rapprochements. Elles le mettent à l'aise :
   -Le Prince Albert était très collet monté, dit Sophie Bernard.
   - Et la reine aimait ça, ajoute Alberta Fiselou.
   - C'est quand même moins confortable qu'une cravate de notaire.
   Le commandant s'étouffe presque. Le commissaire se promet d'interroger les dames sur ces sous-entendus.
   Ces dames décident de ne pas attendre qu'on soit passé au large des fjords et des chenaux à l'ouest d'Uddevalla.
   Une demi-journée suffit pour visiter le centre d'Oslo. Tous les groupes ont droit au musée de la Marine Norvégienne, on appareillera à quinze heures pour mieux apprécier le fjord d'Oslo, une excursion offerte par la maison, et ceux qui veulent casser la croûte sur place sont priés de se présenter une heure avant. Certains n'ont pu s'empêcher de déguster une petite assiette d'anguille fumée sur le pouce, ou de se remplir de mousse à la dernière brasserie qui fabrique elle-même sa bière.
   Le fjord liquidé, on s'engage franchement dans le Skagerrak.
  Plus d'exercice jusqu'à demain, a décidé Niels Holgerstrand, mais une simulation plus sérieuse à une heure indéterminée entre midi et quatorze heures. Il faudra bouger lorsque les hauts parleurs passeront la Marche Radetzky.
    - Une idée de Magdalena Bachlöf, dit le commissaire à ces dames, dans le fjord, à partir de cet instant, c'est elle qui prend les choses en mains. Elle a dû penser qu'un peu de musique dans des salles vides, cela ferait plaisir à nos pirates.

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